HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE SIXIÈME. — L'ÉCHIQUIER DU PÔ.

CHAPITRE III. — CASTEGGIO.

 

 

Sans s'être fait totalement détruire, ainsi que le veut Paul Orose[1], l'armée consulaire avait éprouvé les pertes les plus sérieuses au combat du Tessin[2] ; mais, comme le dit proverbialement Napoléon, après une affaire un peu chaude, vainqueur ou vaincu, chacun a son compte, et nonobstant leur éclatant succès, les Carthaginois venaient d'être encore plus maltraités que les Romains[3]. Annibal lit tout de suite enlever ses blessés, ensevelir ses morts[4], et se retira derrière ses palissades pour s'y tenir prêt à tout événement. Il lui semblait que cet engagement de cavalerie, si vif qu'il eût été, ne pouvait être qu'un simple prélude de bataille ; il s'attendait à voir son adversaire dessiner le lendemain un retour offensif, mettre en ligne toute son infanterie légionnaire[5] et tenter de nouveau la fortune. L'événement ne devait pas tarder à démentir de tels pressentiments : les troupes de Scipion recevaient le soir même[6] l'ordre de plier bagages, de lever sans bruit leur camp de la Lomelline[7] et de repasser le Tessin[8].

Ce mouvement exécuté, la retraite était couverte ; l'obstacle d'un grand fleuve appuyé des imposantes défenses d'une place telle que Pavie semblait bien de nature à arrêter l'ennemi le plus entreprenant ; les légions respirèrent. Toutefois leur repos fut de courte durée ; le consul, ayant à peine pris le temps de rétablir l'ordre dans ses colonnes, se porta rapidement par delà le Tessin[9] dans la direction des ponts qu'il avait sur le Pô[10]. L'armée passa sur la rive droite du fleuve[11], replia sur ses derrières les ponts qui venaient de lui servir[12] et rentra sans plus d'accidents dans Plaisance[13]. Elle était sur sa base de manœuvres, base solide que des troupes carthaginoises, si bien commandées qu'elles fussent, ne pouvaient ni surprendre comme une Hécatompyle d'Afrique[14], ni emporter en trois jours comme un oppidum des Taurini.

En apprenant que Scipion battait précipitamment en retraite, Annibal s'était jeté à sa poursuite, mais les Romains avaient au moins douze heures d'avance sur les Carthaginois. Ceux-ci eurent beau faire diligence, fouiller au grand galop toute la Lomelline, ils ne ramassèrent pas un traînard de Dorno à Pavie.... Hors d'haleine, ils firent halte sur les bords du Tessin[15], non loin du pont militaire que les pontonniers romains n'avaient pas encore entièrement replié, et eurent la satisfaction de faire prisonniers les six cents hommes qui défendaient la tête de pont[16].

Nombre de commentateurs se sont demandé pourquoi les Carthaginois n'ont pas alors cru devoir passer, eux aussi, le Tessin ? Ils ne pouvaient le faire, disait Tite-Live, attendu que la communication dont ils eussent pu profiter était rompue[17]. Sans doute, la majeure part des poutrelles et des madriers venait d'être enlevée[18] ; mais ce matériel pouvait se reconstituer et le passage se rétablir ; un fleuve tel que le Tessin n'avait point l'inéluctable propriété de faire rebrousser chemin à qui n'avait pas craint de traverser le Rhône. Annibal, écrivait il y a vingt ans le colonel Macdougall[19], ne croyait pas qu'il fût prudent (not judging it prudent) d'essayer un passage de vive force en présence de l'ennemi maître de l'autre rive. Il est certain que le jeune général en chef ne s'inspirait jamais que des leçons de la prudence ; que, loin de l'enivrer, le succès ne faisait que mûrir la sagesse de ses résolutions[20] ; mais ici qu'avait-il à craindre ? il savait que les Romains battaient en retraite ; qu'ils étaient déjà loin[21]. Ses colonnes se trouvaient, il est vrai, prises d'écharpe par Pavie, mais il lui était facile de sortir du rayon d'activité de cette place, de remonter la rive droite du fleuve jusqu'à Bereguardo, par exemple, ou, s'il le fallait, jusqu'à Vigevano ; là, il eût opéré tranquillement. En somme, il pouvait passer le Tessin ; s'il ne l'a pas fait, c'est qu'il en a été détourné par des raisons sérieuses, dictées par une expérience consommée des conditions de la guerre[22].

Dans quel but eût-il passé le Tessin ? Pour pousser à fond la poursuite des légions romaines ? Elles étaient, disons-nous, sur leur base de manœuvres. Pour attaquer de front Plaisance ? C'est alors qu'il eût fallu tenter un passage de vive force, celui du Pô, défendu par Scipion, avec Pavie à dos et Crémone en flanc : on n'y pouvait songer. Pour s'enfoncer dans le Milanais et tâter l'échiquier du Pô inférieur ? C'eût été compromettre une directrice de marche qui, menacée sur sa droite par Pavie, Plaisance et Crémone, allait heurter de front Rimini ; refuser, de gaieté de cœur, l'accès de la Péninsule ; s'écarter du vrai chemin de Rome, le suprême objectif ; enfin, perdre un temps précieux, car il eût fallu, tôt ou tard, se rapprocher de cette inévitable position de Pavie-Stradella-Plaisance, en laquelle se résument toutes les œuvres vives du système défensif de la haute Italie. Annibal n'avait donc pas à passer le Tessin plus que Scipion n'avait à le défendre.

En se jetant un instant dans la Lomelline, celui-ci n'avait songé qu'à disputer à l'ennemi l'échiquier du Pô supérieur ; et cela est si vrai que Cornelius Nepos, relatant le combat du Tessin, dit expressément que la possession de Casteggio était alors seule en jeu entre les deux adversaires[23]. Le consul ayant dû renoncer, après son échec, à défendre cet échiquier et, par conséquent, à couvrir Casteggio, clef du débouché occidental de la Stradella, Annibal n'avait qu'à se porter dans la direction de l'entrée du défilé, laquelle n'était plus inabordable. La manœuvre était indiquée. C'est donc bien avec intention que, une fois sur le Tessin, le général carthaginois a fait demi-tour[24], qu'il a remonté la rive gauche du Pô, pour franchir ce fleuve[25] en un point où l'opération ne pouvait plus être contrariée par les Romains.

Maintenant, où s'est opéré ce passage ? Ici, comme partout ailleurs, les appréciations sont diverses ; la divergence maximum se limite : d'une part, à l'opinion du colonel Armandi, qui préconise la solution de Stradella ; de l'autre, à celle de Jacopo Durandi, qui ne craint point de proposer Casale. Si l'on jette les yeux sur la carte, dit Armandi[26], et que l'on tienne compte des circonstances qui précédèrent et suivirent ce passage, je crois qu'on peut en assigner le lieu entre Castel-San-Giovanni et Stradella, probablement au confluent de l'Olona et du Pô. En effet, en cet endroit, le lit du fleuve est parsemé d'îles qui pouvaient offrir des facilités pour l'établissement d'un pont. Je pense ne pas m'être éloigné de la vérité en marquant à la hauteur de Stradella le lieu où Annibal jeta son pont. Il se trouvait ainsi à égale distance de Plaisance, qu'il devait surveiller, et de Clastidium (Casteggio), dont il voulait s'emparer. — Non loin de Casale, écrivait Durandi[27], se trouve un lieu propice à l'exécution d'un passage de rivière : c'est celui où s'élevait jadis le ponte di Nottingo ou ponte di Cerviolo, l'un des plus beaux ouvrages d'art semés sur la voie romaine d'Asti à Verceil. C'est sans doute ce point qu'Annibal a choisi. Denina[28] flotte entre ces opinions extrêmes, et ne croit pas pouvoir se prononcer d'une façon catégorique ; il prend, pour lieu géométrique du point cherché, d'abord la section du fleuve qui court de Valenza à Pavie, puis celle qui, baignant le sud de la Lomelline, est comprise entre l'Agogna et le Tessin. Renonçant enfin à poser des limites, larges ou restreintes, il propose, non sans hésitations, la solution de Bassignana, près du confluent du Tanaro, et manifeste son étonnement de ce qu'on n'ait sur cela aucune donnée positive.

Capsoni admet volontiers que l'opération s'est effectuée en amont de Pavie, à la hauteur de Verrua ; le chevalier Folard, en amont de Casteggio. Enfin, répudiant tout esprit d'indécision, le général de Vaudoncourt expose nettement[29] qu'Annibal, ayant marché le long du Pô pendant deux jours, vint camper près de Cambio et fit de suite jeter un pont.

C'est ce dernier commentateur qui nous semble devoir obtenir gain de cause. Que veulent en effet les textes ? Premièrement, que le point cherché sur le cours du Pô supérieur se trouve à deux journées de marche en amont du confluent du Tessin[30] ; secondement, que les circonstances locales se prêtent facilement à l'exécution d'un pont militaire[31]. Le site de Cambio remplit ces deux conditions : c'est un lieu de passage bien connu des armées en campagne et que, tout récemment encore (1859), ont pratiqué les Autrichiens. Il se trouve, d'ailleurs, à la distance voulue, attendu que les itinéraires comptent de Pavie à Lomello environ trente et un kilomètres, et qu'il en faut faire ensuite une quinzaine pour se rendre de Lomello à Cambio ; la somme de ces deux nombres, égale à quarante-six kilomètres, représente bien un ensemble de deux étapes consécutives. Pour ces motifs, il est permis de se rallier à l'opinion du général de Vaudoncourt. Nous observerons en outre que, en opérant ainsi à la hauteur de Cambio, Annibal se trouvait bien hors du rayon d'action de la place de Pavie, et qu'il allait accoster la rive droite du fleuve, non chez des Anamans, alliés de Rome, mais dans un clan de Ligures qui, à l'exemple ou à l'instigation des gens d'Asti, tenaient pour les Carthaginois[32].

Ce point fixé, on peut se demander comment s'est exécutée l'opération matérielle du franchissement. Les anciens étaient passés maîtres en l'art de jeter des ponts à supports mobiles, témoin les œuvres colossales de Darius, de Xerxès, de Caligula[33]. Leurs armées en campagne étaient toujours accompagnées d'équipages de ponts, et les contemporains de Végèce, en se soumettant à cette règle, ne faisaient qu'imiter Alexandre et Sémiramis[34]. Mais l'armée carthaginoise, qui descendait du mont Genèvre, pouvait-elle être munie d'un matériel semblable ? Annibal disposait-il, lui aussi, d'un équipage de ponts ? Nous ne le pensons pas ; il n'en avait point sur le Rhône, et, en eût-il alors possédé un, qu'il se fût empressé de l'abandonner au pied des Alpes. Il n'est pas davantage permis de supposer que les Carthaginois aient songé à établir à Cambio un de ces ponts à supports fixes que jetait si volontiers César, qui étaient, pour ainsi dire, réglementaires dans l'armée romaine[35]. Ils n'avaient pas le temps de battre des pilots dans le lit du fleuve ; d'ailleurs, les textes sont absolument muets à cet égard.

Mais ces textes, que disent-ils ? Une partie de l'armée carthaginoise aurait, suivant Cælius, opéré à la nage le franchissement du Pô[36]. Telle était la manière des soldats d'Alexandre et de ceux de Philippe III de Macédoine, le contemporain d'Annibal ; ce procédé primitif était encore de mode au temps de l'empire ; il devint même alors classique dans les armées romaines[37]. D'où il est permis d'inférer que Magon a fort bien pu mettre tout simplement à l'eau sa cavalerie légère et ses fantassins espagnols. Selon d'autres auteurs, ces Espagnols auraient été munis d'appareils natatoires analogues à ceux dont ils avaient fait usage lors du passage du Rhône[38]. Ces appareils étaient fort en faveur auprès des troupes macédoniennes et des légions de Jules César ; ils furent aussi, au dire de Végèce, l'objet de diverses prescriptions réglementaires[39]. L'hypothèse de l'emploi de quelques peaux de bouc gonflées d'air n'a donc rien qui choque le bon sens.

Cælius ajoute qu'Annibal fit passer à gué la majeure partie de ses troupes[40]. Cette méthode, la plus commode de toutes celles qu'on peut imaginer, était bien connue des anciens : Alexandre avait ainsi franchi le Tigre et le Granique ; César devait ainsi passer la Loire[41]. Les ingénieurs militaires de l'antiquité (artifices periti aquairiæ rei) savaient d'ailleurs rendre guéables les fleuves qui ne l'étaient pas, témoin les immenses travaux de Thalès sur l'Halys et ceux de César sur la Sègre. Végèce mentionne explicitement les règles qui présidaient, chez les Romains, à la construction de ces gués artificiels[42]. Il ne serait donc pas impossible qu'Annibal s'y fût conformé, pour assurer le passage du gros de ses colonnes.

Polybe dit qu'Annibal effectue le passage du Pô comme celui du Rhône, au moyen d'embarcations trouvées sur place[43]. C'est ainsi qu'Alexandre avait franchi l'Oxus ; que Labienus, lieutenant de César, devait passer la Seine[44]. Le fait de l'emploi de ce procédé par l'armée carthaginoise n'a rien d'invraisemblable ; on peut en dire autant de la méthode dont Silius Italicus rapporte la mise en pratique ; le poète expose en vers pompeux qu'Annibal a bien fait usage d'une flottille fluviale[45], mais qu'il a dû la construire lui-même au moment du besoin, comme cela s'était déjà passé sur les bords du Rhône[46], suivant un mode dont l'exemple ne devait pas être perdu pour les légions de César[47].

Enfin, Tite-Live parle vaguement de radeaux[48]. S'agit-il, à son sens, de trailles analogues à celles qu'avait employées Alexandre pour franchir le Don et l'Hydaspe[49], de catamarans semblables à ceux dont Annibal lui-même s'était servi lors de son passage du Rhône[50] ? Ou bien entend-il parler de radeaux fonctionnant comme supports mobiles d'un pont militaire ? C'est ce qu'il serait assez difficile de dire.

En résumé, la nage, les appareils natatoires, les gués, les embarcations trouvées sur place, la construction d'une flottille fluviale, les trailles ou le pont de radeaux, tous les moyens de passage sont plus ou moins franchement accusés par les textes. Comment prononcer entre ces méthodes ? Tite-Live refusait de croire aux nageurs avec ou sans outres gonflées, ainsi qu'à la pratique des gués artificiels ou naturels ; pour nous, n'admettant non plus ni le pont de radeaux, ni la construction d'une flottille, et nous appuyant de l'autorité de Polybe, nous pensons qu'Annibal a fait tout simplement usage des nombreuses embarcations qu'il a trouvées sur le Pô ; qu'il a jeté un pont à supports mobiles, en tirant bon parti des ressources locales. Ce procédé commode s'offrait tout naturellement à lui, et l'amitié des riverains lui en facilitait l'emploi. C'est également au moyen de bateaux du commerce que, dans la nuit du 29 au 30 juin 1869, s'est parachevé le pont de Casal-Maggiore, destiné au passage du 5e corps de notre armée d'Italie : à deux mille années d'intervalle, ce procédé d'exécution est encore le plus pratique et le plus simple sur le vieil Eridan ; les Français n'opèrent pas autrement que les Carthaginois.

Grâce à l'activité de ses pontonniers[51], Annibal est bientôt prêt ; ses éléphants, pour faire office de batardeaux, sont rangés en ligne en amont du pont qui s'achève ; la violence du courant étant ainsi rompue[52], il ordonne le passage, et le défilé commence par le corps de Magon[53].

Asdrubal, un des officiers généraux les plus expérimentés, est spécialement chargé du soin de diriger le mouvement[54], le général en chef se réservant, d'ailleurs, de présider de sa personne à celui de l'infanterie de ligne et des équipages[55]. Ces sages dispositions produisent le meilleur effet : l'ordre ne cesse de régner dans la colonne ; les troupes atteignent facilement l'autre bord ; on ne signale aucun accident. Alors, voyant hors de danger le dernier homme de l'armée carthaginoise, mais alors seulement, Annibal, satisfait, passe à son tour le pont, d'un pas rapide et calme[56].

Toutes les forces carthaginoises sont alors réunies sur la rive droite, car la colonne du centre, concentrée à Cozzo pendant le combat du Tessin, a rejoint à Cambio au moment du passage, et celle de droite, descendue d'Asti, vient de rallier après l'opération. Ces belles troupes s'assemblent entre le Tanaro et la Scrivia, pour y reprendre haleine, se reformer en ordre compacte, s'apprêter à marcher derechef en avant. Bientôt, effectivement, intervient l'ordre du général en chef : l'armée, descendant cette rive droite du fleuve[57] qu'elle vient de conquérir, doit se diriger sur le débouché occidental de la Stradella, lequel n'est couvert par aucun détachement de forces ennemies. On part sur-le-champ et, après avoir traversé un magnifique territoire occupé par des populations bienveillantes, on passe la Staffora sous Voghera, cité ligure amie des Astiotes. Jusque-là, tout est bien ; point de difficultés ; mais on voit brusquement apparaître un obstacle sérieux.

La route va-t-elle être, ou non, coupée ? En tout cas, il faut faire halte.

Parmi les derniers contreforts du versant nord de l'Apennin ligure se profilait une croupe dont la pointe, noyée à sa base dans les alluvions de la plaine, était baignée : à l'est, par les eaux du Rile ; à l'ouest, par le Riazzolo ; au nord, par le torrent de la Coppa.

Cette sorte de péninsule inter-fluviale se terminait par un talus roide formant le soutènement d'un plateau élevé d'une quarantaine de mètres au-dessus du terrain adjacent. Sur ce plateau était assis un oppidum romain, bien armé, bien approvisionné, défendu par une bonne garnison. C'était Casteggio !

Comment forcer un passage aussi bien gardé ? Faut-il masquer l'oppidum ou tenter de l'emporter de vive force ? On s'exposerait ainsi à des périls dont le moindre serait une perte de temps précieux. Que faire ? Les hommes sont inquiets, mais Annibal a mesuré la valeur de l'obstacle et pris des dispositions propres à en paralyser l'action ; il clôt des négociations dont les Astiotes lui ont facilité l'ouverture[58]. La place de Casteggio n'ouvre pas, bien entendu, ses portes, mais elle demeure inerte, et les Carthaginois vont tranquillement défiler sous ses balistes.

En tête de colonne s'avance Magon, qui, tout jeune encore, n'en est pas moins un excellent officier d'avant-garde ; son détachement de cavalerie légère, principalement composé d'Espagnols[59], prend vivement le galop dans la direction de Plaisance[60], afin de balayer dans toute son étendue le défilé de la Stradella. Les troupes vont suivre ses traces, mais avant de se remettre en route, elles boivent à cette célèbre fontaine d'Annibal[61], qui, deux mille ans plus tard, doit, à deux reprises différentes (1800 et 1859), étancher la soif de nos soldats de Montebello.

Les Carthaginois n'ont à faire que deux jours de marche, à partir de leur pont de Cambio ; le troisième jour, ils sont en face de l'ennemi, qu'ils retrouvent concentré sous Plaisance[62]. Il est facile de rythmer la vitesse de leurs colonnes durant l'exécution de ce mouvement. La distance de Cambio à Voghera est d'une vingtaine de kilomètres ; celle de Voghera à Plaisance suivant le tracé de la via Æmilia Scauri[63] mesure 41 milles ou 60 kilomètres environ ; soit ensemble 80 kilomètres. En prenant le tiers de cette distance totale, puisque c'est le troisième jour seulement que s'opère à nouveau le contact, on obtient 27 kilomètres pour valeur de l'étape carthaginoise. Une telle rapidité d'allures implique nécessairement ce fait qu'Annibal n'a pas eu de luttes à soutenir contre les Anamans de la Stradella, et que l'oppidum de Camillomagus ne l'a pas arrêté plus que Casteggio ; elle défend surtout d'admettre l'hypo- thèse suivant laquelle il aurait pris la vallée de la Staffora pour suivre, par Varzi et Bobbio, ce chemin qu'ont tâté, en 1859, quelques détachements de notre Ier corps.

Au débouché de la Stradella, il crut devoir se former en bataille[64], afin d'être en mesure de repousser une attaque possible de la part des Romains. Mais Scipion, sous le coup de son échec, ne songeait guère alors à pareille entreprise. Se rendant compte enfin de l'irrésistible supériorité des Carthaginois, il avait pris la résolution de ne plus rien tenter isolément, de ne plus engager les forces dont il disposait. Dans cet ordre d'idées, il avait écrit au sénat qu'Annibal ne prenait aucune espèce de dispositions à l'effet d'opérer sur l'échiquier du Pô inférieur et de suivre la vieille route des invasions gauloises ; que, au contraire, il passait le Pô à Cambio pour arriver de là sur Plaisance, le grand point stratégique de la haute Italie, le vrai pivot des forces de la défense. Les Carthaginois, exposait-il encore, ne peuvent se proposer de prendre, par delà Plaisance, le chemin delà région Émilienne, que les débordements du Pô rendent actuellement impraticable ; non, leur intention est de se porter sur Parme pour forcer le passage de la Lunigiane. Dans ces conditions, que fait Sempronius à Rimini, et que peut-il y faire ? Rien, tandis qu'ici, sur les bords de la Trebbia, au débouché oriental de la Stradella, sa présence serait éminemment précieuse. Les forces combinées des deux consuls sauraient utilement couvrir le pied des Apennins et défendre l'accès de la Lunigiane, qu'Annibal, ayant deux armées à dos, n'oserait certainement pas aborder. Pour ces motifs, Scipion réclamait d'urgence le concours de Sempronius ; et, en attendant l'arrivée de son collègue, il avait pris le parti de rester immobile dans ses lignes, en réorganisant ses troupes, encore émues des conséquences de la malheureuse journée du Tessin.

Ne découvrant du côté de Plaisance aucun indice de mouvement hostile[65], Annibal put bientôt se reformer en colonne. Défilant donc paisiblement en vue de l'ennemi, il alla prendre position à 9 kilomètres est de la place[66]. Le consul le laissa faire.

On sait qu'Annibal n'occupait jamais que des lieux munis d'excellentes défenses naturelles ; il s'établissait, par exemple, sur des pitons d'un accès difficile, ou se couvrait de marais impraticables, en se ménageant des communications dont son adversaire ne pût faire usage[67]. Nous estimons que les Carthaginois se sont placés dans ces conditions vers le point d'intersection de la voie Émilienne et de la Nura[68], à cheval sur cette rivière et protégés par l'inondation due à ses gros débordements.

Cette position de la Nura offrait, en outre, aux troupes puniques l'inappréciable avantage de les rapprocher de leurs alliés les Boïes[69] ; enfin, elle était parfaitement choisie au point de vue de l'intérêt des opérations ultérieures. Le problème que l'envahisseur avait alors à résoudre était plus ardu, plus compliqué que celui qui s'imposait à nos armes en 1796, comme l'a si bien reconnu Bonaparte lui-même, après la bataille de Mondovi. J'étais, disait-il un soir, à son quartier général de Cherasco[70], j'étais dans une situation plus favorable qu'Annibal. Les deux consuls avaient un intérêt commun : couvrir Rome ; les deux généraux que j'attaquais avaient chacun un intérêt particulier qui les dominait : Beaulieu, celui de couvrir le Milanais ; Colli, celui de couvrir le Piémont. Il me suffisait de me jeter entre les deux armées et de menacer à la fois les deux pays pour les séparer à jamais. Annibal était donc, comme on le voit, tenu de séparer les deux armées consulaires, qui, se tendant la main de Plaisance à Rimini, ne cherchaient que l'occasion de frapper vigoureusement des coups bien combinés. L'envahisseur avait franchi le Pô, mais un dernier obstacle, l'Apennin, se dressait devant lui. Scipion et Sempronius se proposaient de l'étouffer entre eux au pied de cette escarpe.

Comment déjouer ces desseins d'un ennemi vigilant ? Doué de coup d'œil et de présence d'esprit, habitué à calculer juste, plein de confiance en sa fortune[71], Annibal n'hésite pas : il se jette franchement entre les forces qui le menacent, et cela dans le but de battre, l'un après l'autre, chacun de ses deux adversaires ; de détruire, si faire se peut, Sempronius venant de Rimini, avant qu'il ait pu joindre Scipion, étroitement bloqué dans Plaisance. Ce fut là, dit le colonel Macdougall[72], un véritable coup de maître (a masterty manœuvre) ; mais il est essentiel d'observer que c'eût été une faute énorme (a violation of military rules), si l'audacieux fils d'Amilcar n'avait pas alors eu ses cantonnements dans le pays des Boïes, les plus ardents et les plus sûrs de tous les Cisalpins ; s'il ne s'était trouvé en mesure de compter sur le succès prochain de certaines négociations entamées par ses agents secrets. Effectivement, en coupant ainsi l'armée de Scipion de la Lunigiane et de Pise, il compromettait lui-même ses communications en arrière avec Asti, Cozzo, Verceil et le Piémont. La Stradella, heureuse- ment surprise et franchie au galop, pouvait se refermer sur lui.

Alors lui-même eût vu sa ligne d'opérations coupée ; il fût resté en l'air sur la Nura, exposé aux effets du pouvoir rayonnant de Plaisance, la base de manœuvres des Romains, de Plaisance, dont les défenses étaient, on le sait, respectables, et le service de ravitaillement assuré pour un temps indéfini.

Alors Scipion se sent dans une situation critique : séparé de l'armée consulaire de Rimini, coupé de Parme et de la Lunigiane, c'est-à-dire de ses communications avec Gênes, avec Rome, il est enfermé dans un camp dont les palissades tremblent au souffle de l'esprit d'indiscipline et de révolte. Une trahison des auxiliaires gaulois ayant porté le désordre intérieur à son comble[73], le consul juge qu'il est urgent de prendre un parti propre à sauvegarder ses forces paralysées[74] ; ses résolutions sont ainsi arrêtées : il laissera dans Plaisance une bonne garnison[75], dont le ravitaillement sera largement assuré par la voie fluviale[76] ; pour lui, il sortira, à l'effet de manœuvrer au dehors avec le reste de ses troupes ; il se rapprochera de Camillomagus, poste important, qui, sur la rive droite du Pô, constitue le second élément de la position magistrale Pavie-Stradella-Plaisance. Il prendra sur la Trebbia une position inexpugnable[77], où il lui soit possible d'attendre en toute sécurité l'arrivée de Sempronius, qui marche à son secours[78] ; là, sur le territoire des Anamans, fidèles alliés de Rome[79], il sera à portée de son magasin de Casteggio ; il gardera avec Gênes et Rome une dernière communication, celle de la Trebbia ; enfin, placé entre les points vifs de Camillomagus et de Plaisance, il pourra, en attendant son collègue[80], fournir en Cispadane une bonne défense active.

Suivant ce dessein, le consul exécuta sa sortie, à la faveur d'une nuit obscure ; dérobant le mieux possible ses mouvements à l'ennemi, il se dirigea vers la Trebbia[81], qu'il réussit à franchir[82] non loin du point où s'élève aujourd'hui le viaduc du chemin de fer, bien que son arrière-garde eût été menée battant par une nuée de cavaliers imazir'en, lancés à sa poursuite. Une fois hors de danger, les légions se hâtèrent de remonter la rive gauche du fleuve, par Tuna et Casaliggio, pour se porter sur les hauteurs voisines[83], dernières extumescences de l'empâtement des Apennins. Nous pensons qu'il s'agit ici de la position de Rivalta, qui mesure une vingtaine de mètres d'altitude au-dessus du lit de la rivière ; c'est celle que Desaix occupait la veille de la journée de Marengo. (Voyez les planches XIII et XIV.)

Là, Scipion s'installa solidement[84], fit enceindre son camp du retranchement réglementaire[85] et organisa soigneusement son service de sûreté. Dès qu'il eut connaissance du mouvement de son adversaire, Annibal, abandonnant les marécages de la Nura, se porta vivement vers l'ouest afin de prendre position[86] sur la Trebbiola ou Rifiuto, non loin de ce village de Settima où quelques détachements de Macdonald, serrés de près par Rosenberg, devaient s'établir ultérieurement, le soir du 18 juin 1799. Les Carthaginois se trouvaient ainsi placés à 7 ou 8 kilomètres[87] des forces actives de l'ennemi ; ils surveillaient Plaisance et séparaient toujours, ils le croyaient du moins, les deux consuls.

Cependant Sempronius marchait sur la Trebbia. Du pied de la colonne de Reggio[88], où elles avaient opéré leur débarquement à leur rentrée de Sicile, les troupes placées sous ses ordres avaient été dirigées sur Rome par la via Appia[89] ; puis, de Rome sur Rimini par la via Flaminia. Cette voie célèbre venait d'être terminée deux ans auparavant (220) par les soins du censeur Flaminius, de ce Flaminius qui devait bientôt aller se faire tuer à Trasimène[90]. Les Itinéraires romains nous font connaître le tracé de la communication ainsi destinée à relier la vallée du Tibre à celle du Métaure ; elle desservait la villa des Césars[91], traversait les riches territoires de Narni, de Spolète, de Gubbio[92], puis, franchissant l'Apennin, en descendait le revers oriental par Fossombrone ; elle côtoyait enfin l'Adriatique par Fano et Pesaro, pour arriver à l'embouchure du fleuve qui donnait son nom[93] à la ville des résédas[94]. Le corps d'armée consulaire avait mis quarante jours à faire la route de la Colonne à Rimini[95], et cette donnée va nous permettre de mesurer théoriquement la vitesse de marche des troupes romaines au temps de la deuxième guerre punique. De la Colonne à Rome, on comptait 455 milles (millia passuum) de distance par la via Appia ; de Rome à Rimini, 222 milles par la Flaminia, soit ensemble 677 milles, équivalant à un millier de kilomètres. Les légionnaires de Sempronius avaient donc fait, en moyenne, 25 kilomètres par jour, séjours compris. C'est une allure moins vive que celle des troupes carthaginoises dans la vallée du Rhône (voyez liv. V, chap. III), mais très-convenable encore au point de vue des nécessités stratégiques.

Par quel chemin Sempronius allait-il joindre son collègue ? Peut-on admettre que, partant de Rimini, il ait suivi le pied du versant nord de la chaîne Apennine ? Non, certainement. La via Æmilia n'existait pas encore, à cette époque, à l'état de voie de communication, puisqu'elle n'a été ouverte par Æmilius Lepidus qu'en 187, soit quatre ans seulement avant la mort d'Annibal ; et que les plaines de l'Emilie n'ont été préservées des effets d'une inondation quasi-permanente que par les grands travaux de dessèchement exécutés par Scaurus vers l'an 118, c'est-à-dire un siècle après le commencement de la deuxième guerre punique. Le pays, alors considéré comme impraticable, était, d'ailleurs, occupé par des Boïes ; or ces rebelles venaient de bloquer dans Modène les triumvirs directeurs de la colonisation, d'infliger un sanglant désastre à Manlius, de tenir en échec Atilius dans Tenedo (alias Taneto), de fomenter l'insurrection de Plaisance. Enfin, les Carthaginois occupaient Settima, sur le Rifiuto, et, par conséquent, masquaient les approches de la Trebbia inférieure. Pour ces raisons, nous estimons que Sempronius, ne pouvant songer à traverser la région Emilienne, s'est porté vers son collègue Scipion par derrière le rideau de l'Apennin. Mais quelle route a-t-il pu suivre sur le versant méridional de la chaîne, et, d'abord, par quel chemin, venant de Rimini, a-t-il repassé sur ce versant ? Est-il permis de croire qu'il ait derechef pratiqué la via Flaminia ? C'eût été consentir un assez long détour, et nous savons qu'il avait hâte d'arriver au but : une immense ambition, l'illustration du nom de ses aïeux, les sollicitations de ses amis politiques, tout l'y poussait irrésistiblement.

A-t-il pris la via Sapinia ou Gallica, passant par Meldola (castrum Mutilum) et mettant en communication Forli avec Arezzo ? Ce chemin, alors bien connu des légions romaines[96], l'eût conduit à Chiusi (Clusium), en l'éloignant encore inutilement de son objectif. Nous estimons qu'il s'est avancé dans la plaine Emilienne, au-delà de Forli ; qu'il a poussé jusqu'à Fænza (Faventia) ; que là, il s'est jeté dans l'Apennin, par la via Faventina, laquelle descendait assez directement sur Florence ; que la traversée de l'Apennin, mesurant par cette voie 70 milles (103k,530), s'est opérée en quatre ou cinq jours.

Défilé par le massif de la chaîne, Sempronius va pouvoir désormais se rapprocher de Scipion en pleine sécurité. Il prend à lorence la via Clodia, qui le conduit à Lucques en trois jours.

Depuis leur départ de Rimini, les troupes ont déjà fait 163 milles ou environ 241 kilomètres, c'est-à-dire dix étapes. Le consul ordonne un séjour dans cette place de Lucques, où il établit vraisemblablement son nouveau quartier général[97]. C'est là que doivent, à son sens, se concentrer les forces de la défense pour y attendre Annibal à sa descente des Apennins, si celui-ci prend, comme on le pense, la route de la Lunigiane. Cela fait, il poursuit par la via Aurélia, où il trouve, le long du rivage, les traces encore fraîches de Scipion : mais, une fois à l'embouchure de la Magra, il ne peut, comme Scipion, songer à gagner le col de Pontremoli. Un tel chemin le conduirait à Parme (iter a Parma Lucam) ; de là, théoriquement, il pourrait assurément menacer les derrières d'Annibal, établi à Settima, le tourner, même l'envelopper, pour peu qu'il combinât ses mouvements avec ceux de la garnison de Plaisance et de l'armée consulaire qui occupe Rivalta. Mais, malheureusement, s'il pratiquait cette voie, il tomberait sur les Boïes, alors en pleine insurrection ; les bandes de ces Gaulois farouches entraveraient sa marche ; il serait inévitablement arrêté et risquerait peut-être de se faire détruire avant même d'être en vue des Carthaginois. Pour ces raisons, Sempronius continue à ranger la côte de la rivière du Levant, afin de se porter directement sur la haute Trebbia. Nous admettons sans difficulté qu'il a poussé jusqu'aux environs de Gênes, en faisant par la via Aurélia à peu près 106 milles (millia passuum), ce qui représente six journées de marche. Là, les légions n'ont plus de route ; que vont-elles faire ?

Elles prennent sans hésiter les sentiers qui s'ouvrent devant elles[98] ; ce sont, à notre sens, ceux qui, passant par Torriglia et Ottone, ont été pratiqués, en 1859, par quelques-uns de nos régiments, entre autres le 3e zouaves. Habitués à courir par les iberdan ou chemins de chèvre de la Kabylie, nos braves gens n'ont mis que trois jours (14-16 mai) pour aller de Gênes à Bobbio, et nous estimons que les Romains ont pu faire la même route dans le même espace de temps.

En résumé, la marche de Sempronius peut se scander ainsi :

 

De Rimini à Fænza

M.P.XLIII

ou

63k,597

3

jours de marche.

De Fænza à Florence

M.P.LXX

 

103,53

5

De Florence à Lucques

M.P.L

 

73,95

3

De Lucques à Gênes

M.P.CVI

 

156,774

6

De Gênes à Bobbio

 

 

 

3

 

 

 

 

20

jours de marche.

 

On voit que le consul a mis une vingtaine de jours pour aller de Rimini à Bobbio, d'où il lui était facile de descendre rapidement sur Rivalta.

Le colonel Macdougall ne s'explique point que les Carthaginois aient laissé s'opérer paisiblement la jonction des deux armées consulaires. Annibal avait, dit-il, d'excellents éclaireurs qui le renseignaient à chaque instant sur les moindres mouvements de l'ennemi ; il savait que Sempronius arrivait à marches forcées sur la Trebbia ; il était bien en mesure de lui couper la route, puisqu'il fut, à peu de temps de là, assez fort pour battre, d'un seul et même coup les légions combinées des deux consuls. S'il n'a pas fait une grosse faute, ce qui n'est guère probable, d'où vient, se demande le commentateur[99], qu'il ait permis une réunion de forces jusqu'alors séparées ? Nous ne saurions dire si c'est, ou non, de son plein gré qu'Annibal a laissé cette opération s'accomplir ; ce qui nous paraît hors de doute, c'est qu'il n'avait guère le moyen de s'y opposer ; qu'il ne pouvait arrêter Sempronius s'avançant sur la haute Trebbia par derrière le rideau du massif Apennin. Quoi qu'il en soit, le fait de la jonction est absolument incontestable[100] ; Sempronius a pris position à 40 stades (7k,400) de Rivalta[101], et nous avons cru pouvoir fixer à Statto l'emplacement de son camp[102]. (Voyez la planche XIV.)

Quelles étaient en ce moment les ressources d'Annibal et quelle situation les derniers événements venaient-ils de lui créer ? Depuis le jour de sa descente en Italie, chaque pas fait en avant l'avait conduit vers de nouveaux alliés : chacun de ses succès avait grossi ses forces. Le passage des Alpes apparaît d'abord aux yeux des populations émerveillées comme l'œuvre d'un homme exceptionnellement heureux[103] ; puis, la chute de Turin, si rapide, frappe d'étonnement les riverains du Pô[104]. Les Gaulois frémissants sont encore indécis, la victoire du Tessin les entraîne[105]. A peine les Carthaginois sont-ils sous Plaisance, que le seul fait de leur venue y provoque un soulèvement de la part des auxiliaires de Rome[106] ; ils prennent position à Settima ; alors l'élan devient universel, l'enthousiasme cisalpin ne connaît plus de bornes ; un flot de protestations de dévouement à toute épreuve arrive à battre le seuil de la tente du général en chef[107] : tant il est vrai que les hommes embrassent toujours avec ferveur la cause d'un favori de la fortune. Quant aux Romains, que la malchance semblait poursuivre, ils avaient eu jusque-là grand'peine à maintenir dans le devoir leurs alliés de la haute Italie[108] ; les rangs de leurs partisans ne tardent pas à s'éclaircir ; à peine leur reste-t-il, avec les Anamans, quelques pelotons de Cénomans fidèles[109] ; ils voient d'un œil atterré les forces de l'envahisseur s'enfler comme les eaux d'un torrent des Alpes dont le volume croît avec la distance à la source.

Et, malheureusement pour sa cause, déjà bien compromise, Rome n'appréhende pas seulement l'effet des conceptions d'un hardi capitaine, mais encore celui de l'habileté consommée d'un grand homme d'Etat. Cet homme à l'esprit fin autant qu'à la main ferme, employant tour à tour la force et la persuasion, lui enlève des alliés, qui se détachent d'elle les uns après les autres[110]. Ici, pour semer la terreur, il ordonne une exécution militaire[111] ; là, il fait impitoyablement raser le territoire[112]. Le plus souvent, débonnaire et facile, il dépêche des émissaires, chargés du soin d'acheter l'alliance des chefs gaulois, d'enlever l'adhésion des populations encore hésitantes[113].

Suivant des instructions empreintes de sagesse et témoignant d'une profonde connaissance du cœur humain, ces agents n'avaient qu'une manière de traiter les affaires qui leur étaient confiées ; dans leurs relations avec les gens de la Cisalpine, ils ne mettaient en jeu qu'un seul mobile : l'intérêt. A ceux qui voulaient bien servir leur maître ils promettaient des sommes d'argent souvent considérables[114], et ces magnifiques promesses étaient toujours religieusement tenues[115]. Ils usaient envers les populations inoffensives de tous les ménagements compatibles avec les nécessités de la guerre, prenaient l'engagement de faire respecter les personnes et les biens[116], frappaient au besoin des exemples. Hannon, l'un des lieutenants du général en chef, s'était rendu coupable de maint abus envers quelques notables Astiotes réfugiés dans leurs propriétés rurales ; il les avait fait séquestrer, torturer et même mettre en croix, pour mieux leur arracher leurs trésors ! Réparation immédiate fut accordée aux gens d'Asti : les crimes d'Hannon furent payés de sa tête[117]. A tous les Cisalpins les émissaires carthaginois parlaient d'indépendance ; ils faisaient luire à leurs yeux l'espoir d'une prochaine misé à néant de la domination romaine, et leur annonçaient Annibal comme le libérateur de l'Italie[118].

La personne du jeune général en chef était, d'ailleurs, pleine de séductions : son exquise affabilité[119] charmait tous ceux qui pouvaient l'approcher. On le disait, au fond, bon et humain ; on savait que, renonçant souvent à l'exercice de ses droits, il se plaisait à mettre en liberté des prisonniers de guerre[120], même à gracier des partisans de Rome pris en flagrant délit d'hostilité contre lui[121]. Partout il s'était acquis grand renom d'aménité, de clémence[122] et de générosité.

Annibal appréciait à sa valeur ce genre de succès, car il en sentait le besoin. Loin de s'abuser, il se savait tenu d'être sans cesse soldat heureux ou profond politique, d'entretenir en Cisalpine l'ardeur des intérêts, d'y surexciter à toute heure les passions : l'espoir, la crainte ou l'enthousiasme. Il n'ignorait point que, lorsqu'on opère en pays étranger et qu'il s'agit d'y maintenir des alliés chancelants, d'y rassurer des esprits timides ou perplexes, il est indispensable de produire à chaque instant des effets bien trouvés, de frapper du nouveau sans relâche[123].

Suivant ce principe, Annibal avait préparé un grand coup de théâtre. Au moment où s'opérait la jonction des deux armées consulaires[124], la Cispadane, déjà profondément émue, fut saisie de cette foudroyante nouvelle : les Carthaginois sont maîtres de Casteggio[125] !

 

 

 



[1] P. Orose, Adv. Paganos, IV, XIV.

[2] Polybe, III, LXV.

[3] Polybe, III, LXV.

[4] Tite-Live, XXII, LII.

[5] Polybe, III, LXVI.

[6] Tite-Live, XXI, XLVII. — Appien, De bello Annibalico, V.

[7] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.

[8] Polybe, III, LXVI.

[9] Tite-Live, XXI, XLVII.

[10] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.

[11] Polybe, III, LXVI. — Appien, De bello Annibalico, V.

[12] Appien, De bello Annibalico, V.

[13] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII. — Appien, De bello Annibalico, V.

[14] Ammien Marcellin, XVII, IV.

[15] Polybe, III, LXVI.

[16] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.

[17] Tite-Live, XXI, XLVII.

[18] Polybe, III, LXVI.

[19] Campaigns of Hannibal, chap. I. London, 1858.

[20] Justin, XXI, II.

[21] Polybe, III, LXVI.

[22] Diodore de Sicile, XXVI, II.

[23] C. Nepos, Annibal, IV.

[24] Polybe, III, LXVI.

[25] Polybe, III, LXVI. — Silius Italicus, Puniques, XII.

[26] Histoire militaire des éléphants, liv. I, chap. X et note E.

[27] Dell' antica condizione del Vercellese, art. I.

[28] Tableau historique de la haute Italie.

[29] Histoire des campagnes d'Annibal, chap. II.

[30] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.

[31] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.

[32] Polybe, III, LXVI.

[33] Hérodote, Hist., IV, LXXXIII, LXXXIX et CXLI ; VII, XXXVI ; IX, CXV et CXXI ; Suétone, Caligula, XIX.

[34] Ctésias, Fragm. II, 15 ; Diodore de Sicile, II, XVI ; Strabon, XVI, I, 114 ; Quinte-Curce, De reb. gest. Alex. magni, VIII, X ; Végèce, Inst. rei milit., II, XXV ; III, VII.

[35] César, De bello Gallico, IV, XVII ; VI, IV ; VII, XXXV ; Incertus auctor, De bello Hispaniensi ; Végèce, Inst. rei milit., II, XXV ; III, VII.

[36] Tite-Live, XXI, XLVII.

[37] Quinte-Curce, op. cit., VIII, XIII ; Polybe, IV, LXIV ; Végèce, Inst. rei milit., I, X.

[38] Tite-Live, XXI, XLVII. Cf. Tite-Live, XXI, XXVII. Cf. t. I, liv. IV, chap. III.

[39] Quinte-Curce, op. cit., VII, V ; César, De bello civili, I, XLVIII ; Végèce, Inst. rei milit., III, VII. Cf. Ammien Marcellin, XVI, XII.

[40] Tite-Live, XXI, XLVII.

[41] Quinte-Curce, op. cit., IV, IV ; César, De hello Gallico, IV, LVI.

[42] Hérodote, Hist., I, LXXV ; Frontin, Strat., I, V, 4 ; César, De hello civili, I, LXI ; Ammien Marcellin, XXVIII, II ; Végèce, Inst. rei milit., III, VII.

[43] Polybe, III, LXVI. Cf. Polybe, III, XLII et XLIII ; Tite-Live, XXI, XXVI et XXVII ; cf. t. I, liv. IV, ch. III.

[44] Quinte-Curce, op. cit., VII, IV ; César, De bello Gallico, VII, LVIII.

[45] Silius Italicus, Puniques, IV.

[46] Polybe, III, XLII ; Tite-Live, XXI, XXVI. Cf. t. I, liv. IV, chap. III.

[47] César, De bello civili, I, LIV ; P. Ramus, De militia J. Cæsaris.

[48] Tite-Live, XXI, XLVII.

[49] Quinte-Curce, op. cit., VII, IV, et VIII, XIII.

[50] Polybe, III, XLVI ; Tite-Live, XXI, XXVIII. Cf. t. I, liv. IV, chap. III.

[51] Hérodote, Hist., VII, XXXVI ; Polybe, III, LXIV ; Ammien Marcellin, XXV, passim.

[52] Tite-Live, XXI, XLVII.

[53] Eutrope, III, XIII. — Tite-Live, XXI, XLVII.

[54] Polybe, III, LXVI.

[55] Tite-Live, XXI, XLVII.

[56] Polybe, III, LXVI.

[57] Polybe, III, LXVI.

[58] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLVIII.

[59] Tite-Live, XXI, XLVII.

[60] Tite-Live, XXI, XLVII.

[61] Située sur la route de Plaisance, à cinq ou six cents mètres de Casteggio, la Fontana d'Annibale donne une eau très-légère, fameuse dans le pays et qu'on vient chercher de très-loin. La source, dont le débit est d'environ deux litres à la minute, a été captée dès la plus haute antiquité ; elle coule aujourd'hui dans un bassin en maçonnerie de forme cubique et de deux mètres de côté. Ce réservoir en pierre de taille est recouvert d'une voûte en briques, à plein cintre. Le trop-plein s'échappe par une rigole pratiquée dans le seuil, du fait de la vétusté de l'œuvre.

[62] Polybe, III, LXVI. Tite-Live expose (XXI, XLVII), en termes vagues, que l'exécution de ca mouvement n'a demandé aux Carthaginois qu'un intervalle de quelques jours (paucis diebus). Ce qu'il faut retenir, c'est que l'auteur latin n'est pas en désaccord avec Polybe.

[63] Itinéraire d'Antonin. — La via Æmilia Scauri de Gènes à Plaisance par Tortone et Voghera ne fut empierrée, par Scaurus, que vers l'an 118. Elle n'existait donc pas à l'état de voie au temps de l'expédition d'Annibal ; mais, nous croyons devoir le répéter, les grands chemins de l'Empire n'ont fait que suivre, à peu près partout, le tracé des sentiers consacrés par l'usage ; on peut les considérer comme de simples perfectionnements des communications pratiquées par les populations primitives. C'est ce qui nous autorise à classer les Itinéraires romains parmi les documents qu'il nous est permis d'utiliser.

[64] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.

[65] Polybe, III, LXVI.

[66] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.

[67] Frontin, Stratag., II, III, 9.

[68] Ni-ou-ara, rivière-lac. Sur toute l'étendue de la mappemonde terrestre, le préfixe primitif Ni affecte la dénomination des lacs et des cours d'eau larges ou sujets aux débordements. Citons, en Europe : le Niemen, le Dnieper, le Dniester, la Nidda (Hesse-Darmstadt), la Nied, la Nièvre ; en Amérique : le Niagara ; en Afrique : le Nil, le Niger, les lacs Hyassa, Nyanza, Tanganyka, etc. Nous pourrions facilement multiplier les exemples.

[69] Appien, De bello Annibalico, V.

[70] J. B. Collot, Chute de Napoléon. Notes sur la campagne de 1796.

[71] Diodore de Sicile, XXVI, II.

[72] Campaigns of Hannibal, ch. I, obs. 5.

[73] Polybe, III, LXVII ; Tite-Live, XXI, XLVIII.

[74] Polybe, III, LXVII.

[75] Tite-Live, XXI, LVII.

[76] Tite-Live, XXI, LVII.

[77] Polybe, III, LXVII.

[78] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, LI.

[79] Polybe, III, LXIX et LVVII.

[80] Polybe, III, LXVIII.

[81] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XLVIII. — Silius Italicus, Puniques, IV.

[82] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.

[83] Polybe, III, LXVII et LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII. — Silius Italicus, Puniques, IV.

[84] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.

[85] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.

[86] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.

[87] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.

[88] Strabon, III, V, 5.

[89] Iter quod ab Urbe, Appia via, recto itinere ad Columnam, id est Trajectum Siciliæ ducit, M. P. CCCCLV. (Itinéraire d'Antonin.)

[90] Strabon, V, I, 11. — Il Hvarco d'Arimino esisteva senza dubbio nell' anno di Roma 533, in cui fu imbrec iata o selciato da Flaminio censore. (Pasqnale Amati, Dissertazione, parte prima.) — Via Flaminia a Strabone memorata ad Flaminium pertinet, qui censor fuit anno CCXX et in prælio ad Trasymenum cecidit. (C. Müller, édit. de Strabon, Index.)

[91] Pline, Hist. nat., XV, XL.

[92] Pline, Hist. nat., XXIII, XLIX.

[93] Strabon, V, I, 11. — Pline, Hist. nat., III, XX.

[94] Pline, Hist. nat., XXVII, CVI.

[95] Polybe, III, LXVIII.

[96] Voyez, sur la tribu Sapinia (clan d'Ombres, habitants de la vallée du Savio) et le castram Matilum (Meldola), Tite-Live, XXXI, II, et XXXIII, XXXVII. — Cf. Pasquale Amati, Dissertazione, parte prima.

[97] Tite-Live, XXI, LIX.

[98] Tite-Live, XXI, LVIII.

[99] Campaigns of Hannibal, chap. I, obs. 5.

[100] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, LI et LII. — Silius Italicus, Puniques, IV.

[101] Appien, De bello Annibalico, VI.

[102] Suivant Poggiali (Memorie storiche della città di Piacenza), le nom de Statto serait tiré du mot stativa.

[103] Appien, De bello Annibalico, VI.

[104] Polybe, III, LX.

[105] Polybe, III, LXVI.

[106] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.

[107] Polybe, III, LXVIII.

[108] Polybe, III, LX ; Tite-Live, XXI, XXXIX.

[109] Tite-Live, XXI, LV.

[110] Dion-Cassius. Fragm. CLXIX des livres I-XXXVI, éd. Gros.

[111] Polybe, III, LX. — Appien, De hello Annibalico, VI. — Silius Italicus, Puniques, IV, v. 7.

[112] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLV.

[113] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XLV et XLVIII.

[114] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.

[115] Polybe, III, LXIX.

[116] Tite-Live, XXI, XLV.

[117] Manuscrits de la Bibliothèque de Turin, codex DCXLVII, chartaceus, sæculi XV. Ex Odenato Farina.

[118] Frontin, Strat., IV, VII, 25. — Cf. Polybe, III, LXXVII.

[119] Polybe, III, LXVI et LXVII. —Tite-Live, XXI, XLVIII. — Frontin, Stratag., IV, VII, 25.

[120] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLVIII.

[121] Manuscrits de la Bibliothèque de Turin, codex MXLIV, chartaceus, sæculi XVI. Ex plurium Memorialibus.

[122] Tite-Live, XXI, XLVIII.

[123] Polybe, III, LXX.

[124] Polybe, III, LXIX.

[125] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLVIII.