A bord du bateau, la paix ne régnait pas entre les époux ; ils se chamaillaient presque tous les jours et il y eut plus d'une fois des scènes pénibles en présence des autres passagers. A Amsterdam, Mme Wolsink accueillit avec une cordialité tendre et affectueuse son frère et sa belle-sœur avec leur enfant dans sa maison, Leidsche Kade, toute fleurie en leur honneur. Dès le jour de leur arrivée, ils se querellaient et bientôt les scènes devinrent quotidiennes et de plus en plus violentes. Chacun allait son propre chemin. Madame était tous les jours en retard pour le dîner en famille, passait de préférence son temps à flâner dans les rues, histoire de rattraper le temps perdu à Banjoe Biroe ou à Sindanglaja. Après un séjour de deux semaines chez sa sœur, le commandant Mac Leod quitta avec sa petite famille l'accueillante maison pour s'installer dans un appartement, 188 Van Breestraat, dans un des beaux quartiers de la ville. Ici, comme ailleurs, c'est une vie d'enfer. Le divorce reste la seule issue. Le commandant Mac Leod consulte à ce sujet un avocat, Me van Gigh. Comme il n'avait pas de preuves, valables en justice, de l'adultère de sa femme, il ne pouvait pas saisir les tribunaux. N'importe, à tout prix il voulait éloigner la petite Louise de l'enfer conjugal où l'enfant était le témoin terrifié des scènes violentes qui s'y déroulaient presque quotidiennement. C'est pourquoi, un jour, sans prévenir sa femme, il quitta la ville avec la fillette pour l'emmener à Velp[1] chez des amis, le capitaine en retraite Van M... et sa femme. Apprenant ce départ, Mme Mac Leod quitta à son tour Amsterdam et partit pour Arnhem où elle demanda l'hospitalité à sa cousine par alliance, Mme Goedvriend, femme d'un banquier. Là, sur l'avis de ses hôtes, peu au courant du véritable état des choses, elle adressa, le 27 août 1902, au Tribunal d'arrondissement d'Amsterdam, par ministère de Me Ed. Philips, avoué, une requête en poursuite de divorce, articulant comme motifs les faits d'adultère, de mauvais traitements et d'injures graves. Le mari, qui pendant tout son mariage n'avait jamais eu de maîtresse et n'avait jamais été buveur, aurait pu se défendre facilement contre ces accusations fausses ou exagérées. Il résolut, afin de pouvoir se libérer, d'accepter au besoin le divorce injustement prononcé à ses torts et griefs. Aussi, lorsque les deux parties furent convoquées au palais de justice d'Amsterdam, il se refusa à toute conciliation. Dans l'ordonnance de non-conciliation, rendue le 30 août 1902, le défendeur fut condamné à servir par provision à la demanderesse une pension alimentaire de cent florins par mois. Mme Mac Leod fut autorisée à intenter une instance en divorce, subsidiairement en séparation de corps et de biens et à résider provisoirement chez M. et Mme Goedvriend à Arnhem. Mais cette instance autorisée ne fut jamais introduite par elle, et pour cause. La petite Louise fut, conformément à la requête de la mère, confiée à la garde de celle-ci. Depuis son retour de Java, le commandant Mac Leod avait, déjà été assigné pour le payement de vêtements de luxe, que sa femme avait achetés à crédit au nom de son mari ; c'est pourquoi il se vit obligé, maintenant qu'elle n'habitait plus avec lui, de faire insérer dans deux journaux l'avis suivant : AVIS. On est prié de ne fournir à crédit aucune somme ni marchandise à Madame M. L., née Zelle, vu que le soussigné déclare décliner à ce sujet toute responsabilité[2]. A la suite de cette annonce, Mme Mac Leod dut quitter la maison de M. et Mme Goedvriend et elle alla loger à Worth-Rheden[3] à l'hôtel-pension de Roskam. Et, forte de l'ordonnance du Tribunal, elle enleva son enfant de chez la famille Van M... pour la prendre avec elle. La pension fut payée par le mari, mais, faute de ressources suffisantes, il lui était impossible de payer la pension alimentaire dont le tribunal d'Amsterdam l'avait chargé. C'est pourquoi il ne s'engagea personnellement à verser que la moitié, soit six cents florins par an. Seul à Amsterdam, le commandant pouvait respirer librement et s'occuper de son travail journalistique, sans être dérangé par les criailleries d'une femme insupportable. Mais, peu à peu la séparation d'avec sa fillette, qu'il savait entre les mains d'une mère incapable d'élever un enfant, commençait à lui peser lourdement, et, pour l'amour de la petite, il prit la résolution héroïque de se réconcilier avec sa femme. Sa proposition, transmise par son ami le capitaine Van M..., fut bien accueillie par Mme Mac Leod. En réponse, elle écrivit à son John chéri une lettre aimable, débordant de reconnaissance, exprimant sa joie du geste magnanime de l'homme que, six semaines auparavant, dans sa requête au Tribunal, elle avait dénoncé comme un ivrogne, un goujat, un tyran, — lettre qui se termine ainsi : L'idée que tout est arrangé me rend joyeuse et contente. Avec un gros baiser toujours Ta Gretha. Ainsi Mme Mac Leod réfute elle-même ses accusations. Elle saisit et serre tendrement la main que lui tend son mari. D'après ses affirmations antérieures, ce mari l'a toujours trompée, maltraitée, injuriée, lui a refusé l'argent du ménage. Et pourtant... la perspective de reprendre la vie commune avec lui ne l'effraye nullement, au contraire la rend joyeuse et contente. Dans les lettres qu'elle adresse à son mari retrouvé, avant son retour au foyer conjugal, elle redouble de gentillesse et de tendresse : Je te remercie bien, mon John chéri, pour ce que tu m'as déjà envoyé ; je sais bien que tu n'as pas beaucoup, mais songe donc, John, je n'ai rien pour l'hiver prochain. En date du 1er novembre, après que son mari lui a fait une nouvelle remise : Quelle surprise cet après-midi... que c'est gentil à toi ; je suis si contente et presque confuse. Mardi nous rentrerons. Je suis très, très contente et tu sais, je te remercie bien... Et tout se termine par l'envoi de gros baisers de Gretha à John. ***Mme Mac Leod rentra au début de novembre 1902 à Amsterdam où elle alla habiter, avec son mari et leur enfant, un petit appartement au premier étage du café Czaar Peter, de Ruyter-Kade. Là les événements se précipitent. Mme Mac Leod, qui a promis de commencer une vie nouvelle, n'a pas changé ses habitudes de négligence, de paresse et d'infidélité. De nouveau, elle oublie son ménage, son mari et va se confier aux hasards de la rue. Elle fait pire. Un jour le commandant est malade. Il est atteint de pneumonie. Bien loin de le soigner, sa femme va se promener l'après-midi avec la petite Louise, qui a quatre ans et demi. En rentrant le soir, la fillette, qui est très parfumée, raconte à son père malade qu'elle a été avec maman dans une belle maison, où il y avait beaucoup de chambres avec des lits — elle parle du monsieur qu'elle a vu, qui lui a parlé gentiment et qui a embrassé maman. L'angoisse qui avait étreint parfois le cœur du commandant, à la pensée qu'il devrait laisser un jour son enfant adorée entre les mains de sa femme, se trouvait donc pleinement justifiée... Une explication orageuse eut lieu entre le malheureux père et la mère infâme. Celle-ci dut avouer qu'elle allait deux ou trois fois par semaine dans une maison de rendez-vous très connue et qu'elle emmenait toujours la petite Louise. Elle y rencontrait entre autres le capitaine M... Indigné et écœuré, le commandant Mac Leod chassa sa femme. Gretha partit sans se soucier de son mari malade, sans s'occuper de son enfant, sans un mot de regret, sans une larme. Elle se séparait définitivement et à tout jamais de son mari et de son enfant. C'était en décembre 1902. Mme Wolsink, sa belle-sœur, qu'elle avait tant dénigrée, l'accueillit dans sa maison, Leidsche Kade 69, tâcha de la sauver, de la retenir sur la pente fatale. Elle lui conseilla d'accepter provisoirement une place de mannequin, que la maison Hirsch — Leidsche Plein — lui offrait. Gretha pourrait gagner vingt-cinq florins par semaine pour une présence de quatre heures par jour. Elle refusa. Elle visait plus haut. Elle croyait à son étoile artistique. Elle se sentait du talent pour les jeux de la scène. Elle s'adressa à Mme Holtrop van Gelder, directrice du Tooneel-School (École Théâtrale), qui la désillusionna en lui disant que, pour se faire actrice il était nécessaire d'apprendre l'art dramatique, de commencer donc par prendre place sur les bancs de la classe élémentaire. Se souvenant de son facile triomphe de Malang, sur la petite scène du Club, Mme Mac Leod trouva qu'on méconnaissait son talent. Elle avait cru pouvoir tout de suite tenir un rôle de reine ou de grande amoureuse. Elle renonça donc au métier d'actrice. Sur ces entrefaites, Mme Wolsink, au bout de deux mois, avait reconnu qu'elle ne pouvait plus garder sa belle-sœur, à cause de sa conduite chaque jour des messieurs distingués faisaient les cent pas sur le trottoir devant la maison pour tenter de lui parler. Gretha décida alors d'aller vivre sa vie, la vie de la femme qui s'est affranchie de tout scrupule et de toute pudeur. Le jour où elle quitta la maison de Mme Wolsink commença sa vie vagabonde et désordonnée. ***Elle alla d'abord habiter Van Woustraat, dans le quartier des femmes galantes. Là, elle reçut régulièrement et à toute heure du jour et de la nuit Me I..., avocat, qui lui promit de l'épouser... après son divorce. Entre temps, son mari, qui s'était fixé à Velp, où sa fillette fut de nouveau confiée aux bons soins de la famille Van M..., se trouvait dans l'impossibilité de payer les cinquante florins mensuels qu'il avait promis de verser régulièrement. C'est pourquoi il fit savoir à sa femme, par ministère du notaire Richard, que la pauvreté seule le forçait de cesser ses versements et que, tout pénible que ce fût pour lui, elle pourrait revenir sous son toit. Mais la tranquillité d'un petit village n'avait rien de séduisant pour cette femme à l'esprit aventureux, à la nature de roulotte — comme elle avait écrit dans une de ses lettres[4]. Pendant quelques mois elle habita alternativement Amsterdam et La Haye. A La Haye, elle trouva, à partir du mois de juillet 1903, l'hospitalité chez son oncle et sa tante Taconis, Regentesselaan. Mais bientôt elle quitta ces braves gens, dont elle s'était déjà moquée avant son mariage, pour aller tenir, en compagnie d'une dame R..., espèce de femme publique, une maison de rendez-vous clandestine, Havenkade, à Scheveningue. Enfin, vers la fin du mois d'octobre 1903, elle quittait la Hollande pour aller chercher fortune à Paris. Elle avait alors vingt-sept ans. Elle était dans tout l'éclat de sa beauté étrange et ensorcelante. Elle faisait litière de tous les devoirs que la morale, la société, les convenances peuvent imposer. Rien ne l'empêchait dès lors de partir à la conquête de la joie et du bonheur, de l'argent et du luxe. |