Le 10 juin 1899, le commandant Mac Leod notait joyeusement dans son journal que son Norman adoré se portait mieux et commençait à s'intéresser à ses jouets. Dix jours après, l'enfant est subitement pris de vomissements. Le lendemain il dépérit, à vue d'œil. Le docteur conseille de transporter le petit malade dans la maison du lieutenant-adjudant Baerveldt, sans doute plus commodément située pour les visites médicales. Là, l'enfant se remet un peu et les malheureux parents reprennent courage... Ils ne se doutent pas que la Camarde s'approche à grands pas et vient réclamer sa proie. Le 27 juin, le père apporte le dernier jouet à son fils. Ce jour-là, à midi et demi, les vomissements reprennent, devenant de plus en plus violents. Des flots d'un liquide noir sortent de la mignonne petite bouche. Le père ne bouge pas du chevet de l'enfant, tenant dans sa main la menotte fiévreuse ; le cœur serré d'angoisse, il suit les progrès du mal mystérieux sur la petite figure émaciée. Il voudrait disputer sa proie à la terrible Intruse, il voudrait entamer une lutte désespérée avec la Mort menaçante. Le sceptique qu'il est fait une prière fervente ; il supplie Dieu de lui laisser son seul trésor. Toutes ses implorations sont vaines le Destin a décidé. Un instant, naît une lueur d'espoir entre deux vomissements le petit moribond réclame son costume de matelot et veut se promener en voiture avec papa. Il demande sa potion pour guérir. Mais peu à peu la voix devient inintelligible. Puis c'est le silence angoissant, le silence à l'entrée de l'au-delà. L'agonie commence ; elle dure longtemps. A minuit et demi, le petit Norman Mac Leod s'éteint doucement, un sourire sur les lèvres, à l'âge de trois ans et cinq mois. Maîtrisant sa douleur, le pauvre père mit lui-même son enfant mort sur un brancard roulant et, aidé de deux fusiliers, il le transporta chez lui et le déposa dans son bureau. Et, seul, il monta la garde pour la veillée suprême. Le lendemain, avant qu'on clouât le cercueil où le petit mort reposait parmi les fleurs, le père coupa une petite touffe de cheveux de la tête adorée et la mit dans une enveloppe, sur laquelle il inscrivit : Cheveux de mon unique garçon, coupés dans son petit cercueil le 28 juin 1899, serrés le 27 décembre 1899. A côté, il mit deux feuillets détachés d'un calendrier, et portant les dates du 27 et du 28 juin 1899. Il y inscrivit : Jour de la mort et jour de l'enterrement de mon Norman chéri. Ces pauvres reliques, il les conserva pieusement dans son bureau. Elles devaient être retrouvées après sa mort, à l'endroit même où il les avait déposées, vingt-neuf ans plus tôt. Ce jour-là, à cinq heures de l'après-midi, eurent lieu les obsèques, auxquelles assistèrent tous les officiers de la garnison. Le cercueil et le corbillard disparaissaient sous les fleurs une trentaine de couronnes, quelques-unes en métal. Sur la tombe, le pasteur prononça quelques paroles consolatrices et en sanglotant le père pensa à la joie qu'aurait eue le petit — qui raffolait des soldats — s'il avait pu voir tous ces beaux officiers en grande tenue. Quand il rentra du cimetière, où dormait pour l'éternité ce qu'il avait sur la terre de plus cher, le commandant Mac Leod se sentit un homme brisé. ***Le docteur qui avait traité le petit malade avait diagnostiqué un empoisonnement criminel. Mais le père se refusait à le croire, ne pouvant trouver aucun mobile pour un pareil crime, d'autant moins que le pharmacien qui avait examiné microscopiquement les matières rejetées émettait également des doutes. C'est pourquoi le commandant ne voulut pas faire faire l'autopsie du petit cadavre. Il était difficile au père de se figurer que son petit Norman avait disparu à tout jamais. Sa pensée ne le quittait pas. Il ne pouvait se résigner à son malheur, se demandant sans cesse pourquoi il avait été si cruellement atteint, pourquoi toutes ses prières avaient été inutiles. Quand il était dans son bureau, il croyait entendre la petite voix enfantine l'appeler. Deux fois par jour, il se rendait à cheval au cimetière pour se recueillir quelques minutes sur la tombe du cher disparu. C'était sa grande consolation. Dans une lettre émouvante à sa sœur en date du 4 juillet, il crie sa douleur de père. Ah, Louise, je suis profondément malheureux et mon petit chéri me manque chaque minute du jour et de la nuit... J'ai prié et supplié pour qu'il soit sauvé, mais en vain... Oh, grand Dieu, j'ai tant souffert et me sens si vieilli. Je n'ai plus aucun ressort... Il était si mignon, ce petit, et ma vie est vide et aride sans lui. C'était mon tout sur la terre, mon illusion et le but de ma vie. Je suis atteint en ce que je possédais de plus cher et de meilleur, et je ne le reverrai plus jamais. C'est pourquoi je suis content d'avoir à quitter le service. Et pourtant, si j'étais mort moi-même et que ma femme eût à veiller à son éducation, il aurait tout à fait mal tourné ; aussi Dieu seul sait si ce n'est pas pour le mieux ainsi... ***Il semble parfois qu'il y ait ici-bas une justice immanente, poursuivant les coupables qui ont su se dérober à la simple justice humaine. Quinze jours après la mort du petit Norman, une des babœs de la famille était atteinte du choléra. Bientôt son état empira, devint désespéré. Avant de mourir, elle fit une confession : elle avoua avoir commis une tentative d'empoisonner les deux enfants de son maitre. La vengeance d'un soldat avait été le mobile du crime. Le commandant Mac Leod était toujours bon pour ses inférieurs et parfois il se montrait jovial et familier à leur égard ; aussi avait-il leur estime et leur affection. Mais un jour il avait dû infliger une punition très sévère à un soldat indigène : 3e classe de discipline. Malheureusement le soldat s'était cru injustement puni et comme le caractère fermé et vindicatif du Malais pardonne rarement, il avait résolu de se venger. N'osant s'attaquer au commandant en personne, il avait ordonné à sa femme — qui par une malchance inouïe était au service de Mac Leod — d'empoisonner les deux enfants. La baboe, docile comme toutes les Malaises, même quand leur seigneur et maître ordonne de tuer, avait exécuté l'ordre reçu avec la cruauté raffinée, propre à sa race. Cette exécution lui avait été d'autant plus facile qu'elle était chargée du soin de donner à manger aux enfants. Au riz délayé de bouillon qui leur était destiné, elle avait mélangé de ses propres cheveux, coupés en menus morceaux. Le petit Norman en était mort et sa sœur n'avait dû son salut qu'au fait que sa mère la nourrissait encore et que le bébé n'avait mangé qu'une petite quantité de riz[1]. Un moment le malheureux commandant, qui n'avait pu croire à un crime et avait douté du diagnostic médical, eut envie de passer son sabre au travers du corps de la criminelle, mais il réprima son accès de colère, la coupable n'ayant plus que quelques instants à vivre. La justice divine suivait son cours. |
[1] Aux Indes, les indigènes et les métis croient que les cheveux ainsi que les poils d'animaux et même les poils de plantes peuvent, préparés d'une façon spéciale, avoir le même effet sur l'organisme humain qu'un poison. Pourtant, un empoisonnement par des cheveux ou des poils n'a jamais été établi scientifiquement. Les indigènes, pour empoisonner, se servent le plus souvent du warangan, substance qui, par une négligence inexplicable des autorités, est offerte en vente à n'importe quel passar (marché) et qui contient un grand pourcentage d'acidum arsenicosum.
Comme en l'espèce le père s'était refusé à faire faire l'autopsie de la petite victime, on n'a que le diagnostic du docteur et, l'aveu in extremis de la coupable. De toute façon, plusieurs cas d'empoisonnement ou de dépérissement lent aux Indes ont été attribués, à tort ou à raison, à des pratiques comme celle dont l'indigène en question fit l'aveu.