Sans s'être fait totalement détruire, ainsi que le veut Paul Orose[1], l'armée consulaire avait éprouvé les pertes les plus sérieuses au combat du Tessin[2] ; mais, comme le dit proverbialement Napoléon, après une affaire un peu chaude, vainqueur ou vaincu, chacun a son compte, et nonobstant leur éclatant succès, les Carthaginois venaient d'être encore plus maltraités que les Romains[3]. Annibal lit tout de suite enlever ses blessés, ensevelir ses morts[4], et se retira derrière ses palissades pour s'y tenir prêt à tout événement. Il lui semblait que cet engagement de cavalerie, si vif qu'il eût été, ne pouvait être qu'un simple prélude de bataille ; il s'attendait à voir son adversaire dessiner le lendemain un retour offensif, mettre en ligne toute son infanterie légionnaire[5] et tenter de nouveau la fortune. L'événement ne devait pas tarder à démentir de tels pressentiments : les troupes de Scipion recevaient le soir même[6] l'ordre de plier bagages, de lever sans bruit leur camp de la Lomelline[7] et de repasser le Tessin[8]. Ce mouvement exécuté, la retraite était couverte ; l'obstacle d'un grand fleuve appuyé des imposantes défenses d'une place telle que Pavie semblait bien de nature à arrêter l'ennemi le plus entreprenant ; les légions respirèrent. Toutefois leur repos fut de courte durée ; le consul, ayant à peine pris le temps de rétablir l'ordre dans ses colonnes, se porta rapidement par delà le Tessin[9] dans la direction des ponts qu'il avait sur le Pô[10]. L'armée passa sur la rive droite du fleuve[11], replia sur ses derrières les ponts qui venaient de lui servir[12] et rentra sans plus d'accidents dans Plaisance[13]. Elle était sur sa base de manœuvres, base solide que des troupes carthaginoises, si bien commandées qu'elles fussent, ne pouvaient ni surprendre comme une Hécatompyle d'Afrique[14], ni emporter en trois jours comme un oppidum des Taurini. En apprenant que Scipion battait précipitamment en
retraite, Annibal s'était jeté à sa poursuite, mais les Romains avaient au moins
douze heures d'avance sur les Carthaginois. Ceux-ci eurent beau faire
diligence, fouiller au grand galop toute Nombre de commentateurs se sont demandé pourquoi les Carthaginois n'ont pas alors cru devoir passer, eux aussi, le Tessin ? Ils ne pouvaient le faire, disait Tite-Live, attendu que la communication dont ils eussent pu profiter était rompue[17]. Sans doute, la majeure part des poutrelles et des madriers venait d'être enlevée[18] ; mais ce matériel pouvait se reconstituer et le passage se rétablir ; un fleuve tel que le Tessin n'avait point l'inéluctable propriété de faire rebrousser chemin à qui n'avait pas craint de traverser le Rhône. Annibal, écrivait il y a vingt ans le colonel Macdougall[19], ne croyait pas qu'il fût prudent (not judging it prudent) d'essayer un passage de vive force en présence de l'ennemi maître de l'autre rive. Il est certain que le jeune général en chef ne s'inspirait jamais que des leçons de la prudence ; que, loin de l'enivrer, le succès ne faisait que mûrir la sagesse de ses résolutions[20] ; mais ici qu'avait-il à craindre ? il savait que les Romains battaient en retraite ; qu'ils étaient déjà loin[21]. Ses colonnes se trouvaient, il est vrai, prises d'écharpe par Pavie, mais il lui était facile de sortir du rayon d'activité de cette place, de remonter la rive droite du fleuve jusqu'à Bereguardo, par exemple, ou, s'il le fallait, jusqu'à Vigevano ; là, il eût opéré tranquillement. En somme, il pouvait passer le Tessin ; s'il ne l'a pas fait, c'est qu'il en a été détourné par des raisons sérieuses, dictées par une expérience consommée des conditions de la guerre[22]. Dans quel but eût-il passé le Tessin ? Pour pousser à fond
la poursuite des légions romaines ? Elles étaient, disons-nous, sur leur base
de manœuvres. Pour attaquer de front Plaisance ? C'est alors qu'il eût fallu
tenter un passage de vive force, celui du Pô, défendu par Scipion, avec Pavie
à dos et Crémone en flanc : on n'y pouvait songer. Pour s'enfoncer dans le
Milanais et tâter l'échiquier du Pô inférieur ? C'eût été compromettre une
directrice de marche qui, menacée sur sa droite par Pavie, Plaisance et
Crémone, allait heurter de front Rimini ; refuser, de gaieté de cœur, l'accès
de En se jetant un instant dans Maintenant, où s'est opéré ce passage ? Ici, comme partout
ailleurs, les appréciations sont diverses ; la divergence maximum se limite :
d'une part, à l'opinion du colonel Armandi, qui préconise la solution de
Stradella ; de l'autre, à celle de Jacopo Durandi, qui ne craint point de
proposer Casale. Si l'on jette les yeux sur la carte,
dit Armandi[26],
et que l'on tienne compte des circonstances qui
précédèrent et suivirent ce passage, je crois qu'on peut en assigner le lieu
entre Castel-San-Giovanni et Stradella, probablement au confluent de l'Olona
et du Pô. En effet, en cet endroit, le lit du fleuve est parsemé d'îles qui
pouvaient offrir des facilités pour l'établissement d'un pont. Je pense ne
pas m'être éloigné de la vérité en marquant à la hauteur de Stradella le lieu
où Annibal jeta son pont. Il se trouvait ainsi à égale distance de Plaisance,
qu'il devait surveiller, et de Clastidium
(Casteggio), dont il voulait s'emparer. — Non loin de Casale, écrivait Durandi[27], se trouve un lieu propice à l'exécution d'un passage de
rivière : c'est celui où s'élevait jadis le ponte di Nottingo ou ponte
di Cerviolo, l'un des plus beaux ouvrages d'art semés sur la voie romaine
d'Asti à Verceil. C'est sans doute ce point qu'Annibal a choisi.
Denina[28] flotte entre ces
opinions extrêmes, et ne croit pas pouvoir se prononcer d'une façon catégorique
; il prend, pour lieu géométrique du point cherché, d'abord la section du
fleuve qui court de Valenza à Pavie, puis celle qui, baignant le sud de Capsoni admet volontiers que l'opération s'est effectuée en amont de Pavie, à la hauteur de Verrua ; le chevalier Folard, en amont de Casteggio. Enfin, répudiant tout esprit d'indécision, le général de Vaudoncourt expose nettement[29] qu'Annibal, ayant marché le long du Pô pendant deux jours, vint camper près de Cambio et fit de suite jeter un pont. C'est ce dernier commentateur qui nous semble devoir obtenir gain de cause. Que veulent en effet les textes ? Premièrement, que le point cherché sur le cours du Pô supérieur se trouve à deux journées de marche en amont du confluent du Tessin[30] ; secondement, que les circonstances locales se prêtent facilement à l'exécution d'un pont militaire[31]. Le site de Cambio remplit ces deux conditions : c'est un lieu de passage bien connu des armées en campagne et que, tout récemment encore (1859), ont pratiqué les Autrichiens. Il se trouve, d'ailleurs, à la distance voulue, attendu que les itinéraires comptent de Pavie à Lomello environ trente et un kilomètres, et qu'il en faut faire ensuite une quinzaine pour se rendre de Lomello à Cambio ; la somme de ces deux nombres, égale à quarante-six kilomètres, représente bien un ensemble de deux étapes consécutives. Pour ces motifs, il est permis de se rallier à l'opinion du général de Vaudoncourt. Nous observerons en outre que, en opérant ainsi à la hauteur de Cambio, Annibal se trouvait bien hors du rayon d'action de la place de Pavie, et qu'il allait accoster la rive droite du fleuve, non chez des Anamans, alliés de Rome, mais dans un clan de Ligures qui, à l'exemple ou à l'instigation des gens d'Asti, tenaient pour les Carthaginois[32]. Ce point fixé, on peut se demander comment s'est exécutée l'opération matérielle du franchissement. Les anciens étaient passés maîtres en l'art de jeter des ponts à supports mobiles, témoin les œuvres colossales de Darius, de Xerxès, de Caligula[33]. Leurs armées en campagne étaient toujours accompagnées d'équipages de ponts, et les contemporains de Végèce, en se soumettant à cette règle, ne faisaient qu'imiter Alexandre et Sémiramis[34]. Mais l'armée carthaginoise, qui descendait du mont Genèvre, pouvait-elle être munie d'un matériel semblable ? Annibal disposait-il, lui aussi, d'un équipage de ponts ? Nous ne le pensons pas ; il n'en avait point sur le Rhône, et, en eût-il alors possédé un, qu'il se fût empressé de l'abandonner au pied des Alpes. Il n'est pas davantage permis de supposer que les Carthaginois aient songé à établir à Cambio un de ces ponts à supports fixes que jetait si volontiers César, qui étaient, pour ainsi dire, réglementaires dans l'armée romaine[35]. Ils n'avaient pas le temps de battre des pilots dans le lit du fleuve ; d'ailleurs, les textes sont absolument muets à cet égard. Mais ces textes, que disent-ils ? Une partie de l'armée carthaginoise aurait, suivant Cælius, opéré à la nage le franchissement du Pô[36]. Telle était la manière des soldats d'Alexandre et de ceux de Philippe III de Macédoine, le contemporain d'Annibal ; ce procédé primitif était encore de mode au temps de l'empire ; il devint même alors classique dans les armées romaines[37]. D'où il est permis d'inférer que Magon a fort bien pu mettre tout simplement à l'eau sa cavalerie légère et ses fantassins espagnols. Selon d'autres auteurs, ces Espagnols auraient été munis d'appareils natatoires analogues à ceux dont ils avaient fait usage lors du passage du Rhône[38]. Ces appareils étaient fort en faveur auprès des troupes macédoniennes et des légions de Jules César ; ils furent aussi, au dire de Végèce, l'objet de diverses prescriptions réglementaires[39]. L'hypothèse de l'emploi de quelques peaux de bouc gonflées d'air n'a donc rien qui choque le bon sens. Cælius ajoute qu'Annibal fit passer à gué la majeure
partie de ses troupes[40]. Cette méthode,
la plus commode de toutes celles qu'on peut imaginer, était bien connue des
anciens : Alexandre avait ainsi franchi le Tigre et le Granique ; César
devait ainsi passer la Loire[41]. Les ingénieurs
militaires de l'antiquité (artifices periti aquairiæ rei) savaient
d'ailleurs rendre guéables les fleuves qui ne l'étaient pas, témoin les
immenses travaux de Thalès sur l'Halys et ceux de César sur Polybe dit qu'Annibal effectue le passage du Pô comme celui du Rhône, au moyen d'embarcations trouvées sur place[43]. C'est ainsi qu'Alexandre avait franchi l'Oxus ; que Labienus, lieutenant de César, devait passer la Seine[44]. Le fait de l'emploi de ce procédé par l'armée carthaginoise n'a rien d'invraisemblable ; on peut en dire autant de la méthode dont Silius Italicus rapporte la mise en pratique ; le poète expose en vers pompeux qu'Annibal a bien fait usage d'une flottille fluviale[45], mais qu'il a dû la construire lui-même au moment du besoin, comme cela s'était déjà passé sur les bords du Rhône[46], suivant un mode dont l'exemple ne devait pas être perdu pour les légions de César[47]. Enfin, Tite-Live parle vaguement de radeaux[48]. S'agit-il, à son sens, de trailles analogues à celles qu'avait employées Alexandre pour franchir le Don et l'Hydaspe[49], de catamarans semblables à ceux dont Annibal lui-même s'était servi lors de son passage du Rhône[50] ? Ou bien entend-il parler de radeaux fonctionnant comme supports mobiles d'un pont militaire ? C'est ce qu'il serait assez difficile de dire. En résumé, la nage, les appareils natatoires, les gués, les embarcations trouvées sur place, la construction d'une flottille fluviale, les trailles ou le pont de radeaux, tous les moyens de passage sont plus ou moins franchement accusés par les textes. Comment prononcer entre ces méthodes ? Tite-Live refusait de croire aux nageurs avec ou sans outres gonflées, ainsi qu'à la pratique des gués artificiels ou naturels ; pour nous, n'admettant non plus ni le pont de radeaux, ni la construction d'une flottille, et nous appuyant de l'autorité de Polybe, nous pensons qu'Annibal a fait tout simplement usage des nombreuses embarcations qu'il a trouvées sur le Pô ; qu'il a jeté un pont à supports mobiles, en tirant bon parti des ressources locales. Ce procédé commode s'offrait tout naturellement à lui, et l'amitié des riverains lui en facilitait l'emploi. C'est également au moyen de bateaux du commerce que, dans la nuit du 29 au 30 juin 1869, s'est parachevé le pont de Casal-Maggiore, destiné au passage du 5e corps de notre armée d'Italie : à deux mille années d'intervalle, ce procédé d'exécution est encore le plus pratique et le plus simple sur le vieil Eridan ; les Français n'opèrent pas autrement que les Carthaginois. Grâce à l'activité de ses pontonniers[51], Annibal est bientôt prêt ; ses éléphants, pour faire office de batardeaux, sont rangés en ligne en amont du pont qui s'achève ; la violence du courant étant ainsi rompue[52], il ordonne le passage, et le défilé commence par le corps de Magon[53]. Asdrubal, un des officiers généraux les plus expérimentés, est spécialement chargé du soin de diriger le mouvement[54], le général en chef se réservant, d'ailleurs, de présider de sa personne à celui de l'infanterie de ligne et des équipages[55]. Ces sages dispositions produisent le meilleur effet : l'ordre ne cesse de régner dans la colonne ; les troupes atteignent facilement l'autre bord ; on ne signale aucun accident. Alors, voyant hors de danger le dernier homme de l'armée carthaginoise, mais alors seulement, Annibal, satisfait, passe à son tour le pont, d'un pas rapide et calme[56]. Toutes les forces carthaginoises sont alors réunies sur la
rive droite, car la colonne du centre, concentrée à Cozzo pendant le combat
du Tessin, a rejoint à Cambio au moment du passage, et celle de droite,
descendue d'Asti, vient de rallier après l'opération. Ces belles troupes
s'assemblent entre le Tanaro et La route va-t-elle être, ou non, coupée ? En tout cas, il faut faire halte. Parmi les derniers contreforts du versant nord de
l'Apennin ligure se profilait une croupe dont la pointe, noyée à sa base dans
les alluvions de la plaine, était baignée : à l'est, par les eaux du Rile ; à
l'ouest, par le Riazzolo ; au nord, par le torrent de Cette sorte de péninsule inter-fluviale se terminait par un talus roide formant le soutènement d'un plateau élevé d'une quarantaine de mètres au-dessus du terrain adjacent. Sur ce plateau était assis un oppidum romain, bien armé, bien approvisionné, défendu par une bonne garnison. C'était Casteggio ! Comment forcer un passage aussi bien gardé ? Faut-il masquer l'oppidum ou tenter de l'emporter de vive force ? On s'exposerait ainsi à des périls dont le moindre serait une perte de temps précieux. Que faire ? Les hommes sont inquiets, mais Annibal a mesuré la valeur de l'obstacle et pris des dispositions propres à en paralyser l'action ; il clôt des négociations dont les Astiotes lui ont facilité l'ouverture[58]. La place de Casteggio n'ouvre pas, bien entendu, ses portes, mais elle demeure inerte, et les Carthaginois vont tranquillement défiler sous ses balistes. En tête de colonne s'avance Magon, qui, tout jeune encore,
n'en est pas moins un excellent officier d'avant-garde ; son détachement de
cavalerie légère, principalement composé d'Espagnols[59], prend vivement
le galop dans la direction de Plaisance[60], afin de balayer
dans toute son étendue le défilé de Les Carthaginois n'ont à faire que deux jours de marche, à
partir de leur pont de Cambio ; le troisième jour, ils sont en face de l'ennemi,
qu'ils retrouvent concentré sous Plaisance[62]. Il est facile de
rythmer la vitesse de leurs colonnes durant l'exécution de ce mouvement. La
distance de Cambio à Voghera est d'une vingtaine de kilomètres ; celle de
Voghera à Plaisance suivant le tracé de la via Æmilia Scauri[63] mesure 41 milles
ou Au débouché de Ne découvrant du côté de Plaisance aucun indice de
mouvement hostile[65], Annibal put
bientôt se reformer en colonne. Défilant donc paisiblement en vue de
l'ennemi, il alla prendre position à On sait qu'Annibal n'occupait jamais que des lieux munis d'excellentes défenses naturelles ; il s'établissait, par exemple, sur des pitons d'un accès difficile, ou se couvrait de marais impraticables, en se ménageant des communications dont son adversaire ne pût faire usage[67]. Nous estimons que les Carthaginois se sont placés dans ces conditions vers le point d'intersection de la voie Émilienne et de la Nura[68], à cheval sur cette rivière et protégés par l'inondation due à ses gros débordements. Cette position de Comment déjouer ces desseins d'un ennemi vigilant ? Doué
de coup d'œil et de présence d'esprit, habitué à calculer juste, plein de
confiance en sa fortune[71], Annibal n'hésite
pas : il se jette franchement entre les forces qui le menacent, et cela dans
le but de battre, l'un après l'autre, chacun de ses deux adversaires ; de détruire,
si faire se peut, Sempronius venant de Rimini, avant qu'il ait pu joindre
Scipion, étroitement bloqué dans Plaisance. Ce fut
là, dit le colonel Macdougall[72], un véritable coup de maître (a masterty manœuvre) ; mais
il est essentiel d'observer que c'eût été une faute énorme (a violation of military
rules), si l'audacieux fils d'Amilcar n'avait pas alors eu ses
cantonnements dans le pays des Boïes, les plus ardents et les plus sûrs de
tous les Cisalpins ; s'il ne s'était trouvé en mesure de compter sur le
succès prochain de certaines négociations entamées par ses agents secrets.
Effectivement, en coupant ainsi l'armée de Scipion de Alors lui-même eût vu sa ligne d'opérations coupée ; il
fût resté en l'air sur Alors Scipion se sent dans une situation critique : séparé
de l'armée consulaire de Rimini, coupé de Parme et de Suivant ce dessein, le consul exécuta sa sortie, à la faveur d'une nuit obscure ; dérobant le mieux possible ses mouvements à l'ennemi, il se dirigea vers la Trebbia[81], qu'il réussit à franchir[82] non loin du point où s'élève aujourd'hui le viaduc du chemin de fer, bien que son arrière-garde eût été menée battant par une nuée de cavaliers imazir'en, lancés à sa poursuite. Une fois hors de danger, les légions se hâtèrent de remonter la rive gauche du fleuve, par Tuna et Casaliggio, pour se porter sur les hauteurs voisines[83], dernières extumescences de l'empâtement des Apennins. Nous pensons qu'il s'agit ici de la position de Rivalta, qui mesure une vingtaine de mètres d'altitude au-dessus du lit de la rivière ; c'est celle que Desaix occupait la veille de la journée de Marengo. (Voyez les planches XIII et XIV.) Là, Scipion s'installa solidement[84], fit enceindre
son camp du retranchement réglementaire[85] et organisa
soigneusement son service de sûreté. Dès qu'il eut connaissance du mouvement
de son adversaire, Annibal, abandonnant les marécages de Cependant Sempronius marchait sur Par quel chemin Sempronius allait-il joindre son collègue
? Peut-on admettre que, partant de Rimini, il ait suivi le pied du versant nord
de la chaîne Apennine ? Non, certainement. La via Æmilia n'existait pas encore,
à cette époque, à l'état de voie de communication, puisqu'elle n'a été ouverte
par Æmilius Lepidus qu'en 187, soit quatre ans seulement avant la mort
d'Annibal ; et que les plaines de l'Emilie n'ont été préservées des effets
d'une inondation quasi-permanente que par les grands travaux de dessèchement exécutés
par Scaurus vers l'an 118, c'est-à-dire un siècle après le commencement de la
deuxième guerre punique. Le pays, alors considéré comme impraticable, était,
d'ailleurs, occupé par des Boïes ; or ces rebelles venaient de bloquer dans
Modène les triumvirs directeurs de la colonisation, d'infliger un sanglant
désastre à Manlius, de tenir en échec Atilius dans Tenedo (alias Taneto),
de fomenter l'insurrection de Plaisance. Enfin, les Carthaginois occupaient
Settima, sur le Rifiuto, et, par conséquent, masquaient les approches de A-t-il pris la via Sapinia ou Gallica, passant par Meldola (castrum Mutilum) et mettant en communication Forli avec Arezzo ? Ce chemin, alors bien connu des légions romaines[96], l'eût conduit à Chiusi (Clusium), en l'éloignant encore inutilement de son objectif. Nous estimons qu'il s'est avancé dans la plaine Emilienne, au-delà de Forli ; qu'il a poussé jusqu'à Fænza (Faventia) ; que là, il s'est jeté dans l'Apennin, par la via Faventina, laquelle descendait assez directement sur Florence ; que la traversée de l'Apennin, mesurant par cette voie 70 milles (103k,530), s'est opérée en quatre ou cinq jours. Défilé par le massif de la chaîne, Sempronius va pouvoir désormais se rapprocher de Scipion en pleine sécurité. Il prend à lorence la via Clodia, qui le conduit à Lucques en trois jours. Depuis leur départ de Rimini, les troupes ont déjà fait 163
milles ou environ Elles prennent sans hésiter les sentiers qui s'ouvrent
devant elles[98]
; ce sont, à notre sens, ceux qui, passant par Torriglia et Ottone, ont été
pratiqués, en 1859, par quelques-uns de nos régiments, entre autres le 3e
zouaves. Habitués à courir par les iberdan
ou chemins de chèvre de En résumé, la marche de Sempronius peut se scander ainsi :
On voit que le consul a mis une vingtaine de jours pour aller de Rimini à Bobbio, d'où il lui était facile de descendre rapidement sur Rivalta. Le colonel Macdougall ne s'explique point que les
Carthaginois aient laissé s'opérer paisiblement la jonction des deux armées
consulaires. Annibal avait, dit-il, d'excellents éclaireurs qui le renseignaient
à chaque instant sur les moindres mouvements de l'ennemi ; il savait que
Sempronius arrivait à marches forcées sur Quelles étaient en ce moment les ressources d'Annibal et quelle situation les derniers événements venaient-ils de lui créer ? Depuis le jour de sa descente en Italie, chaque pas fait en avant l'avait conduit vers de nouveaux alliés : chacun de ses succès avait grossi ses forces. Le passage des Alpes apparaît d'abord aux yeux des populations émerveillées comme l'œuvre d'un homme exceptionnellement heureux[103] ; puis, la chute de Turin, si rapide, frappe d'étonnement les riverains du Pô[104]. Les Gaulois frémissants sont encore indécis, la victoire du Tessin les entraîne[105]. A peine les Carthaginois sont-ils sous Plaisance, que le seul fait de leur venue y provoque un soulèvement de la part des auxiliaires de Rome[106] ; ils prennent position à Settima ; alors l'élan devient universel, l'enthousiasme cisalpin ne connaît plus de bornes ; un flot de protestations de dévouement à toute épreuve arrive à battre le seuil de la tente du général en chef[107] : tant il est vrai que les hommes embrassent toujours avec ferveur la cause d'un favori de la fortune. Quant aux Romains, que la malchance semblait poursuivre, ils avaient eu jusque-là grand'peine à maintenir dans le devoir leurs alliés de la haute Italie[108] ; les rangs de leurs partisans ne tardent pas à s'éclaircir ; à peine leur reste-t-il, avec les Anamans, quelques pelotons de Cénomans fidèles[109] ; ils voient d'un œil atterré les forces de l'envahisseur s'enfler comme les eaux d'un torrent des Alpes dont le volume croît avec la distance à la source. Et, malheureusement pour sa cause, déjà bien compromise, Rome n'appréhende pas seulement l'effet des conceptions d'un hardi capitaine, mais encore celui de l'habileté consommée d'un grand homme d'Etat. Cet homme à l'esprit fin autant qu'à la main ferme, employant tour à tour la force et la persuasion, lui enlève des alliés, qui se détachent d'elle les uns après les autres[110]. Ici, pour semer la terreur, il ordonne une exécution militaire[111] ; là, il fait impitoyablement raser le territoire[112]. Le plus souvent, débonnaire et facile, il dépêche des émissaires, chargés du soin d'acheter l'alliance des chefs gaulois, d'enlever l'adhésion des populations encore hésitantes[113]. Suivant des instructions empreintes de sagesse et témoignant
d'une profonde connaissance du cœur humain, ces agents n'avaient qu'une
manière de traiter les affaires qui leur étaient confiées ; dans leurs
relations avec les gens de La personne du jeune général en chef était, d'ailleurs, pleine de séductions : son exquise affabilité[119] charmait tous ceux qui pouvaient l'approcher. On le disait, au fond, bon et humain ; on savait que, renonçant souvent à l'exercice de ses droits, il se plaisait à mettre en liberté des prisonniers de guerre[120], même à gracier des partisans de Rome pris en flagrant délit d'hostilité contre lui[121]. Partout il s'était acquis grand renom d'aménité, de clémence[122] et de générosité. Annibal appréciait à sa valeur ce genre de succès, car il en sentait le besoin. Loin de s'abuser, il se savait tenu d'être sans cesse soldat heureux ou profond politique, d'entretenir en Cisalpine l'ardeur des intérêts, d'y surexciter à toute heure les passions : l'espoir, la crainte ou l'enthousiasme. Il n'ignorait point que, lorsqu'on opère en pays étranger et qu'il s'agit d'y maintenir des alliés chancelants, d'y rassurer des esprits timides ou perplexes, il est indispensable de produire à chaque instant des effets bien trouvés, de frapper du nouveau sans relâche[123]. Suivant ce principe, Annibal avait préparé un grand coup
de théâtre. Au moment où s'opérait la jonction des deux armées consulaires[124], |
[1] P. Orose, Adv. Paganos, IV, XIV.
[2] Polybe, III, LXV.
[3] Polybe, III, LXV.
[4] Tite-Live, XXII, LII.
[5] Polybe, III, LXVI.
[6] Tite-Live, XXI, XLVII. — Appien, De bello Annibalico, V.
[7] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[8] Polybe, III, LXVI.
[9] Tite-Live, XXI, XLVII.
[10] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[11] Polybe, III, LXVI. — Appien, De bello Annibalico, V.
[12] Appien, De bello Annibalico, V.
[13] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII. — Appien, De bello Annibalico, V.
[14] Ammien Marcellin, XVII, IV.
[15] Polybe, III, LXVI.
[16] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[17] Tite-Live, XXI, XLVII.
[18] Polybe, III, LXVI.
[19] Campaigns of Hannibal, chap. I. London, 1858.
[20] Justin, XXI, II.
[21] Polybe, III, LXVI.
[22] Diodore de Sicile, XXVI, II.
[23] C. Nepos, Annibal, IV.
[24] Polybe, III, LXVI.
[25] Polybe, III, LXVI. — Silius Italicus, Puniques, XII.
[26] Histoire militaire des éléphants, liv. I, chap. X et note E.
[27] Dell' antica condizione del Vercellese, art. I.
[28] Tableau historique de la haute Italie.
[29] Histoire des campagnes d'Annibal, chap. II.
[30] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[31] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[32] Polybe, III, LXVI.
[33] Hérodote, Hist., IV, LXXXIII, LXXXIX et CXLI ; VII, XXXVI ; IX, CXV et CXXI ; Suétone, Caligula, XIX.
[34] Ctésias, Fragm. II, 15 ; Diodore de Sicile, II, XVI ; Strabon, XVI, I, 114 ; Quinte-Curce, De reb. gest. Alex. magni, VIII, X ; Végèce, Inst. rei milit., II, XXV ; III, VII.
[35] César, De bello Gallico, IV, XVII ; VI, IV ; VII, XXXV ; Incertus auctor, De bello Hispaniensi ; Végèce, Inst. rei milit., II, XXV ; III, VII.
[36] Tite-Live, XXI, XLVII.
[37] Quinte-Curce, op. cit., VIII, XIII ; Polybe, IV, LXIV ; Végèce, Inst. rei milit., I, X.
[38] Tite-Live, XXI, XLVII. Cf. Tite-Live, XXI, XXVII. Cf. t. I, liv. IV, chap. III.
[39] Quinte-Curce, op. cit., VII, V ; César, De bello civili, I, XLVIII ; Végèce, Inst. rei milit., III, VII. Cf. Ammien Marcellin, XVI, XII.
[40] Tite-Live, XXI, XLVII.
[41] Quinte-Curce, op. cit., IV, IV ; César, De hello Gallico, IV, LVI.
[42] Hérodote, Hist., I, LXXV ; Frontin, Strat., I, V, 4 ; César, De hello civili, I, LXI ; Ammien Marcellin, XXVIII, II ; Végèce, Inst. rei milit., III, VII.
[43] Polybe, III, LXVI. Cf. Polybe, III, XLII et XLIII ; Tite-Live, XXI, XXVI et XXVII ; cf. t. I, liv. IV, ch. III.
[44] Quinte-Curce, op. cit., VII, IV ; César, De bello Gallico, VII, LVIII.
[45] Silius Italicus, Puniques, IV.
[46] Polybe, III, XLII ; Tite-Live, XXI, XXVI. Cf. t. I, liv. IV, chap. III.
[47] César, De bello civili, I, LIV ; P. Ramus, De militia J. Cæsaris.
[48] Tite-Live, XXI, XLVII.
[49] Quinte-Curce, op. cit., VII, IV, et VIII, XIII.
[50] Polybe, III, XLVI ; Tite-Live, XXI, XXVIII. Cf. t. I, liv. IV, chap. III.
[51] Hérodote, Hist., VII, XXXVI ; Polybe, III, LXIV ; Ammien Marcellin, XXV, passim.
[52] Tite-Live, XXI, XLVII.
[53] Eutrope, III, XIII. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[54] Polybe, III, LXVI.
[55] Tite-Live, XXI, XLVII.
[56] Polybe, III, LXVI.
[57] Polybe, III, LXVI.
[58] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[59] Tite-Live, XXI, XLVII.
[60] Tite-Live, XXI, XLVII.
[61]
Située sur la route de Plaisance, à cinq ou six cents mètres de Casteggio,
[62] Polybe, III, LXVI. Tite-Live expose (XXI, XLVII), en termes vagues, que l'exécution de ca mouvement n'a demandé aux Carthaginois qu'un intervalle de quelques jours (paucis diebus). Ce qu'il faut retenir, c'est que l'auteur latin n'est pas en désaccord avec Polybe.
[63] Itinéraire d'Antonin. — La via Æmilia Scauri de Gènes à Plaisance par Tortone et Voghera ne fut empierrée, par Scaurus, que vers l'an 118. Elle n'existait donc pas à l'état de voie au temps de l'expédition d'Annibal ; mais, nous croyons devoir le répéter, les grands chemins de l'Empire n'ont fait que suivre, à peu près partout, le tracé des sentiers consacrés par l'usage ; on peut les considérer comme de simples perfectionnements des communications pratiquées par les populations primitives. C'est ce qui nous autorise à classer les Itinéraires romains parmi les documents qu'il nous est permis d'utiliser.
[64] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[65] Polybe, III, LXVI.
[66] Polybe, III, LXVI. — Tite-Live, XXI, XLVII.
[67] Frontin, Stratag., II, III, 9.
[68]
Ni-ou-ara, rivière-lac.
Sur toute l'étendue de la mappemonde terrestre, le préfixe primitif Ni affecte
la dénomination des lacs et des cours d'eau larges ou sujets aux débordements.
Citons, en Europe : le Niemen, le Dnieper, le Dniester,
[69] Appien, De bello Annibalico, V.
[70] J. B. Collot, Chute de Napoléon. Notes sur la campagne de 1796.
[71] Diodore de Sicile, XXVI, II.
[72] Campaigns of Hannibal, ch. I, obs. 5.
[73] Polybe, III, LXVII ; Tite-Live, XXI, XLVIII.
[74] Polybe, III, LXVII.
[75] Tite-Live, XXI, LVII.
[76] Tite-Live, XXI, LVII.
[77] Polybe, III, LXVII.
[78] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, LI.
[79] Polybe, III, LXIX et LVVII.
[80] Polybe, III, LXVIII.
[81] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XLVIII. — Silius Italicus, Puniques, IV.
[82] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[83] Polybe, III, LXVII et LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII. — Silius Italicus, Puniques, IV.
[84] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[85] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[86] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[87] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[88] Strabon, III, V, 5.
[89] Iter quod ab Urbe, Appia via, recto itinere ad Columnam, id est Trajectum Siciliæ ducit, M. P. CCCCLV. (Itinéraire d'Antonin.)
[90]
Strabon, V, I,
11. — Il Hvarco d'Arimino esisteva senza dubbio nell'
anno di Roma
[91] Pline, Hist. nat., XV, XL.
[92] Pline, Hist. nat., XXIII, XLIX.
[93] Strabon, V, I, 11. — Pline, Hist. nat., III, XX.
[94] Pline, Hist. nat., XXVII, CVI.
[95] Polybe, III, LXVIII.
[96] Voyez, sur la tribu Sapinia (clan d'Ombres, habitants de la vallée du Savio) et le castram Matilum (Meldola), Tite-Live, XXXI, II, et XXXIII, XXXVII. — Cf. Pasquale Amati, Dissertazione, parte prima.
[97] Tite-Live, XXI, LIX.
[98] Tite-Live, XXI, LVIII.
[99] Campaigns of Hannibal, chap. I, obs. 5.
[100] Polybe, III, LXVIII. — Tite-Live, XXI, LI et LII. — Silius Italicus, Puniques, IV.
[101] Appien, De bello Annibalico, VI.
[102] Suivant Poggiali (Memorie storiche della città di Piacenza), le nom de Statto serait tiré du mot stativa.
[103] Appien, De bello Annibalico, VI.
[104] Polybe, III, LX.
[105] Polybe, III, LXVI.
[106] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[107] Polybe, III, LXVIII.
[108] Polybe, III, LX ; Tite-Live, XXI, XXXIX.
[109] Tite-Live, XXI, LV.
[110] Dion-Cassius. Fragm. CLXIX des livres I-XXXVI, éd. Gros.
[111] Polybe, III, LX. — Appien, De hello Annibalico, VI. — Silius Italicus, Puniques, IV, v. 7.
[112] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLV.
[113] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XLV et XLVIII.
[114] Polybe, III, LXVII. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[115] Polybe, III, LXIX.
[116] Tite-Live, XXI, XLV.
[117]
Manuscrits de
[118] Frontin, Strat., IV, VII, 25. — Cf. Polybe, III, LXXVII.
[119] Polybe, III, LXVI et LXVII. —Tite-Live, XXI, XLVIII. — Frontin, Stratag., IV, VII, 25.
[120] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLVIII.
[121]
Manuscrits de
[122] Tite-Live, XXI, XLVIII.
[123] Polybe, III, LXX.
[124] Polybe, III, LXIX.
[125] Polybe, III, LXIX. — Tite-Live, XXI, XLVIII.