I. Le débarquement de l'ile d'Elbe et le Collège de Vannes. - Collégiens et jeunes clercs s'exercent au maniement des armes. - L'abbé Nicolas reçoit le commandement de la juvénile phalange. - Combats et victoires contre les troupes impériales. - L'abbé Nicolas est tué au champ d'honneur. - L'abbé Bainvel lui succède. - Triomphale rentrée à Vannes. — II. Première insurrection de la Pologne en 1831. — Prêtres-Guerriers. — III. Insurrection de 1863. - Rôle du clergé. - Eglises fermées. — IV. Un volontaire enrôlé dans la bande du prêtre Makievicz. — V. Sublime protestation de Pie IX. - Ambassadeur russe chassé. I Si l'Empereur Napoléon ne posséda jamais le cœur de la Bretagne, justement froissée des égards que témoignait le régime aux anciens persécuteurs, transformés en fonctionnaires, le signataire du Concordat n'eut pas, néanmoins, le droit de se plaindre de la province, jusqu'au jour où l'indigne traitement infligé à Pie VII indisposa contre César toute la France croyante. Aussi, quand, au printemps de 1814, le surlendemain de la fête de Pâques, les écoliers lorientais du collège de Vannes, en train de cheminer sur la route du Port-Louis à Merlevenez, virent accourir vers eux, au grand galop, le chapeau constellé de cocardes blanches, un courrier qui criait à tue-tête Vive le Roi ! nos jeunes gens, à peine arrivés à Vannes, s'empressèrent-ils de chanter, dans la cathédrale, un sonore Te Deum, auquel, d'ailleurs, s'associa la bourgeoisie libérale, avec une effervescence qui trahissait peut-être moins la joie que la peur. Le débarquement de l'île d'Elbe (20 mars 1815), vint, hélas ! l'année suivante, rejeter nos jeunes Bretons dans leur ancien rôle de parti vaincu et donner au parti vainqueur, très lent à pardonner le mal qu'il avait fait aux pères, un grief de plus contre les fils. Témoins des violences que la Révolution avait exercées contre les catholiques bretons, les élèves du collège se dirent que le nouveau pouvoir ne les respecterait que s ils mettaient au service de leur cause la discipline et la force. Singulière sagesse chez des jeunes gens, d'ordinaire peu attentifs aux leçons de l'histoire. Mais ces enfants, les scènes tragiques de Quiberon et d'Auray les ont mûris et leur ont enseigné que les Gouvernements révolutionnaires ne font jamais grâce aux partis désarmés. Il fallait donc que nos cloarecks s'initiassent au maniement du fusil, à l'école du soldat, aux manœuvres, bref, à tous ces exercices qui, d'une foule inorganique et impuissante, font une phalange cohérente et redoutable. Pendant des semaines, tantôt sur la lande, tan tôt dans un grenier, loin des regards de la multitude et de la police, un officier de la garnison, inconscient des desseins qu'ourdissent les écoliers, leur communique ses connaissances militaires, sans en prévoir les applications ni les suites. Les cadres formés, la troupe constituée, les anciens chefs de la Chouannerie, le général de Sol de Grisolles, le chevalier de Margadel, les capitaines Rohu, Joseph Cadoudal, Lequellec, Gamber, etc., secrètement prévenus, viennent ajouter à la juvénile légion leurs compagnies paroissiales ou leurs contingents ripuaires, — anciens soldats de Georges et de Mercier dit La Vendée, paysans et marins réfractaires a la conscription ou hostiles à l'Empire. Sans se piquer de dévouement à la dynastie impériale, ni le supérieur du collège, ni les professeurs n'encouragèrent cette levée de boucliers qu'ils auraient même empêchée s ils l'avaient connue. Un seul membre du clergé, obscur aumônier d'un couvent de religieuses, se déclare pour l'entreprise. Munis de cette approbation, les écoliers, ayant de partir, veulent, comme les anciens preux, enchaîner leurs consciences par un serment de fidélité réciproque. Un autel, improvisé dans une mauvaise chambre, s'éclaire de quatre cierges et reçoit, avec le crucifix, le livre des Evangiles. Le moment solennel venu, tour à tour les écoliers défilent devant l'autel et prononcent, à haute voix, la formule du serment que présente à chacun d'eux le séminariste Bainvel. Le Collège compte huit à neuf cents élèves. Après avoir exclu les enfants au-dessous de quinze ans et les rejetons des familles notoirement bonapartistes, l'effectif dépasse trois cents éphèbes, en révolte ouverte contre le maître du monde et résolus à se mesurer, les armes à la main, avec les vainqueurs de l'Europe. Quel chef choisissent nos présomptueux adolescents ? Un camarade, engagé dans les ordres, le grand Nicolas, séminariste revêtu de l'habit ecclésiastique, Celte de grande race, que ses hautes qualités morales, encore plus que sa distinction physique, désignent depuis longtemps à l'estime de la future milice scolaire. Le 24 mai 1815, écoliers et chouans se rejoignent, autour de Sainte-Anne d'Auray, dans la lande où campent tous les ans, le 26 juillet, cent mille pèlerins. A peine jeunes et vieux Bretons ont-ils touché cette terre sacrée qu'une colonne d'Impériaux, accourus de Lorient, les attaque. Joseph Cadoudal, à la tête des marins d'Auray, s'élance sur les Bleus avec tant de fougue que la colonne, défoncée, prend la fuite, abandonnant sur le champ de bataille un fructueux butin de fusils et de gibernes où puise plus d'un écolier, uniquement armé du pen baz. Encouragés par ce succès, les vainqueurs se dirigent vers l'embouchure de la Vilaine, où stationne l'escadre de l'amiral anglais, Lord Hotram, avec une cargaison de munitions, d'armes et de vêtements destinés aux adversaires de l'Empire. Questembert, Malestroit, Rochefort, Ploërmel, Josselin, Redon, successivement occupés, prodiguent au corps royaliste ovations et largesses, mais acclament surtout les écoliers, fêtés, dans les presbytères et dans les manoirs, par des admirateurs qui connaissent déjà leurs belles apertises d'armes, embellies par la légende populaire. Après avoir franchi la rivière d'Out, près de Peillac, nos chouans se portent, le 5 juin 1815, sur Muzillac, lorsque le général Rousseau, venant de Vannes, veut leur barrer le passage au pont de Penesclus. Une vive fusillade met aux prises les deux partis. Après avoir chargé de mitraille les Blancs, sans ébranler leur courage, un bataillon d'Impériaux réussit à tourner la droite des Bretons et la fait fléchir un instant. Mais, dociles aux ordres de l'abbé Nicolas, leur chef, les écoliers débouchent sur le théâtre du combat et font, à leur tour, pleuvoir une rafale de plomb sur l'ennemi. Volteface immédiate ! Non seulement les nouveaux venus rétablissent l'équilibre, un moment compromis, mais voici que les Bonapartistes, repoussés, s'éparpillent en toute hâte à travers champs. Dans cette mêlée, le collège subit une cruelle perte. A la vue de l'artillerie impériale qui se démasque, l'abbé Nicolas, avec un superbe élan, veut s'élancer sur les canons, mais un projectile atteint le jeune héros et l'étend mort sur le sol. Il faut remplacer ce chef intrépide. Sans hésiter, les écoliers défèrent le commandement à un autre séminariste, à l'abbé Bainvel, le futur curé de Sèvres. Le moment est critique. Repoussés parles Blancs, les Bleus reviennent en forces et préparent un nouvel assaut contre les écoliers qui commencent à manquer de cartouches. La retraite va-t-elle donc s'imposer ? Instruites de cette pénurie, les femmes de Muzillac s'acheminent vers le champ de bataille, les tabliers pleins de balles qu'elles viennent de fondre avec leur vaisselle d'étain, sacrifiée à la bonne cause. Les munitions, aussitôt distribuées par les courageuses paysannes, permettent aux collégiens d'opposer une victorieuse défensive à l'agression des Bleus, obligés de se replier et de repasser la chaussée du moulin de Penesclus. Gamber, avec son bataillon de vétérans, et le comte de Francheville, avec les marins de Sarzeau, achèvent la déroute. Le 21 juin 1815, moins heureux à Auray, les Royalistes perdent la partie, sans que cet échec déprime les vaincus, plus que jamais sûrs du triomphe final. Mais Waterloo n'a-t-il donc point clos la lutte fratricide, enseveli dans le même cimetière les illusions et les rancunes ? érigé la réconciliation en devoir ? Il paraît que non. Trois semaines après la catastrophe, les généraux bonapartistes de l'Ouest, cherchant une inutile vengeance, ou obéissant aux instructions secrètes des Carbonari, les Lafayette et les d'Argenson, qui sont allés au camp prussien quémander pour roi de France un Brunswick ou un Cobourg, — les généraux bonapartistes, dis-je, tentent de nouveau la fortune des armes. Attaqués à Prescop, les collégiens, la baïonnette baissée, foncent sur les Bleus, mettent leurs rangs en désordre et poursuivent les fuyards jusqu'aux portes de Vannes. Cette victoire couronne brillamment, le 5 juillet, la campagne inaugurée à Sainte-Anne, et, le 22 juillet, nimbe de gloire l'entrée triomphale des collégiens dans la cité qu'ils avaient clandestinement quittée et où, maintenant, leur capitaine, l'abbé Bainvel, en tête, les vainqueurs pénètrent, sous une pluie de fleurs, première phalange de l'Armée royale, digne postérité de Roland, de Du Guesclin et de Charles de Blois, orgueil des pères, joie des mères, honneur de la Bretagne sans tache !... Quel monument commémore les exploits de ces paladins ? Non seulement, ni un marbre, ni un airain ne les immortalise, mais, pendant que les Manuels civiques magnifient les équipées imaginaires d'un Viala et d'un Bara, les Trois Cents du Collège de Vannes, les combattants de Sainte-Anne, de Redon, de Muzillac, de la Chartreuse, de Prescop, rigoureusement exilés de nos propres livres d'histoire, se diluent de jour en jour dans les ténèbres d'un sépulcre que ne surmonte même plus une pierre tombale. Pourquoi ce silence enveloppe-t-il les jeunes gens que des poètes anglais, comme Wordsworth, Southey, Landor, célébrèrent et qui, chez nous, inspirèrent à Brizeux l'un de ses plus nobles poèmes ? La beauté d'un geste, exempt de calcul et dépourvu de récompense, irrite-t-elle secrètement, comme un scandale, une génération avide de salaires ? Je m'imagine plutôt qu'on en- veut aux écoliers bretons d'avoir donné le plus fâcheux exemple en ne se bornant pas à mitrailler de protestations et de discours le despotisme impérial. Congrès, banquets, comités, conférences, offraient pourtant à l'humeur frondeuse de cette jeunesse leurs rites aimables et tumultuaires. Aux griseries des luttes oratoires pourquoi nos Celtes préférèrent-ils les sanglantes incertitudes d'une aventure guerrière ? Pourquoi les souffrances du sacrifice parlèrent-elles plus haut à leur âme que les hourras d'un auditoire ? Folie — que nous faisons expier aux coupables, en les enfermant, depuis un siècle, dans l'in pace de l'oubli[1]. II Non moins fatal à la Pologne qu'à la France, Waterloo mutila nos communes frontières et sonna le glas des restitutions qu'avaient appelées nos communs désirs. Au XVIIIe siècle, maléficiée par Voltaire, — l'apologiste de la spoliation et des spoliateurs, — la Royauté française n'avait pas osé se porter au secours des Droits violés et des frères trahis. A peine installé aux Tuileries, Louis XVIII tient à cœur de racheter cette faute et veut défendre contre la poussée de la barbarie moscovite la Pologne et la civilisation occidentale en danger. Au Congrès de Vienne, l'Autriche et l'Angleterre, sur les instances du roi de France, promettent de délivrer de ses fers le peuple qui, pendant tant de siècles, avait assuré l'indépendance de l'Europe. Malheureusement, l'évasion de l'île d'Elbe et le rôle capital que jouèrent l'empereur Alexandre et son armée dans la coalition contre Bonaparte, obligent la diplomatie à subordonner ses plans aux convenances du tsar. Alexandre réclame un salaire : quel cadeau lui offrira l'Europe ? La délibération est courte. Si la victoire et la puissance comptent des voix dans le Congrès, le malheur n 'en a pas. Un vote à peu près unanime sacrifie la Pologne à l'autocratie russe. Mais, tout en inféodant l'ancien Grand-Duché de Varsovie à l'Empire, le Congrès donne au nouvel Etat une Chambre, un Sénat, une Administration autonome, une Armée nationale, bref, toute l'ossature politique sans laquelle un peuple n'est qu'une foule. Pendant quelques années, le tchin, médusé par Alexandre, qui se pique de chevalerie, laisse à peu près intact cet organisme et respecte l'œuvre du Congrès de Vienne. Mais, vers 1820, la Prusse, de plus en plus hostile aux catholiques du duché de Posen, commence à prendre ombrage des égards qu'Alexandre témoigne, dans son Empire, aux mêmes vaincus. Les Polonais, opprimés par les Hohenzollern, ne seront-ils pas tentés de revendiquer, un jour, les franchises dont les nantissent les Romanoff ? Obéissant à de perfides conseils, Alexandre Ier envoie à Varsovie son frère Constantin et lui confie, avec le titre de Vice-roi, le commandement de l'armée polonaise. Choix déplorable ! Pandour autoritaire et borné, le prince se livre contre le peuple le plus fier et le plus courtois de l'Europe à des brutalités de Baskir. Toutes les garanties constitutionnelles succombent ; le prince ne connaît d'autres lois que ses désirs et d'autres maîtres que ses haines. En même temps que les écoles se vident, les prisons se remplissent. Prêtres, religieux, députés, recteurs, professeurs de l'Université, étudiants, enlevés en pleine nuit, vont peupler la Sibérie et ses mines. Des complots s'ourdissent contre le transgresseur du traité de Vienne. Le vent des rébellions soulève les patriotes insultés. Enfin, le 29 novembre 1830, une émeute oblige le Grand-Duc à fuir, en toute hâte, de Varsovie, avec son escorte de Kalmouks, et, dès le lendemain, entre la Russie et la Pologne s'engage une guerre qui ne se dénouera que par la destruction de l'un ou de l'autre antagoniste. Depuis 1825, Nicolas Ier gouverne l'Empire. Infidèle à la politique d'Alexandre, Nicolas a fait nettoyer de leur rouille les armes qu'avait forgées contre l'Eglise catholique la grande Catherine. Le rêve du nouvel Empereur est celui de tous les gouvernants que hante la chimère d'une unité religieuse et politique imposée à coups de sabre. Obstacle invincible aux desseins des despotes, l'Eglise catholique est la seule institution qui ose braver toutes les tyrannies, la seule qui ait le don de les lasser et la gloire de leur survivre. Si l'avilissement professionnel du pope induit Nicolas à compter sur le servilisme du clergé, l'attitude intransigeante du prêtre catholique ne tarde point à délivrer le tsar de son erreur, sans toutefois l'exonérer de ses aversions. Contre les ukases impériaux, quelle classe élève la plainte la plus inexorable ? Le Clergé ! Aussi la guerre ne le surprend pas plus qu'elle ne le heurte. Contre le césarisme qui veut dévaliser les peuples de leur foi, les frustrer de leur patrimoine divin, les déposséder de leur avenir surnaturel, la guerre n'est-elle pas l'ultima ratio des consciences lésées ? Favorables aux insurgés, les premières batailles inquiètent le tsar sur les suites d'une campagne qu'il croyait aisée et qui confond les calculs de ses meilleurs lieutenants. Battus à Waver (20 février 1831) ; à Grochow (25 février) ; à Kurow (3 mars) ; à Denbé (1er avril) ; à Igarné (10 avril), les Russes auraient fini par demander grâce, si la stratégie, malheureusement temporisatrice, du généralissime polonais, trop crédule à l'aide guerrière de l'Angleterre et de la France, et surtout, si le concours donné par la Prusse à l'armée moscovite n'avaient assuré le triomphe final du tsar. Pendant les dix mois qui mirent aux prises les champions de la cause la plus sainte, et l'armée de la spoliation, si les Etats signataires du Traité de Vienne restèrent inertes devant la violation du pacte qu'ils avaient eux-mêmes conclu, le Clergé catholique, hostile à cette indifférence, n'hésita pas à la condamner. En Pologne, comme en Lithuanie, gardiens sacrés de l'esprit national, les prêtres approuvent, dès la première heure, le soulèvement populaire contre l'autocrate qui, parmi cent autres méfaits, arrache aux familles les enfants de cinq à douze ans pour les transporter en Moscovie et les livrer à la férule et à l'enseignement hérétique des popes. Au mois de mars 1832, les Polonais que Paris hospitalise, se réunissent rue de Rivoli, sous la présidence du général Lafayette, arborant, avec une ostentation chevaleresque, l'uniforme de Premier Grenadier de la Garde nationale polonaise, et commémorent, dans des discours pleins de flamme, les grands souvenirs qu'évoque la levée en masse du peuple lithuanien contre la tyrannie moscovite. C'est le premier anniversaire de l'insurrection nationale. Les anciens combattants et les amis de la Pologne échangent leurs heureuses nouvelles et fortifient leurs mutuelles espérances. Tour à tour le général Lafayette, le comte César Plater, Joachim Lelewel, François Szemioth, Wladislas Plater, Léonard Chodzko, Ch.-Ed. Wodzinski, louent les conseillers et les héros de la révolte que Nicolas Ier se flatte d'avoir pour toujours comprimée et qu'il n'a qu'assoupie. Certes, toutes les catégories sociales et toutes les conditions furent à l'honneur et au péril. Mais quelle puissance morale exalta surtout les âmes, suscita les légions et enfanta les martyrs ? Un des orateurs, Jullien (de Paris) nomme les prêtres et les femmes. De même que les curés français sur le champ de bataille de Bouvines, un grand nombre d'ecclésiastiques polonais se firent tuer en conduisant au feu leurs paroisses. Fidèles toutefois au ministère sacerdotal, les prêtres guerriers, au milieu des scènes de mort, élèvent la voix en faveur de la clémence et contre les droits de la guerre font prévaloir les exigences de la générosité chrétienne. A Ozmiana, près de Wilna, pendant que les habitants assistent au service divin, un corps de Cosaques s'empare du bourg et, franchissant les portes du temple, massacrent le célébrant et ses acolytes sur les marches de l'autel. Surprise, épouvantée, sans armes, la population ne songe d'abord qu'à fuir devant cette irruption et ce sacrilège. Mais voici que d'autres prêtres, tenant d'une main la croix et, de l'autre, un sabre ou un fusil, rallient les fidèles, fondent sur les Cosaques, les repoussent, puis, la bataille terminée, achèvent la cérémonie interrompue, parmi les chants d'une multitude folle de reconnaissance et de joie[2]. Après avoir remercié l'orateur qui vient de décerner au Clergé polonais un si juste hommage, le général Lafayette, dans un bref discours, traversé d'éclairs prophétiques, salue l'impérissable nation destinée à reparaître un jour, libre, fière, indépendante, pour fleurir, dans la postérité, longtemps après que les tyrans, détrônés, ne seront plus qu'une poignée de poussière. III Le 24 février 1861, les habitants de Varsovie apprennent que, le lendemain, jour anniversaire de la bataille de Grochow, où les Polonais battirent les Russes dans le faubourg de Praga, le clergé, l'archevêque en tête, ira, sur le théâtre même de la lutte, intercéder Dieu en faveur des morts. Le 25, lorsque la manifestation se déploie, suivant les rites accoutumés, à la vue du drapeau national, un frisson secoue la foule ; les fidèles, d'une voix unanime, entonnent le célèbre chant populaire, l'hymne Swiety Bozé : Dieu saint, Dieu puissant, Dieu immortel, ayez pitié de nous ! Pécheurs que nous sommes, nous
vous supplions, Seigneur ! Daignez nous rendre notre Patrie
! Sainte Vierge Marie, reine de
Pologne, priez pour nous ! A cet instant débouche, à la tête d'imposantes forces de police, le colonel de Trépow, officier d'origine mongole, que sa sauvagerie native a désigné aux faveurs el au choix du tchin. Sans recourir aux sommations légales, Trépow lance contre la multitude qui, sur les héros polonais, implore la miséricorde divine, deux escadrons de gendarmes à cheval, instruments habituels de toutes les violences. Quarante hommes, femmes, enfants, vieillards tombent sous les pieds des chevaux et, parmi les victimes, plusieurs mortellement blessées, succomberont, le soir même. Sur ces entrefaites, le comte André Zamoyski, frère aîné du général, Président de la Société agricole, fait voter, le lendemain, par le Conseil, une décision dont s'effarouche immédiatement la bureaucratie, inquiète et jalouse de la fraternité polonaise. A l'encontre du paysan russe, seulement libéré de la corvée par le tsar Alexandre II, le comte André Zamoyski et ses collègues soustraient le laboureur polonais à la servitude du fermage, moyennant une indemnité que lui avance une banque. Due à l'initiative d'un groupe, cette émancipation intégrale exaspère le tchin, comme une sorte de reproche contre la parcimonieuse largesse du tsar. L'immense popularité du comte André Zamoyski n'est pas le moindre grief des Tartares contre le patricien polonais. Grand, beau, de chevaleresques manières, vaillant, le second des sept fils issus du général Ladislas et d'une princesse Czartoryska, le comte André, frappe les regards par la noblesse d'une physionomie radieuse de bonté. A cette époque, un gentilhomme du même âge, le comte Wielopolski, veut que la Pologne, tant de fois trompée, mette une fois de plus sa main dans la droite moscovite, rougie du sang de tant de martyrs. Si, chez le Tartare, la félonie, au lieu d'être un principe, n'était qu'un accident, l'entente aurait pu se conclure. Mais, instruit par un passé d'impostures et de guet-apens, André Zamoyski pense que la dignité, comme l'intérêt de la Pologne, interdit désormais tout accord du vassal avec le dominateur. L'abdication du gouvernement russe, et l'exode de ses fonctionnaires, voilà tout ce que veut le patriote. En attendant l'inévitable déchéance de l'usurpateur, la consigne est de créer le vide autour du tsar, de le frustrer de tout concours, de l'investir d'un blocus inflexible. Les événements justifient cette intransigeance et cette rigueur. Que serait devenue la Pologne si elle avait lié son sort au destin de l'Empire ? L'incompatibilité fondamentale des deux races postulait fatalement leur rupture. L'aigle blanc et l'aigle noir ne pouvaient battre des ailes dans le même firmament. Le 27 février 1864, une procession se dirige vers l'église des Carmes : à deux reprises, la police, à cheval, essaie vainement de rompre le défilé. A la même minute, un convoi funèbre sort de la chapelle des Bernardins ; se ruant, à coups de lances, sur les fidèles et sur les prêtres, les mêmes sbires envahissent, au galop, le sanctuaire et sabrent la foule jusqu'au pied des autels. Un autre cortège, qui se dirige simultanément vers le Palais de la Société agricole, n'est pas mieux traité. Pour ravir tout prétexte à une manifestation peut-être dangereuse, le comte André Zamoyski et ses collègues, dès l'apparition de la foule, se retirent, mais, à peine viennent-ils de quitter le palais agricole que les Cosaques font feu sur nos patriciens, en tuent cinq et en blessent plus de soixante. Si ces assauts successifs contre des masses désarmées font frémir Varsovie, atteinte dans son honneur et son indépendance, de toutes les classes le Clergé n'est pas le moins ému. Chaque jour, de telles tueries polluent les édifices sacrés que l'administrateur du diocèse, l'abbé Bialabrzeski, après avoir, dans une lettre apostolique, stigmatisé les soldats d'un gouvernement qui fait revivre les temps d'Attila, ordonne la fermeture de toutes les églises. Peut-il tolérer que la police les profane, matin et soir, par un nouveau sacrilège et un nouveau crime ? Privé de ses temples, le peuple va s'agenouiller sur les places publiques, devant le portail des sanctuaires festonné de guirlandes. A ce spectacle, la police, redoublant de fureur, assaille les orantes, fouette les femmes en deuil à coups de knout plombé, pendant que la troupe crible de balles la foule qui chante des hymnes. Archevêque et prêtres, envoyés en Sibérie ou exilés sans jugement, doivent laisser à peu près sans culte une population sans incertitude sur ses hautes destinées. Tuteurs séculaires des classes rurales, les gentilshommes prennent le chemin de l'exil, comme le comte Zamoyski, ou peuplent les prisons, pêle-mêle avec les voleurs. L'aristocratie disparue, le clergé proscrit, le gouvernement russe se flatte de subjuguer le plébéien polonais, — le paysan surtout, — dépourvu de ses guides héréditaires. Mais, les premières mesures d'ostracisme ne rassurent pas encore une dictature qui craint non moins son succès que sa défaite. Pour décimer les villes d'où part le signal de la résistance, le tchin provoque les classes urbaines à l'émeute. Sous prétexte de conscription, les Cosaques, dans la nuit du 15 janvier 1863, ferment les rues de Varsovie, forcent les demeures privées et ravissent aux familles leurs adolescents, génération de demain qu'on veut forclore du Royaume pour exterminer la nation dans sa fleur. Qualifiée de recrutement, cette razzia nocturne condamne les conscrits aux rigueurs d'un bannissement perpétuel. De même que la tombe, la caserne moscovite ne lâche jamais sa proie. Dès le lendemain, au milieu de l'horreur générale, parmi les cris et les larmes des sœurs et des mères, le journal officiel annonce à la Russie et à l'Europe que les conscrits, enchantés de l'aventure, s'acheminent, un refrain aux lèvres, vers l'école d'ordre que leur ouvre le service militaire. Cet outrageant persiflage fait tressaillir de, colère toute la Pologne. Le lendemain, 22 janvier 1863, le pays s'insurge. On se courbait sous le sabre ; on se relève sous l'insulte. Le comte Charles de Montalembert, dans ses deux admirables écrits, Une Nation en deuil et l'Insurrection polonaise[3], le R. P. Lescœur, dans son livre si documenté, l'Eglise catholique de Pologne sous le Gouvernement russe[4] ont raconté les péripéties, d'abord heureuses, puis, bientôt lamentables, de la plus légitime des révoltes. Garrottée, outragée, massacrée, la Pologne jette un cri pour rappeler au monde qu'elle est enterrée vivante et qu'elle ne veut pas mourir. Après quoi, isolée, éperdue, avec l'audace du désespoir, elle se précipite, le 22 janvier 1863, dans l'inconnu de la lutte. Ce jour-là, des milliers de jeunes gens accourus de la Pologne, de la Lithuanie et de la Samogitie, se réunissent au fond des forêts, et, les uns armés de fusils, les autres de vieux sabres, ou même seulement de haches ou de faux, tombent à l'improviste sur les garnisons moscovites des villes voisines, les battent, les dispersent, puisse retirent dans les fourrés des sylves millénaires, inaccessibles à l'armée du tsar. Pendant vingt mois, les généraux russes, impuissants à débusquer les insurgés de leurs retraites, ne peuvent venir à bout de cette guerre de guérillas où tout manque aux Polonais, les armes et les munitions, l'argent, les forteresses, — pauvres Chevaliers du Droit, riches seulement d'une bravoure et d'une foi sans vacillation et sans borne. En 1856, Napoléon III, pour secourir la Turquie, avait, en faveur de cette cliente, sacrifié un milliard et cent mille hommes, — tant il avait à cœur de sauver l'Islam — l'Islam, contre lequel avaient, pendant cinq siècles, guerroyé nos pères. En 1859, nouvelle expédition et nouvelle hécatombe pour aider une nation ambitieuse à s'annexer les Etats voisins, et, grâce à ces agrandissements, lui permettre de devenir une puissance rivale de la nôtre. Avec une candeur que lui feront expier les Chancelleries, la Pologne se figure que le protecteur de la Turquie et du Piémont la favorisera de la même sympathie et de la même assistance. Une glaciale note diplomatique, où l'Angleterre et la France n'osent pas même rappeler le tsar au respect des traités, voilà le seul tribut d'estime qu'obtient de l'Europe le peuple chevalier qui l'a défendue pendant trois siècles contre les Tartares. On lui refuse les secours que ses exploits et que notre intérêt exigent ; la servitude et les supplices lui restent. Plus de mille patriotes pendus, plus de trois cent mille proscrits ; des centaines de villages rasés ; des milliers d'églises détruites ; les citadelles et les prisons encombrées de soldats vaincus, si ces cruautés et ces violences se heurtent à l'impassible silence des Cabinets terrorisés par le tsarisme, en revanche, nulle injustice et nulle torture ne décourage l'inflexible et patiente croyance de la Nation polonaise dans l'avènement de la miséricorde divine et le triomphe du droit opprimé. De même que les combattants de 1830, ceux de 1863 ne vont pas, sans leurs Prêtres, à la bataille et au sacrifice. Nul personnage ecclésiastique n'exerce, pendant ces jours, une haute fonction militaire. Mais la plupart des Prêtres, — on peut dire tous ceux que leur âge ou leur santé n exclut pas de la vie militante, — non seulement encouragent les adversaires de la Russie par leurs paroles et leur ascendant, mais se jettent, sans hésiter, les armes à la main, dans la lutte rédemptrice. Combien de jeunes clercs, après avoir pris congé de leur paroisse ou de leur séminaire, rejoignent les combattants, se cachent avec eux ou comme eux dans les halliers blancs de neige, font le coup de feu, mourant de froid et de faim, et finissent leurs jours dans les ergastules des forteresses ou les mines de la Sibérie ! IV A la suite de son chapitre sur le Pape et la Pologne, Montalembert reproduit, d'après le journal le Czas, de Cracovie (5 sept. 1883), la lettre d'un volontaire que le hasard d'une rencontre a enrôlé dans la bande commandée par le prêtre Mackiewiez. Récit tragique. Introduit d'abord au milieu d'une chambre tendue de noir, que décore un crucifix et qu'éclaire une chandelle, le prêtre-soldat voit soudain surgir un magistrat qui le soumet à l'interrogatoire le plus émouvant : Es-tu prêt ? As-tu une famille ? Ecris-lui qu'elle te pleure d'avance. Dans nos détachements, les congés ne sont valables que pour le tombeau. Condamné à ne plus voir les tiens, frère, t'es-tu réconcilié avec Dieu et les hommes ? Je ne veux point te tromper : Nous te vouons à la mort. Il faut que toute notre génération périsse pour racheter les fautes de nos pères et conquérir pour les générations futures le droit à la vie. Je regardai tout en larmes — poursuit le volontaire, — le Sauveur crucifié ; une prière silencieuse s'élève de mon âme ; je renonce à tout ce qu'affectionne mon cœur, et, me tournant vers mon hôte, je lui dis d'une voix calme : Frère,
je suis prêt ! — Je le crois ; jure et marchons ! Notre voyage dure deux heures. Au moment où nous arrivons à une spacieuse clairière, le jour commence à poindre. De la forêt sort tout à coup une ligne de chasseurs ; puis, voici que s'avancent une centaine de soldats, la faux sur l'épaule. Point de chariots, point de bagages. Des feux s'allument, et, au-dessus du brasier, se balance un chaudron où cuisent les mets. Tout se fait en silence. Je me crois dans un camp de muets. Enfin, arrive le prêtre Mackiewicz : c'est le chef du corps. Il porte une soutane aux pans relevés ; un sabre bat son flanc gauche ; un revolver s'enfonce dans sa ceinture. Autour du prêtre guerrier se
groupe son état-major : quelques jeunes officiers en czamarka, tous à pied.
Pas un cheval dans le camp ; point de provisions de bouche excepté ce que
chacun porte dans son sac. Mon guide me conduit devant le chef : — Commandant, je crois que c'est un brave Mazovien ! Pendant ce colloque, j'examine à loisir la figure du prêtre Mackiewicz. Son visage hâlé, ses traits saillants, sa longue barbe brune, ses sourcils épais, son front ridé, forment un ensemble sévère, plein d'énergie et de force, qui vous pénètre de respect. Sais-tu tirer et obéir ? me demande le prêtre-soldat. — Je le sais. — Sais-tu prier ? — Ma mère me l'a appris. — Sauras-tu mourir ? — Je ne l'ai pas essayé. — C'est bien. Puis, se tournant vers un de ses
officiers, le Prêtre ajoute : Conduisez-le à la sixième dizaine. La mort de Manulis — que Dieu garde son âme ! — rend un fusil disponible. Qu'on le lui donne ! Et qu'on l'admette au chaudron commun ! Cependant, le soleil se lève, et
voici qu'un coup de sifflet fouette l'air. Aussitôt, vibre le commandement : A la prière ! Quel tableau, — conclut le volontaire, — quelle scène que ces centaines d'hommes, éprouvés dans les combats, agenouillés, tête nue, prêts à mourir ! A quelques pas de nous, devant la croix et l'image de la Mère de Dieu, brodée sur l'étendard national, le prêtre Mackiewicz prosterné sur le sol, entonne le cantique : Kiedy ranne watajo zorze... Autour de nous, nos immenses forêts natales, nos forteresses ! Au-dessus de nous, Dieu et notre avenir ! V Obéissant, les uns aux conseils de la peur, les autres aux calculs de l'égoïsme, les Gouvernements européens n'avaient offert à la Pologne meurtrie que la viande creuse du formulaire diplomatique. Tout le feu de leurs discours ne laissa que de la cendre. Au milieu de cette désertion du devoir, où pas un homme ne se montre, pas un cri de pitié ou d'indignation ne jaillit, seul, un vieillard sans armée, un souverain en butte lui-même aux complots, ose interpeller et flétrir les persécuteurs que protège la couardise de l'Europe. Le 24 avril 1864, devant une réunion de Cardinaux, d'Evêques et de Princes, Pie IX prend la parole : Je ne veux pas être forcé de m'écrier, un jour, en présence du Juge éternel : Væ mihi quia tacui ! Malheur à moi si je me suis tu ! Ma conscience me force d'élever la voix pour condamner un potentat qui opprime et tue ses sujets catholiques ; qui tente d'extirper le Catholicisme ; qui déporte des populations entières... Le Sang des faibles et des innocents crie vengeance devant le trône de l'Eternel contre ceux qui le répandent ! En prononçant ces paroles, le Souverain Pontife, — raconte Montalembert[5], — semblait, de son bras étendu, lancer une foudre invisible ; la sainte colère qui le gonflait avait empourpré son front, sous sa couronne de cheveux blancs, et transfiguré ses traits. La justice divine est lente, mais sûre. Le trait, brandi, — il y a cinquante-trois ans — par Pie IX, atteint aujourd'hui le tsarisme, frappé à mort. L'année suivante, à la réception de Noël (23 déc. 1865), le représentant d'Alexandre III ose taxer de faction révolutionnaire les Catholiques polonais : Sortez, monsieur, interrompt sur-le-champ le Chef de l'Eglise, je ne saurais souffrir qu'on vienne m'insulter jusque dans mon propre palais ![6] Quelques mois auparavant, le 27 janvier 1864, l'inspirateur secret de l'expédition piémontaise contre les Etats de l'Eglise, Napoléon III, répondant, du haut de la tribune du Palais-Bourbon, par l'organe du président Morny, aux champions du Peuple-Martyr, leur signifiait que la cause polonaise n'engageait ni l'intérêt, ni l'honneur du régime. Juste châtiment de cette cruelle sentence : sept ans plus tard, l'Europe ne parlera pas autrement devant l'Empire terrassé par la Prusse. Et, dans cette heure douloureuse, pendant que les Cours les plus puissantes se tairont, le plus débile des Souverains, seul encore, — Pie IX ! — plaidant la cause de la France vaincue, seul, intercédera l'Allemagne victorieuse en faveur de la faiblesse et du malheur ! |
[1] L'histoire des écoliers bretons a été écrite par RIO, La Petite Chouannerie, 1842 ; l'abbé BAINVEL, Souvenirs d'un écolier en 1815 ; CRÉTINEAU-JOLY, Hist. de la Vendée militaire, t. IV, 269 et s. ; DENIAU, CHAMARD et UZUREAU, Hist. de la Guerre de la Vendée, VI, 360 et s. ; le général marquis de la BOESSIÈRE, Précis de la Campagne de 1815 par l'Armée de Bretagne.
[2] Les Polonais, les Lithuaniens et les Russiens célébrant en France les premiers anniversaires de leur révolution nationale du 29 nov. 1830 et du 25 mars 1831. Opusc. de 68 pages. Paris, chez Bossange, quai Voltaire, 1832, page 60.
[3] LE COMTE DE MONTALEMBERT, Œuvres complètes, chez Gabalda, t. IX, 97 et s., 173 et suivantes.
[4] Le R. P. LESCŒUR, 2 vol. in-8°, chez Plon-Nourrit.
[5] MONTALEMBERT, Œuvres complètes, IX, 225 et 270.
[6] R. P. LESCŒUR, l'Eglise catholique de Pologne sous le Gouvernement russe, II, 165.