LA VRAIE MATA-HARI, COURTISANE ET ESPIONNE

 

PRÉFACE DE LOUIS DUMUR.

 

 

C'était en 1922. Je préparais alors mon roman les Défaitistes, où Mata Hari joue un rôle important, et je me préoccupais naturellement de recueillir le plus de renseignements possible sur l'espionne fusillée à Vincennes. Des renseignements, il n'en manquait pas, car la danseuse était célèbre elle avait acquis par ses exhibitions audacieuses dans les salons, les cercles, les salles de spectacle, une sorte de gloire parisienne, et sa condamnation, suivie de son exécution théâtrale, avait fait un bruit considérable. Mais la méfiance, cette sage conseillère des écrivains qui désirent ne pas trop sacrifier à la fantaisie, était là plus qu'ailleurs de rigueur. Tout ce qu'on croyait savoir du passé et de la vie de Mata Hari et que d'innombrables articles avaient répandu à flots sur le public ébaubi, on le tenait de la danseuse elle-même. C'est Mata Hari qui avait créé sa légende de sirène orientale, tant pour servir à sa propre réclame d'artiste et de marchande de sourires, que pour cacher sa véritable profession, et ses admirateurs, managers ou courtiers, journalistes, gens du monde, directeurs de music-halls ou tenancières de maisons de plaisir, acceptant avec empressement ce qu'elle racontait, s'employaient à l'envi à propager cette légende.

Aussi, lorsque je commençai à réunir ma documentation, ne connai8sait-on, plus ou moins exactement et sans trop de déformation, que ce qui avait trait au procès en conseil de guerre et à l'exécution. Tout le reste demeurait toujours nimbé d'un fallacieux mystère, à telles enseignes qu'en 1921 encore on pouvait lire dans tel grand journal français, en tête d'un sensationnel papier sur l'espionne, des élucubrations de ce genre :

Où Mata Hari était-elle née ? A Java, disent les uns, et c'est probable ; en Allemagne, affirment les autres ; en Hollande, peut-être. En tout cas, elle se disait Hollandaise, ce qui n'est pas une raison suffisante pour le croire. Jusqu'à vingt ans, où vécut-elle et que fit-elle ? Nul ne le sait ou ne le dit.

Vers 1897, elle se maria aux Indes avec un officier britannique, ce qui lui permit de changer son nom assez banal de Marguerite-Gertrude Zell ou Zelle — personne n'est très fixé sur ce point — contre celui de Lady Mac Leod. C'est à ce moment, dit-on, que par une rare faveur elle fut admise dans un couvent hindou, d'autres disent plus simplement dans une école de courtisanes sacrées, et qu'elle fut initiée à certains mystères qui devaient, chez les crédules occidentaux, assurer sa gloire et sa fortune.

 

C'est sur ces entrefaites qu'à la suite d'un article de M. Camille Pitollet, paru dans le Mercure de France, cette repue reçut, sous la date du 18 août 1922, la lettre suivante d'un journaliste hollandais, M. Charles S. Heymans

Permettez-moi de rectifier quelques erreurs qui se sont glissées dans l'article intéressant de votre collaborateur, M. Pitollet, dans le numéro du 15 juillet du Mercure de France, article qu'il consacre à la fameuse espionne Mata Hari.

A la page 508 je lis : On savait généralement que Mata Hari était la fille d'un planteur hollandais et d'une Javanaise, etc.

Tout cela est inexact. Je suis Hollandais de nationalité, comme l'était Mata Hari, et j'ai vécu de longues années à Java où elle a passé tout le temps de son mariage. Là-bas j'ai des amis qui les ont bien connus, elle et son mari, et qui, m'ont souvent parlé d'elle.

Voici son histoire véridique

Son nom était Margaretha-Geertruida Zelle elle n'était nullement métisse, vu qu'avant son mariage elle n'avait jamais quitté la Hollande, où elle naquit dans la province de Frise j'ignore dans quelle ville), de parents hollandais.

A l'âge de dix-sept ans elle fit, toujours en Hollande, la connaissance d'un officier de l'armée des Indes néerlandaises. Et voici dans quelles circonstances peu romanesques.

Le capitaine Mac Leod, Hollandais — probablement de descendance écossaise —, était célibataire et passait en Hollande son congé d'un an. Il avait fait insérer dans un grand quotidien une annonce matrimoniale. Mlle Zelle y répondit et eut une' première entrevue avec l'officier. Elle lui plut, devint la fiancée et peu après la femme légitime du capitaine. Après expiration de son congé, il partit avec sa jeune et belle femme pour Java, où il se mit de nouveau à la disposition des autorités militaires.

Le capitaine Mac Leod, plus tard promu commandant, habita avec sa femme tant à Sumatra qu'à Java...

Les détails du divorce ne me sont pas connus. Je crois qu'il fut prononcé au profit de l'épouse, ce qui ne prouve nullement les torts du mari.

Ce que dit votre collaborateur au sujet de l'éducation artistique de Mata Hari est également inexact. Il n'y a pas de danseuses sacrées à Java ; les danseuses publiques, toutes indigènes, sont ce qu'il y a de plus profane, vu que ce sont de vulgaires prostituées méprisées de tout le monde...

... La vie que Mata Hari a menée en Europe après son divorce, je ne la connais qu'à travers les communications de le chronique scandaleuse. Son procès et sa mort appartiennent à l'histoire de la guerre et ne sont pas de ma compétence.

 

Telle est la lointaine origine du livre qu'après de multiples enquêtes et d'heureuses découvertes, M Charles S. Heymans devait écrire plusieurs années plus tard sur la célèbre espionne.

Dans cette lettre de 1922, M. Charles S. Heymans apportait déjà deux précisions nouvelles, du moins en France la naissance de Mata Hari en Hollande, de parents hollandais, et l'identification du mari, officier de l'armée néerlandaise de l'Insulinde.

A peu près en même temps, j'apprenais de mon côté la vérité sur l'état civil de ma peu recommandable héroïne. Voici comment. J'étais entré en rapport avec M. Emile Massard, ancien président du Conseil municipal de Paris, qui, pendant la guerre, avait suivi, en sa qualité de commandant du Quartier générai des armées de Paris, les audiences des conseils de guerre de la capitale et avait en particulier assisté au procès à huis-clos de Mata Hari, dont il venait de donner pour la première fais un compte rendu dans une série d'articles publiés en décembre 1921 dans la Liberté. Il faut croire qu'au conseil de guerre ce qui concernait la naissance de l'espionne était resté assez vague, car M. Emile Massard disait seulement qu'elle était Hollandaise d'origine. Or, en mai 1922, il m'envoyait un mot m'informant qu'il avait réussi à se procurer l'état civil exact de Mata Hari. Je me rendis à l'Hôtel de Ville, où M. Massard me communiqua une pièce qu'il venait de recevoir de Hollande et qui n'était autre que l'extrait de naissance de Margaretha-Gertruida Zelle. J'appris ainsi le lieu où elle était née, Leeuwarden, la date de sa naissance, 7 août 1876, le nom de son père, Adam Zelle, déjà connu, et celui de sa mère, inconnu jusqu'ici, Antje van der Meulen. M. Massard publia le document dans son livre, les Espionnes à Paris, et j'en tirai une note pour mon roman, les Défaitistes, dont la publication commença le 15 octobre 1922 dans le Mercure de France.

Outre M. Emile Massard, j'avais consulté un certain nombre d'autres personnes en mesure de me donner des renseignements intéressants, notamment le capitaine Ledoux, du 2e Bureau du Ministère de la Guerre, qui avait eu à organiser la surveillance de l'espionne, le Dr Bizard, médecin de la prison de Saint-Lazare où elle avait été enfermée, le romancier espagnol Blasco Ibañez qui tenait de Me Clunet un récit circonstancié de l'exécution, et mon ami Paul Olivier, rédacteur au Matin, qui avait été avant la guerre en relations avec la danseuse.

J'avais également pris connaissance de soi-disant Mémoires de Mata Hari, publiés en Hollande en 1907, complètement ignorés en France et presque autant en Hollande, puisque le Dr Raeymaeckers, qui en avait signalé l'existence dans l'Intermédiaire des Chercheurs et Curieux, avait déclaré qu'il les avait recherchés en vain. On m'en avait découvert un exemplaire chez un bouquiniste d'Amsterdam, et j'en avais fait faire, par mon confrère hollandais M. Leo Faust, un résumé objectif, qui parut dans le Mercure de France du 1er janvier 1923. Bien que plusieurs parties, en particulier les imputations relatives are mari, en parussent suspectes, ces Mémoires m'avaient semblé mériter, comme je l'ai écrit, une certaine confiance, car ils étaient exempts de la plupart des légendes qui couraient alors à Paris sur le compte de l'énigmatique danseuse et ce qui avait trait à son origine était exactement conforme au document que M. Massard avait reçu de Leeuwarden. M. Heymans a pu établir — et ce n'est pas un des chapitres les moins curieux de son livre — la façon dont ces prétendus Mémoires avaient été fabriqués.

Mais s'ils ont pu induire en erreur d'autres écrivains, je m'en suis pour ma part très peu servi et les quelques détails erronés qu'on peut relever dans mon récit n'en proviennent pas,

Grâce à M. Heymans, nous connaissons aujourd'hui fit vérité sur Mata Hari. Il a consacré à ses difficiles recherches un temps considérable, une persévérance peu commune, un esprit de suite remarquable ; il y a surtout déployé une perspicacité, un savoir, une intelligence, dignes du plus célèbre des héros de Conan Doyle. Il a aussi été servi plus d'une fois par d'heureux hasards. Mais le hasard ne sert que ceux qui lui prêtent la main, selon le proverbe bien connu et toujours vrai : Aide-toi et le hasard t'aidera. Nul n'était, au reste, plus qualifié que M. Heymans pour entreprendre cette longue et délicate enquête. Sa nationalité hollandaise, ses séjours à Java, ses voyages dans le monde entier, sa connaissance des langues, sa pratique du journalisme, ses nombreuses relations, enfin ses qualités personnelles d'activité intellectuelle, de conscience, de logique, .de rectitude de jugement, d'indépendance absolue de pensée et de caractère, le mettaient à même, mieux que quiconque, de démêler l'écheveau compliqué de la vie et des intrigues de sa dangereuse compatriote[1]. Sa plus belle trouvaille, celle qui, en même temps qu'elle lui apportait de précieux renseignements biographiques, lui a pour ainsi dire révélé le secret de la psychologie de la future espionne, a été la communication qu'il a pu obtenir des papiers de famille relatifs à la jeunesse, au mariage et à la vie conjugale de celle qui devait acquérir une triste célébrité sous le nom de Mata Hari. M. Heymans a eu la bonne fortune de faire la connaissance du commandant Mac Leod et, mieux encore, d'entrer dans la confiance de cet homme extrêmement réservé, difficilement abordable, retiré dans une petite ville de province et qui, se confinant dans une ombrageuse dignité, avait dédaigné jusqu'ici de taire la moindre réponse aux abjectes calomnies répandues sur lui par son ex-femme et la malignité publique. Le patient enquêteur eut le talent de le faire parler, de lui faire évoquer ses pénibles souvenirs. Il put ensuite entrer en possession de lettres, de photographies.

Ce n'était cependant là qu'une partie de la riche moisson qu'il devait recueillir. Infatigable et d'autant plus ardent à poursuivre ses recherches que ses premiers efforts avaient été fructueux, M. Heymans n'eut de cesse qu'il n'eût réuni un faisceau imposant de témoignages, interrogé, tant en Hollande qu'en France, toutes les personnes qui pouvaient lui fournir une information ou lui donner un éclaircissement, déniché des pièces d'archives ou de greffe, vidé des cartons judiciaires ou diplomatiques, fouillé des collections de journaux, examiné, compulsé, passé au crible de sa critique ce qui s'était écrit avant lui sur son sujet, bref, rassemblé ! tout ce qui constitue une documentation aussi complète qu'impeccable pour un historien qui veut tout savoir et ne recule devant aucune peine, aucune démarche, pour arriver au bu qu'il s'est fixé.

Il fallait ensuite tirer parti de cette récolte, en grouper les éléments, en ordonner un récit cohérent, en former, en un mot, un livre. C'est ce que M. Heymans a fait avec un soin, une précision, une clarté, une méthode qui, ne laissant rien à l'à peu près, à l'improvisation, voire à la littérature, satisfont le lecteur le plus sévère et entraînent la conviction. Procédant avec une rigueur que pourrait lui envier plus d'un historien professionnel, M. Heymans a tenu avant tout à ce qu'aucune confusion ne pût être faite entre son livre et un roman. Il a fui jusqu'aux apparences de la vie romancée, ce genre faux qui aboutit à défigurer l'histoire sans réussir à se parer des attraits du roman. Tout dans son ouvrage est donc strictement exact ; tout y repose sur des témoignages directs et indiscutables ou sur des documents certains dont beaucoup sont inédits. Pourchassant et détruisant la légende, ruinant l'erreur inconsciente comme le mensonge délibéré, M. Heymans a voulu établir la réalité nue et authentique des faits. Et, ce faisant, il s'est trouvé, par la force même de la vérité, qu'il a accompli en outre une double œuvre de justice. Justice d'abord envers l'espionne, que les preuves qu'il a accumulées de sa culpabilité font apparaître maintenant, malgré les doutes que certains humanitaires ont essayé de faire naître à ce sujet, comme ayant mérité amplement la condamnation à mort qui l'a frappée. Justice ensuite à l'égard de personnes que sa légende apologiste avait odieusement calomniées, en particulier son mari, le commandant Mac Leod, dont la figure ressort complètement réhabilitée des documents produits par M. Heymans.

Il y a plus. Le livre de M. Heymans n'est pas une simple biographie, quelque révélatrice qu'elle soit. Il a une autre portée, une portée plus historique encore. En l'écrivant, M. Heymans a rendu service à son pays, la Hollande, dont le rôle absolument correct dans l'affaire Mata Hari avait été singulièrement déformé. Il a rendu, d'autre part, service à la France, en faisant ressortir avec quelle dignité, quelle prudence, quel souci de l'équité elle avait agi en se défendant contre les attaques traîtresses de l'espionnage ennemi. Il a surtout montré d'un doigt vengeur la perfidie toujours actuelle de l'Allemagne, qui, loin de faire le silence sur les procédés ignobles auxquels elle a eu recours pendant la guerre, a eu le iront de transformer l'abominable espionne en héroïne et de la comparer à une miss Cavell.

M. Heymans a excellemment réussi dans la tâche peu commode qu'il s'était assignée et il peut être fier de son œuvre.

Sans doute, tout n'est pas dit sur le compte de la tragique aventurière. Ni le dossier de l'instruction, ni celui du procès n'ont été publiés. Ils sont demeurés secrets. Quelque paléographe futur les découvrira peut-être un jour dans les archives du Ministère de la Guerre, où ils sont présentement enfouis, sans qu'on puisse en avoir communication.

Mais, quoi qu'il en soit et quelques détails nouveaux que l'avenir puisse ajouter à l'histoire de la laineuse courtisane espionne, l'essentiel est maintenant acquis, la cause est désormais entendue, et rien ne pourra être sensiblement changé au portrait de la Vraie Mata Hari, tel que l'a tracé dans ce livre son courageux, scrupuleux et définitif historien.

 

Louis DUMUR.

 

 

 



[1] M. Charles S. Heymans est né à Bois-le-Duc, chef-lieu du Brabant septentrional (Pays-Bas). Il a fait ses études en Hollande et à Paris. A vingt ans, il est chargé par un éditeur d'Amsterdam de traduire l'Assommoir, qui parait en deux volumes avec une préface du traducteur sur Zola et le naturalisme. Rédacteur en chef de l'hebdomadaire De Kunalwereld — le Monde artiste —, il y fait de la critique dramatique et littéraire et y publie une étude sur Villiers de l'Isle-Adam, qui parait ensuite en volume, suivie de la traduction d'Akédysséril et de plusieurs Contes cruels. En 1900, le Ministre des Colonies l'envoie à Java pour y être nommé professeur au lycée de Soerabaya. Il y reste dix-huit ans et y collabore à divers journaux. En 1908, il fait un voyage d'études en Indochine, d'où il rapporte une série d'articles sur la colonisation française. En congé en Europe de 1911 à 1913, il voyage en France, en Belgique, en Angleterre, en Allemagne, en Suisse, en Italie. De retour à Java, fin 1913, il y fait pendant la guerre d'ardentes campagnes de presse en faveur de la France, prononce des discours et des conférences, organise des fêtes de bienfaisance pour les orphelins et mutilés français et belges, sans souci des injures et calomnies dont l'abreuvent les Allemands de Java et certains de ses compatriotes germanophiles. Quelques semaines avant l'armistice, il quitte Java pour rentrer en Europe par la voie du Pacifique. Il fait escale à Singapour, Manille, Hong-Kong, séjourne au Japon, s'embarque à Yokohama, passe à Honolulu, reste huit mois en Amérique, où il visite la Californie, le Canada, New-York. En Juillet 1919, il arrive en Europe. Il en repart l'année suivante pour un voyage de cinq mois aux Indes. A son retour définitif. Il s'installe à Paris, où il reprend son activité journalistique et littéraire, donnant entre autres, à la revue Nederland, des études sur Anatole France, Pierre Loti, Maeterlinck, Willette, Sarah Bernhardt. Eléonore Duse, etc. M. Heymans parle, en dehors de sa langue maternelle, le français, l'allemand, l'anglais et le malais ; il lit en outre l'italien, l'espagnol, le latin et l'hébreu.