LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

DEUXIÈME PARTIE

 

X. — Au Musée Guimet.

 

 

Lundi 13 mars 1905, Mata Hari se produit au Musée Guimet devant un public restreint d'invités, rares élus admis à évoquer pendant quelques heures les cultes sacrés des peuples asiatiques hommes politiques, diplomates, artistes, gens du monde. Deux ambassadeurs celui du Japon et celui d'Allemagne, accompagné de la princesse Radolin.

La bibliothèque du Musée, en forme de rotonde, avait été transformée en temple ancien, sanctuaire du dieu Siva.

Les colonnes cannelées de l'enceinte sacrée étaient enguirlandées de roses, qui jonchaient également le tapis. Quelques bougies perçaient çà et là de leurs clartés dansantes les ténèbres et laissaient distinguer les visages pâles, les épaules et les bras blancs des quatre nautchnis, danseuses secondaires, toutes drapées de noir, assises au pied d'une stèle derrière laquelle trônait un Siva en bronze.

Siva Nadarâja, qu'entoure un cercle de flammes en métal, roi de la danse à six têtes, père de la destruction et de la fécondation.

A droite, parmi des feuillages, la statue de Soubramaja, dieu de la guerre.

Tout autour, des rayons de livres, étalant jusqu'au plafond leurs trésors d'érudition et de culture asiatiques.

On entendit un bref commentaire de M. Guimet :

C'est le jour de la fête du dieu. Dès le soleil levé, les prêtres, s'étant purifiés, se sont rendus en grande pompe au temple pour éveiller le dieu. Ils lui ont offert leurs adorations, puis l'ont baigné, lavé, oint de parfums, d'encens, de beurre clarifié, ils l'ont revêtu de riches étoffes et paré de bijoux précieux. Ils lui ont présenté dévotieusement l'eau sainte du Gange avec des fleurs, des fruits, des branches et des grains, du riz cuit et des gâteaux, puis de la musique. Et maintenant, présent suprême et le plus agréable, ils lui offrent les danses sacrées.

 

Puis, tout à coup, au milieu des quatre nautchnis noires, apparaît la Bayadère — Mata Hari.

Élancée, mince, serpentine, elle n'est qu'à demi voilée de tissus brillants, qui s'enroulent autour des hanches, laissent le ventre découvert, s'attachent juste au-dessus du pubis et descendent jusqu'aux pieds nus. Des anneaux encerclent les chevilles, des bracelets entourent le poignet et le haut du bras près des aisselles sombres. Des cupules en métal ajouré emprisonnent les seins et sont attachées avec des chaînettes sur les épaules et autour du buste. La lourde chevelure noire est adonnée d'un diadème étrange, ressemblant au croissant de lune sur la tête de Siva Nadarâja.

La bayadère danse devant Siva, dieu de l'amour et de la mort, une danse ondulante comme le feu... Son corps flexible épouse parfois les ondulations de la flamme et parfois se fige dans ces contorsions comme la lame flamboyante d'un kriss[1].

Après la danse sacrée, offrande à Siva, elle mime la princesse qui, après l'orage, se promène dans un jardin. La lune brille dans un ciel azuré, la pluie a rendu la fraîcheur aux fleurs. Entre toutes, la plus enivrante est la mortelle fleur de la Passion, que la prêtresse de Siva cueille après avoir longtemps hésité.

Puis, armée de la lance et du long poignard, elle danse, en l'honneur de Soubramaja, une danse belliqueuse apprise dans l'ombre mystérieuse des sanctuaires hindous.

Enfin, en l'honneur de Siva, qu'elle tâche de fléchir, aux cris des nautchnis noires, aux sons énervants d'une musique invisible, elle jette lentement, un à un, tous ses voiles, dénoue d'un geste lascif sa ceinture et tombe, épuisée et nue, aux pieds du dieu inexorable.

***

Cette représentation au musée Guimet fut pour Mata Hari un succès éclatant, un véritable triomphe.

Par son étrange beauté, par l'audace de ses gestes, elle avait d'un seul coup conquis Paris.

Les journalistes qui avaient pu assister au spectacle la sacrèrent reine de la danse.

A l'envi, ils vantent sa beauté, son charme, son art.

Elle est sombre et sauvage, ravissante et idéale.

Elle parle de son art avec une vivacité brillante, une ivresse, une ardeur pittoresque et nerveuse, qu'eût aimée Shéhérazade.

Elle interprète avec un art... pénétrant et... hardi, et qui retient, comme une fleur garde un arome, toute la ferveur sacrée de la vieille Asie.

Elle nous apporte des archipels mordorés (!) de la Malaisie les danses primitives, ardentes dont se pare encore, aux plus lointaines ères, le culte embaumé des dieux hindous.

Un de ses admirateurs exalte même... sa science théologique :

Il n'est point une des vertus de Vichnou, un des méfaits de Siva, un des attributs de Brahms qu'elle ignore. Au charme ensorceleur, à l'enchantement d'une bayadère elle unit la science théologique d'un brahmine...

 

Le plus enthousiaste des critiques de la danseuse hindoue fut sans contredit Henri de Weindel, dans La Femme d'aujourd'hui[2].

Fille de la déesse Parbati, créatrice de Part de la danse... harmonieuse créature qui, sous des ciels de feu, s'est développée librement en souplesse et magnificence.

 

Elle est passionnée de la danse, passionnée surtout des belles attitudes.

Le dithyrambe se termine par l'affirmation que les salons de Paris — la mode s'étant emparée de la belle prêtresse — ne jurent plus que par Mata Hari.

Mata Hari lit au critique de l'Écho de Paris l'honneur de ses confidences. Voici ce qu'elle lui raconta de son apprentissage artistique :

Pendant très longtemps j'ai vécu aux Indes Néerlandaises. La situation dans laquelle je me trouvais alors à Batavia me mil, à plusieurs reprises, en relations avec des princes et de riches seigneurs qui voulurent, bien nous admettre, mon mari et moi, dans leur intimité. Ces hommes-là, vous le savez peut-être, respectent infiniment les vieilles traditions religieuses, et ils entourent les cérémonies sacrées qu'ils font célébrer dans leur palais, de toute la magnificence possible. Ils ont des danseuses très renommées, qu'ils ne montrent presque jamais ; elles connaissent les plus anciennes danses de Brahms, celles qu'on danse autour de l'autel. Moi, j'ai appris avec elles très longtemps et je sais ce que veut dire chaque geste qu'on fait.

 

Le lendemain du triomphe facile de Mata Hari au Musée Guimet, son nom étrange et sonore courut les boulevards, on vanta sa beauté exotique, son art sacré et téméraire. Bientôt le snobisme l'accapara et les salons de la capitale se la disputèrent à coups de billets de banque.

C'est ainsi qu'elle dansa chez la comtesse Greffulhe, la comtesse Edmond Blanc, le prince del Drago, la princesse Murat, à l'ambassade du Chili, au cercle Royal, chez Henri Houssaye, chez Emma Calvé.

Quatre ministres l'invitèrent même à un dîner et se laissèrent charmer, pendant ce festin, par son art prestigieux.

Paris l'avait tirée de l'obscurité de l'anonymat, l'avait fait entrer, auréolée d'une légende, dans la lumière de la célébrité.

Paris l'avait sacrée artiste et elle devint une de ses reines.

Mais la couronne que Paris décerne est le plus souvent de carton doré, la gloire de ses élus éphémère comme la royauté des reines de Mi-carême.

Elle devait en faire à son tour l'amère expérience.

 

Quelques semaines après ses danses du Musée Guimet, elle était engagée à l'Olympia et, en novembre 1905, elle signait un contrat pour Monte-Carlo — Le Roi de Lahore.

L'année d'après, elle dansa à Vienne, capitale de l'Autriche.

***

Les journalistes qui, dans leurs feuilles, avaient, préparé la royauté éphémère de Mata Hari, ite se doutaient Pas que ce qu'ils avaient admiré au Musée Guimet et exalté ensuite n'était que du chiqué, du bluff, une mise en scène ingénieuse.

Elle bénéficiait de leur ignorance des choses d'Hindoustan et du fait qu'ils confondaient sans cesse les Indes Néerlandaises, l'Insulinde avec l'Inde Britannique, la grande patrie des Hindous et des adorateurs de Brahma.

Cette confusion leur fit écrire, entre autres insanités, que la danseuse née à Java, où elle avait passé son enfance et sa jeunesse, avait grandi au milieu des bayadères de Siva, aux bords du Gange.

Le public d'artistes et d'hommes politiques du Musée Guimet ne connaissait pas non plus l'Inde mystérieuse dont Mata Hari prétendait faire revivre devant leurs yeux les danses antiques. La plupart avaient entendu parler vaguement de bayadères, de Védas, de Kama-Soutra, avaient peut-être vu des fakirs invulnérables, — mais là s'arrêtait leur connaissance en la matière.

Ces spectateurs, illusionnés par l'aménagement de la scène improvisée, par les commentaires de l'explicateur, ignoraient que la pseudo-bayadère leur montrait une danse de sa fantaisie, ayant peu de rapport avec la danse des vraies danseuses hindoues, qui sont toujours habillées, portent même un costume plus strict que les femmes ordinaires[3].

Ce qui les attirait, les éblouissait, c'était la femme, parce qu'elle était peu voilée, parce que, en dansant, elle montrait généreusement sa chair. Et comme cette exhibition les captivait, les satisfaisait, ils ne se rendaient pas compte, ils ne se souciaient même pas de savoir que les poses, les gestes, la mimique qu'ils suivaient si attentivement des yeux n'étaient qu'un attrape-nigaud pour des mâles naïfs et crédules, ayant pour principal but de faire valoir la beauté, l'harmonie, la séduction d'un corps et par là même de conquérir des hommes, amants futurs.

Et ceux qui prenaient Mata Hari pour une princesse hindoue auraient été fort étonnés en apprenant que la princesse était en réalité de souche bien européenne et issue d'un couple, de petits bourgeois dans une ville de province hollandaise.

 

 

 



[1] Holl. kris, du malais keris, poignard javanais.

[2] N° 22, 6 avril 1905, avec 3 photos.

[3] On peut consulter à ce sujet Louis Rousselet, L'Inde des Rajahs, chez Hachette, 1875.