HISTOIRE D'ANNIBAL

 

LIVRE CINQUIÈME. — LES ALPES.

CHAPITRE II. — DISCUSSION D'UN GRAND PROBLÈME.

 

 

L'opération du passage des Alpes est un des épisodes les plus saillants de la vie d'Annibal, et le récit de ce passage est peut-être le plus beau monument de l'histoire militaire antique. Le grand tableau de Polybe, ou seulement le pastiche élégant de Tite-Live, laisse toujours dans l'esprit une impression profonde : l'ampleur de la composition, la pureté des lignes, la sobre tonalité des couleurs, tout, dans cette narration magistrale, fait courir dans les veines un frisson esthétique, avant-coureur de l'admiration. Alors, qu'il soit archéologue ou soldat, érudit, voyageur ou simple curieux, le spectateur se sent envahi par un immense désir, celui de restituer exactement le panorama de cette grande scène, en l'encadrant dans ces montagnes qui en furent les témoins.

Or, en toute œuvre de restitution, avant de songer aux personnages, c'est le décor qu'il faut tenter de peindre. C'est de la vue des lieux qu'on doit, avant tout, s'inspirer. La vérité n'est pas ailleurs.

Par quels sentiers des Alpes passait donc la ligne d'opérations de l'armée carthaginoise ? En est-il resté quelque trace ? A-t-on trouvé sur quelque roche une empreinte des pas d'Annibal ? Un fil conducteur est nécessaire à qui veut refaire, comme un pèlerinage, ces étapes du grand capitaine. Qu'on nous indique la route ; qu'on nous mène, à sa suite, de France en Italie !

Tels sont les vœux de ceux qu'intéresse l'étude du passé, vœux auxquels les commentateurs ont, malheureusement, grand'peine à satisfaire. Le sujet, en effet, est extrêmement complexe ; les données sont souvent insuffisantes ; il est, par suite, très-facile de s'égarer dans le champ des hypothèses.

De là tant de systèmes divers.

En abordant cette question ardue, l'homme de bonne foi ne peut s'empêcher de frémir en face de la multitude de solutions qu'elle a déjà fait éclore depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. En 1828, le problème avait suscité, chez les modernes seulement, quarante-deux dissertations distinctes[1] ; sept ans plus tard, en 1835, on en comptait quatre-vingt-dix[2] ; en 1869, plus de cent[3]. Nous-même, nous venons d'en lire plus de cent cinquante, et certainement nous n'avons pas tout lu ; aussi sommes-nous tenté d'admettre, avec quelques auteurs, que les mémoires publiés sur la matière formeraient, à eux seuls, une bibliothèque[4].

Comment s'orienter au sein d'un tel chaos, où se heurtent les hypothèses contradictoires, où se superposent les systèmes pré- conçus étayés de raisons puériles, où s'épanouissent souvent de flagrantes absurdités ? Comment se frayer une voie rationnelle par un dédale embarrassé de tant d'obstacles[5] ?

A peine les colonnes carthaginoises viennent-elles de s'ébranler pour marcher vers les Alpes, que déjà les commentateurs ne sont plus d'accord sur la distance parcourue le long de la rive gauche du Rhône, en amont du camp de Châteauneuf. Fortia d'Urban arrête Annibal au confluent de l'Eygues ; M. Imbert-Desgranges, à la hauteur de Bollène ; le marquis de Saint-Simon, à Montélimar. Les généraux Saint-Cyr et de Vaudoncourt le conduisent jusqu'à Valence ; Napoléon, Letronne, Larauza, de Lavalette, M. Macé, M. Chappuis, jusqu'au confluent de l'Isère. Le général Melville remonte jusqu'à Saint-Rambert ; Deluc, Wickham et Cramer, jusqu'à Vienne. D'autres, plus hardis, dépassent Lyon : le général Rogniat ne fait halte qu'à Seyssel ; Isidore de Séville, Cluvier, le P. Menestrier, Gibbon, de Rivaz et Withaker poussent jusqu'à Martigny ; Arneth, Fortias et Reichard poursuivent jusqu'à Bryg, et le docteur Hoëfer ne reprend haleine qu'aux sources mêmes du Rhône[6]. On voit quel immense écart disjoint les opinions extrêmes ; le cours entier du fleuve n'est qu'un lieu géométrique du point qu'il s'agit de trouver.

La divergence n'est pas moins considérable en ce qui concerne le point de franchissement de la cime des Alpes, et, pour donner une nomenclature rationnelle des opinions émises, il convient d'adopter cette classification, conforme à l'ordre géographique (voyez la planche I) :

Système du Saint-Gothard ;

Système du Simplon ;

Système du grand Saint-Bernard ;

Système du petit Saint-Bernard ;

Système du mont Cenis ;

Système du mont Genèvre ;

Système du mont Viso.

Le docteur Hoëfer est un des rares savants qui préconisent la solution du Saint-Gothard. N'est-il pas, dit-il[7], beaucoup plus simple d'admettre, conformément au récit de Polybe, plus croyable que Tite-Live, qu'Annibal, continuant à longer les rives du Rhône jusqu'à sa source (ce qui était tout à fait dans les usages de la stratégie ancienne), passa la Furca, la vallée d'Ursern, où il établit son camp, franchit le Saint-Gothard, un des passages les plus faciles des Alpes, et descendit, par la vallée du Tessin, dans les plaines de la Lombardie ? Ce qui vient à l'appui de mon opinion, c'est que les Romains, qui devaient attendre leur ennemi à la sortie des Alpes, engagèrent le premier combat précisément sur les rives du Tessin.

Les deux cols principaux des Alpes pennines sont ceux du Simplon et du grand Saint-Bernard. Tous deux ont leurs chauds partisans : Arneth, Fortias et Reichard se prononcent sans hésitation pour le premier ; quant au second, il a recueilli les voix de Pline, Paul Diacre (Warnefried), Cluvier, du P. Menestrier, Bourrit, Christian de Loges, Whitaker, de Rivaz, Delandine, Gibbon, Heeren, Ernst, du P. Murith, du général Rogniat, de l'abbé Ducis. Les arts ont adopté cette solution : le tableau de David, représentant le premier consul Bonaparte franchissant le Saint-Bernard, le 20 mai 1800, porte le nom d'Annibal gravé sur l'une des roches de la route noyée sous les neiges[8].

Les Alpes grées ne présentent que deux passages réellement praticables : ceux du petit Saint-Bernard et du mont Cenis. Le petit Saint-Bernard est adopté par Cælius Antipater, Cornelius Nepos, Luitprand, Jean Blæu, les PP. Catrou et Rouillé, Paul Jove, le général Melville, Deluc, Wickham et Cramer, Larenaudière et Malte-Brun, Villars, de Lalande, de Pesay, Lemaire, Fergusson, le général Rogniat, Macdougall, Roche, Doujat[9], MM. Rossignol, Duruy, Replat[10] et Cantù. De son côté, le mont Cenis a pour défenseurs Abauzit, Grosley, Mann, Napoléon, Larauza, Robert de Cazaux, Simler, de Saussure, de Stolberg, Millin, Ellis[11], Albanis Beaumont[12], MM. Antonin Macé et Jacques Maissiat.

Les routes qui mettent en communication les deux versants des Alpes cottiennes sont tracées : les unes, par les cols du mont Genèvre ; les autres, par ceux du mont Viso. La solution du mont Genèvre est admise par Polybe, Tite-Live, Silius Italicus, Strabon, Ammien Marcellin, Honoré Bouche, Folard, d'Anville, Donat Acciajuoli, Jean Chorier, Gibbon, de Vaudoncourt, Fortia d'Urban, Letronne, Amédée Thierry, de Beaujour, le général Saint-Cyr-Nugues, Henry, Delacroix, Ladoucette, Daudé de Lavalette, Albanis Beaumont, Brunet de l'Argentière, Barbié du Bocage, Paroletti, Carlo Promis, C. Negri, le comte Cibrario et M. Ernest Desjardins. Quant aux cols du mont Viso, ils n'ont qu'un nombre restreint de partisans, parmi lesquels on compte le Dante, Aymar du Rivail, Saint-Simon, Denina, le général Bonaparte[13], Drojat, Jean Müller, MM. Imbert-Desgranges et Chappuis.

La critique qui, se proposant l'examen de ces divers systèmes, s'attache à procéder par voie d'élimination successive, n'a point de grands efforts à tenter. Son œuvre est devenue singulièrement facile, du fait des commentateurs eux-mêmes, qui, depuis longtemps, ont pris soin de se réfuter mutuellement, souvent avec courtoisie, parfois d'un ton acerbe et passionné.

L'opinion du docteur Hoëfer, suivant laquelle les Carthaginois seraient passés par le Saint-Gothard, doit-elle être longuement soumise au contrôle de la science ? Non, certes, répond sans hésiter la foule des gens de bonne foi qui ont pris la peine de jeter un coup d'œil sur la carte. Pour qu'une telle opinion fût admissible aux honneurs de la discussion, il faudrait qu'Annibal eût pu faire en quatre jours la route d'Orange à la Mulatière[14], et, en dix jours, celle de la Mulatière aux sources du Rhône ! Point n'est donc besoin d'insister.

L'hypothèse du Simplon n'est pas plus acceptable que celle du Saint-Gothard, ajoute la foule des opposants, et ce refus de prise en considération n'est qu'un simple corollaire de celui qui précède. Peut-on supposer, en effet, qu'Annibal ait pu, en dix journées de marche, remonter la vallée du Rhône seulement jusqu'à Bryg, pour s'engager de là dans les passages qui mènent à Domo-d'Ossola ? On ne saurait sérieusement le prétendre[15].

Peut-on faire aujourd'hui grâce aux deux Saint-Bernard, que, déjà de son temps, Tite-Live condamnait[16] ? Assurément non, puisque, depuis deux mille ans, il ne s'est produit aucun fait qui permette d'en poursuivre la réhabilitation.

La route du grand Saint-Bernard devait être, en particulier, difficilement praticable l'an 218 avant notre ère, puisqu'elle était encore mauvaise au temps de Strabon[17]. Ce passage, disait Deluc[18], n'était pas une des quatre routes connues du temps de Polybe pour passer de l'Italie en Gaule il était inaccessible aux bêtes de charge avant que l'empereur Auguste y eût ouvert une voie militaire. — Un voyageur à cheval, dit également Daudé de Lavalette[19], n'aurait pu, du temps même de Strabon, aller de Martigny à Aoste par le grand Saint-Bernard. L'imagination se refuse à voir, deux siècles auparavant, la cavalerie d'Annibal engagée dans un pareil défilé. Ainsi battue en brèche par deux écrivains consciencieux, la solution du grand Saint-Bernard a été définitivement ruinée par M. Antonin Macé, qui la représente[20] comme une congénère des solutions du Saint-Gothard et du Simplon.

Quant au petit Saint-Bernard, il ne pouvait décemment plus tenir son rôle de prétendant depuis que Napoléon en avait détruit l'échafaudage[21], et il a fini par succomber aux coups d'une légion d'érudits, vigoureusement conduite à l'attaque par Daudé de Lavalette, Letronne, Larauza, Robert Ellis, Antonin Macé, Chappuis et l'éminent Carlo Promis, enlevé si prématurément à la science[22].

Quelques douces plaisanteries venant à la rescousse[23] ont, d'ailleurs, complété la déroute des derniers sectateurs de Luitprand de Crémone[24] et de Paul Jove[25].

Le système du mont Cenis ne manque point non plus d'adversaires. Il est vivement combattu par Deluc[26], Daudé de Lavalette[27], Wijnne[28], M. Chappuis[29], et bon nombre d'autres commentateurs. Tous observent judicieusement que la route du mont Cenis n'est mentionnée ni par des géographes tels que Strabon, ni par les itinéraires romains des premiers siècles de notre ère. Ils concluent de là que cette voie de communication n'a été ouverte qu'à une époque relativement très-moderne, et objectent, d'ailleurs, que, au temps de l'expédition d'Annibal, les chemins des cols de ce système devaient être semés d'obstacles infranchissables.

Le système du mont Genèvre, qui, de tout temps, a compté des partisans convaincus, est encore aujourd'hui très en faveur. Mais, bien que satisfaisant à toutes les conditions du problème, et toute séduisante qu'elle est, cette solution rationnelle n'a pas su se soustraire aux sévérités de la critique. Deux éminents professeurs de l'Université se sont surtout attachés à saper par la base l'hypothèse qui, de leur aveu même, a le mérite d'avoir entraîné le plus grand nombre de suffrages. M. Antonin Macé repousse le mont Genèvre par la raison, à son sens péremptoire, que du haut de ce col on n'aperçoit pas, ainsi que le veulent les textes, les plaines de l'Italie[30]. M. Chappuis partage, de tous points, cette opinion, et par ce même motif que les plaines de l'Italie échappent aux yeux de l'observateur parvenu au point culminant de la route. Il expose, de plus[31], que les lieux ainsi préconisés par une phalange de commentateurs éclairés n'ont aucun rapport avec les descriptions que les textes nous ont imposées, et auxquelles il est, dit-il, indispensable de satisfaire. En conséquence, les deux savants professeurs ne craignent pas d'émettre l'avis que le mont Genèvre est radicalement impossible.

Cela étant, il ne subsiste plus qu'un système, celui du Viso.

Restera-t-il longtemps debout ? Non, car la coalition n'est pas dissoute. MM. Macé et Chappuis, reprenant en sous-œuvre les travaux de Deluc[32] et de Daudé de Lavalette[33], vont encore courir une même carrière ; ils sont d'accord pour démolir le piédestal géant sur lequel Saint-Simon aimait à dresser l'image de son colosse de l'antiquité. M. Macé n'admet ni le col de la Croix, dont la situation est en discordance avec les données des textes, et dont les difficultés devaient, d'ailleurs, être insurmontables au temps de la deuxième guerre punique ; ni la Traversette, qui n'existait pas encore à cette époque ; ni le col d'Agnello, qui aurait singulièrement distrait les Carthaginois de leur objectif[34]. M. Chappuis constate également le fait de l'importance des obstacles naturels dont la route devait alors être semée ; il trouve que l'aspect des lieux trouble étrangement l'harmonie des narrations de Polybe et de Tite-Live. Aussi, tout en proposant lui-même une solution par la vallée de l'Ubaye, se prononce-t-il nettement contre l'hypothèse admise par M. Imbert-Desgranges[35].

Maintenant tous les systèmes sont bien exécutés, et la table est parfaitement rase.

Le résumé que nous venons de faire des débats laisse entrevoir à quelles perplexités cruelles se sent livré l'homme de bonne foi qui cherche à restituer le vrai tracé de l'itinéraire d'Annibal de France en Italie. Comment exercer un choix rationnel entre ces sept systèmes, affectés chacun de variantes nombreuses ? Tite-Live, qui écrivait deux siècles après l'événement et qui, en conséquence, se trouvait placé à un excellent point de vue, Tite-Live ne s'expliquait point qu'un problème, en apparence aussi simple, pût présenter, de fait, tant de difficultés[36]. La lente succession des siècles de notre ère ne nous a pas encore apporté de solution satisfaisante et, tout récemment, la Commission centrale de la topographie de la Gaule déclarait sans ambages qu'elle n'osait pas se prononcer.

Faut-il donc confesser, avec les gens atteints de découragement, que la route ouverte au travers des Alpes par le grand capitaine s'est à jamais refermée sur lui ? C'est un aveu pénible, auquel on ne saurait se résoudre qu'en désespoir de cause et après une étude absolument infructueuse. Essayons donc de percer ces ténèbres épaisses. Nous n'avons point la prétention de faire jaillir la lumière au simple commandement : fiat lux ! mais notre ambition sera pleinement satisfaite si nous parvenons à planter, le long de cette voie obscure, quelques fanaux assez puissants pour ramener à bien les égarés. Nous estimons que, tant qu'une découverte imprévue, et même improbable, ne viendra point débarrasser la vérité de ses voiles impénétrables, le problème demeurera en l'état ; que l'on devra renoncer à tout espoir de solution rigoureuse. Cela posé, nous ne nous sommes attaché qu'à ruiner les absurdités, à parquer les erreurs, à classer méthodiquement les pièces du procès ; nous nous sommes proposé surtout de fixer des limites, de repérer cette voie perdue à des points certains, incontestés ; d'en cantonner le tracé entre des lieux géométriques de construction irréprochable.

Suivant ce plan d'études, il importe d'abord de proscrire les méthodes dénuées de tout caractère scientifique. Il faut renoncer, par exemple, à tirer aucune espèce de preuves du fait de la découverte de divers monuments archéologiques, monuments d'une importance absolue très-discutable et qui ne se rattachent, d'ailleurs, que très-indirectement au sujet de la présente étude. Que nous disent les médailles du grand Saint-Bernard[37] et les ossements des éléphants d'Annibal (sic) exhumés de chacune des vallées des Alpes[38] ? Que peut nous apprendre le prétendu bouclier d'Annibal, trouvé, en 1714, dans une terre du Dauphiné[39] ? Que penser de cette fameuse inscription du glacier d'Arnasso[40], qu'on n'a fait qu'entrevoir, et que des yeux bien exercés ne reverront peut-être jamais ? Rien, sinon que la saine critique doit se tenir en garde contre les idées préconçues de certains antiquaires, et faire bonne justice des conclusions qu'ils ont risquées.

Les traditions locales ont encore, à nos yeux, moins de valeur que les trouvailles archéologiques. Le nom d'Annibal est bien connu dans toutes les vallées des Alpes, et le souvenir de son passage y persiste avec une énergie singulière, tandis que les opérations similaires de César, de Pompée, de Charlemagne, sont absolument perdues dans l'oubli. Quel homme était-il donc, celui dont la mémoire s'est ainsi perpétuée ? D'ou vient qu'il a ainsi frappé l'esprit des hommes ? Comment ne point s'étonner de cette persistance d'une légende vingt fois séculaire ? Qu'on admire, si l'on veut, bien que le fait puisse, jusqu'à un certain point, s'expliquer, mais que, en tout cas, l'on n'admette qu'avec une extrême réserve les prétendus témoignages que les gens de chaque pays accumulent à l'appui de leurs dires ! Tous les paysans de tous les villages veulent, en effet, qu'Annibal ait passé chez eux[41]. Nous mentionnerons donc rapidement, et pour n'en plus parler au cours de cette étude, les étapes de Courthezon[42], de Penol[43], de Saint-Vallier[44], des vallées de Lanzo et d'Usseglio[45]. Nous signalerons, sans viser aucune espèce de conclusions, les fameux Camps d'Annibal découverts à Loriol, ainsi que sur divers points des départements de la Drôme et des Basses-Alpes[46] ; le Cercle d'Annibal[47], l'Escalier d'Annibal[48], les Portes d'Annibal[49], le Mur élevé contre Annibal[50], la Table d'Annibal[51] ; la Percée[52], le Pertuis[53], le Tunnel d'Annibal[54], etc.

Il convient également de n'accorder le bénéfice d'aucune indulgence à certaines puérilités que d'excellents esprits ont eu trop souvent la faiblesse d'accueillir et de discuter sérieusement. Nous n'en citerons que quelques-unes parmi les moins téméraires.

Les Carthaginois, dit-on, ont certainement passé par le grand Saint-Bernard... et la preuve, c'est qu'ils ont laissé leur nom (Pœni) au massif des Alpes Pennines[55]. — Non, font d'autres commentateurs, Annibal a pris par la vallée de l'Ubaye, où l'on retrouve des traces du nom de son père. Barcelonnette, la petite Barcelone, n'a pu être fondée que par le fils d'Amilcar Barca. — Assurément, s'écriait Marliani[56], c'est le mont Cenis (mons Cinesius, mons Cinerum) que les colonnes carthaginoises ont pratiqué ; ce sont les rocs de ces montagnes qu'ils ont réduits en cendres, afin de se frayer un passage !... — N'est-ce pas plutôt par Pierre-Scize (per rupem scissam) que ce chemin s'est ouvert ? se demandent d'autres savants très-convaincus. — Non, non !... répondent quelques fins critiques, il est absolument impossible qu'Annibal ait franchi les Alpes pennines, grées ou cottiennes, attendu que l'olivier ne croît pas sur ces cimes et que, si l'on en croit Polybe, en tout si digne de foi, les montagnards venus en parlementaires au-devant de ses troupes d'avant-garde tenaient à la main des rameaux d'olivier ; que des rameaux d'olivier leur couronnaient aussi la tête[57]. Or les oliviers ne se trouvent que dans les Alpes maritimes ; c'est donc par cette portion méridionale des Alpes occidentales qu'Annibal a passé de Gaule en Italie[58].

Ces argumentations ne méritent vraiment pas qu'on les réfute.

S'il importe à la saine critique de restituer son véritable sens à chacune des expressions du texte, il ne lui est pas moins indispensable de repousser, comme une altération, toute confusion violente du sens propre et du sens figuré des mots.

Ainsi Polybe et Tite-Live nous apprennent que, une fois parvenu au sommet des Alpes, et pour ranimer ses troupes exténuées de fatigue, Annibal crut devoir leur faire une harangue. A cet effet, il s'avança jusqu'à la pointe d'une croupe d'où l'on découvrait, de toutes parts, un immense horizon[59]. Là, s'étant orienté, il indiqua du doigt le site de l'Italie[60] ; puis, sa main s'abaissant montra le pied des Alpes et les plaines fertiles de la vallée du Pô[61] ; enfin, au moment de la péroraison, pour accentuer son mouvement oratoire et enlever ses soldats, il étendit le bras dans la direction de Rome[62] !... de Rome, leur objectif, le but de leurs suprêmes efforts. Ici les textes ont été diversement interprétés, et deux opinions contraires se trouvent en présence. Quelques savants, au premier rang desquels se trouve M. Antonin Macé, pensent qu'il convient d'attribuer le sens propre aux expressions de Polybe et de Tite-Live. C'est bien en réalité, disent-ils, que le jeune général a montré la Cisalpine à ses soldats ; et, si ceux-ci l'ont aperçue, ce n'est pas en imagination : il s'agit d'une impression physique, obtenue par l'intermédiaire d'un organe ; il est bien question d'une image formée sur la rétine des spectateurs[63]. D'autres commentateurs, au contraire, estiment qu'il convient de ne point s'attacher à la lettre du récit des deux historiens[64] ; que si ce récit n'est point torturé, on ne peut y lire qu'une formule et un geste oratoires. C'est la première de ces opinions qui semble la plus en faveur ; elle a prévalu dans l'esprit de Saint-Simon[65], de lady Morgan[66], de Larauza[67], de M. Chappuis[68] et de bien d'autres voyageurs. Mais nous avons le regret de ne pouvoir partager cette opinion prédominante. Avec la minorité, nous pensons que l'adoption du sens figuré paraît seule rationnelle. Annibal a montré l'Italie à ses soldats ! Oui, mais il ne faut attacher à ce fait qu'une importance limitée, et l'on ne saurait en tirer aucun argument en faveur d'aucune thèse. Annibal a porté sa main dans la direction voulue quand il a nommé les plaines circumpadanes, et l'Italie et Rome, mais il est bien certain que, d'aucun col des Alpes, il ne pouvait faire voir la ville de Rome à ses soldats. Nous ne chercherons donc pas à remplir une condition que les textes, sagement interprétés, n'imposent à personne[69].

La plupart des savants qu'a tentés le problème ont eu soin d'explorer les lieux dont les textes leur donnaient la description ; ils ont consciencieusement visité les Alpes ; puis, opérant sur place des rapprochements ingénieux, ils ont rapporté de leur voyage des conclusions d'une précision extrêmement séduisante. Mais cette méthode est-elle bien scientifique, et doit-on l'employer avec une entière confiance ? C'est ce qu'il est important d'examiner. Analysons donc avec soin les expressions topographiques qu'on rencontre chez Polybe, Tite-Live, Appien ; cherchons-en la valeur exacte, et voyons s'il est possible de restituer sur ces bases le modelé des terrains indiqués.

Il est d'abord indispensable d'éliminer les termes généraux et vagues qui ne sauraient jalonner aucune voie. Tels sont, chez Polybe, ceux qui servent à désigner les zones semées d'obstacles[70], ou les régions faciles[71], les escarpements[72], les étroits passages[73] ou la roche blanche[74].

Tite-Live nous laisse en l'esprit la même idée d'indétermination, quand il mentionne des pentes, des précipices, des sentiers difficiles, des bouleversements de rochers[75]. Mais on doit reconnaître que le style des auteurs ne présente point partout ce caractère d'indécision.

Ont-ils à peindre, par exemple, un chemin en pays de montagne, leurs locutions sont loin d'être uniformes. Ils mentionnent l'άνοδος, le δίοδος, le πάροδος[76], et il est essentiel de remarquer que ces trois expressions sont afférentes à des tracés distincts, à des profils qu'on ne saurait confondre.

L'άνοδος est, à notre sens, le sentier qu'on a tracé sur un terrain convexe ; c'est celui qui se développe en lacets à la surface d'un mamelon ou d'une croupe, en refusant, par alternances, la ligne de plus grande pente. Le δίοδος, c'est le passage qu'on pratique au travers du massif montagneux et qui, suivant le cas, est dit thalweg, combe, faille, porte de fer ou tunnel. Le πάροδος, enfin, n'est autre chose que la route à flanc de coteau, taillée par la main de l'homme.

Polybe accuse, en maint passage de son Histoire, des variantes de configuration du sol, et, en chacun de ces mouvements de terrain, il distingue le mode de marche. Il se garde bien de confondre, au cours de son récit, l'άναβολή, l'ύπερβολή, la προσβολή. L'άναβολή est, selon nous, le terrain à la surface duquel peut se tracer l'άνοδος[77], et, d'autre part, le mot exprime le fait de la locomotion sur cette sorte de chemin[78]. L'ύπερβολή représente le col, et l'expression vise aussi l'opération du passage d'une vallée à une autre vallée par la double entrée qu'ouvre un abaissement de la ligne de faîte[79]. Quant au mot προσβολή[80], il implique l'idée de soudure, de conjonction, d'un moyen de faire le saut (saltus), d'une amorce de chemin à une autre. Il désigne spécialement un isthme étroit, raboteux, soutenu de part et d'autre par un talus à pic ; un éperon ou contrefort double, affectant, en coupe longitudinale, la forme d'une lame de scie (sierra), tendue, comme une chaînette, entre deux massifs parallèles. Transversalement, le profil dessine un A majuscule, dont les pieds marquent les origines des deux vallées symétriques et adossées, vallées dont le système sépare les massifs parallèles, à la manière d'un grand fossé[81]. Somme toute, la προσβολή n'est qu'un col élongé. Une communication de cette nature ne peut se pratiquer qu'à plat ; il faut nécessairement passer sur le tranchant des crêtes, en les étêtant, si l'on peut ; il est surtout indispensable d'occuper les positions qui commandent le dangereux défilé à chacun de ses débouchés dans les massifs montagneux qu'il met en communication[82]. Il suit de là que les explorateurs qui se jettent dans les Alpes à la recherche du vrai tracé de l'itinéraire d'Annibal doivent se garder de confondre l'άναβολή, l'ύπερβολή, la προσβολή[83].

Il est encore d'autres expressions qu'il convient de peser.

Le φάραγξ ou χαράδρα est la dénomination de la gorge, du thalweg profondément encaissé, de la combe, de la faille étranglée (άγχω, angustiæ) au travers de laquelle peut s'opérer le δίοδος[84].

L'Απορρώξ[85], c'est le roc vif à pic, laissé à nu du fait de l'éboulement des terres végétales qui le recouvraient (άπερρωγυία, lapsus terræ). Il s'agit d'un éboulement[86] et non d'un autre accident quelconque.

'Ράχις, mot emprunté au vocabulaire anatomique, exprime un mouvement de terrain qu'on a pu comparer, pour la forme, à une épine dorsale. C'est la crête émincée et dentelée d'une stratification discordante[87]. Quant au sommet des Alpes, il est nettement indiqué par l'expression τά μέν άκρα[88].

La restitution théorique du modelé des terrains se trouvant ainsi opérée, une question délicate s'impose à l'homme de bonne foi : est-il possible de retrouver chacun des accidents mentionnés par les textes et de mettre, pour ainsi dire, le doigt sur le point indiqué ? Nous n'hésitons pas à répondre négativement. Et en effet, les descriptions topographiques de Polybe et de Tite-Live se rapportent également bien à toutes les régions des Alpes. Chaque explorateur est, de son propre aveu, frappé de l'harmonie de ces données avec les lignes du paysage qu'il a sous les yeux. Il n'est point de voyageur qui n'admire, en ses commentaires, la merveilleuse concordance des textes et du tableau dont il a spécialement arrêté le cadre en son esprit. Toute hypothèse s'adapte à un panorama complaisant ; tout système préconçu rencontre dans la nature les éléments d'une réalisation facile. L'exploration des lieux ne semble donc pouvoir mener à rien, même à qui veut ad- mettre que, depuis deux mille ans, les lieux n'ont point subi de modifications notables. Or, sans tenir compte des dislocations dues aux commotions séismiques, des ébranlements résultant du mouvement des glaciers, des perturbations de toute espèce apportées par la main de l'homme, il est certain que l'action continue de la vie végétale, unie à celle de tous les agents atmosphériques, a singulièrement changé l'économie et l'aspect des Alpes, depuis le temps de l'expédition d'Annibal. Il faut donc renoncer à tirer parti d'un examen des lieux, si scrupuleux qu'il soit.

Il est encore d'autres sources vives, mais dangereuses, auxquelles les commentateurs n'ont pas craint de puiser.

Polybe à la main, la plupart d'entre eux ont observé qu'Annibal avait parcouru :

1° Du point de son passage du Rhône jusqu'à l'île, 600 stades ou 111 kil.[89]

2° De l'île à l'entrée des Alpes, 800 stades ou 148 kil.[90]

3° De l'entrée des Alpes jusqu'aux plaines de la vallée du Pô, 1.200 stades ou 222 kil.[91]

Soit ensemble, 2.600 stades ou 481 kil.

Ces données si précises, mais d'une précision trompeuse, ont été vite ajustées à tous les systèmes et, de toutes parts, on s'est écrié, non sans conviction : Quelle merveilleuse exactitude ! Comme toutes ces mesures itinéraires scandent bien la route que je propose ! Il y a bien 111 kilomètres de mon passage du Rhône à mon île ; 148 kilomètres de mon île à mon entrée des Alpes ; 222 kilomètres de cette entrée des Alpes aux plaines du Pô. Mes patientes investigations sont enfin couronnées de succès ! Chacun des concurrents pousse ainsi des exclamations de joie, et il ne pouvait en être autrement. Les mesures consignées au texte de Polybe ne sauraient, en effet, être prises pour un corps de données géométriques. Elles ne constituent qu'une appréciation d'ensemble extrêmement vague ; les chercheurs n'y peuvent trouver qu'un canevas élastique sur lequel l'imagination a toutes facilités de se donner libre carrière. Où sont, sur cette voie périlleuse, les jalons, les repères fixes, les vrais poteaux indicateurs ? En quel point de l'île des Allobroges faut-il s'arrêter ? Qu'entend-on par entrée des Alpes ? Quel point des plaines du Pô faut-il considérer ? Et, d'ailleurs, qu'est-ce qu'une distance en pays de montagnes ? Comment la mesurer ! Chacun trouve toujours son compte, le compas à la main ; mais de la carte à la montagne il y a loin !... C'est pourquoi nous avons répudié la méthode dite des mesures itinéraires.

Quelques commentateurs, modifiant le procédé, observent que les Carthaginois mettent quatre jours à se rendre du point de leur passage du Rhône à l'île des Allobroges[92] ; qu'il leur faut dix jours pour gagner de là l'entrée des Alpes[93], quinze jours pour opérer le franchissement de la chaîne[94] ; soit, en tout, vingt-neuf jours de route. Cela posé, ils mettent les distances parcourues en regard des temps employés à les parcourir et, suivant une formule connue, déduisent l'allure des colonnes carthaginoises. La vitesse moyenne de la marche d'Annibal est ainsi évaluée à 16.586 mètres par jour[95].

Jusque-là, tout est bien ; les conclusions sont légitimes. Mais les commentateurs sont allés plus loin. Ils ont dressé un journal d'étapes, synoptique du tableau des accidents topographiques, et ce rapprochement leur donne des concordances dont la justesse ne manque point de leur sembler frappante. Chacun d'eux, par exemple, a fait le raisonnement suivant, en ce qui concerne le passage de la chaîne proprement dite :

Le premier jour, selon le texte[96], Annibal prend position à l'entrée des Alpes : voici l'entrée des Alpes ! voilà bien l'emplacement du premier camp carthaginois ! Le deuxième jour, le jeune général, nous le savons, force le passage de la προσβολή ; il combat les montagnards et s'empare d'un centre important de population[97]. Voyez la προσβολή, on ne saurait la méconnaître ! C'est là, sur ces rochers, qu'eut lieu l'engagement. Là se trouve l'oppidum enlevé par le vainqueur.

Le troisième jour est consacré au repos[98].

Les quatrième, cinquième, sixième et septième jours, la marche en avant se poursuit. Tout se passe bien d'abord ; mais le sixième jour, Annibal prend des guides du pays, qui l'égarent et le trahissent. Le septième jour, son armée court les plus grands dangers au fond de la φάραγξ ou χαραγεξ ; lui-même est obligé d'aller, de sa personne, chercher asile au haut d'un rocher blanc sur lequel il passe la nuit[99]. On ne peut s'y méprendre, le voilà bien, ce fameux rocher blanc !... Voici la φάραγξ qui ne la reconnaîtrait ? Il n'y a point d'ambiguïté possible touchant le point sur lequel a eu lieu l'attaque inopinée évidemment, c'est ici !... Le fait est indiscutable. Le huitième jour, les Carthaginois reprennent leur marche en avant[100] et, le neuvième, ils atteignent le sommet des Alpes[101]. Là, un séjour est indispensable. On consacre au repos les dixième et onzième journées[102]. Voyez le sommet des Alpes !... Voyez l'emplacement du camp d'Annibal !...

Le douzième jour voit commencer l'opération de la descente sur le versant italiote ; mais les colonnes rencontrent bientôt d'insurmontables obstacles. Un éboulement a coupé la route. Annibal s'arrête et campe sur une 'ράχις[103]. Cette 'ράχις nous la retrouvons ici, et les traces de l'éboulement, les voilà !... Le treizième jour se passe en travaux. Les ingénieurs carthaginois ouvrent, à flanc de coteau, un élément de route destiné à racheter l'arrachement des terrains éboulés ; ils font ainsi passer l'infanterie, la cavalerie, le train des équipages[104]. Puis, ils procèdent à l'élargissement de ce raccordement de route, afin d'assurer aussi le passage des éléphants. Les vestiges de ces travaux remarquables ont, il est vrai, disparu ; mais où ont-ils pu s'exécuter sinon en cet endroit, de tous points si conforme à la description de Polybe ?... Les quatorzième et quinzième jours sont encore employés en travaux d'élargissement. Les éléphants passent[105] et, trois jours après ce pénible incident de l'éboulement, les colonnes débouchent dans les plaines du Pô[106]. Les voilà, ces champs si fertiles où Annibal a dressé ses tentes et planté ses palissades !...

Nous avons donc partout retrouvé les lieux décrits par Polybe[107] : partout le texte et la nature sont en parfait accord, l'harmonie est saisissante !

Ainsi parlent tous les auteurs de systèmes. Tous reconnaissent l'entrée des Alpes, la προσβολή, l'oppidum, la φάραγξ. Tous nous montrent avec assurance le rocher blanc, le sommet des Alpes, la 'ράχις, et même l'éboulement !... Tous déterminent avec précision les limites de chaque étape, indiquent les séjours et fixent l'emplacement des gîtes. Il faut conclure de là que l'on peut voir et que l'on voit effectivement tout ce qu'on veut dans les Alpes ; que partout les ressemblances sont frappantes pour des yeux prévenus en faveur d'un système longtemps caressé ; que la méthode enfin n'est point scientifique. En conséquence, nous nous en interdirons l'usage, et ne dresserons aucun journal d'étapes.

Cependant, pour atteindre le but que nous nous sommes proposé, il ne suffit point d'avoir condamné des systèmes et critiqué des commentaires. Nous nous trouvons mis en demeure de prononcer nos efforts dans un sens déterminé et d'adopter, à notre tour, une méthode. Ainsi ferons-nous. Mais nous ne marcherons sur ce terrain glissant qu'avec une prudence extrême, et ne cesserons d'avoir présents à l'esprit les aphorismes déjà posés au seuil de l'édifice à construire. Nous nous dirons constamment que le problème ne comporte point de solution géométrique ; que l'on ne saurait, en aucun cas, opérer à la manière d'un juge d'instruction qui recherche une empreinte de pas ; qu'il faut se contenter de planter des repères, de tracer des lieux, de fixer des limites. C'est suivant ces principes que nous soutiendrons la discussion.

D'excellents esprits ont pensé que la solution d'un problème historique n'est point uniquement du ressort du raisonnement ; qu'il ne s'agit point de déterminer a priori ce qu'Annibal aurait dû faire, mais de reconnaître ce qu'il a fait. Nous ne saurions partager cet avis que jusqu'à certain point ; il nous est, par exemple, impossible de ne point tenir grand compte de la raison géographique et militaire, qui, dominant la question, tient étroitement sous sa dépendance tous les éléments dont celle-ci se compose. Aussi répéterons-nous avec un éminent critique : Prevalga la ragion di guerra immutabile ed eterna[108].

Homme de guerre, Annibal savait que la meilleure combinaison stratégique ne peut que se marier au fait géographique préalablement reconnu ; que ce fait seul dicte des lois et impose des conditions inéluctables. Contemporain d'Eratosthène, il possédait certainement une carte des Alpes, un de ces itinéraires dont les naïvetés nous font parfois sourire, mais qui, malgré les imperfections du dessin, n'en renfermaient pas moins des renseignements précieux. Il avait établi son plan d'opérations sur le rapport des officiers chargés du soin de la reconnaissance[109], et ne l'avait arrêté qu'après informations prises auprès des gens du pays[110]. Il était donc bien édifié sur les propriétés militaires des routes entre lesquelles il lui était permis d'exercer son choix, et l'on admettra sans difficulté que ce choix ait été rationnel.

Cela dit, nous prétendons que la vallée de la haute Durance s'imposait au sage Annibal. A cette vallée, profondément encaissée sur le revers occidental des Alpes, correspond, en effet, sur le revers italiote, un éventail de sept vallées convergentes : la Dora Riparia, le Chisone, le Pelice, le Pô, la Vraita, la Maira, la Stura. Or ces vallées, qui menacent également la Circumpadane, c'est la Durance qui les commande. C'est ce thalweg qui tient, comme un anneau, les clefs de l'Italie, et qui, libre d'en détacher une seule ou plusieurs à la fois, peut, à chaque instant, ouvrir sur les plaines du Piémont celui des débouchés qu'on voudra. Pour l'envahisseur qui marche de France en Italie, la haute Durance est, par excellence, la vallée militaire ; c'est la communication naturelle dont les rampes se présentent à toute armée qui, de la vallée du Rhône, cherche à passer dans celle du Pô[111].

Ici, l'on est conduit à se demander pourquoi les Carthaginois, qui venaient d'Espagne, n'ont pas remonté cette vallée de la Durance, à partir de son confluent avec le Rhône ; d'où vient qu'ils ne sont point passés par Cavaillon, Apt. Sisteron et Gap ; comment il se fait qu'ils n'aient pas suivi ce rectum iter qui s'ouvrait si naturellement devant eux, et dont les Romains firent plus tard un si fréquent usage. Comprend-on que, partant de Nîmes, Annibal n'ait pas eu l'idée de passer le Rhône à Beaucaire, afin de se jeter immédiatement dans cette voie éminemment stratégique ? Oui, cela peut facilement s'expliquer. De cette vallée de la Durance, si bien faite pour remplir le rôle de grande ligne de communication, c'était seulement l'origine qu'il lui importait de tenir ; les environs du confluent ne lui offraient que peu d'intérêt. Le cours inférieur du fleuve avait, d'ailleurs, pour riverains les Salyes, dont l'attitude hostile n'était point rassurante. Enfin, il savait que les Massaliotes, alliés de Rome, avaient des flottilles qui remontaient le Rhône jusqu'à Beaucaire et Avignon[112].

Les Carthaginois étaient donc tenus de se porter sur le Rhône en amont du confluent de la Durance.

Mais, à défaut de la Durance inférieure, ne pouvaient-ils point pratiquer la vallée de l'Eygues ? Ils auraient passé par Nions, Rémusat, Rozans, Serres, etc., et eussent ainsi retrouvé, sous Gap, cette haute Durance dont la possession leur tenait tant au cœur.

Pourquoi n'ont-ils pas suivi l'Eygues ? C'est que la région arrosée par cette rivière était alors au pouvoir des Voconces, et que les Voconces avaient refusé le passage aux agents d'Annibal[113].

Le jeune général était, en conséquence, obligé de poursuivre le long du Rhône, en amont du confluent de l'Eygues.

Mais cette marche latérale l'amenait nécessairement à couper le cours de la Drôme. Que ne prenait-il cette vallée ? Il eût, en suivant le thalweg de la Drôme, rencontré les gîtes de Crest, de Die, de Luc, d'Aspres, etc., et il serait également tombé sur la haute Durance, aux environs de Chorges. Cette route ne pouvait-elle lui sourire ? Non, car les rives de la Drôme étaient alors occupées par les Tricastins, et le territoire des Tricastins, enclave de celui des Voconces, n'offrait aux colonnes expéditionnaires aucune espèce de sécurité.

Force était donc de remonter le Rhône jusqu'au confluent de l'Isère. Là, les agents d'Annibal avaient pu négocier avec les Allobroges, dont l'alliance présentait des garanties sérieuses, et ils avaient traité avec eux des conditions du passage. Ainsi la vallée de l'Isère était ouverte.

Ici la question se divise et se laisse envisager sous trois aspects distincts, attendu que la vallée de l'Isère se ramifie elle-même en trois vallées. Ces rameaux sont, comme l'on sait : la vallée de l'Isère proprement dite ou Tarantaise, la vallée de l'Arc ou Maurienne, la vallée du Drac ou Matasine-et-Vercorps. Quel chemin devait prendre Annibal ?

La Tarantaise l'eût conduit au petit Saint-Bernard ; de là, il serait descendu sur le Pô par la Dora Baltea. Nous verrons bientôt que l'hypothèse du petit Saint-Bernard ne saurait résister aux moindres rigueurs de l'examen ; mais, en nous maintenant dans les limites de la discussion géographique, nous demanderons, dès à présent, s'il est permis d'admettre la solution de la haute Isère.

Étant données Grenoble pour base d'opérations secondaire et la ville de Turin pour objectif, peut-on supposer qu'Annibal ait songé à pratiquer la Tarantaise, à prolonger ensuite sa ligne d'opérations par la Baltea, à consentir, en somme, un détour et un retard considérables ? Nous ne croyons pas qu'il soit nécessaire d'insister.

La Maurienne, il est vrai, coupe la chaîne des Alpes au point de son épaisseur minimum, mais elle détournait encore Annibal de son but. Les vallées conjuguées de l'Arc et de la Dora Riparia constituent, vu leur peu de longueur, une ligne de communication dont il est impossible de méconnaître l'importance. Toutefois cette vallée de l'Arc, qui mène au mont Cenis, est étroite, sauvage, torrentueuse ; les anciens l'ont peu pratiquée. De plus, elle présente le flanc aux sections supérieures des vallées de la Durance et de la Romanche, dont tous les sentiers la menacent, depuis le mont Tabor jusqu'à son confluent avec l'Isère. C'est, par suite, une ligne d'opérations dangereuse.

Enfin, la Tarantaise et la Maurienne avaient, l'une et l'autre, l'inconvénient de n'offrir aux Carthaginois qu'un seul moyen de déboucher dans les plaines de l'Italie, une seule vallée, une route unique !

La vallée du Drac, au contraire, leur ouvrait un chemin relativement court ; elle les menait droit à cette haute Durance d'où ils pouvaient commander les plaines de l'Italie au moyen du système des sept vallées convergentes.

L'hésitation n'était pas possible, et le jeune général s'était depuis longtemps décidé pour la Malasine et le Vercors ; il s'était formellement prononcé dans ce sens, en arrêtant le plan d'opérations qu'il avait médité ; ce plan, il ne l'avait arrêté que sur des données topographiques extrêmement précises.

Nous insistons tout spécialement sur ce point, attendu que, suivant le dire des Romains, certains commentateurs ont pensé que l'arrivée de Scipion aux bouches du Rhône avait subitement bouleversé les projets d'Annibal, jeté de l'indécision en son esprit et, finalement, modifié le tracé de sa ligne d'opérations[114]. Polybe ne parle point de ces hésitations singulières ; il se borne à dire que, le lendemain du combat de Védènes, le jeune général ordonna la mise en route de ses troupes d'infanterie[115]. Rollin, qui reproduit à peu près le sobre récit de Polybe, dit aussi simplement : Annibal partit le lendemain, comme il l’avait déclaré. Rollin a bien raison. Annibal avait étudié sa route ; ses résolutions étaient prises, et la présence de Scipion aux bouches du Rhône n'était pas un incident de nature à introduire une variante en son itinéraire.

En résumé, la raison géographique et militaire exige absolument que la ligne d'opérations carthaginoise ait suivi le cours du Rhône, de l'Isère, du Drac et de la haute Durance.

Mais, avant de pénétrer au vif de la question, il est encore un point qu'il faut élucider. Quelques écrivains, consciencieux et convaincus, ont exprimé l'opinion que, une fois parvenu au pied des Alpes, Annibal avait formé son armée sur plusieurs colonnes[116] ; d'autres érudits, refusant d'admettre cette hypothèse, ont prétendu que, en fait de tactique de marche, les anciens ne connaissaient que la file indienne. Cette répartition des armées en plusieurs corps était bien, quoi qu'on ait dit, dans les habitudes militaires de l'antiquité ; elle résultait d'une méthode qui fut de tout temps en usage chez les Hébreux[117], chez les Grecs[118] et chez les Romains[119]. Le silence des historiens en ce qui concerne le passage des Alpes ne prouve rien à l'encontre de l'hypothèse émise, attendu que, en d'autres points de sa ligne d'opérations, Annibal a témoigné de son attachement à ce principe. Il avait déjà, lors du passage de l'Ebre, réparti son armée en trois corps[120] ; il devait encore opérer de même, à quelques années de là, lors de sa fameuse pointe sur la place de Rome[121].

On peut en induire que, lors du passage des Alpes, l'armée carthaginoise était formée sur trois colonnes, et que chacune de ces colonnes avait reçu un ordre de route particulier.

N'est-ce pas ainsi, d'ailleurs, que les généraux d'armée, Charlemagne, François Ier, Napoléon, ont toujours procédé dans ces montagnes ?

En 773, Charlemagne fait deux parts de ses forces expéditionnaires. Le premier corps, qu'il commande en personne, prend par la Savoie, la Maurienne et le mont Cenis ; le second, placé sous les ordres de Bernhardt, fils de Karl Martel, passe par le Valais et le val d'Aoste.

En 1515, François Ier fait filer ses colonnes par les cols d'Agnello, de la Traversette et de l'Argentière, pendant que son artillerie s'écoule par le mont Genèvre.

En 1800, tandis que Bonaparte franchit le grand Saint-Bernard, Moncey traverse le Saint-Gothard, et Béthencourt, le Simplon. Chabran opère en même temps par le petit Saint-Bernard ; et Thurreau, par le mont Cenis[122].

Notre armée d'Italie de 1869 ne pouvait raisonnablement déroger à ces principes immuables ; aussi fut-elle répartie en plusieurs corps, qui suivirent des voies différentes. Pendant qu'une partie des troupes embarquait à Marseille, à destination de Gênes, le gros de la cavalerie prenait la route de la Corniche ; trois divisions d'infanterie avec une brigade de cavalerie passaient le mont Cenis[123]. Une division d'infanterie franchissait, en même temps, le mont Genèvre[124] et devait être bientôt suivie, sur ce chemin, de deux autres divisions[125].

Ce n'est point par hasard que les forces de Charlemagne, de François Ier, de Bonaparte et celles dont était formée notre armée de 1859 se sont ainsi fractionnées pour opérer le passage des Alpes. Cette tactique de marche était commandée par la disposition spéciale de l'échiquier stratégique, permettant de diviser facilement l'attention de l'ennemi, de lui dérober le sens de l'ensemble du mouvement. Le fractionnement des troupes procède d'ailleurs toujours d'une raison militaire puissante. La nécessité de mouvoir de grandes masses en un temps limité, l'obligation de pourvoir à tous leurs besoins pendant qu'elles s'acheminent vers l'objectif, les exigences du service de sûreté, font qu'une ligne d'opérations ne saurait presque jamais se réduire à une route unique. Cette ligne doit, en général, comprendre plusieurs communications parallèles ou convergentes, établies à peu de distance l'une de l'autre et réservées aux différents corps de l'armée.

Pour ces motifs, nous estimons que, en ce qui concerne l'expédition d'Annibal, nos inductions sont parfaitement légitimes. Elles sont, de plus, corroborées par les textes, car, lorsqu'il parle des cols qui découpent la crête des Alpes entre les sources du Pô et celles de la Dora Riparia, Tite-Live écrit per Taurinos SALTUSque[126] et non point per Taurinos SALTUMque. Il n'eût pas manqué sans doute d'adopter cette dernière leçon, si la communication avait été simple. Nous pouvons d'autant mieux conclure à la communication multiple, que Silius Italicus, écho permanent de Tite-Live, insiste sur ce détail. Le poète dit expressément qu'Annibal indique à chacun de ses détachements un chemin spécial au travers du massif des Alpes[127].

La probabilité d'une répartition de l'armée carthaginoise en plusieurs colonnes se trouvant ainsi confirmée, nous nous attacherons spécialement à restituer la directrice de marche, c'est-à-dire le tracé de la route suivie par la colonne principale. Or, pour atteindre le but que nous nous proposons, il importe de relire attentivement les textes[128].

Donc nous lisons que, ayant tourné le dos au littoral méditerranéen, les Carthaginois s'enfoncent dans l'intérieur des terres, en remontant la rive gauche du Rhône[129]. Ils rencontrent, sur leur chemin, les Tricastini[130] ; puis, poursuivant par delà le territoire de cette peuplade, arrivent à l’île, c'est-à-dire au confluent du Rhône et de l'Isère[131]. A partir de ce confluent, leur ligne d'opérations suit les méandres de la frontière des Vocuntii[132], se prolonge à travers le pays des Tricorii[133], passe par les cols qui sont au pouvoir de ce peuple[134] et remonte la vallée de la haute Durance[135]. A l'origine de cette vallée se trouvent les cols des Taurini.

C'est par ces cols qu'Annibal franchit la cime des Alpes[136]. Il descend de là dans les plaines du Pô[137], campe au pied des montagnes dont il a surmonté l'obstacle[138], et arrive enfin sous les murs de la capitale des Taurini[139]. En somme, les textes mentionnent distinctement sept éléments de la ligne d'opérations, savoir :

per Tricastinos ;

πρός Νήσον, ad Insulam ;

per extremam oram Vocuntiorum ;

ad saltus Tricorios ;

ad Druentiam ;

διά Ταυρινών, per Taurinos ;

βαρυτάτην πολιν, Taurinorum unam urbem, caput gentis.

Sur ces indications, qui semblent, au premier abord, assez vagues, est-il possible de déterminer exactement les éléments de la directrice et de les rapporter sur la carte ? C'est ce qu'il convient d'examiner, et il ne sera pas inutile, à ce propos, d'entrer dans quelques considérations ethnographiques. (Voyez la planche 1.)

Au temps de l'expédition d'Annibal, toute la région comprise entre la Méditerranée, le Rhône, la Durance et les Alpes, était occupée par les Salyes[140], qui se trouvaient ainsi maîtres du département des Bouches-du-Rhône et d'une portion occidentale du Var. Ce peuple était, comme les Massaliotes, à la dévotion des Romains.

Au nord des Salves, entre la Durance et l'Isère, les Cavares[141] habitaient la rive gauche du Rhône et s'étendaient jusqu'au pied des montagnes. Ainsi attaches au sol de partie de nos départements de Vaucluse et de la Drôme, ils avaient pour capitale un centre de population dont Strabon nous décrit le site, et nous croyons, à cette description, reconnaître le site de Carpentras[142]. Le nom de Cavares était d'ailleurs essentiellement générique et servait à la désignation de toutes les peuplades fixées entre le Rhône, la Durance, l'Isère et le pied des Alpes[143].

Parallèlement aux Cavares, et à l'est de leur territoire baigné par les eaux du Rhône, se trouvaient établis les Voconces[144]. Egalement cantonnés entre la Durance et l'Isère, ceux-ci étaient en possession de partie des départements de l'Isère, de la Drôme et des Hautes-Alpes ; ils mordaient même un peu, à l'ouest, sur le département de l'Ardèche[145]. A l'est, ils bordaient la rive gauche du Drac jusqu'à l'entrée des Alpes[146] ; au nord, la rive gauche de l'Isère, qui les séparait des Allobroges[147]. Leur nombreuse population était répartie en plus de vingt bourgades, dont les plus importantes étaient Luc, Vaison[148] et Die[149].

Les territoires des Voconces et des Cavares n'étaient point d'un seul tenant ; ils avaient pour enclaves divers petits pays, parmi lesquels apparaissent ceux des Tricastini et des Tricorii[150].

Les Tricastini occupaient la vallée de la Drôme inférieure[151] ; leur ville principale était Aoust-en-Diois[152]. Les Tricorii[153] habitaient, à l'est des Voconces, les premiers contreforts de la chaîne des Alpes[154], et se trouvaient ainsi maîtres de toute la vallée du Drac[155]. Ils avaient pour capitale une obscure bourgade, qui devint plus tard la ville de Gap[156].

Au nord des Voconces, les Allobroges[157] occupaient le delta formé par le Rhône et l'Isère[158]. Maîtres du bassin de ce dernier fleuve, ils tenaient, de plus, entre leurs mains la clef de la plupart des vallées des Alpes[159].

Leurs villes principales étaient Genève[160], Vienne[161], Aoste[162] et Grenoble[163].

Telle était la situation des divers peuples établis sur le revers occidental des Alpes et dont font mention les textes que nous avons spécialement à consulter[164]. Sur le revers italiote, de la cime au pied des montagnes, se trouvait étagée la confédération des Taurini[165]. Possesseurs de la rive gauche du Pô[166], les Taurini occupaient la région piémontaise, c'est-à-dire le pays qui s'étend de cette rive gauche à la Dora Baltea[167]. Toutefois, le territoire Taurin proprement dit ne dépassait pas, au nord, le cours de l'Orco[168] ; et cette limite peut encore se restreindre si l'on observe que les Taurini, divises en six clans distincts, avaient pour clients les Salassi[169]. Or C'ETAIT LE PAYS DES SALASSI QU'ARROSAIT LA DORA RIPARIA. Voila ce qui résulte nettement d'un passage de Strabon[170], lequel on peut s'en étonner, n'a jamais utilement attiré l'attention des commentateurs. Nous ne connaissons, du moins, aucune dissertation sur la matière où les conséquences du fait géographique aient été exprimées. Il suit de la que les Taurini habitaient le revers italiote des Alpes depuis la rive gauche du Pô jusqu'au bassin de la Dora Riparia exclusivement[171] ; que les saltus Taurini mentionnés par les textes ne peuvent se trouver situés qu'entre le mont Genèvre et le mont Viso.

En somme, on peut restituer comme il suit la directrice de marche ; partant des environs d'Orange et remontant la rive gauche du Rhône. Annibal passe la Drôme (per Tricaslinos), arrive sur l'Isère (πρός Νήσον, ad Insulam), se jette dans la vallée du Drac (per extremam oram Vocuntiorum), passe de cette vallée dans celle de la haute Durance par les cols de la Croix ou de Saint-Bonnet (per saltus Tricorios) ; puis il remonte le cours de la Durance (ad Druentiani), franchit la crête des Alpes par les cols qu'il rencontre entre le mont Genèvre et le mont Viso (διά Ταυρινών, per Taurinos) et descend sur Turin (βαρυτάτην πόλεν, Taurinoram unam urbem, caput gentis ejus), par l'une des vallées du Chisone, de la Germagnasca, du Pelice ou du Pô.

Telles sont les conclusions que le simple examen des textes permet de formuler. On voit que les limites ainsi obtenues sont, bien qu'un peu larges, singulièrement précises. Avant d'examiner s'il est possible d'en réduire l'étendue, et pour terminer sur pièces l'instruction du procès, il ne nous reste plus qu'à peser la valeur de deux témoignages dont la plupart des commentateurs omettent de tenir compte.

Le premier consiste en un passage du troisième livre de la grande Histoire de Salluste ; plus exactement, en un extrait d'une lettre de Pompée, écrite l'an 75 avant notre ère. Envoyé en Espagne pour y combattre Sertorius, Pompée écrivait alors à son gouvernement qu'il venait d'ouvrir, à travers les Alpes, un chemin différent du chemin d'Annibal et beaucoup plus commode que celui-ci pour les opérations de l'armée romaine[172].

Le second document, tiré des Commentaires de Servius[173], donne la nomenclature de cinq routes que les Romains distinguaient et pratiquaient au temps de Jules César et de Pompée[174]. Les communications extrêmes étaient celles du col de Tende et du petit Saint-Bernard ; les routes intermédiaires portaient chacune le nom d'un homme de guerre. On disait : le chemin d'Annibal[175], le chemin de Pompée, le chemin d'Asdrubal[176].

De ces deux témoignages il appert que les lignes d'opérations des trois généraux d'armée furent essentiellement distinctes ; d'où il suit que, si l'on pouvait éliminer de la question celles d'Asdrubal et de Pompée, on arriverait peut-être à resserrer les limites entre lesquelles flotte la directrice de marche d'Annibal. Mais cette élimination est-elle bien légitime, et sommes-nous en droit d'en attendre quelque bon résultat ? C'est un point important à débattre.

Or, premièrement, la distinction établie entre les lignes d'opérations d'Annibal et de son frère Asdrubal ne nous semble pas reposer sur des bases inébranlables. Au témoignage de Varron on peut, en effet, opposer celui de Tite-Live, de Silius Italicus, d'Appien et d'Eutrope, suivant lesquels les deux tracés ont dû se confondre en un seul[177]. Il y a donc ici deux systèmes d'assertions qui se neutralisent, et il serait difficile, en l'état, de conclure à la divergence plutôt qu'à la coïncidence des deux lignes d'opérations.

Quel est, en second lieu, le chemin de Pompée ? L'a-t-on repéré avec quelque certitude ? Nous exprimons le désir qu'on veuille le jalonner sous nos yeux. Mais les avis sont partagés, et cette route est encore noyée sous les brouillards, puisqu'on nous la montre en des pays divers. Nicolas Bergier la faisait passer par le mont Cenis[178] ; Walckenaër, par l'Argentière[179]. Aujourd'hui, M. Chappuis préconise le mont Genèvre, qui lui semble clairement indiqué par un passage d'Appien[180], fort en concordance avec la lettre de Pompée et la donnée Varronienne[181]. En somme, on peut dire du tracé de la ligne d'opérations des forces dirigées contre Sertorius ce que l'on a si souvent dit de la directrice de marche d'Annibal :

Ambigui certant et adhuc sub judice lis est.

Les textes de Salluste et de Servius ne sauraient donc nous servir à restreindre l'intervalle des limites ci-dessus posées[182].

Tentons quelques recherches dans d'autres directions.

On sait que, lors de son opération du passage des Alpes, Annibal était accompagné d'un certain nombre de Gaulois qui lui servaient de guides. Les uns, venus de la Circumpadane, lui avaient été dépêchés par les Boïes de Bologne[183] ; les autres étaient des gens du pays, connaissant bien tous les sentiers de la montagne[184] ; les plus précieux de tous appartenaient à cette tribu des Taurini[185], en possession des cols qui dépriment la chaine entre les sources du PÔ et celles de la Dora Riparia. On observera, d'ailleurs, que Polybe, ordinairement si sobre de détails de ce genre, mentionne, à plusieurs reprises, le fait de la présence des guides au camp à Annibal. Il insiste sur ce fait, dont l'importance semble, au premier abord, secondaire, et descend jusqu'à donner le nom du chef de cette brigade de guides, lequel, ainsi promu au rang de personnage historique, s'appelait, nous le savons, Magile[186].

L'analyse du nom nous laisse entrevoir la nationalité ou, plus exactement, le domicile du chef ; nous pouvons mesurer approximativement l'étendue du clan qu'il commande[187]. Magile était, à notre sens, l'un des brenns[188] qui, sur le revers italiote des Alpes, tenaient sous leur dépendance les vallées du Chisone, du Pelice, de la Germagnasca ; sur le revers occidental, l'origine des vallées de la haute Durance et du Guil[189] ; il avait le premier rang dans cette confédération maîtresse des cols désignés sous le nom générique de saltus Taurini, c'est-à-dire des passages que devaient pratiquer les Carthaginois.

Ces observations onomastiques sont bien de nature à confirmer les limites que les textes ont permis d'établir, mais non à en opérer le resserrement. Peut-être trouverons-nous moyen de les rapprocher si nous jetons les yeux sur les premières pentes du versant italiote. Interrogeons ce sol dont les commentateurs ont, jusqu'à ce jour, négligé d'analyser la nature.

Le passage de Strabon nous a permis d'éliminer franchement l'hypothèse de la Dora Riparia, et, cette élimination faite, il ne nous est resté, en fait de voies possibles, que la rive gauche du Pô, les vallées du Pelice, de la Germagnasca, du Chisone. Une simple remarque touchant la constitution géologique du terrain va nous faire rejeter d'un coup le Pelice et la Germagnasca.

On verra bientôt (chap. IV) que, au début de sa descente, l'armée carthaginoise fut aux prises avec de grandes difficultés. Un éboulement ayant inopinément coupé la route, les ingénieurs d'Annibal eurent à tailler, à flanc de coteau, un passage destiné à racheter cette brusque solution de continuité. Ils ne se servirent pas seulement, au cours de ces travaux, des outils de terrassier qu'ils tiraient de leur parc ; ils durent encore recourir à l'emploi du feu. Annibal n'eut raison de la roche vive qu'en LA SOUMETTANT À LA CUISSON ; or, pour qu'une telle entreprise eût chance de succès, il fallait nécessairement que la roche fût calcaire.

Cela posé ; on observe (voyez la planche II) que le Pelice et la Germagnasca coulent, dès leur source, sur des terrains cristallisés, vulgairement dits terrains primitifs ; que le Chisone et le Pô roulent, au contraire, leurs premières eaux sur des terrains jurassiques modifiés. Dans la vallée du Pô, ces terrains jurassiques s'étendent d'une manière continue depuis les sources du fleuve jusqu'à 2 kilomètres en amont de Paësana ; le long du Chisone, ils se prolongent durant 30 kilomètres, et les terrains cristallisés ne reparaissent qu'à 4 kilomètres en aval de Fenestrelle. Il suit de là que le Chisone et le Pô satisfont seuls aux conditions voulues.

Mais est-il admissible qu'Annibal ait pu descendre en Italie par la rive gauche du Pô supérieur ? Non, car il n'eût trouvé là qu'un couloir difficile, à pente roide, étranglé au pied d'un contrefort infranchissable[190]. Enfermé dans cet étroit boyau, sans communications possibles sur ses flancs, il eût couru les plus grands dangers. Il lui fallait, d'ailleurs, pour parvenir à cette rive gauche, prendre par la vallée du Guil et le col du Viso, dit de la Traversette. Un tel chemin l'eût évidemment conduit à Crissolo ; mais, sans parler des difficultés sans nombre que ses troupes eussent rencontrées dans cette gorge du Guil[191] et aux abords d'un col[192] dont l'altitude mesure 3051 mètres, on peut objecter simplement que, au temps d'Annibal, le tunnel de la Traversette n'existait pas ; que, par conséquent, ses colonnes se seraient heurtées là à des obstacles insurmontables[193]. Pour ces motifs, nous croyons devoir encore éliminer le Pô, et, finalement, la solution du Chisone reste seule sur le crible.

En résumé donc, nous estimons que : sur le revers occidental des Alpes cottiennes, la directrice de marche d'Annibal doit se tracer par les vallées du Rhône, de l'Isère, du Drac et de la haute Durance ; sur le revers oriental, par la vallée du Chisone[194]. Au moment même où nous traçons ces lignes, notre avis se corrobore en partie de celui de M. E. Desjardins, qui, au cours de ses belles études géographiques[195], vient de placer au mont Genèvre le Pas d'Annibal, le δίοδος Άννίβου d'Appien. — Sans conclure, dit l'éminent membre de l'Institut, qu'Hannibal a dû franchir les Alpes au mont Genèvre, nous croyons pouvoir affirmer du moins qu'aucun des textes faisant autorité n'y contredit.

Ainsi que la plupart des commentateurs, Napoléon a plusieurs fois changé d'avis touchant le tracé de la ligne d'opérations d'Annibal. Il se prononçait, dans sa jeunesse, pour les cols du Viso[196] ; à Sainte-Hélène, il préconisait le mont Cenis[197]. Aux premières années de l'empire, c'est-à-dire alors qu'il était dans la force de l'âge, il faisait ouvrir, à grands frais, la route du mont Genèvre, dont il appréciait l'importance. Il restituait ainsi MATÉRIELLEMENT la directrice de marche du grand Carthaginois, et l'obélisque du mont Genèvre, témoin majestueux, a consacré le souvenir de ces hardis travaux[198].

Les inscriptions des faces est et ouest de l'édifice, respectivement rédigées en italien et en espagnol, indiquent la route qui mène d'Espagne en Italie, c'est-à-dire le chemin que suivaient, il y a deux mille ans, les Carthaginois d'Annibal.

C'est de cette marche célèbre que nous allons écrire le récit.

 

 

 



[1] Anno 1828, quo Zander edidit opus suum : Der Heerzug Hannibals über die Alpen, jam erant XLII de hoc argumento commentationes. (Wijnne, Quæstiones criticæ, p. 22.)

[2] M. Delacroix (Statistique du département de la Drôme, 1835) expose que, de ces quatre-vingt-dix commentateurs, trente-trois se prononcent pour le petit Saint-Bernard, vingt-quatre pour le mont Genèvre, dix-neuf pour le grand Saint-Bernard, onze pour le mont Cenis, trois pour le mont Viso.

[3] Per qual valle sia risalito e poi disceso e gran discordia tra gli cruditi, ticonoscendo io dodici antichi ed oltre cento moderni di opinioni disparatissime, cosicchè passato sarebbe il Cartaginese per ogni vareo alpino dałl' Argentiera in val di Stura sin' oltre il gran S. Bernardo. Aduno ogni scrittore le prove che pavergli definitive, trændole dagli antichi, del raziocinio, dall' csame de' luoghi. (Carlo Promis, Storia dell' antica, Torino, p. 31.)

[4] On pourrait former toute une bibliothèque des ouvrages écrits au sujet de la marche d'Annibal d'Espagne en Italie. (C. Cantu, Histoire universelle.) Voyez l'appendice A, Notice bibliographique, ou liste des dissertations, notes, opinions, articles et mémoires publiés sur la question du passage des Alpes par Annibal.

[5] Comment se reconnaître dans ce pêle-mêle de systèmes contradictoires, souvent ingénieux, mais, plus souvent encore, soutenus sans une étude sérieuse des deux historiens de l'antiquité qu'ils corrigent, modifient, gourmandent et déclarent inconciliables, laissant à choisir de déclarer absurde et ignorant l'un des deux, Polybe ou Tite-Live, quelquefois l'un et l'autre ? (A. Macé, Description du Dauphiné, p. 320.) — Fu le cento volte rinnovato e discusso il quesito in qual punto preciso delle Alpi segui il passagio d'Annibale. Se Polibio quando ci parlo degli studii che fece egli stesso nelle Alpi avesse aggiunto una parola indicante dov' egli a tale scopo recossi, noi non avremmo quella serie di falicosissimi libri, in cui gli autori si affannano alla ricerca di quel luogo di transite che assolutamente si ignora. (C. Negri, Storia politica, t. I, chap. III.)

[6] Nous omettons, d'ailleurs, ici de mentionner les commentateurs qui placent le passage du Rhône en aval de Roquemaure, c'est-à-dire à Beaucaire, Arles, etc.

[7] Nouvelle biographie générale, t. II, p. 722, Paris, Didot, 1859. Le Saint-Gothard était connu des Grecs sous le nom d'Άδούλας όρος. (Voy. Strabon, IV, VI, 6, et Ptolemée, II, IX, 5.) Festus Avienus (Ora marit.) l'appelle emphatiquement columna solis.

[8] Voyez les Galeries du palais de Versailles.

[9] Doujat se fait le champion d'un passage situé entre le grand et le petit Saint-Bernard.

[10] M. Replat préconise le col de la Seigne.

[11] Ellis propose le petit mont Cenis.

[12] Albanis Beaumont indique un tracé par Vici et Lanzo.

[13] A l'exemple de bien des commentateurs, Napoléon n'a pas été sans varier d'opinion à ce sujet. A Sainte-Hélène, il inclinait vers la solution du mont Cenis ; mais, en 1796, il se prononçait catégoriquement pour celle du mont Viso.

[14] La Mulatière, en aval de Lyon. C'est là que se trouve le confluent de la Saône et du Rhône. La distance d'Orange à la Mulatière mesure plus de 200 kilomètres.

[15] Le passage du Simplon, dit M. Duruy, aurait rejeté Annibal trop loin à l'est et lui aurait fait perdre un temps précieux.

[16] Tite-Live, XXI, XXXVIII.

[17] Strabon, IV, VI, 11.

[18] Histoire du passage des Alpes par Annibal, Genève, 1825.

[19] Recherches sur l'histoire du passage d'Annibal, d'Espagne en Italie, à travers les Gaules, Montpellier, 1838.

[20] Description du Dauphiné, Grenoble, 1852. Cf. Chappuis, Rapport au ministre de l'instruction publique sur le passage d'Annibal dans les Alpes, Paris, 1860.

[21] Les Considérations sur l'art de la guerre, de Rogniat, portaient : Le général carthaginois, au lieu de chercher à forcer le passage des Alpes de front, forma le projet admirable de franchir cette barrière de revers, sur un point imprévu. Ce fut donc un trait de génie, de la part de ce grand homme, de diriger sa marche d'une manière si extraordinaire et si imprévue, que les Romains ne pussent connaître son passage que lorsqu'il ne serait plus temps de s'y opposer.

Cette appréciation de l'auteur fut critiquée, ainsi qu'il suit, par Napoléon : A qui Annibal avait-il à dérober sa marche ? L'armée de Scipion était en Espagne celle de Manlius était à Plaisance sur le Pô... Annibal ne tarda pas à être informé que les Romains avaient rétrogradé vers leur flotte. Ils ne pouvaient lui donner aucune inquiétude. Cela détruit l'échafaudage du petit Saint-Bernard. Annibal n'a jamais formé le projet de franchir les Alpes de revers, sur un point imprévu par son ennemi, il a marché droit devant lui, a traversé les Alpes et est descendu sur Turin. Il n'a passé ni à Lyon, ni à Seyssel, ni à Saint-Bernard, ni dans la vallée d'Aoste ; il ne l'a pas fait parce que, le texte de Polybe et de Tite-Live est positif, parce qu'il n'a pas dit le faire. (Commentaires de Napoléon Ier, t. VI : Dix-sept Notes sur l'ouvrage intitulé Considérations sur l'art de la guerre.)

[22] Prevalga la ragion di guerra immutabile ed eterna ; ora, se nel racconto di quella passata Alpina null' altro v' ha di concorde evidente e sicuro che la presa di Torino, ne dobbiamo indurre che Annibale seguito abbia la via che a questa città naturalmente conduce, non mai un' altra la quale (come quella di val d'Aosta) lo avrebbe portato assai più a levante. Certo è che non grande ma inetto generale stato sarebbe Annibale, se giunto ove fu poi Ivrea, e sapendo a Piacenza il console Scipione in atto di varcare il Po, avesse scientemente perduto e tempo, e base, e linee di marcie e di operazioni retrocedendo sino a Torino per cinquanta cinque chilometri senza strade ne ponti, per poi riportarsi nel basso Vercellese, ignorando eziandio quanto tempo consumate avrebbe sotto Torino ; ed inetto il console Scipione che di in tanto errore non avesse approfitato... (Antichita di Aosta, dans les Memorie della Reale Academia delle Scienze di Torino, 2e série, t. XXI, 1864.)

[23] En fait de vin du cru, le vin d'Aoste est plus à redouter qu'aucun autre. M. Bonelli me disait, en riant, que ce devait être dans le pays d'Aoste qu'Annibal avait fait la provision de vinaigre qui lui servit à dissoudre les rochers des Alpes. Cette opinion est partagée par les gourmets de Turin, si fiers de leur neabiolo d’Asti. (De Mercey, Voyage en Italie.)

[24] Luitprandi, opera omnia, p. 20.

[25] P. Jovii, Hist., lib. XV.

[26] La vallée de l'Arc offrait de trop grandes difficultés pour que, dans les temps reculés, on y eût fait passer une route pour traverser les Alpes. C'est sans doute à cause de ces difficultés naturelles que la route du mont Cenis n'a été ouverte que dans des temps modernes, comparés à l'ancienneté de la route du petit Saint-Bernard. Aussi la première ne se trouve point dans les itinéraires romains, qui, cependant, ont été faits dans les IVe et Ve siècles de notre ère, ou six ou sept siècles après l'expédition d'Annibal. Strabon n'en fait pas mention dans l'énumération qu'il fait des passages connus du temps de Polybe. La route du mont Cenis n'était donc pas celle que les Gaulois suivaient pour descendre en Italie, ni celle qu'Annibal, en marchant sur leurs traces, prit pour entrer dans le même pays. (Deluc, Histoire du passage des Alpes par Annibal, éd. de Genève, 1825, p. 348 et suiv.)

[27] Annibal aurait dû remonter la Maurienne, ou vallée de l'Arc, jusqu'à Lans-le-Bourg, et, à cette époque, une telle route était impraticable aux armées. L'ancienne route du mont Cenis, du côté de l'Italie, ne pouvait exister du temps d'Annibal, car il a fallu, bien longtemps après, la tailler en entier dans des rochers à pic, au pied desquels roule la Cinisella, qui va se jeter dans la Doire, au-dessous de la citadelle de Suze. Il semble difficile d'admettre que la cavalerie et les éléphants d'Annibal soient passés par là. Ce qui défend de l'admettre, c'est le silence des géographes et des itinéraires romains sur l'existence de cette route. Dans les Alpes grecques et cottiennes il n'en existait que deux au temps de Polybe : l'une passant par le petit Saint-Bernard ; l'autre par le mont Genèvre. Donc le chemin taillé depuis dans les rochers de la Cinisella n'existait pas encore. (Daudé de Lavalette, Recherches, p. 99 et suiv.)

[28] De via ducente ad montem Cenis sermo esse nequit, quoniam Strabo, in enumeratione quatuor per Alpes viarum, de ea silet. (Wijnne, Quæstiones criticæ, Groningue, 1848, p. 32.)

[29] Cette hypothèse du mont Cenis a contre elle les textes anciens qui font traverser à Annibal le pays des Tricoriens et la Durance, d'autre part, les mesures de Polybe, qui place l'entrée des Alpes à 800 stades de l'embouchure de l'Isère. Chercher ce point au Cheylas, dans la gorge qui conduit à Allevard, c'est faire une erreur de 110 stades. Si l'on mesure exactement, on arrive à 8 kilomètres environ au-dessus de Montmélian ; et, même en s'engageant au milieu des éminences entre la Chavane et Malataverne, on ne comprend pas que Polybe y ait vu l'entrée des Alpes. (C. Chappuis, Rapport au ministre, Paris, 1860.)

[30] Je n'opposerai pas à tous ces savants les divergences qui existent entre eux, suivant qu'ils connaissent plus ou moins profondément les localités, en ce qui concerne les vallées par lesquelles l'armée carthaginoise dut se rendre au mont Genèvre. Je ne leur dirai même pas que, suivant tous les auteurs, le mons Matrona, aujourd'hui le mont Genèvre, ne fut frayé et ne devint accessible que grâce à la route qu'y ouvrit, à l'époque d'Auguste, le roi Cottius, qui régnait sur les deux versants de cette partie des Alpes. Je ne veux diminuer en rien la gloire du roi Cottius ; je suis convaincu qu'il rendit un très-grand service en ouvrant cette route entre la vallée de la Doire et celle de la Durance ; mais j'admets volontiers qu'il perfectionna et améliora, en la rectifiant, une route déjà connue, comme le prouvent les nombreuses émigrations des Gaulois en Italie. Ce ne sont pas là mes motifs pour rejeter la conclusion des savants... j'ai une autre raison, qui me paraît sans réplique. Tite-Live nous dit très-positivement que, parvenu au sommet des Alpes, Annibal fit faire halte à ses troupes et que, de là, il montra l'Italie et les plaines baignées par le Pô au pied des Alpes. Il n'y a pas là d'ambiguïté possible : Tite-Live ne dit pas, comme quelques-uns des savants dont je parle lui font dire, qu'Annibal montra, en quelque sorte, pour ainsi dire, par la pensée, les plaines de l'Italie à ses soldats ; ce n'est pas par les yeux de l'esprit, c'est par les yeux du corps qu'il les leur fit voir. Eh bien, j'en appelle à tous ceux qui ont été au mont Genèvre, et je leur demande si jamais, de ce col, œil humain a pu voir les plaines de l'Italie ? Le col du mont Genèvre présente, en effet, ce caractère remarquable qu'il débouche dans les vallées de Cézane, d'Oulx, de Fenestrelle, de Pignerol, de Bardonenche, de Chaumont et de Suze, mais non directement en Piémont, où l'on n'arrive, quelle que soit celle de ces vallées que l'on choisisse, qu'après une marche encore longue. Du col du mont Genèvre on n'aperçoit que des sommets de montagnes, pas une plaine, pas même une vallée. Sans doute, en descendant pendant quelque temps, au-dessous du petit village des Clavières, on aperçoit Cézane et la vallée arrosée par la Doire ; mais ce n'est pas là la vallée du Pô ; ce ne sont pas, il s'en faut de beaucoup, les plaines arrosées par le Pô. Donc, puisque du mont Genèvre on ne peut apercevoir les plaines de l'Italie ; puisque, d'autre part, Polybe et Tite-Live disent qu'Annibal, arrivé au sommet des Alpes, montra ces plaines à ses soldats, nous en conclurons, quelle que soit l'autorité des écrivains modernes qui ont soutenu cette opinion, qu'Annibal ne passa pas par le mont Genèvre. (M. A. Macé, Description du Dauphiné, p. 323 et suiv.)

[31] On a fait passer Annibal par les cols de la haute Durance, c'est-à-dire par le col de Servières ou le col du mont Genèvre.

Quelle voie aurait-il suivie pour arriver au pied de ces cols ?

Y serait-il venu de la vallée de l'Isère, en remontant l'Isère et prenant par le col de Lautaret ? Ce col est plus haut que celui du mont Genèvre, et sans avoir pour soi aucun texte ancien, au mépris même de ces textes, on fait franchir à l'armée carthaginoise deux passages, dont le premier présentait des difficultés extrêmes. D'autre part, on ne tient aucun compte des mesures données par Polybe ; car 800 stades mesurés à partir de l'embouchure de l'Isère nous conduisent vers le Fresnay, à 7 kilomètres environ au-dessus de Bourg-d'Oysans ; 1.200 stades qu'on devrait compter de ce point aux plaines de l'Italie mèneraient, par la route de Suze, jusqu'à 70 kilomètres au delà de Turin ; et, quelque détour que l'on fit, par le col de Senières ou par le col de Sestrières, on ne compenserait pas cette différence.

Il faut donc supposer qu'Annibal a remonté la Durance ; mais, si l'hypothèse précédente a le défaut de lui faire traverser cette rivière à Briançon, où elle n'a pas encore les caractères signalés par Tite-Live, celle-ci n'est pas moins contraire au récit de cet historien, puisque Annibal aurait remonté la Durance sur 71 kilomètres au moins, c'est-à-dire à partir de Savines, et que, dans ce parcours, il aurait dû la traverser plusieurs fois. Du reste, on ne rencontre pas sur les bords de la Durance les lieux où les Gaulois attaquèrent pour la première fois Annibal, et le pertuis Rostang n'a pas de rapport avec les descriptions que nous ont laissées Polybe et Tite-Live.

Mais admettons encore qu'Annibal eût pu venir à Briançon ; par quel col aurait-il passé en Italie ?

A-t-il pris sur sa droite pour aller au col de Servières ? On se demandera peut-être si les Gaulois n'auraient pas pu occuper les hauteurs qui, à l'entrée de ce passage, s'élèvent sur la rive droite de la Serverette, si les rochers blancs qui sont sur sa gauche ne sont pas ceux où s'établit Annibal pour protéger la marche de son armée ; mais on ne trouvera pas le défilé où elle était engagée. Du reste, au sommet du col on ne verra pas les plaines de l'Italie ; à la descente, on ne rencontrera ni l'obstacle qui arrêta Annibal, ni les neiges éternelles.

Sur le chemin de Briançon au mont Genèvre, rien ne ressemble à la position de la deuxième attaque ; le sommet, garni de pâturages et de sapins, est bien différent de cette hante région dépourvue d'arbres et complètement nue dont parle Polybe ; on ne peut d'aucun point apercevoir les plaines de l'Italie ; enfin, le pas de la Coche ne répond en rien au récit de la descente d'Annibal vers l'Italie.

Avant d'arriver au défilé où il fut arrêté, il longeait déjà des ravins profonds et dangereux : ici, nous allons au milieu de prairies en pentes douces jusqu'à la chapelle de Saint-Gervais, au-dessus de la Coche ; au lieu d'un passage de 280 mètres le long d'un abîme, nous trouvons une descente d'un kilomètre environ dans les rochers, puis 2 kilomètres à parcourir dans un ravin où la Doire est profondément encaissée. Enfin, comment expliquer le détour qu'aurait tenté Annibal par une partie de la montagne où étaient encore les neiges de l'hiver précédent ?

Est-il besoin de combattre le système d'après lequel Annibal, une fois descendu à Cézane, c'est-à-dire à peu près au niveau de Briançon, au lieu de suivre le cours de la Doire, aurait monté le col de Sestrières, plus difficile et plus élevé que celui du mont Genèvre, pour redescendre par le val de Pragelas ? Cette supposition, invraisemblable en elle-même, que n'autorise en rien la lecture des anciens, est d'autant plus vaine que le col de Sestrières ne répond pas plus que celui du mont Genèvre à leurs descriptions. Elle n'a d'autre fondement qu'un rapprochement contestable entre la voie suivie par Annibal et celle qu'aurait prise César pour marcher contre les Helvètes, et la confusion d'Usseaux dans  le val de Pragelas avec l'Ocelum dont parle César. (M. Chappuis, Rapport au ministre, p. 39-40.)

[32] Histoire du passage des Alpes, p. 290 et suiv.

[33] Recherches sur l'histoire du passage à Annibal, p. 94 et suiv.

[34] Il existe, dans le massif compris sous le nom de mont Viso, trois cols ou passages pour conduire du département des Hautes-Alpes en Italie. Ce sont : le col de la Croix, la Traversette et le col d'Agnello. Le col de la Croix est un passage étroit, praticable seulement aux bêtes de somme, offrant de nombreux précipices. il est très-pénible, surtout à la descente. Pourquoi Annibal serait-il allé choisir précisément un des passages les plus difficiles des Alpes, passage tellement difficile, en effet, que, d'après ce que rapporte le général Bourcet, le lieutenant général de la Para tenta inutilement, en 1704, de faire descendre du canon du sommet du col de la Croix au fort de Mirebouc ? Le trou de la Traversette est cette percée de 72 mètres de longueur sur une largeur de 2m,47, à 2400 mètres au-dessus de la mer, que François Ier fit déblayer, et que M. de Ladoucette, en 1805, rendit de nouveau praticable. Cette percée n'existait pas à l'époque d'Annibal, ni même sous la domination romaine ; il est très-vraisemblable qu'elle ne date que du moyen âge. Annibal se trouvait, s'il avait pris le col d'Agnello, obligé de traverser le Pô pour aller à Turin, et de remonter longtemps et péniblement vers le nord. (M. A. Macé, Description du Dauphiné, appendice I, p. 327 et suiv.) — La galerie souterraine dite de la Traversette n'existait effectivement pas au temps de l'expédition d'Annibal. Elle a été exécutée, de 1475 à 1480, par les soins de Louis II, marquis de Saluces, et ceux du dauphin Louis, devenu ultérieurement le roi Louis XI. Voici la description qu'en a donnée De Montannel (Topographie militaire des Alpes) : Il existe en cet endroit un monument qui indique d'une manière positive qu'il y avait autrefois une route très-bonne pour les hommes et pour les chevaux ; je veux parler de la galerie souterraine dont on voit encore les vestiges. Cette galerie passait à travers une grosse masse de rochers ; elle avait été taillée au ciseau et au marteau ; sa longueur pouvait avoir cinquante-cinq toises sur huit pieds d'élévation ; un chariot pouvait y passer.

[35] Annibal a-t-il marché vers l'Italie par le Queyras et la vallée du Guil ?

Les Gaulois l'auront-ils attaqué à la Viste, c'est-à-dire au-dessus de Guillestre ? On n'y reconnaît ni le défilé au bord du précipice, ni les positions que les Gaulois occupaient à flanc de montagne, ni la position d'où Annibal les dominait et commandait tout le passage. Si les Gaulois campaient à la Viste pour fermer l'entrée du Queyras, comment Annibal n'a-t-il pas continué de marcher le long de la Durance ? Et surtout comment l'ont-ils attaqué dans des conditions si peu favorables, au lieu de le laisser s'engager dans le défilé de Veyer ? On ne saurait se représenter les difficultés et l'horreur de cette gorge, qui conduit au Queyras : sur 18 kilomètres, le Guil s'est creusé un lit dans les rochers, au milieu de montagnes d'une extrême élévation ; et, avant la route actuelle, il n'y avait qu'un sentier, qui passait jusqu'à quinze et vingt fois la rivière, avec des pentes de 20 et quelquefois de 45 pour cent. Est-il besoin de dire que ce n'est point là un défilé dont Annibal eût pu s'emparer dans une nuit et qu'on chercherait vainement l'éminence, l'arx, d'où il aurait pu en commander l'ensemble ; ce que l'on y trouverait, ce sont les abîmes, ce sont les positions avantageuses pour ceux qui défendraient ce passage ; et, si l'armée carthaginoise s'y était engagée, les Gaulois l'auraient écrasée en occupant des hauteurs qu'on n'aurait pu leur disputer. (Rapport au ministre de L'instruction publique, Paris, 1860, p. 38.)

[36] Tite-Live, XXI, XXXVIII. Cf. Sénèque, Quæst. natur. III, præf.

[37] On conserve, à l'hospice du grand Saint-Bernard, des médailles à l'effigie de Didon, prétendent les intéressés. Malheureusement pour eux, il a été reconnu que ces médailles n'ont pas été frappées au temps d'Annibal ; qu'elles ne sont même pas carthaginoises. (Voyez, à ce sujet, Larauza, Histoire critique du passage des Alpes par Annibal, p. 108, et Daudé de Lavalette, Recherches, passim.)

[38] On a longtemps cru que les débris d'éléphants découverts au pied des Alpes provenaient de ceux qu'Annibal avait perdus en route. S'il en était ainsi, ces restes devraient pouvoir se rapporter à l'une ou à l'autre des deux espèces actuellement vivantes. Or il a été démontré que ces ossements appartiennent à l'elephas primigenius et à l'elephas méridionales, tous deux préhistoriques. Cette découverte ne peut donc rien nous révéler touchant l'itinéraire du fils d'Amilcar. (Voyez Marcel de Serres, cité par Daudé de Lavalette, Recherches, note C ; cf. Saint-Simon, Guerre des Alpes, préface, p. xxir.)

[39] C'était un grand bouclier d'argent, de 27 pouces de diamètre et du poids de 43 marcs. Au centre était gravée une figure de lion, sous un palmier, et l'Académie n'hésita pas à reconnaître, en cet objet antique, le bouclier même d'Annibal. (Voyez les Mémoires de l'Académie des inscriptions, t. IX, p. 155.) Cette hypothèse a été combattue par Millin (Monuments inédits, t. I, p. 94) et Letronne (Journal des Savants, janvier 1819). Voyez le dessin de ce bouclier votif dans la Dissertation de Wickham et Cramer, Londres, 1828.

[40] Un' altra lapide con sopra dicesi il nome d'Annibale fu veduta nel secolo scorso sulla gliiacciaia d' Arnasso, e fu riveduta da pili persone nel 1825 dopoche gli straordinari caldi ebbero sciolto la massa di ghiaccio che la ricopriva. Ma nascosta per cupidita da tale che voleva vendere troppo caro la sua scoperta, non potè essere trasportata, e l'inverno soprovegnente di nuovo la ricopri, e chi sa per quanti anni ? Il nome d'Annibale forse si leggeva su quella pietra, perche chi la pose si dava vanto d'aver fatta una via sconosciuta ad Annibale. (Luigi Cibrario, Memorie storiche, Turin, 1868.) — M. le comte Cibrario, que nous avons eu l'honneur de voir à Florence, a bien voulu nous faire connaitre la disposition de cette inscription, ensevelie aujourd'hui sous les glaces. On y lisait distinctement ces mots :

.....................................

...MARTE. . . . .ANNIBALE...

.....................................

[41] S'appuyer sur les traditions, c'est donc prendre une base bien fragile, puisque l'on trouve les souvenirs d'Annibal dans presque tous les cols des Alpes. (M. Antonin Macé, Description du Dauphiné, p. 320.)

[42] Il est probable qu'Annibal séjourna à Courthezon, et que c'est ce qui a valu cette dénomination à cette ancienne ville. (Fortia d'Urban, Dissertation sur le passage du Rhône et des Alpes par Annibal, Paris, 1821, p. 31.) Fortia d'Urban visait ici la racine phénicienne Kartha ; mieux vaut, suivant nous, demander l'étymologie au mot latin curtis.

[43] Penol, petit village de la côte Saint-André, du mot grec Pœnopolis, ainsi nommé de ce qu'Annibal, se rendant d'Espagne en Italie, passa ses Carthaginois en revue dans la plaine située près de ce village. (Aymar du Rivail, Histoire des Allobroges, liv. I, dans la Description du Dauphiné de M. A. Macé, Grenoble, 1852.) — L'hypothèse d'Aymar du Rivail paraît absolument gratuite, mais il est juste d'ajouter que la science a cru reconnaître en Piémont quelques traces onomastiques des Carthaginois. Nomi e cognomi... che in Piemonte riescono anche più strani, avendo aspetto Punico. Tale quel Manertal... tale il cognome luba. Una lapide di Savoia mentova due fratelli cognominati Punici... Legittimo... il cognome Pœnus in lapide Torinese. (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, p. 148.)

[44] In the Guide de l'Empire... mention is made of a strong tradition at Saint-Vallier that Hannibal passed through it on his march over the Alps. (Wickham et Cramer, A dissertation on the passage of Hannibal over the Alps, London, 1828, p. 58.)

[45] Non serbano memorie anteriori aHa signoria de' Romani, fuorchè la tradizione del passagio d'Annibale, al quale è più che probabile che questi popoli contrastassero insieme cogli altri popoli alpini l'entrata d'Italia. (Cte Luigi Cibrario, Memorie storiche.)

[46] M. l'abbé Féraud, par exemple, indique un camp d'Annibal situé sur le plateau Serpayer, non loin de Thorame (Basses-Alpes). (Voyez Histoire, Géographie et Statistique du département des Busses-Alpes, Digne, 1861.)

[47] On trouve sur le petit Saint-Bernard, au nord-est d'une colonne de Jou, ou Jupiter, un vaste cercle de pierres de grandes dimensions, au centre duquel la tradition veut qu'Annibal ait tenu un conseil de guerre.

[48] La scala d'Annibale... e antica t costante fama chè quivi il Cartaginese comandante abbia domato la viva rupe col ferro e fuoco, ed iscrizione si mostra scolpita ne' fianchi dell' Alpe... (Velo, Dei passagi Alpini, Milan, 1804.) Ce fameux escalier se trouve au-dessous du fort de Bard.

[49] Au passage du Saint-Gothard, deux tours de granit, construites sur le bord de la route, ont reçu, on ne sait pourquoi, le nom de Portes d'Annibal. D'autre part, sur la route de Grenoble à Briançon, par la Romanche, on voit une espèce d'arc de triomphe, dont il ne reste que la moitié, mais qui présente tous les caractères d'un monument romain. D'aucuns l'appellent effectivement Porte romaine, mais les populations voisines en attribuent résolument la construction aux Carthaginois d'Annibal.

[50] C'est une muraille flanquée de trois tours rondes qu'on trouve près de la Bessée, et dont la construction n'est pas antérieure au XVIe siècle. Les gens du pays n'en soutiennent pas moins que ce mur faisait partie des défenses improvisées par les Romains contre l'armée carthaginoise.

[51] On montre, entre Four et Saint-Dalmas (Basses-Alpes), une large pierre que les paysans nomment intrépidement Table d'Annibal.

[52] Il s'agit ici du pertuis Rostang (foramen Rostagni). M. Fauché-Prunelle en attribue l'ouverture à un chef sarrasin nommé Roustan. Les Sarrasins ont sans doute pu faire là quelques travaux, mais le pertuis est bien naturel ; c'est une combe, une porte de fer, qui joua un rôle important dans la guerre de 1587. Il est vraisemblable qu'Annibal a effectivement pratiqué cette percée.

[53] On trouve dans la vallée du Pô un trou que les gens du pays appellent le Pertuis d'Annibal, et qui, sur plusieurs cartes, porte le nom de Pertuis du mont Viso. Ce n'est qu'une crevasse qui ne traverse pas le roc. (Denina, Mémoires de Berlin, 1790-1791.)

[54] C'est la Traversette du marquis de Saluces et du dauphin Louis.

[55] Tite-Live, XXI, XXXVIII. — Pline, Hist. nat., III, XXI. L'erreur de Pline devait se perpétuer, comme on en jugera d'après les citations suivantes : ... loca ipsa quæ rupit [Annibal] Penninæ Alpes vocantur. (Servius, Ad Æneid. X, XIII.) — ... Alpes Peninæ : quod Hannibal veniens in Italiam easdem Alpes aperuit. (Isidore de Séville, Origines, XIV, VIII.) — ... Alpes autem Apenninæ (sic) dictæ sunt a Punicis, hoc est Hannibale et ejus exercitu, qui per easdem, Romam tendentes, transitum habuerunt. (Paul Diacre, De gestis Longobardorum, II, XVIII.) — Quæ Pœninæ ab Hannibale denominate sunt. (Henri Ernst, Notes sur C. Nepos.)

[56] Marliani, alias Marlianus, écrivait vers la fin du XVe siècle. Il est l'auteur d'un Index des Commentaires de César. (Voyez l'appendice A.)

[57] Polybe, III, LII. (Trad. lat. de l'éd. Firmin-Didot, Paris, 1859.) L'olivier ne pousse pas sur les hauteurs des Alpes occidentales, cela est vrai ; très-certainement Polybe n'y avait vu que des sapins, des mélèzes, des saules, des buis, des genévriers. Mais ϑαλλία, ϑάλος, ϑαλλός signifient branche d'arbre, rameau vert en général et, dans quelques cas seulement, rameau d'olivier.

Il ne faut pas attribuer à Polybe la pensée d'un sens restreint, qui n'appartient qu'à ses traducteurs. Le point de départ de cette fausse interprétation remonte au Thesaurus d'Henri Estienne. De là les versions de Casaubon, cum virentis olivæ ramis, de Du Ryer, de D. Thuillier, avec des branches d'olivier, de Larauza, de Bouchot, etc.

Mieux vaut à cet égard s'en rapporter à la traduction de Loys Maigret, qui écrivait en 1542 : Les montagnards s'en vont au-devant d'Annibal, portant en leurs testes des chappeaux de fleurs. D Mieux vaut l'interprétation de N. Perrotti : florentes capiti corollas gestantes, ou celle de Ludovico Domenichi : in testa corone di fiori.

[58] Pour qu'Annibal eût rencontré des oliviers sur la route, il faudrait, au moins, qu'il eût passé par Digne. Mais, dit M. Antonin Macé (Description du Dauphiné), quoiqu'on l'ait fait singulièrement voyager, personne, sauf Aymar du Rivail, qui encore ne le conduit qu'à Barcelonnette, n'a eu l'idée de l'envoyer chercher les Romains dans les basses Alpes, même avec la chance d'y trouver des oliviers.

[59] Tite-Live, XXI, XXXV.

[60] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXV.

[61] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXV.

[62] Polybe, III, LIV.

[63] Voyez ci-dessus la réfutation de la solution du mont Genèvre par M. Antonin Macé. Ce n'est point par les yeux de l'esprit, dit le savant professeur, c'est par les yeux du corps qu'il fait voir l'Italie à ses soldats. Qu'on ne vienne pas me dire que c'est là un tableau poétique inventé par Tite-Live ; qu'il a voulu embellir son récit !

[64] Ces expressions ne doivent pas être prises à la lettre. (Deluc, Hist. du passage des Alpes.)

[65] On assure à ceux qui se piquent d'avoir une bonne vue que, du sommet du mont Viso, l'on découvre la plaine du Piémont ; on me l'a montrée, comme on fait à tous les voyageurs. (Saint-Simon, Hist. de la guerre des Alpes, préface.)

[66] En doublant un promontoire d'une projection hardie (au mont Cenis), les brillantes plaines de l'Italie sont révélées !... (Lady Morgan, L'Italie.)

[67] Je puis affirmer que, ni au mont Genèvre, ni au grand, ni au petit Saint-Bernard, ni au Simplon, l'on n'a nulle part la vue des plaines de l'Italie. (Larauza, Hist. critique du passage des Alpes.)

[68] Au sommet du col de Servières, on ne verra pas les plaines de l'Italie. Qu'on y arrive de Lans-le-Bourg et qu'on y monte directement de Bramans par le petit mont Cenis, le sommet de ces passages [du mont Cenis] ne permet d'apercevoir ni la direction de Rome, ni les plaines de l'Italie... En prenant par l'ancien chemin de la Novalèse, on a devant soi l'immense rideau de Roche-Melon, qui empêche d'apercevoir les plaines, et, pour les voir, il faudrait gravir ou la montagne du glacier ou, plus bas, celle de Saint-Martin... arrivés au sommet du passage [du petit Saint-Bernard], ils n'apercevront ni la direction de Rome, ni les plaines du Pô. (M. Chappuis, Rapport au ministre, passim.)

[69] Le mont Genèvre, que nous proposerons bientôt comme solution satisfaisante, remplit d'ailleurs la condition dont nous n'admettons point la nécessité. Le col du mont Genèvre, d'où l'on ne verrait non plus ni le Pô ni les plaines qu'il arrose, mais si, au lieu de s'enfoncer dans la vallée de la Doire au-dessous de Cézane, le voyageur franchit à droite le col de Sestrières, il arrive bientôt sur le plateau de Balbotet, et là, les plaines du Pô se dévoilent à ses regards !... (Daudé de Lavalette, Recherches.)

[70] Polybe, III, L.

[71] Polybe, III, L.

[72] Polybe, III, LI, LV et LVI.

[73] Polybe, III, L et LIV.

[74] Polybe, III, LIII.

[75] Tite-Live, XXI, XXXII, XXXIII et XXXV.

[76] Appien, De bello Annibalico, IV. — Polybe, III, LII et LV.

[77] Polybe, III, LI.

[78] Polybe, III, L.

[79] Polybe, III, L, LI, LIII, LV. Il est assez curieux d'observer que la représentation graphique d'un col (ύπερβολή) nécessite l'emploi de la section conique qu'on appelle hyperbole.

[80] Polybe, III, LI. — Tite-Live, XXI, XXXIII.

[81] Les Arabes donnent le nom d'el Mers, le port, à cette espèce de pont de terre jeté entre deux systèmes de hauteurs parallèles.

[82] Tite-Live, XXI, XXXII et XXXIII.

[83] On rencontre, au cours du récit de Polybe, deux autres mots affectés de la terminaison βολή, mais qui n'ont point de signification topographique. L'un, παρεμβολή, veut dire campement ; l'autre, έπιβολή, projet suivi d'un commencement. Polybe, III, LII et LIV.

[84] Polybe, III, LII et LIII. — Tite-Live, XXI, XXXIV.

[85] Polybe, III, LIV.

[86] Polybe, III, LIV. — Tite-Live, XXI, XXXVI.

[87] Polybe, III, LV. L'édition de Casaubon donne la leçon περί τήν άρχήν, c'est-à-dire aux environs de l'amorce du chemin coupé par l'éboulement. Ce sens paraît encore satisfaisant. — Tite-Live, XXI, XXXVII.

[88] Polybe, III, LV.

[89] Ce chiffre de 600 stades résulte de l'établissement d'une différence. Polybe dit, en effet, que du point du passage du Rhône jusqu'à l'entrée des Alpes la route d'Annibal mesure 1.400 stades. Si de ce nombre on retranche celui qui est afférent au chemin parcouru depuis le confluent de l'Isère jusqu'à ladite entrée des Alpes, on obtient bien le nombre 600. Nous attribuons au stade la valeur de 185 mètres. — Polybe, III, XXXIX.

[90] Polybe, III, L.

[91] Polybe, III, XXXIX.

[92] Polybe, III, XLIX. — Tite-Live, XXI, XXXI.

[93] Polybe, III, L.

[94] Polybe, III, LVI.

[95] Nous disons vitesse moyenne, car, au cours de cette marche, la vitesse d'Annibal n'est point uniforme. Du point du passage du Rhône jusqu'au confluent de l'Isère, il marche à raison de 27.760 mètres par jour. Au delà du confluent de l'Isère, il ne fait plus que 14.800 mètres, séjours compris.

[96] Polybe, III, LI.

[97] Polybe, III, LI.

[98] Polybe, III, LII.

[99] Polybe, III, LII et LIII.

[100] Polybe, III, LIII.

[101] Polybe, III, LIII.

[102] Polybe, III, LIII.

[103] Polybe, III, LIV.

[104] Polybe, III, LV.

[105] Polybe, III, LV.

[106] Polybe, III, LVI.

[107] On observe certaine divergence entre le récit de Polybe et celui de Tite-Live. Celui-ci admet bien qu'Annibal emploie quinze jours au franchissement des Alpes ; qu'il lui faut neuf jours pour en gravir le versant occidental ; que, une fois parvenu aux cols de la cime, il y fait reposer ses troupes pendant deux jours. (Tite-Live, XXI, XXXV et XXXVIII.) Jusque-là raccord est complet ; mais, le douzième jour, l'éboulement survient. Tite-Live entre alors dans des détails différents de ceux qu'on trouve en la narration de Polybe. Il dit que les travaux nécessités par cet accident de route demandent quatre journées ; que, ces travaux exécutés, l'armée prend trois jours de repos ; qu'elle descend enfin dans la plaine. (Tite-Live, XXI, XXXVII.) Suivant cette version, on arriverait, pour le passage des Alpes, à un total de dix-huit jours, au lieu de quinze.

[108] Carlo Promis, Antichità di Aosta, dans les Memorie della Reale Academia delle scienze di Torino, 2e série, t. XXI, 1864.

[109] Polybe, III, XXXIV.

[110] Appien, De rebus Hisp., XIII.

[111] C'est dans la vallée de la Durance que se sont concentrées la plupart des armées destinées à opérer offensivement en Italie. Nous citerons celles de Bellovèse et d'Elitovius ; de Théodebert, Théodebald, Childebert et Clotaire III ; de Charles VIII, Louis XII, François Ier et Louis XIII. C'est aussi dans la vallée de la Durance, entre Gap et Briançon, que fut cantonnée, en 1869, une notable partie du troisième corps de notre armée d'Italie.

[112] Tite-Live, XXI, XXXI. — Annibal ne pouvant suivre, le long de la mer, ce passage de la Ligurie dont parle Varron, ne pouvant prendre, le long de la Durance, le chemin le plus court qui conduise aux Alpes, remonte le Rhône... (M. Chappuis, Rapport au ministre, p. 8.)

[113] Annibal ne put pénétrer sur le territoire des Voconces et fut contraint d'en contourner les limites. (Tite-Live, XXI, XXXI.)

[114] Tite-Live, XXI, XXIX. — L'issue de ce combat [de Védènes] jeta de l'hésitation dans l'esprit d'Annibal ; il resta quelque temps indécis, afin d'éviter l'armée romaine, il prit un détour et se dirigea immédiatement vers le cours supérieur du Rhône. (Amédée Thierry, Hist. des Gaulois, t. I.) — Il est donc probable qu'Annibal, arrivé au confluent de l'Isère, n'ayant plus à craindre une attaque des Romains, cessa, en ce point, de remonter le Rhône, et prit le long de l'Isère, pour se porter vers les Alpes. (M. Chappuis, Rapport au ministre, p. 8.) Cf. Rogniat et Letronne, passim.

[115] Polybe, III, XIV.

[116] Tel est l'avis d'Abauzit, de Denina et de Heerkens. Pour mettre d'accord tant de systèmes qui se combattent, un savant hollandais, M. Heerkens, a supposé que, avant de pénétrer dans les montagnes, Annibal avait divisé ses troupes en divers corps sous la conduite de ses lieutenants, et qu'il ne s'était réservé que le commandement du gros de l'armée. (M. Jacques Replat, Note sur le passage d'Annibal.) M. l'abbé Féraud admet le fait d'une répartition de l'armée carthaginoise en trois colonnes. M. le comte Luigi Cibrario estime aussi qu'une colonne a passé par le Guil, une autre par le mont Genèvre, la troisième par Usseglio et le col d'Altarello. Un savant officier général de l'armée italienne émet, à ce sujet, une opinion analogue. (C. Negri, Storia politica, I, chap. III.)

[117] Juges, ch. IX, v. 43.

[118] Polybe, V, XCIX.

[119] Josèphe, De bello Judaico, V, VI, 2. — Tacite, Annates, XIII, XXXIX.

[120] Tite-Live, XXI, XXIII.

[121] Nous estimons, avec M. Pietro Rosa, que le corps carthaginois de droite prit alors position sur l'Anio, par la via Nomentana ; que le corps de gauche suivit la via Appia ; le corps du centre, la via Gabina.

[122] Voulant, dit M. Thiers, diviser l'attention des Autrichiens, Bonaparte imagina de faire descendre par d'autres passages quelques détachements qu'on n'avait pas pu réunir au gros de l'armée.

Le Saint-Gothard fut réservé aux troupes venant d'Allemagne sous les ordres du général Moncey, d'un effectif d'environ 15.000 hommes. Le corps du général de Béthencourt, qui suivit la route du Simplon, comptait un millier d'hommes.

Telles étaient les forces qui marchaient sur le flanc gauche de la colonne du grand Saint-Bernard.

Sur le flanc droit, le général Chabran prit par le petit Saint-Bernard avec la 70e demi-brigade et quelques bataillons d'Orient remplis de conscrits. C'était une division de 5.000 à 6.000 hommes.

En même temps, le général Thurreau, avec 4.000 hommes de troupes de Ligurie, eut l'ordre de se présenter au passage du mont Cenis. Il emporta le débouché de Suze, où il fit 1.500 prisonniers.

La colonne du grand Saint-Bernard était d'un effectif de 40.000 hommes, à peu près celui de l'armée d'Annibal, dont 35.000 hommes d'infanterie et d'artillerie et 5.000 de cavalerie.

C'est Lannes qui passa le premier, dans la nuit du 14 au 15 mai 1800. Les autres divisions opérèrent leur passage les 16, 17, 18, 19 et 20 mai. (Voyez A. Thiers, Hist. du Consulat et de l'Empire, t. I, l. IV, passim.)

[123] Voici l'état des troupes qui pratiquèrent le mont Cenis :

C'est la division Bouat (2e du troisième corps) qui commença le mouvement ; elle prit le chemin de fer à Lyon le 25 avril 1859, et sa première brigade arrivait, le même jour, à Saint-Jean-de-Maurienne. Le 28 avril, ses têtes de colonnes débouchaient à Suze.

[124] C'était la 3e division du troisième corps, commandée par le général Bourbaki. Elle comprenait la brigade Trochu (18e bataillon de chasseurs à pied, 11e et 14e régiments d'infanterie) et la brigade Ducrot (46e et 59e régiments d'infanterie). Le 25 avril 1859, la division Bourbaki, cantonnée dans la haute Durance, recevait l'ordre d'entrer en Piémont et, dès le 28, le général Ducrot traversait le mont Genèvre à la tête de deux bataillons du 59e et d'un bataillon du 11e.

[125] Ces deux divisions avaient été formées à Lyon par les soins du maréchal Castellane et cantonnées par lui dans la vallée de la Durance, à la suite de la division Bourbaki, dont elles devaient suivre le mouvement. La première se composait des 45e, 65e, 70e et 71e régiments d'infanterie et d'un détachement de tirailleurs indigènes. La seconde comprenait les 33e, 34e, 37e et 78e régiments d'infanterie.

[126] Tite-Live, V, XXXIV.

[127] Silius Italicus, Puniques, III, v. 514 et 515.

[128] Nos guides les plus sûrs seront Polybe, Strabon et Tite-Live.

Polybe, né à Mégalopolis vers la fin de la deuxième guerre punique, était un militaire distingué, fort capable d'appréciations exactes. Ses relations suivies avec la famille des Scipion lui avaient permis de recueillir des documents précieux touchant les événements dont il a écrit l'histoire. Il avait consulté nombre de témoins oculaires et parcouru les Alpes. (Polybe, III, XLIX.) Son livre, par conséquent, peut nous inspirer toute confiance. Malheureusement, il y a omis, avec intention, tous les noms de lieux, de fleuves et de villes, etc. (Polybe, III, XXXVI.)

Strabon écrivait vers l'an 18 avant notre ère, soit environ deux siècles après l'expédition d'Annibal. Élève de Tyrannion, cité par Cicéron à titre de savant célèbre (Ep. ad. Attic., II, VI), il était lui-même, en son temps, l'un des maîtres de la science. Sa Géographie est un vrai Thesaurus, où le commentateur peut puiser sans crainte. (C. Müller, ed. Strab. præf.) — En ce qui concerne les Alpes, le témoignage de Strabon repose sur des informations prises par les officiers romains, lors des expéditions ordonnées par Auguste, et l'on peut dire, par conséquent, qu'il n'est que l'écho des Commentaires d'Agrippa.

Né à Padoue l'an 58 avant J.-C., Tite-Live écrivait à peu près à la même époque que Strabon. Il fut l'ami d'Auguste et le précepteur de Claude. Ses contemporains le comblèrent de louanges, mais, à sa mort, le public ne tarda pas à se partager en deux camps. Quintilien, Alphonse V d'Aragon, Antoine de Palerme, Henri IV, professèrent successivement pour l'historien l'admiration la plus sincère. Les Padouans consacrèrent, en 1547, à sa mémoire un monument qui porte son nom. A Venise, les galeries du Palais des Doges ont été récemment témoins de l'inauguration d'un buste en marbre blanc dont le socle porte cette inscription :

TITO LIVIO

SE E LE ROMANE GESTA

PER GRANDE ELOQVIO LATINO

ETERNO

———

NATO A PADOVA L'ANNO DI ROMA 695

MORI D'ANNI 76

———

A CORINALDI P 1867

L'Italie, on le voit, a le culte de ses grands hommes, et Tite-Live est assurément l'un des plus considérables. Mais, comme tous les hommes illustres, il eut ses détracteurs. Caligula méconnut ses mérites (Suétone, Caligula, XXXIV.) Le pape Grégoire VII mit tous ses écrits à l'index. Aujourd'hui, quelques critiques manifestent, à son encontre, une défiance exagérée.

La critique moderne n'a pas absolument tort ; mais, comme l'observe très-bien M. d'Arbois de Jubainville (Bulletin de la Société des Antiquaires de France, 3e et 4e trimestres 1875, p. 169), il ne serait pas juste de refuser à Tite-Live toute espèce de discernement. Il n'est pas de ceux, écrit-il, dont on peut dire que le sens commun leur a manqué. Ses fautes en histoire ont leur source dans sa partialité pour Rome. Il était homme à voir juste et à choisir les bonnes sources.

On doit penser, écrit également M. Chappuis (Rapport au ministre, p. 37), on doit penser, jusqu'à preuve du contraire, qu'il puise à de bonnes sources ce qu'il n'emprunte pas à Polybe.

Nous sommes tout à fait de cet avis et, dans l'espèce, nous pensons que Tite-Live n'a pas manqué de consulter Trogue-Pompée, qui, né à Vaison, devait s'être procuré des documents authentiques touchant la ligne d'opérations d'Annibal.

[129] Polybe, III, XLVII. — Tite-Live, XXI, XXXI.

[130] Tite-Live, XXI, XXXI. — Silius Italicus, Puniques, III, v. 466. — Ammien Marcellin, XV, X.

[131] Polybe, III, XLIX. — Tite-Live, XXI, XXXI. Ici s'est engagée, entre les commentateurs, une grave discussion. Quel est, se sont-ils demandés, le fleuve dont Polybe entend parler ? Tous les manuscrits portent, avec de légères variantes, τή δέ σκάρας, τή δέ σκόρας, τή δέ σκώρας, c'est-à-dire un nom de fleuve absolument inconnu, qu'on ne rencontre nulle part chez les anciens géographes. Après de longs débats, au cours desquels fut, entre autres, condamnée la leçon ό Άραρος, introduite, en 1609, par Isaac Casaubon, la question est enfin jugée. On admet aujourd'hui, avec Holstenius, Schweighæuser et Letronne, que les variantes étranges dont il s'agit proviennent d'altérations dues à la main des copistes ; que le manuscrit primitif portait bien τή δε ό Ισάρας ; que le fleuve indiqué par Polybe est bien l'Isère, et non l'Eygues ou la Saône.

Il s'est élevé des difficultés analogues en ce qui concerne le texte de Tite-Live. Gronovius et Mandajors avant cité un manuscrit portant Bisarar Rhodanusque amnes, les commentateurs se sont aussitôt mis à la recherche de ce fleuve Bisarar, aussi parfaitement inconnu que le σκώρας de Polybe. Ils ont heureusement fini par voir que Bisarar n'est autre chose que ibi Isara, deux mots qu'un copiste maladroit aura réunis en un seul.

[132] Tite-Live, XXI, XXXI. — Silius Italicus, Puniques, III, v. 467. — Ammien Marcellin, XV, X.

[133] Tite-Live, XXI, XXXI.

[134] Ammien Marcellin, XV, X.

[135] Tite-Live, XXI, XXXI et XXXII. — Silius Italicus, Puniques, III, v. 468 et 469. — Ammien Marcellin, XV, X.

[136] Strabon, IV, VI, 2. — Tite-Live, XXI, XXXVIII. — Silius Italicus, Puniques, III, v. 645 et 646.

Les saltus Taurini, chemin naturel des invasions gauloises en Italie, avaient été pratiqués par Bellovèse, Elitovius, etc. (Voyez Tite-Live, V, XXXIV et XXXV.)

[137] Polybe, III, LVI.

[138] Polybe, III, LX.

[139] Polybe, III, LX. — Tite-Live, XXI, XXXIX. — Appien, De Bello Annibalico, V.

[140] Strabon, IV, I, 11.

[141] Strabon, IV, I, 11. — Pline, Hist. nat., III, V. Les noms de Καουάροι, Cavari, sont de simples transcriptions de l'amazir Kaouara, le peuple des bords de la rivière.

[142] Les Romains ont soudé deux synonymes pour forger par pléonasme le nom singulièrement hybride de Carpentoracte. Ker-Pen et Thôr-Ax signifient en effet également la ville de la montagne. (Pline, Hist. nat., III, V.) Les autres villes des Cavares étaient Cavaillon (Καβαλλιών, Cabellio, Kabila), Avignon (Αύενίων, Avenio) et Valence (Valentia Cavarum [Pline, Hist. nat., III, V], Ou-et-Ens). Ces deux dernières villes n'existaient pas au temps d'Annibal. L'Avenio Cavarum mentionnée par Pline (loc. cit.) paraît n'avoir été fondée qu'en 121 avant J.-C. par Domitius Ænobardus. — Voyez le Dict. arch. de la Gaule, t. I, au mot Cavares.

[143] Strabon, IV, I, 12.

[144] Strabon IV, I, 11. — Ούοκόντιοι, Vocuntii, Vocontii, Bocontii, sont des transcriptions d'Ou-Kont, le peuple de l'angle (formé par le confluent de l'Isère et du Drac). — Bergier (Hist. Des grands chemins de l'Empire) observe, avec raison, qu'un grand nombre de localités situées au confluent de deux cours d'eau portent le nom de Condatum ou Condé. Ce nom n'est qu'une transcription de Kont, Kount, Kent, Kouk, etc.

[145] Voyez l'Histoire de Jules César, t. II, p. 21, de l'édition Plon.

[146] Strabon, IV, I, 3.

[147] Strabon, IV, VI, 4. — Pline, Hist. nat., III, V.

[148] Pline, Hist. nat., III, V.

Luc ne fut vraisemblablement bâtie qu'au temps d'Auguste, mais Vaison paraît plus ancienne. Son nom latin Vasio n'est sans doute qu'une transcription de l'amazir' Oa-Asif, le peuple de la rivière. Elle est, en effet, à cheval sur l'Ouvèze.

[149] Dea Vocontiorum.

[150] On rencontre sur le sol de la Gaule nombre de peuples dont les noms sont affectés du préfixe tri. Nous citerons : les Triboci, établis sur les deux rives du Rhin ; les Treviri, qui occupaient le bassin de la Moselle inférieure, tous deux mentionnés par César (De bello Gallico, passim) ; les Tricassini (Ammien Marcellin, XV, X), maîtres du cours supérieur de la Seine et de l'Aube ; les Tricolli (Pline, Hist. nat., III, V), dont nous ne connaissons pas exactement la situation, mais qui habitaient vraisemblablement les rives du Colostre, affluent du Verdon ; enfin, les Tricastini, maîtres du cours inférieur de la Drôme, et les Tricorii, habitants de la vallée du Drac.

Cet préfixe tri persiste dans le nom d'une foule de localités situées sur de petites rivières et aussi dans celui d'un grand nombre de cours d'eau. Exemple : Trie-Château, la Trie, etc. Nous estimons que cette préfixe est tamazir't. Suivant cette hypothèse, Tiri-Ki-Asif, d'où Tricassini, Tricastini, etc., signifierait le long de la rivière.

[151] Ainsi que le fait très-bien observer Walckenaër (Géographie des Gaules, I, 59, 138, et II, 204), il faut bien se garder de confondre le pays des Tricastini avec le Tricastrin moderne. Ce n'est que dans les livres ecclésiastiques des premiers siècles du moyen âge que l'on rencontre les noms de Tricastrum et de Tricastrini. Tricastrum ou Saint-Paul-Trois-Châteaux est une ville toute récente par rapport à Augusta Tricastinorum. Mais Saint-Paul, ayant été dotée d'un évêché, devint peu à peu le centre administratif de tout le territoire et prit toute l'importance que perdait Augusta. Saint Restitut est le premier évêque de Tricastrum ; on rapporte son épiscopat à l'an 169 de notre ère. Saint Paul en est le sixième évêque : il siégeait au concile de Valence en 374.

[152] Entre Saillans et Crest. C'est l'ancienne Augusta Tricastinorum de Pline (Hist. nat., III, V), dite aussi Augusta Vocontiorum, que l'Itinéraire d'Antonin, la Table de Peutinger et l'Anonyme de Ravenne placent entre Die et Valence.

[153] Aymar du Rivail (Histoire des Allobroges) donne aux Tricorii le nom de Sigorii.

[154] Strabon, IV, I, 11, et IV, VI, 5. — Pline, Hist. nat., III, V.

[155] Les Tricorii, suivant d'Anville, occupaient le Champsaur, ou vallée du haut Drac, et le Vercors, ou vallée du Drac inférieur. Selon Walckenaër, ils possédaient de plus le Devoluy et le Val Godemar. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'ils étaient maîtres de toute la vallée du Drac depuis ses sources jusqu'à son confluent à l'Isère.

L'entrée des Alpes dont parlent la plupart des commentateurs comprend, à notre sens, l'ensemble des défilés qui mettent le bassin du Drac en communication avec celui de la Durance, et dont les principaux sont le col de la Croix-Haute, sur la rive gauche du Drac, et le col de Saint-Bonnet, sur la rive droite. Les Tricorii tenaient la clef de tous les passages auxquels Ammien (XV, X) donne, pour cette raison, le nom de saltus Tricorii.

[156] Gap, Vap, Ouap, transcription de Oua-Pen, le peuple de la montagne, alias Vappicum, Vappincum, Vapincum, Vapingum, etc. (Voyez Cellarius, Notitia orbis antiqui.) Cf. l'Itinéraire d'Antonin, la Table de Peutinger et les Itinéraires de Vicarello. Suivant Aymar du Rivail (Histoire des Allobroges), Gap portait, au moyen âge, le nom d'Argentina. L'ancien chef-lieu des Tricorii était alors devenu la capitale du Gapençais, petit pays inféodé au marquisat de Provence. Suivant M. Macé (Description du Dauphiné), Gap n'appartenait pas aux Tricorii, enclaves des Voconces, mais aux Katoriges.

[157] Strabon, IV, VI, 4. Les Grecs écrivaient, Άλλόβριγες ; les Latins, Allobroges. (Voyez Tite-Live, XXI, XXXI.) Ces deux leçons sont des transcriptions d'All-ou-Brig, famille maîtresse des passages. La dénomination était vraisemblablement générique, puisque Polybe l'applique aux Tricorii et aux Katoriges, c'est-à-dire aux gens de la vallée du Drac et à ceux qui sont maîtres des cols situés entre le Drac et la Durance. (Polybe, III, XLIX, L, LI.)

[158] C'est à ce delta que Polybe et Tite-Live ont donné le nom d'île.

[159] Suivant Amédée Thierry (Histoire des Gaulois, I, 1), la confédération des Allobroges était répandue entre l'Arve au nord, l'Isère au midi et le Rhône au couchant. Elle occupait, au temps de César, le nord-ouest de la Haute-Savoie et la majeure partie du département de l'Isère. Son magnifique territoire se composait ainsi de vastes plaines et d'étroits vallons. (Strabon, IV, I, 11.) Lors de l'expédition d'Annibal, les Allobroges de l'île exerçaient sur la vallée du Drac une sorte de suzeraineté, grâce à laquelle ils purent escorter les Carthaginois jusqu'aux cols qui permettent de passer du bassin du Drac dans celui de la Durance.

[160] César, De bello Gallico, I, VI.

[161] Vienne n'était alors qu'une pauvre bourgade. (Strabon, IV, I, 11.)

Pline (Hist. nat., III, V) l'appelle Vienna Allobrogum ; et Ptolémée, Caput Allobrogum. Elle fut aussi nommée, plus tard, Vindobona et Vindoniana.

[162] Aoste, sur le Guiers, arrondissement de la Tour-du-Pin, est l'ancienne Augusta Allobrogum.

[163] Grenoble, en latin Cularo, transcription de Kount-el-Aroun, le confluent des rivières. Grenoble était la place forte des Allobroges de l'île.

[164] Les textes ne mentionnent sur le revers occidental que les Tricastins, les Voconces, les Allobroges, les Tricoriens. Ils omettent les Salyes, les Cavares, dont nous venons de donner les noms ; les Katoriges, les Brigantes, habitants de la haute Durance, dont nous étudierons bientôt la situation et les mœurs.

[165] Polybe, III, LX. Strabon, VI, VI, 6. Ταυρινοί, Taurini, les gens de la montagne, de Thôr, Thur ou Taurn. — Vero è che Taurisci dicevansi ne più antichi tempi tutti i montanari delle maggiori Alpi (Taurischen da Taurn). (Carlo Promis, Storia dell antica Torino, p. 10.) La dénomination de Taurini était d'ailleurs affectée de quelques variantes ; on trouve, en effet, aussi : Tauriani, Taurasini, Taurinenses, Taurinates, etc. Les habitants du Piémont étaient dits spécialement Taurini sub Alpibus. (Pline, Hist. nat., XVIII, XL.)

[166] Le Pô séparait les Taurini de la peuplade de Vagienni. (Pline, Hist. Nat., III, VII.)

[167] ... tra la destra di Dora Baltea, il Po e l'Alpi la regione Piemontese... (Carlo Promis, Storia dell' antica Torino.)

[168] La Taurisca propriamente detta, principale egemonica e dante nome all' altre, stanzio nel pæsc avente per limiti l'Orco, il Po e la curva dell' Alpi Taurine. (Carlo Promis, loc. cit.)

[169] .... in sei tribu conosciute partivanzi i Taurisci.... loco clienti Secusini e Salassi. (Carlo Promis, loc. cit.)

[170] Strabon, IV, VI, 5. Ce passage de Strabon est DE LA PLUS HAUTE IMPORTANCE, attendu qu'il permet d'éliminer franchement toute solution de passage par la vallée de la Dora Riparia. Cette vallée était, d'ailleurs, semée d'obstacles naturels qu'Annibal n'eut surmontés qu'au prix des plus grands efforts. — .... appoggiato a' migliori [scrittori] ed ad un certa conoscenza delle Alpi, tengo che Annibale passato sia pel Monginevra, poi sceso pel val di Chiusone, anzichè per quello della Dora Riparia, più difficile... (Carlo Promis, Storia dell antica Torino, p. 31.)

[171] Ou jusqu'à la vallée du Chisone inclusivement. Les Taurini étaient vraisemblablement séparés de leurs clients les Salassi par le massif du long contrefort de la chaîne des Alpes qui se développe tortueusement entre le Chisone et la Dora. Les communications établies entre les deux peuples passaient, suivant cette hypothèse, par les cols de l'Assiette et de la Fenêtre.

[172] Salluste, Fragm., epist. Cn. Pompeii ad senatum.

[173] Le commentateur Servius Maurus Honoratus écrivait vers l'an 425 de notre ère. Voici ce qu'il nous a laissé sur le sujet qui nous occupe : Sane omnes altitudines montium, licet a Gallis Alpes vocentur, proprie tamen montium Gallicorum sunt quas quinque viis Varro dicit transiri posse : una quac est juxta mare per Ligures ; altera qua Hannibal transiit ; tertia qua Pompeius ad Hispaniense bellum profectus est ; quarta qua Hasdrubal de Gallia in Italiam venit ; quinta quæ quondam a Græcis possessa est, quæ exinde Alpes Græcæ appellantur. (Servius, Ad Æneid., X, XIII.)

[174] Varron, cité par Servius, était le contemporain, l'ami de César et de Pompée.

[175] Cette expression est de celles qui avaient encore cours au temps d'Appien, c'est-à-dire au IIe siècle de notre ère. (Appien, De bello Annibalico, IV.)

[176] L'expédition d'Asdrubal est de douze années postérieure à celle de son frère Annibal ; c'est l'an 207 qu'il opéra vraisemblablement son passage des Alpes.

[177] Tite-Live, XXVII, XXXIX. — Silius Italicus, Puniques, XV. — Appien, De bello Annibalico, LII. — Eutrope, III, XVIII. — Nous estimons qu'Asdrubal a passé par la Romanche, cette vallée que les Romains devaient ultérieurement pratiquer d'une façon régulière et à laquelle ils ont laissé leur nom (Roman-ch). Avec Carlo Promis, nous pensons qu'il est ensuite descendu du mont Genèvre par la Riparia : Asdrubale per val di Dora. (Storia dell antica Torino, p. 42.)

L'itinéraire d'Asdrubal serait donc distinct de celui de son frère, tout en ayant avec celui-ci un certain nombre de points communs. Le texte de Varron se trouverait ainsi en harmonie avec celui des autres auteurs ; tout se concilierait, si tant est que les choses soient conciliables : Si possono conciliare questi contrarii. (Storia dell' antica Torino, loc. cit.)

[178] Je ne sçaurois passer ouitre sans montrer au doigt le chemin que Pompée le Grand ouvrit de nouveau à travers les Alpes sçavoir à travers la plus haute pointe du mont Cinesius... en lieu si scabreux et difficile qui se trouve entre la voye d'Hercule et d'Hannibal... (N. Bergier, Histoire des chemins de l'Empire, III, XXVI.) — J. Simler estimait que ce chemin par le mont Cenis présentait bien les caractères voulus par l'expression de Pompée : opportunius. Illud enim iter multo opportunius... ac hodie propterea quod omnium usitatissimum sit ex Hispania et Gallia et Britannia Romam euntibus, strata Romana ab Italis vocatur. Nous admettons, en ce qui concerne Pompée, cette solution du mont Cenis.

[179] Géographie des Gaules, I, 225. - Cf. Wickham et Cramer (Dissertation on the passage of Hannibal over the Alps, p. 23) : Some have supposed that Pompey's road might have passed by the col d'Argentiere and the valley of the Stura, but this never appears to have been in use.

[180] Appien, De bellis civilibus, I, XIX. Appien expose, comme on le voit, que Pompée passe par le col d'où s'échappent, en sens contraires, les sources du Rhône et du Pô. Il entend évidemment parler des deux affluents de ces fleuves : la Durance et la Dora Riparia.

[181] N'est-ce pas le mont Genèvre qui est désigné par ces mots : nobis opportanius ? Où chercher un passage qui mieux que cette ligne de la Dora Riparia et de la Durance assure les intérêts des Romains ; qui les conduise plus directement ou plus sûrement vers la Province romaine et vers l'Espagne ; qui soit plus avantageux au point de vue stratégique ? Et n'est-ce pas, en effet, la voie que Cottius, pour plaire aux Romains et à Auguste, va, bientôt après, rendre plus praticable ? (M. Chappuis, Rapport au ministre de l'instruction publique, p. 6.)

[182] En admettant avec M. Chappuis que Pompée ait passé par le mont Genèvre, on ne saurait souscrire encore aux conclusions que les commentateurs croient pouvoir tirer de ce fait contestable. Leur syllogisme est celui-ci : Annibal et Pompée n'ont pas suivi le même chemin ; or Pompée a pris par le mont Genèvre ; donc Annibal est passé par ailleurs. Non. Le nobis opportunius de Salluste voudrait seulement dire que, au lieu de descendre, à partir de Gap, les vallées du Drac, de l'Isère et du Rhône, c'est-à-dire de refaire, en sens inverse, la route des Carthaginois, les Romains ne sont point sortis de la vallée de la Durance ; qu'ils ont passé par Sisteron, Apt et Cavaillon ; qu'ils ont franchi le Rhône à Beaucaire ; qu'ils ont, en un mot, pratiqué ce rectum iter dont Annibal a cru devoir s'écarter, au grand étonnement de Tite-Live.

Les lignes d'opérations d'Annibal et de Pompée étaient placées dans des conditions essentiellement différentes. Toutefois, elles pouvaient, sans coïncider, avoir des points communs ; et, si Pompée avait pratiqué le mont Genèvre, rien n'empêcherait qu'Annibal eût également fait usage de ce col. Ce qu'il importe de retenir ici, c'est que la lettre de Pompée au sénat n'implique pas qu'Annibal ait passé par ailleurs que les saltus Taurini ; qu'il ait franchi la cime des Alpes en un point pris hors des limites assignées par les autres textes, c'est-à-dire en deçà ou au delà de l'intervalle compris entre les sources du Pô et celles de la Dora Riparia.

D'autre part, on est en droit de se demander si Servius n'a point suivi l'ordre géographique, du sud au nord, en l'énumération qu'il donne des cinq passages des Alpes. En admettant cette hypothèse, on remarquera que, abstraction faite des routes du littoral, le commentateur mentionne en premier lieu la voie qua Hannibal transiit. Or les premiers passages possibles à partir de la mer s'embranchent tous sur la haute Durance et ne peuvent être pratiqués que par des troupes maîtresses de cette vallée. Parmi ces communications se trouvent celles que l'on a désignées sous le nom de saltus Taurini ; c'est ce qu'il nous suffit de constater.

[183] Polybe, III, XLIV. — Tite-Live, XXI, XXIX.

[184] Polybe, III, XLVIII, L et LII. — Tite-Live, XXI, XXIX.

[185] Ammien Marcellin, XV, X.

[186] Polybe, III, XLIV. — Tite-Live, XXI, XXIX.

[187] Il est fait mention du nom de Magile en plusieurs inscriptions latines :

Q MAGILI Q L GENNAI

PRIMAE

T RVTIDIANI

COMI

(Muratori, Novas Thesauгus, IV, Appendix, p. 2093, n° 11.)

C MAGILIVS C F P

TERTIVS EX TESTAM

(Carlo Promis, Storia dell' antica Torino, n° 17.)

Les Magelli sont comptés par Pline [Hist. nat., III, VII) au nombre des peuples qui occupent le revers oriental des Alpes occidentales. Ils habitaient les vallées du Chisone et de la Germagnasca. Au sud, ils s'étendaient jusqu'au Pelice ; au nord, jusqu'au Lemina.

Durandi consacre le troisième chapitre de sa Notizia dell antico Piemonte traspadano à l'étude de la Campagna de' Magelli tra il Pelice, il Chisone ed il Lemina. Au sud-est de Pignerol, entre le Lemina et le Chisone, se trouve un bourg qui porte le nom de Macello. En remontant le Chisone jusqu'au confluent de la Germagnasca, on rencontre le village de Macello. En amont du confluent et sur la rive droite de la Germagnasca, se trouve encore un centre de population du nom de Macello ou Curte Magello. Ce nom si fréquent, dit fort bien Durandi, nous rappelle celui des anciens possesseurs du sol : conserva il nome degli antichi suoi abitatori.

[188] Polybe (III, XLIV) les qualifie de βασιλέκος.

[189] Le vrai nom de ce torrent paraît être simplement Il ou Ill. M-ag-Il signifierait, à ce compte, un des enfants de la vallée d'Ill. Vraisemblablement originaire de cette vallée, le guide d'Annibal exerçait certaine autorité dans la région des cols et sur le revers italiote. La racine mag ou mac, qui veut seulement dire un des enfants, eut pour transcription, en grec, μάγος, en latin, magus, et se répandit de bonne heure dans toute la péninsule Italique. Quantunque per attestato di Cicerone, Livio, Patercolo e d'innnite lapidi, il gentilizio Magius, nell' età repubblicana forse sparso nell' Italia inferiore, andava pero esso pure tra Gallici, derivando dalla nota radicale mag. (Carlo Promis, Storia dell antica Torino, 141.) Tite-Live eut pour gendre un rhéteur du nom de Magius. — Cf. notre tome I, liv. IV, chap. III.

[190] Les deux chaînes qui renferment la susdite vallée [du Pô] sont fort élevées, très-rapides dans le bas des penchants et fort escarpées dans le haut, notamment dans les parties les plus rapprochées du Viso. (De Montannel, Topographie militaire de la frontière des Alpes.)

[191] On ne saurait se représenter les difficultés et l'horreur de cette gorge qui conduit au Queyras : sur 18 kilomètres, le Guil s'est creusé un lit dans les rochers, au milieu de montagnes d'une extrême élévation, et, avant la route actuelle, il n'y avait qu'un sentier, qui passait jusqu'à quinze et vingt fois la rivière, avec des pentes de 20 et quelquefois de 45 %. (M. Chappuis, Rapport au ministre de l'instruction publique, p. 38.)

[192] On communique d'Abriès à la vallée du Pô en passant par le col du Viso surnommé de la Traversière. Ce col du Viso est fort mauvais, même pour les gens de pied. On croit pourtant que François Ier a fait passer par là une partie de son armée. (De Montannel, loc. cit.)

[193] Nous avons déjà dit que le tunnel de la Traversette n'avait été ouvert qu'au temps du dauphin Louis, plus tard Louis XI.

[194] Ce tracé satisfait, autant que faire se peut, aux conditions du problème, en ce qui concerne les mesures itinéraires, conditions que, d'ailleurs, nous n'avions pas cru devoir nous imposer. Du point de passage du Rhône à l'île des Allobroges, la distance accusée par Polybe est de 600 stades ou 111 kilomètres. Celle que nous mesurons d'Orange à Châteauneuf-d'Isère est de 110 kilomètres, et l'on peut se contenter d'une telle approximation. Polybe évalue ensuite à 1200 stades, ou 222 kilomètres, le chemin fait par Annibal depuis l'entrée des Alpes jusqu'aux plaines du Piémont. Suivant la directrice de marche que nous proposons, on compte 109 kilomètres de Forest-Saint-Julien au mont Genèvre, et aussi 109 kilomètres du mont Genèvre à Turin ; soit ensemble 218 kilomètres. L'écart n'est que de 4 kilomètres et, ici encore, on peut dire qu'il y a concordance avec les données du texte. Les autres mesures itinéraires échappent aux appréciations : nous trouvons bien 92 kilomètres le long du Drac, de Grenoble à Forest-Saint-Julien, mais comment évaluer le parcours opéré dans la vallée de l'Isère ?

Annibal n'a pas suivi la rive du fleuve ; il a pénétré dans l'île des Allobroges, où il a séjourné un temps dont on ne saurait se faire une idée précise. Parti de Châteauneuf-d'Isère, il est parvenu à Grenoble par une voie qu'il n'est pas possible d'indiquer exactement.

Nous avons admis la vraisemblance d'une répartition de l'armée carthaginoise en plusieurs colonnes ; peut-on, suivant cette hypothèse, restituer les composantes de la ligne d'opérations ? Non ; les conjectures seules sont possibles, et nous n'oserions point risquer, à cet égard, un avis que rien ne motiverait.

Est-il absurde de supposer qu'une colonne secondaire ait pris par la Maurienne et la Riparia ? Quelques troupes n'auraient-elles pas gravi le versant français des Alpes par la vallée de la Romanche, la combe du Guil ou le val d'Abriès ? Certains détachements ne seraient-ils point passés sur le revers italiote par le Pelice et la Germagnasca ? Le champ des hypothèses est ouvert ; les discussions peuvent s'entamer, mais nous ne saurions clore les débats.

[195] Géographie de la Gaule romaine, t. I, Paris, Hachette, 1876.

[196] Bientôt nous gravissons le mont Cervo. De son sommet, on découvre toute la chaîne italique des Alpes. Bonaparte s'arrête, l'observe et, me montrant le mont Viso : «Il a passé par là ! me dit-il. — Qui ?Annibal !... (J.-B. Collot, Chute de Napoléon.)

[197] Commentaires de Napoléon Ier, t. VI. Notes sur les Considérations du général Rogniat.

[198] Le monument porte une inscription quadrilingue. On lit sur la face nord ces lignes commémoratives de Dacier :

NAPOLEONI IMP AVG

ITALIAEREGI

QVOD GALLVS VIRTVTE SVA RESTITVTIS

EARVMQVE FINIBVS PROPAGATIS

VT IMPERII ACCESSVM

VIATORIBVS FACILIOREM REDDERET

VIAM PER MONTES TRICORIORVM

ET ALPES COTTIAS

APERVERIT MVNIVERIT STRAVERIT

ORDO ET POPVLVS

PROVINCIAE ALPINAE SVPERIORIS

PROVIDENTISSIMO PRINCIPI

A MDCCCVII CVRANTE I • C • F • LADOVCETTE PRAEFECTO

Sur la face sud, la Commission des Inscriptions de l'Institut de France a fait graver ces mots :

NAPOLEON LE GRAND

EMPEREVR ET ROI

RESTAVRATEVR DE LA FRANCE

A FAIT OVVRIR CETTE ROVTE

AV TRAVERS DV MONT GENEVRE

PENDANT QV'IL TRIOMPHAIT DE SES ENNEMIS

SVR LA VISTVLE ET SVR L'ODER.

——————

I • C • F • LADOVCETTE PREFET

ET LE CONSEIL GENERAL DV DEPARTEMENT

ONT CONSACRE CE TEMOIGNAGE DE LEVR RECONNAISSANCE.

1807.

RESTAVRE EN 1835.

La face ouest porte cette légende, de Correa :

A NAPOLEONI

EMPERADOR AVGVSTO Y REY DE ITALIA

QVE DESPVES DE HAVER CON SV ESFVERZO Y

PRVDENCIA RESTAVRADO LA FRANCIA

Y DILATADO SVS LIMITES

PARAQVE IL REGRESSO AL IMPERIO

FVESSE MAS SEGVRO A LOS VIAIEROS

Y MAS CONVENIENTE AL COMMERCIO

HA MANDADO TRAZAR, ABRIR Y

CONSTRVIR ESTE CAMINO

POR LOS ALPES

Y LAS SIERRAS DE MONT GENEVRE

EL CONSEIO Y LOS PVEBLOS

DEL PARTIDO DE LOS ALPES ALTOS

RECONOCIDOS A SV SOBERANA PROVIDENCIA,

HAN CONSAGRADO ESTA MEMORIA

EL ANNO DE 1807

ADMINISTRANDO LE I • C • F • LADOVCETTE PREFECTO

Sur la face est, enfin, on lit ces lignes de Visconti :

IN ONORE

DI NAPOLEONE

IMPERATORE DI FRANCESI E RE D'ITALIA

PER AVERE APERTA VNA VIA

A TRAVERSO DELLE MONTANE DI QVESTA PROVINCIA

E AVER RESO IL PASSAGIO DALLA FRANCIA IN ITALIA

PIV COMMODO E PIV SICVRO

L'ASSEMBLEA ELETTORALE RADVNATA A GAP

E TVTTO IL POPOLO DELLA PREFETTVRA DELLE ALPI SVPERIORI

HANNO ERETTO QVESTO MONVMENTO DELLA LOR GRATITVDINE

INVERSO LA PROVIDENZA DEL L'OTTIMO PRINCIPE

L'ANNO MDCCCVII

I • C • F • LADOVCETTE ESSENDO PREFETTO