I. Alliance du Cardinal de Richelieu avec les Protestants d'Allemagne. - L'ascension de la Prusse en est la conséquence. - La République chrétienne abolie. — II. Richelieu, nommé Lieutenant Général, s'entoure d'Évêques auxquels il confie des fonctions militaires. - Un Evêque préside à la création de notre marine de guerre. — III. L'expédition d'Italie. - Richelieu généralissime. - Les victoires de Casal, de Pignerol, du Pas de Suze. — IV. Le Père Joseph, l'Eminence grise, conseille l'expédition du Béarn et le siège de la Rochelle. - Son rôle militaire. — V. Projet de Milice chrétienne avec le duc de Nevers. — VI. Démêlés de Sourdis, Archevêque de Bordeaux, avec le duc d'Epernon. - Sourdis, commandant de la flotte française. — VII. Campagne navale contre les Espagnols. - Disgrâce de Sourdis. - Rentrée de Sourdis à Bordeaux. - Sa mort. — VIII. Le Cardinal de La Valette. - Ses campagnes. - Remontrances d'Urbain VIII. — IX. Le Cardinal Infant. - Remporte à vingt-cinq ans la victoire de Nördlingen. — X. Alerte de Corbie. - Emotion de Paris. - La délivrance. — XI. Un Évêque allié de Louis XIV. I L'Eglise avait fondé une Europe soumise à ses lois. La force, toute puissante sous le régime païen, avait dû s incliner devant l'Evangile. Contre le despotisme et contre la violence, la Papauté protégeait la paix intérieure des peuples et, entre les peuples, dès que la paix était violée, l'arbitrage pontifical réconciliait les belligérants et rétablissait la concorde. De Charlemagne à Charles-Quint, prévalut cette politique où l'autorité la plus dépourvue de ressources humaines, mais invincible comme la conscience, assujettissait rois et nations au devoir. La Réforme brisa l'unité de la République chrétienne. Pendant que la France, l'Espagne, le Portugal, l'Italie, l'Autriche, etc., fidèles au Saint-Siège, restent sous son égide, l'Angleterre, la Hollande, la Suède, une partie de l'Allemagne, le Danemark, rompant avec le Vicaire du Christ, répudient le magistère du Pape et sortent de la cité de Dieu. Deux groupes se partagent désormais le monde nouveau : le groupe catholique et le groupe protestant, antagonisme dont profite tout d'abord l'Islam, contre lequel ne se coalisera plus une Europe démembrée, — mais antagonisme fatal aux nations chrétiennes, désormais en proie à des guerres que dénoueront seules, non plus l'intervention souveraine d'un arbitre, mais l'épuisement réciproque des adversaires, la détresse des populations, la pénurie des soldats, la carence des ressources, la clameur des charniers et la colère des peuples. A peine vainqueurs de Rome, Luther et Calvin, pour fêter cette victoire, précipitent l'Europe, qu'ils viennent de couper en deux tronçons, dans la Guerre de Trente Ans, vraie géhenne de sang et de fange, où surnage et grandit, seule, la Puissance destinée à devenir, un jour, l'implacable ennemie de notre race et de notre rôle. Au début du XVIIe siècle, la Réforme semblait avoir perdu la vigueur que lui avaient communiquée ses conquêtes. Après avoir dévoré la plupart des richesses monastiques, les princes, assouvis, abdiquent leur ardeur guerrière et, ne songeant plus qu'à jouir des biens acquis par la rapine, cessent de se passionner pour la cause du Saint-Evangile. En France, l'abjuration d'Henri IV et les copieuses indemnités, distribuées aux chefs de la Réforme, ont affaibli le crédit de l'hérésie et diminué sa clientèle. En Angleterre, l'avènement des Stuarts rend aux catholiques l'espoir d'un retour ; en Allemagne, les brillantes victoires remportées depuis douze ans sur les princes luthériens par Ferdinand II, font présager la déchéance de l'hérésie et le triomphe du catholicisme. Au milieu de cette crise, où la Réforme voit de jour en jour sombrer sa fortune, quelle épée se tend vers la secte déclinante et la sauve ? L'épée de Richelieu. Rome et les catholiques croyaient que le Cardinal, soucieux de rétablir l'unité morale de l'Europe, mettrait la force de la France au service de la cause que toutes nos dynasties nationales avaient jusqu'ici défendue. Pour accomplir ce grand dessein, pour rentrer dans la tradition de notre race, que fallait-il ? Il fallait créer, avec la maison de Lorraine, avec les Stuarts et la dynastie de Bourbon, un triumvirat de Puissances en mesure de restituer au Pape la présidence de la République chrétienne et au catholicisme sa suprématie. Perdant de vue le Testament de saint Rémi et oubliant que l'archevêque de Reims, dans ce monument immortel, déclare le roi de France le Vicaire temporel du Souverain Pontife et subordonne notre hégémonie à notre fidélité, Richelieu songe moins à la grandeur lointaine de la France qu'à notre avantage immédiat. Sans doute, les princes protestants, dont le grand cardinal achète les lansquenets et les reîtres ; sans doute, les Gustave Adolphe, les Bernard de Saxe-Weimar, etc., infligèrent à l'Autriche de cruelles défaites, mais si l'amoindrissement de l'Autriche nous dédommage de nos humiliations, le jour vient où il faut donner à notre alliée, à la Réforme, le salaire qu'exigent ses complaisances mercenaires. Consacrée par le traité de Westphalie, — couronnement posthume de la politique de Richelieu — la déchéance de la maison d'Autriche nous indemnisa-telle de l'ascension de la Prusse ? Les diplomates qui découronnèrent la Papauté de son magistère et l'Empire de sa prééminence, comprirent-ils qu'ils avaient déplacé les prépondérances, au lieu de les détruire ? En même temps que les Etats protestants obtiennent la primauté, que perdent les Etats catholiques, l''Electeur de Brandebourg, mis en possession de tous les évêchés, échelonnés du Rhin à l'Elbe, s'annonce comme l'héritier des deux souverainetés mutilées : Rome et l'Empire. Pendant que la maison de Habsbourg-Lorraine ne garde dans ses débiles mains qu'un roseau, au lieu d'un sceptre, la France, renonçant à son rôle séculaire, laisse la diplomatie ravir au Pontife Romain la magistrature que nous avions promis de lui conserver. Le Congrès bannit le Pape de l'arène politique et enlève à l'Empereur catholique l'hégémonie de l'Allemagne. En revanche, comblé de faveurs par le traité de Westphalie, le Monarque prussien non seulement s'adjuge la place dont nos armes ont dépossédé l'Autriche, mais gorgé des dépouilles du clergé, Chef suprême du protestantisme allemand, l'ancêtre des Hohenzollern se dresse, Pape casqué de la Réforme, contre le Pontife Romain proscrit. Ainsi, tous les calculs de Richelieu, l'accroissement de la Prusse les déjoue. Certes, nul Français n'a, davantage aimé notre patrie et ne s'est plus passionné pour sa prépondérance. Malheureusement, le cardinal eut le tort d'inaugurer une politique, que Charlemagne et saint Louis, dit Bonald, auraient condamnée. Demander à la Réforme d'aider la France à détruire l'ordre général établi par Charlemagne et respecté par sa descendance, abolir la République chrétienne, c'était inviter notre nouvelle alliée à démanteler de même, un jour, la tutrice de la Chrétienté, la France ! Le cardinal avait cru qu'il ne soustrairait que temporairement notre patrie à son rôle héréditaire et que, le but de la guerre atteint, le fleuve de la grande tradition chrétienne reprendrait tranquillement son cours. Hélas ! la carte de l'Europe n'était plus la même. Des maîtres nouveaux avaient exproprié de leurs domaines les anciens dominateurs, et un nouveau Décalogue avait sanctionné ces usurpations et ces transferts. A l'antique hiérarchie des Etats succédait l'ordre nouveau, où la force, seule, fixe les rangs et répartit les trônes. Et si les Rois avaient exclu de leurs conseils le Pontife Suprême, c'était précisément pour écarter de leurs regards le représentant d'une morale inclémente au droit nouveau. Honteuse d'elle-même, la Raison d'Etat ne voulait pas être confrontée avec la Raison de Dieu. II Au cours de ces guerres où se sécularisa la politique européenne, une singulière fortune mit en face les uni des autres de nombreux chefs militaires, appartenant à la milice ecclésiastique, depuis les tout-puissants membres du Sacré-Collège jusqu'à l'humble disciple de saint François d'Assise, tous à mille lieues de soupçonner qu'ils travaillaient à l'avènement d'un monde — le monde moderne — d'où la Papauté serait évincée, et le Christ supplanté par Machiavel. A l'heure même où l'Etat français se laïcise, Louis XIII nomme Richelieu son Lieutenant Général en l'Armée, et décide que les Maréchaux eux-mêmes prendront le mot d'ordre du Cardinal (10 février 1628). Jusqu'alors, ombre du Roi, le cardinal, désormais chef déclaré des troupes nationales, tout à la fois général, amiral, ingénieur, munitionnaire, intendant, comptable, drape de sa robe rouge, toutes les fonctions qu'il assume. Le 30 octobre 1628, quand La Rochelle capitule, le cardinal, quoique souffrant et miné par la fièvre, tient à faire son entrée dans la ville conquise en général victorieux. Mais le 1er novembre, de général redevenu évêque, Richelieu célèbre la messe dans l'église Sainte-Marguerite, assisté de son aide de camp, le prélat Sourdis, qui sort de la tranchée pour monter à l'autel et quitte la rhingrave du général pour revêtir la dalmatique du diacre. Sous les ordres de Richelieu, un cortège de prélats prêtent leur concours à l'armée royale, soit comme généraux, soit comme administrateurs ; tels le cardinal de La Valette, archevêque de Toulouse, Henri d'Escoubleau de Sourdis, archevêque de Bordeaux, Gabriel de Beauvau, évêque de Nantes, d'Estampes de Valençay, évêque de Chartres, Sylvestre de Crusy de Marillac, évêque de Mende, qui surveille la construction de la digue, le Père Joseph, capucin, fondateur de la Congrégation du Calvaire[1], et cet abbé de La Motte-Houdaucourt, dont Richelieu voulut faire le primat de Nancy, attendu, — déclare son Eminence, — qu'il est propre à prêcher dans la ville et à prendre aussi le bâton de la Croix, si l'occasion s'en présente, pour se défendre[2]. Dans le camp de nos ennemis portent également le harnais de guerre, le cardinal Maurice de Savoie et le cardinal Ferdinand d'Autriche, archevêque de Tolède, infant d'Espagne, dit le Cardinal Infant, tacticien de premier ordre, le disciple et presque l'égal de l'illustre Alexandre Farnèse. La prédilection du grand cardinal pour les évêques guerriers s'atteste, dès 1626, quand, sur la plainte du Parlement d'Aix, contre les écumeurs de la Méditerranée, Richelieu, convie l'évêque de Chartres, Léonor d'Estampes de Valençay, à lui tracer le plan de notre puissance navale. La réponse du prélat prouve que le cardinal n'a pas eu tort de le favoriser de sa confiance. Dans une adresse au Roi, en date du 6 février 1627, Léonor d'Estampes, après avoir supplié le Prince d'établir une flotte de guerre de quarante-cinq vaisseaux et d'y destiner un fonds annuel de 1,200.000 livres, burine, avec un rare bonheur, l'aphorisme lapidaire où se précise la double fonction de toute marine d'Etat : On ne peut, sans la mer, dit l'évêque de Chartres, ni profiter de la paix, ni soutenir la guerre[3]. Ainsi notre première flotte de guerre sort des mains d'un évêque, — et c'est le même prélat qui découvre, — il y a de cela trois siècles ! — la loi de la suprématie navale, loi qui confère, en ce moment même, aux gouvernements de l'Entente la souveraineté des mers ! III A l'exemple de ses prédécesseurs, Louis XIII ne perd jamais de vue l'Italie et lorsque la dévolution inattendue du duché de Mantoue au duc Charles de Nevers se heurte, en 1628, à l'hostilité de l'Espagne, Richelieu décide de défendre contre nos rivaux une enclave destinée à contrecarrer les desseins de la Chancellerie impériale et à devenir, demain peut-être, le camp retranché d'une offensive contre l'Allemagne. Moins pour contrôler l'expédition que pour se rendre compte de ses chances, le roi quitte Paris, le 16 janvier 1620, et confie ses pouvoirs au cardinal qui part le 18. Commandant en chef de l'armée royale, Richelieu se met en route avec l'apparat d'un prince. Le cardinal de La Valette, le duc de Montmorency, les maréchaux de Bassompierre et de Schomberg montent dans le carrosse cardinalice, et cent cavaliers à élite l'accompagnent depuis le Louvre, jusqu'à la porte où l'attend, hors des murs, son équipage. Huit compagnies du régiment des Gardes, chacune de trois cents hommes, mises en route trois jours auparavant, jalonnent les gîtes d'étape. Bassompierre, la Force, Schomberg, Créquy, Châtillon, tous maréchaux de France, appelés à servir comme lieutenants-généraux sous les ordres du cardinal, ne doivent marcher que. d'après ses instructions. Dans l'Etat-major gravitent autour du généralissime enrobe rouge, le comte de Soissons, prince du sang ; les ducs de Mercœur et de Beaufort, fils du duc de Vendôme ; les ducs de Longueville, de la Trémoille et de Luxembourg ; les comtes d'Alais, d'Harcourt-Lorraine, de Torigny, de Lude et de Fiesque, les sieurs de Mortemart, de Liancourt, de Saint-Luc ; les maréchaux de camp de Vignolles, de Thoiras, du Hallier, de Feuquières... etc., etc., élite militaire, enchantée de franchir les monts et de recommencer les caravanes ensoleillées de prouesses et de légendes, où se complut notre ascendance. Pour prendre hypothèque sur le duché de Mantoue, les Espagnols s'étaient dépêchés d'assiéger la ville de Casal. Instruit de ce fait d'armes, le cardinal, au mois de janvier 1649, écrit à Louis XIII, avec l'optimisme d'un capitaine certain du dénouement et sûr de ses hommes : Je ne suis point prophète, mais
je puis assurer Votre Majesté que, ne perdant pas de temps, vous aurez fait
lever le siège de Casal et donné la paix à l'Italie vers le mois de May ! Dans la nuit du 17 au 18 mars 1630, le cardinal, à la tête d'un corps de vingt-deux à vingt-trois mille combattants, se flatte de forcer assez rapidement le passage de la Petite Doire pour surprendre et enlever le duc de Savoie, quand le Prince, secrètement prévenu par le duc de Montmorency, jaloux du cardinal, se dirige précipitamment vers Turin, avec toutes ses forces. Pendant que l'infanterie traverse la rivière sur un pont que l'ennemi n'a pas eu le temps de couper, la cavalerie passe à gué, conduite par le cardinal généralissime qui chevauche la cuirasse sur le dos, le chapeau à plume sur la tête, l'épée au côté et les pistolets à l'arçon de la selle. Le temps est affreux ; les soldats battus de la grêle, inondés d'une pluie glaciale, donnent le cardinal à tous les diables. Mais, le soir, volte-face complète. Quand, installé dans le quartier du duc de Savoie, à Rivoli, Richelieu leur fait verser le vin du duc, la mauvaise humeur de la troupe ne résiste pas à ces libations. De nombreuses rasades fêtent le cardinal et le consolent des lazzis de la veille[4]. Les victoires de Casal, de Pignerol et du Pas de Suze devancent les échéances fixées par le cardinal guerrier, rassasient de gloire un prince très sensible au prestige des armes et nous donnent dans la Péninsule cette position militaire à laquelle les rois de France tiennent tant pour contrebalancer les influences adverses et que nous perdons, hélas ! si vite. Subjugués par ces victoires, les gouvernements, même les plus soumis à l'Espagne et à l'Empire, envoient leurs félicitations au roi, le poussent à conquérir le Milanais et même à garder le nord de la péninsule où nos prouesses guerrières nous ont assuré des sympathies et créé des intérêts. Compliments louches et conseils suspects. Si Richelieu se montre touché de ces avances, il n'en croit pas moins devoir reculer devant les difficultés d'une entreprise qui n'aurait d'autre résultat que d'indisposer contre nous le Pontife Romain, de plus en plus attaché à la cause de l'indépendance italienne. Seul, en effet, le Pape avait le droit de donner à sa patrie le régime le plus conforme à ses destinées, et ce ne fut pas la faute du Saint-Siège, mais des sectes, si la Péninsule acquit, au XIXe siècle, une unité si tardive et si dommageable aux droits les plus sacrés. IV Avant d'être l'Eminence Grise du cardinal de Richelieu, le célèbre P. Joseph[5] exerçait à la Cour de Louis XII, une influence d'autant plus puissante que notre humble religieux songeait moins à s'en décorer qu'à s'en défendre. Dans l'entourage des Princes, la bienveillance royale rémunère non seulement tout service, mais, bien souvent, ce qui n'en est que le simulacre. Le P. Joseph offrait le curieux exemple d'un conseiller enflammé d'une vraie passion pour le bien de l'Etat, travaillant, nuit et jour, à la grandeur de la nation française, mais, dès qu'on lui parlait d'une récompense, aussi rebelle à la faveur qu'au bruit. L'inflexible désintéressement du Père Joseph communique au Capucin une autorité que fortifie chaque refus de salaire. Tout le monde sait que notre religieux veut étendre, non le patrimoine de sa famille, mais le royaume idéal du Christ. L'unité morale de la France le préoccupe autant que notre suprématie politique. Et, pour délivrer le pays des factions qui les harassent, le Père Joseph, après avoir sillonné la France de missionnaires, ne craint pas de faire appel à la force qui triomphe des résistances factieuses, à la force des armes. Un jour, en déplacement au château de Brissac, avec la Cour, le Capucin, tient au favori de Louis XIII, au Connétable de Luynes, un langage que les hommes d'Etat n'avaient plus l'habitude d'entendre : L'heure est venue, lui dit-il, de combattre l'hérésie par les armes. Ce n'est pas assez d'employer les disputes, les prédications, le bon exemple. Il faut que le Roi se serve aussi de ses forces pour vaincre la désobéissance des Huguenots. Quelques jours plus tard, le cardinal de Retz, le nonce du Pape, le Connétable et plusieurs autres grands seigneurs, groupés autour du Père Joseph, l'entendent développer de nouvelles considérations en faveur d'une expédition militaire destinée à remettre la France en possession de son antique eurythmie religieuse. A cette époque, le calvinisme, dans mainte contrée, opprime indignement les catholiques, chassés de leurs églises, frustrés de leurs prêtres et réduits à pratiquer les cérémonies de leur culte, la nuit, dans des cavernes ou des granges. Il faut commencer, par le pays de Béarn, la campagne, conclut le Père Joseph. Saisi du projet, Louis XIII se souvient qu'il est le Vicaire temporel de l'Eglise romaine et que le serment du sacre l'oblige à protéger la France contre l'emprise de l'erreur. Pendant que les troupes royales se dirigent vers le Midi, le roi gagne lui-même Bordeaux et, de cette ville, le Parlement de Pau reçoit du Prince l'ordre de rétablir la religion catholique dans le Béarn, en abrogeant, sur l'heure, toutes les lois au nom desquelles la reine Jeanne d'Albret a spolié les catholiques de leurs temples, de leurs biens et de leur indépendance. Les commissaires du Roi, dépêchés à Pau, n'ayant obtenu de la magistrature qu'une vague promesse, Louis XIII les renvoie signifier au Parlement que le Roi exige une immédiate déférence. En même temps, le prince se met en route avec son armée et atteint le territoire où triomphe et sévit Calvin. Puissance magique de la Majesté royale ! A peine le souverain a-t-il posé le pied sur le sol, asservi à l'hérésie, que les édits de la mère de Henri IV s'effondrent, que les églises se rouvrent, que les prêtres reparaissent et les spoliateurs rendent gorge. Sans effusion de sang, le Béarn reconquiert la liberté religieuse dont Jeanne d'Albret, le fer à la main, l'avait dépossédé et que, plus tard, une autorité trop débonnaire avait trahie. Le Béarn affranchi, le P. Joseph songe à La Rochelle à cette ville, — dit le Capucin à Louis XIII — dont l'hérésie fomente la discorde dans le royaume, entretient une République au milieu de la Monarchie et donne aux Huguenots un boulevard et un arsenal. Comment le Roi peut-il souffrir qu'une poignée de sujets factieux lève des gens de guerre dans les provinces du Poitou, de l'Angoumois, de la Saintonge, du Périgord, etc., fonde des canons, érige une amirauté, déclare criminels d'Etat ceux de leur religion qui ne consentent pas à prendre les armes, et menace de raser les maisons des sujets fidèles ? Comme, malgré ces rudes admonestations, le roi, prévenu par des courtisans pusillanimes, tergiverse, le P. Joseph gagne à son dessein le supérieur de l'Oratoire, le cardinal de Bérulle, et l'emmène chez le cardinal de Richelieu, en train, alors, d'investir Louis XIII d'un ascendant que fortifie chaque jour un nouvel avantage. Richelieu adhère d'autant plus volontiers à l'entreprise que le Roi vient de recevoir les informations les plus inquiétantes sur les Rochellois, sur leurs trames secrètes avec l'étranger et le péril que fait courir à l'œuvre des Capétiens une secte parjure. Le député de la ville de La Rochelle, le sieur Blancard, admis devant le Conseil privé du roi d'Angleterre, ne vient-il pas de solliciter les secours de nos ennemis contre la France et de plaider, à Londres, la cause ; de notre démembrement ? Il serait moins préjudiciable à Votre Majesté de perdre le royaume d'Irlande, — aurait dit le traître, — que de laisser ruiner la religion protestante en France par la prise de La Rochelle. L'arrivée de la flotte britannique triomphe des dernières incertitudes. Le siège de La Rochelle résolu, Louis XIII se rend sur le théâtre de la guerre, avec le Grand Cardinal qu'il tient à gratifier lui-même du commandement supérieur. Quand le Roi, appelé à Paris, quitte le camp, le cardinal reçoit, en effet, de Louis XIII la direction du siège. Les chefs de l'armée, le duc d'Angoulême, les maréchaux de Bassompierre et de Schomberg, invités à prendre les ordres de Richelieu, devront lui servir de lieutenants. Mais, le principal coadjuteur militaire du cardinal, son ad latus, n'est autre que le P. Joseph qui, non seulement administre les hôpitaux et pourvoit au service religieux de l'armée, mais surveille la construction de la digue, imagine les alertes, suggère expédients sur expédients, et, pour soutenir nos soldats, pour décourager les assiégés, pour pousser les premiers à la lutte et amener les autres à la capitulation et au repentir, contrôle toutes les opérations, dirige tous les services et même parfois, commande les attaques. V A ce stade de notre histoire, l'Europe semble n'avoir plus rien de commun avec la République chrétienne. La rupture de l'unité religieuse, le progrès du pouvoir royal, l'antagonisme de la race latine et de la race germanique, tout tend à séparer les peuples les uns des autres et à ne les rapprocher que pour se combattre. Au milieu de ce chaos où le feu des Croisades ne semble plus échauffer la société anarchique créée par la Réforme, la tradition d'une religion fraternelle et d'un idéal divin n'a pourtant pas péri. A quoi tient cette survivance ? Foyer toujours ardent des grandes pensées, Rome ne laisse pas s'éteindre la généreuse flamme dont elle embrasa, dès le premier jour, les nations nouvelles. Les ruées périodiques du Commandeur des Croyants contre le rempart du Danube ; les caravanes des corsaires algériens dans la Méditerranée ; la réprobation générale que soulève l'alliance de nos rois avec le Croissant ; les nobles desseins prêtés par Sully à Henri IV, achèvent de rappeler aux peuples la solidarité de leurs intérêts et la communauté de leurs périls. Aussi, nombreux sont-ils, même au XVIIe siècle, les hommes qu'obsèdent la crainte de l'Islamisme et le désir d'exterminer la Puissance qui, depuis tant de siècles, conspire contre nos croyances et contre nos mœurs. Dominé par ce double sentiment, le P. Joseph consume sa vie dans la recherche des moyens les plus propres à concerter entre les nations chrétiennes une entente et à les pousser ensuite à la délivrance de la terre sacrée affranchie de la mort par le Rédempteur du monde. Un grand seigneur français, chef d'une maison souveraine en Italie, Charles de Gonzague, duc de Nevers, invité par une députation grecque, comme descendant des Paléologues, à prendre l'initiative d'une Croisade, souscrit à ce projet, fonde une milice, rallie de nombreux gentilshommes, lève des troupes, et rencontre dans le P. Joseph un apôtre et un diplomate qui lui cherche, non seulement à Rome, mais dans toutes les Cours, des adhésions, des forces militaires et des subsides. Pourquoi tous ces dévouements et tout ces efforts n'aboutirent-ils pas au résultat que le P. Joseph poursuivit, pendant tant d'années, auprès des hommes d'Etat les plus dissemblables, comme Gustave-Adolphe, Tilly, Wallenstein, Maximilien, un moment bouillonnant des mêmes aspirations et des mêmes espérances, puis bientôt refroidis et brouillés ? Hélas ! les divisions confessionnelles et les égoïsmes qu'elles suscitent entraînent l'abandon des pactes, d'abord conclus, et paralysent les forces, en train de se mettre en branle. Avortement que l'Europe contemporaine devait maudire et dont nous ne sommes pas encore consolés ! La Croisade aurait, en effet, épargné à la France et à la maison d'Autriche le néfaste conflit qui démantela les deux grands Etats catholiques et pourvut la Prusse de toute la puissance qu'ils perdirent. Inspirateurs et capitaines de l'expédition d'outre-mer, projetée contre l'Islam, le P. Joseph et le duc de Nevers auraient conjuré la guerre de Trente ans, rapproché les princes chrétiens, balayé le charnier turc, et, grâce à cette opération de police, donné à l'Europe la concorde et l'unité que, depuis trois siècles, elle tâche vainement de conquérir[6]. VI Tous les prélats de cette époque appartiennent à des races de soldats chez lesquels le souvenir des prouesses ancestrales entretient et réchauffe l'esprit guerrier. A cette école, les fils, formés par renseignement paternel, s'initient de bonne heure, non seulement à la pratique du métier, mais à la science du commandement. Chaque foyer domestique et chaque manoir est en quelque sorte un collège militaire où les cadets, destinés à l'Eglise, auditeurs des mêmes leçons que leurs aînés, se familiarisent, comme eux, et, pour ainsi dire à la dérobée, avec la carrière des armes. Aussi les contemporains de Richelieu apprennent-ils un jour, sans surprise, que le Général en chef de l'Armée de la Rochelle, entouré d'un état-major de prélats, confie au Cardinal Louis de la Valette, Archevêque de Toulouse, la direction de l'artillerie et à Henry de Sourdis, Archevêque de Bordeaux, la maîtrise de la flotte. Né en 1593, Henry d'Escoubleau de Sourdis, évêque à dix-huit ans, de Maillezais, reçoit de Louis XIII un ordre qui le dirige vers la métropole de la Guyenne et le met aussitôt en conflit avec un belliqueux octogénaire, le Gouverneur de la province, le duc d'Epernon, ancien capitaine de bandes, grand seigneur féodal, confondu de trouver, dans le nouvel Archevêque, au lieu d'un obséquieux auxiliaire, une puissance belligérante. Dès le début, le heurt des deux dignitaires provoque des escarmouches qui divisent les Bordelais en deux camps, divertissent la Cour et désolent Rome. La lutte d'ailleurs, tourne bientôt au burlesque. Un beau jour, pour affirmer les prérogatives que le prélat lui conteste, le duc n'interdit-il pas au maître d'hôtel épiscopal l'accès de la halle au poisson, sans égard pour la loi qui prescrit, deux fois par semaine, l'abstinence ? Les altercations finissent par dégénérer en violences. Sur l'injonction du Gouverneur, ses mousquetaires montent la garde autour du Palais où réside Sourdis, et ferment si bien toutes les issues que le prélat, claquemuré chez lui, ne peut ni sortir, ni recevoir. Résolu, pourtant, à forcer le blocus, sur son ordre une porte s'ouvre, le factionnaire s'écarte et l'Archevêque, en habits pontificaux, parcourant les rues où gronde l'émeute, appelle à la rescousse la population, folle de son évêque : A moi, mon peuple ! s'écrie Sourdis, c'en est fait de la liberté de l'Eglise ! Les vivats de la foule mettent le comble à l'ire du Gouverneur, ulcéré de cette agitation, et le font rentrer dans le carrosse ducal où, flanqué de ses gardes, tenant la mèche de leurs mousquets allumée, d'Epernon se rue, le poing fermé, vers l'Archevêque, moins ému qu'humilié de cette fureur. A la vue de Sourdis, le duc, de plus en plus exaspéré, descend de voiture, saisit l'Archevêque par le bras et, joignant les voies de fait aux invectives, lui abat trois fois le poing sur la poitrine et sur la figure. A cet assaut, Sourdis répond par une sentence d'excommunication qui achève de courroucer le vieux reître : Tu mens ! s'écrie d'Epernon, tu mens ! Et, d'un coup de canne, il fait sauter la mitre de l'archevêque. Plein de sang-froid, Sourdis renouvelle l'anathème contre le Gouverneur qui, ne se connaissant plus, brandit sa canne et veut en jouer de plus belle, quand deux de ses gentilshommes le prennent par le bras, et le soustraient, plus enragé que jamais, au contact et aux apostrophes d'une multitude délirante. La lutte devient générale. Soldats et gens du peuple se cognent : les couteaux sortent des gaines et, bientôt, de nombreux blessés jonchent le sol, pendant que l'abbé de Saucourt, neveu de Sourdis, et le porte-croix, grièvement atteints, sont emmenés sur des civières. Instruits de l'esclandre, le Roi et Richelieu donnent tous les torts au Gouverneur. Si le Cardinal juge l'occasion opportune pour humilier le dernier représentant du patriciat féodal, Louis XIII, d'autre part, d'autant plus irrité contre d'Epernon qu'il la comblé de faveurs, exile le duc dans ses terres de Saintonge et le déclare suspendu de ses charges, jusqu'à ce que Rome ait daigné l'absoudre. Le Pape fait attendre quatre mois une amnistie conditionnelle. En vertu de la sentence pontificale, l'inflammable octogénaire, mandé à Coutras, doit, à la porte de l''église, s'agenouiller devant l'archevêque outragé, subir l'admonestation de Sourdis et le remercier ensuite de sa condescendance. A ce prix, la Guyenne retombe sous la férule du grand seigneur plus échaudé que corrigé par l'aventure. Cette affaire porte bonheur au vainqueur d'Epernon. La guerre vient d'éclater entre la France et l'Espagne. Plein de confiance dans un prélat si combatif, Richelieu lui donne, avec le commandement de nos forces navales, l'ordre de détruire la flotte de l'ennemi. Le même décret adjoint à Sourdis le comte à Harcourt, lieutenant général, et le marquis de Pont-Courlay, général des galères, tous les deux officiers de mérite, mais gentilshommes ombrageux, humiliés d'obéir à un chef qui n'a ni leur habit, ni leur passé. Comme nos navires s'arment dans la rade de Saint-Martin, l'archevêque de Bordeaux se porte, en toute hâte, à l''île de Ré, pour presser l'exécution des travaux et gagner la Méditerranée, où Sourdis doit reconquérir les îles de Lérins, que les Espagnols nous ont enlevées. Le 23 juin, les quarante-six vaisseaux et les douze galères dont se compose la flotte prennent la mer, longent le littoral, et mouillent dans le golfe de Lion, sans avoir usé une gargousse et rencontré l'ennemi. La campagne s'annonce sous les meilleurs auspices, mais, dès les premières conférences entre Sourdis et ses auxiliaires, les plus fâcheuses querelles contrecarrent la mission de l'amiral et, pendant quelques mois, la paralysent. Le maréchal de Vitry, le gouverneur de la Provence et le comte de Pont-Courlay, le général des galères, opposent aux instructions de Sourdis une résistance que Richelieu, uni à l'archevêque, finit par dompter, mais qui laisse des ferments de discorde dans l'état major et jette un singulier jour sur les habitudes d'indépendance qu'avaient créées nos dissensions civiles. Mais Richelieu ne badine pas avec l''indiscipline. J'ai tant de honte de votre conduite, — écrit le cardinal à Pont-Courlay, son neveu, — que, vous priant de ne penser que vous m'appartenez, je vous promets à oublier pour toujours ce que vous m'êtes. Une autorité qui parle ainsi ne saurait être taxée de défaillance. Mais à peine l'intervention du tout puissant ministre a-t elle clos cet incident qu'une scène malencontreuse oblige d'ajourner l'attaque fixée par Sourdis au 20 décembre 1636. Le 6 décembre, au cours d'un conseil de guerre tenu au château de Cannes, le comte d'Harcourt, après avoir malmené le duc de Vitry, mécontent de voir son subordonné soutenu par l'archevêque, s'emporte. Les interlocuteurs échangent d'abord des répliques assez vives. Mais, bientôt, le comte d'Harcourt, à bout d'arguments, de même que le duc d'Epernon, s'arme de sa canne et frappe, à tour de bras, l'amiral mitré, non sans lui jeter à la tête les mots de cagot et de bréviaire ! S'autorisant de cette rixe scandaleuse, les officiers se retirent, les milices s'évadent et Sourdis, devant ce désordre, contremandant l'entreprise, adresse un rapport à Richelieu qui, pour faire un exemple, condamne les officiers aux arrêts et envoie le duc de Vitry à la Bastille. Le 24 mars 1637, seulement, l'armée navale, reconstituée, s'approche de l'île Sainte-Marguerite, que les Espagnols ont fortement mise en défense, èt fait pleuvoir sur les retranchements une cataracte de bombes. Cette opération réussit à souhait, mais une tempête oblige Sourdis à surseoir au dénouement. Richelieu s'exaspère. La semaine suivante, l'amiral débarque sur la jetée un détachement de troupes, et, se mettant à leur tête, non seulement s'empare des premières positions, mais s'y installe, tandis que l'artillerie de nos vaisseaux fait rage. Les quatre forts principaux, malgré la plus énergique défense, tombent en notre pouvoir. Il s'agit maintenant d'établir un siège en règle devant la forteresse de Monterey. Durant une trêve de deux heures, pour enterrer les morts après un combat où l'archevêque se conduit en preux, le commandant de la citadelle vient trouver Sourdis et l'invite, avec ses officiers, à un somptueux repas où les convives boivent à la santé de leurs deux rois : galant intermède d'une campagne qui fait un instant revivre les mœurs de la chevalerie. Dès le lendemain, nouvelle canonnade. Enfin, le 12 mai, la place capitule et, quelques jours plus tard, l'île Saint-Honorat, enlevée avec non moins d'élan, redevient également nôtre. Huit enseignes, envoyées à Paris, y popularisent le nom du vainqueur. Le lendemain, un Te Deum est chanté à Notre-Dame et les poètes, dans de fastueux dithyrambes, exaltent le prélat guerrier, après avoir chansonné, l'année précédente, l'adversaire du duc d'Epernon. VII Ce n'est pas fini : vers les derniers jours d'août, les Espagnols envahissent le Languedoc et s'avancent jusqu'au pied de la ville de Leucate qu'ils bloquent. Le gouverneur de la province, le duc d'Halwin de Piennes, se hâte de réunir toutes les forces disponibles et convoque Sourdis qui, bien qu'abandonné par Pont-Courlay et le comte d'Harcourt, part avec quelques tartanes, décidé, dit-il, à faire au Languedoc de son mieux pour le service du roi. Protégés d'un côté par la mer et, de l''autre, par l'étang de Leucate, les Espagnols ne laissent aux agresseurs qu'un étroit passage, où le duc d'Halwyn s'engage avec 9.000 fantassins et un millier de cavaliers. La troupe à l'avant-garde, chargée d'enlever le pont construit pour relier la presqu'île au continent, subit une fusillade qui tue la plupart des chefs et met les hommes en déroute. Sans se laisser émouvoir par cet échec, Sourdis accourt, ramène les soldats au feu et les commande avec une telle maîtrise que la lassitude et la nuit terminent seules cette lutte, où, pendant cinq heures, les morts et les blessés ensanglantent le champ de bataille. Le lendemain, au jour, l'armée française, debout, s'avance vers les retranchements ennemis et n'y trouve plus les Espagnols, évadés à la faveur des ténèbres. Cette victoire accélère le mouvement rétrograde de nos adversaires vers Saint-Jean-de-Luz, la dernière place de guerre qu'occupent les Castillans sur notre territoire, et qu'ils évacuent sans coup férir. En mars 1638, nouvelle campagne navale. Depuis deux ans, les Espagnols inquiètent la Guyenne. Pour mettre fin à ces excursions, Richelieu décide à attaquer les Espagnols sur leur littoral et, conformément aux ordres du cardinal, Sourdis prend la mer, se porte au devant de l'escadre de don Lopez qu'il rencontre devant Guettaria et la détruit sous le feu de ses batteries. Un brûlot, lancé au milieu de la flotte castillane, transforme en un grandiose bûcher les navires. Le feu — écrit le père Fournier, témoin oculaire de l'incendie, — sort des sabords du brûlot, saisit les galions espagnols, s'attache aux agrès et, en un moment, les environne de flammes : les autres brûlots se portent en avant, et changent toute cette flotte en une forêt qui brûle, ôtant aux ennemis toute espérance de salut. Deux régiments de Castille, composés de trois mille hommes, y périssent, par le feu ou par l'eau. Les uns, à demi-brûlés, sont soulevés par les soutes embrasées, les autres se jettent à la nage. Sur son navire, criblé de boulets, Sourdis commande la manœuvre et ne quitte le théâtre de la lutte qu'après avoir anéanti l'escadre. Cette victoire ferme définitivement aux Espagnols le chemin de la mer et libère nos côtes d'une humiliante servitude. En 1639, deux des principales villes de Biscaye, Laredo et Santona, enlevées à l'Espagne, laissent entre les mains de l'Evêque-Amiral quatre pavillons, que le roi fait suspendre à la voûte de la cathédrale de Bordeaux, pour montrer, — dit le Prince, — aux ouailles de M. de Sourdis que, s'il ne peut les paître actuellement sur terre, il cueille pour eux des lauriers sur mer. D'autres exploits fortifient le crédit militaire de l'Archevêque, mais ne le protègent pas contre la disgrâce qui trop souvent atteint les chefs longtemps heureux qu'abandonne soudain l'inconstante fortune. Le puissant ministre de Louis XIII n'a point la magnanimité de Louis XIV, donnant à Tourville le bâton de maréchal, au lendemain du désastre de la Hougue. C'est pourtant dans les mêmes conditions que Sourdis éprouve son premier déboire. Sommé, par Richelieu, de bloquer Tarragone, l'Archevêque, après avoir fait entrevoir le péril de l'expédition, s'exécute, mais, immédiatement pris à revers par la flotte espagnole, s'il lutte avec son intrépidité coutumière, pendant quatre heures, contre une force navale supérieure à la sienne, il n'en doit pas moins, pour éviter une déroute, regagner Toulon, avec son vaisseau éventré par la mitraille, les mâts brisés, les cordages hachés, et plus de cent boulets dans la coque, mais, en revanche, avec ses unités nautiques intactes. L'exode de l'escadre délivre Tarragone, force le général français lever le siège et nous inflige une humiliation devant l'Europe. Mais, est-ce la faute de Sourdis si l'opération n'a pu obtenir le succès escompté par le cardinal ? Accusé d'un échec qu'il a prévu, Sourdis a beau invoquer sa belle retraite sous le feu à 'un adversaire qui le poursuivit pendant deux jours, l'intrépide attitude des hommes et des officiers, enfin, l'immunité de l'escadre française qui n'a pas laissé un seul trophée aux mains des Espagnols, le Cardinal, inexorable au malheur, frappe sans pitié l'Amiral frappé par le destin. Etrange rigueur déployée par un prince de l'Eglise contre un évêque ! Au lieu de rendre Sourdis à son diocèse, une lettre de cachet l'exile à Carpentras, d'abord, à Vaison ensuite, et, — conséquence inévitable de la défaveur, — transforme en détracteurs passionnés de l'archevêque ses adulateurs de la veille. Oublieux de l'histoire, les ennemis de Sourdis allèguent contre sa carrière militaire des arguments qui contraignent l'ancien soldat à leur opposer une oratio pro domo, plus éloquente que canonique[7]. Le prêtre peut aller à la guerre, sans encourir l'irrégularité, déclare Sourdis, — et, sur-le-champ, cautions de sa parole, défilent une théorie d'Evêques, de Cardinaux et de Papes, comme lui chefs d'armée ou héros de batailles. La médiocre science théologique de l'amiral lui dérobe les restrictions et les exigences de la sagesse romaine. Disons, à l'honneur de Sourdis que ses campagnes guerrières ne l'empêchèrent pas de veiller aux intérêts de son diocèse : cinq communautés religieuses, fondées par l'archevêque de Bordeaux attestèrent l'intermittence de sa sollicitude pastorale. Seule, la mort de Richelieu annula le décret qui bannit Sourdis de son siège à la même heure où le ministre, révoquant l'amiral, libérait le prélat. Plus respectueux de la discipline ecclésiastique, Louis XIII permit à l'Archevêque de se conformer à la loi que Richelieu avait suspendue, et Sourdis, désormais heureux à observer la résidence, ne quitta Bordeaux que pour obéir aux prélats qui l'appelèrent à présider l'Assemblée du Clergé de France. Hélas ! un ultime décret, émanant, cette fois d'une justice sans appel, devait infliger à l'ancien proscrit un expatriement définitif. Atteint, tout-à-coup, d'un mal sans remède, Sourdis, devant l'approche de la mort, tient à faire une confession publique, sollicitant, de tous ceux qui l'entourent, le pardon de ses fautes, puis succombe, confesseur résolu d'une foi que n'a jamais abjuré son cœur. Fière de l'évêque et du serviteur de l'Etat, l'Eglise de France exigea que de solennelles funérailles honorassent la mémoire du Pontife qui venait de diriger ses délibérations et tint à faire savoir qu'elle considérait comme une de ses gloires le héros de la dernière guerre maritime. Que reste-t-il aujourd'hui de Sourdis ? La France s'incline devant un chef qu'animait le génie des évolutions navales. Stratégiste d'instinct, doué du coup d'œil qui distingue les grands hommes de mer, Sourdis combinait, en un moment, les plans de campagne les plus difficiles, les coordonnait aux exigences des temps et des hommes, et, quand l'heure venait d'agir, jamais indécis, l'évêque-amiral précipitait ses coups avec la rapidité de la foudre. Mal servi par des subordonnés, presque tous incapables ou présomptueux, qui ne pouvaient pardonner à l'évêque, ni ses rares aptitudes, ni sa robe, Sourdis n'eut. pas seulement à vaincre les ennemis de notre pavillon et les éléments, mais un personnel qui, probablement aurait fini par opprimer le prélat, si Sourdis n'avait pas plus ménagé les cabaleurs de Cour que les flottes de l'Espagne. Les mauvais officiers ne lui firent pas perdre de vue les bons serviteurs : deux hommes, que leur naissance obscure, sous un chef moins patriote, risquait à immobiliser dans les emplois inférieurs : Duquesne et le chevalier Paul, le premier huguenot, le second fils à une blanchisseuse, durent à Sourdis leur avancement et leur fortune. VIII Fils du duc de Nogaret d'Epernon, le cardinal Louis de La Valette, né en 1593, élevé au collège des Jésuites de la Flèche, soumis à une règle sévère, doué d'un heureux naturel, affable, d'agréable tournure, intelligent, instruit, justifia d'abord les espérances de ses maîtres' ravis de discerner dans ce jeune patricien les qualités qui font les prélats accomplis. Mais, bientôt, le contact d'une société corrompue, la dissipation mondaine, la passion des choses militaires contredirent ces pronostics et révélèrent chez Louis de La Valette, moins à attrait pour les devoirs du sacerdoce que de goût pour ses fructueuses prébendes. Nommé, en 1614, à l'archevêché de Toulouse, puis cardinal, cinq ans plus tard, ni la mitre ni la pourpre n amendent le frivole prélat et ne le restituent à l'Eglise. L'esprit harcelé par les rumeurs des camps, après avoir assisté au siège de La Rochelle et suivi Richelieu dans l'expédition d'Italie, l'archevêque, promu Lieutenant Général, reçoit le commandement d'une armée sous les ordres du duc Bernard de Saxe-Weimar, luthérien fougueux, chargé par Richelieu de terrasser la Confédération des Catholiques allemands, pour briser la puissance qui soutient la maison d'Autriche. Tant que le cardinal opère en Lorraine, en Alsace, en
Flandre, Rome se tait, mais lorsque Richelieu appelle La Valette à remplacer
en Italie le maréchal de Créquy, le pape Urbain VIII s'émeut et témoigne à La
Valette un mécontentement que le Lieutenant-Général essaie d'apaiser en
écrivant au Souverain Pontife des fadaises de Cour : Etant
né sujet du Roi, je ne puis, — dit le cardinal, — désobéir aux injonctions de Sa Majesté. D'autre part, ajoute-t-il, tenant
le rang que je tiens dans l'Eglise, j'ai cru qu'il était de mon devoir de
donner compte à Votre Sainteté du commandement que j'ai reçu. Je l'assure que
je ne manquerai jamais de rendre en toutes choses l'obéissance que je dois au
Saint-Siège. J'aurais une joie incomparable si mon voyage pouvait être utile
au bien de la chrétienté et à l'avancement de la paix générale. De telles sornettes ne pouvaient satisfaire le Pape, sur l'ordre duquel un cardinal espagnol, le fier Borgia, venait de rentrer à Séville, pour y reprendre la direction d'un diocèse trop longtemps abandonné. Sous peine d'excommunication, Urbain VIII défend à La Valette de promener en Italie le fer et la flamme de la guerre. Stylé par Richelieu, notre ambassadeur à Rome, le duc d'Estrée, entame avec le Pape des pourparlers que suspend bientôt la crainte d'une équipée gallicane. L'acquiescement tacite du Saint-Siège à une irrégularité dont il n'a cessé de se plaindre, délivre La Valette de ses transes et laisse à Richelieu un chef militaire trop médiocre, d'ailleurs, pour inquiéter Rome. La campagne du Piémont aboutit, en effet, à des résultats qui ne procurent ni succès à la France, ni gloire au Cardinal. Une grande contention d'esprit, le travail continuel du corps, les déboires que lui causent de graves échecs, ne tardent pas à miner une constitution j adis robuste. Transporté au château de Rivoli, le cardinal y meurt le 28 septembre 1639, après quelques jours de maladie, sans provoquer plus de deuil chez ses soldats que de joie parmi ses adversaires. Né avec un réel goût pour le métier des armes, le cardinal de La Valette, — écrit son historien, M. le vicomte de Noailles, — fit preuve de talents militaires incontestables. Sans apprentissage, entré trop vieux dans la carrière, il donna peut-être tout ce qu'on pouvait attendre d'un général improvisé, ne possédant que des notions insuffisantes de l'art de la guerre[8]. Quand un prince de l'Eglise succombait, le Souverain Pontife, heureux d'honorer la mémoire du porporato défunt, célébrait, pour le repos de son âme, un service funèbre auquel assistait l'élite de la Ville Eternelle. En refusant de décerner cet hommage au Cardinal rebelle à ses remontrances, Urbain VIII se souvint moins, sans doute, du prince de l'Eglise indocile que du général qui, sous les ordres de Bernard de Saxe-Weimar, n'avait pas craint de porter les armes contre les catholiques et de seconder la fortune du prince protestant. Si clément qu'il fut aux évêques guerriers, le Pontificat Suprême ne pouvait amnistier le lieutenant d'un chef huguenot et l'auxiliaire d'une Ligue hostile à notre unité religieuse. IX Lorsque le cardinal de La Valette, archevêque de Toulouse, reçut de Louis XIII le commandement d'une armée, le comte de Noailles, notre ambassadeur à Rome, dut solliciter du Pape Urbain VIII, la même dispense qu'avait obtenue du Saint Siège le gouvernement espagnol en faveur du Cardinal Infant. Rome n'admit pas cette analogie. A l'Infant, répondit le Souverain Pontife, il est permis de faire la guerre pour défendre son gouvernement des Pays-Bas. Né en 1609, Ferdinand d'Autriche, cardinal Infant d'Espagne, archevêque de Tolède, élevé à la Cour du roi Philippe IV, son frère, après avoir passé les premières années de sa jeunesse dans une oisiveté qui ne faisait guère prévoir le futur homme d'action, se révélant tout à coup comme un chef militaire hors ligne, bat à Nordlingen, le 6 septembre 1634, le duc Bernard de Saxe-Weimar, le successeur le plus redoutable de Gustave-Adolphe et le chef de la conjuration protestante contre l'Empire. Stratège formé à la grande école de Farnèse, mais moins souple que l'illustre capitaine italien, le cardinal s'annonce, à vingt-cinq ans, comme un manœuvrier hors ligne. Douze mille morts, six mille prisonniers, l'armée luthérienne détruite, la Ligue des Princes à peu près dissoute, la paix de Prague imposée à l'ennemi, voilà le coup de maître que jette, le soir même, aux quatre vents du ciel, le nom d'un stratège à peine sorti, de l'adolescence, supérieur à Tilly, émule de Wallenstein, aujourd'hui l'effroi des Suédois et, demain, la terreur de Paris. Deux ans s'écoulent. Après avoir dissimulé ses desseins, Richelieu, ostensiblement inféodé à la Confédération protestante, ne cache plus le désir qui l'anime d'abattre la puissance des Habsbourg. Mais, contre cette coalition s'en trame aussitôt une autre. D'accord avec l'Empire, le ministre du roi d'Espagne Philippe IV, le comte-duc Olivarès, décide de relier les Pays-Bas espagnols avec les possessions italiennes de la Monarchie, par une chaîne ininterrompue de territoires ouverts aux armées de son maître, notamment le Palatinat, l'Alsace, l'Autriche antérieure, le Tyrol, pour bloquer la France et paralyser sa force d'expansion vers l'Est. Dans cette entreprise, le premier rôle appartient au cardinal Infant, épée d'Olivarès et porte-drapeau de la Ligue catholique, pleine de confiance dans le nouveau chef. La lutte s'engage. Au mois de juillet 1636, l'Europe apprend que le duc Charles de Lorraine et le comte Gallas attaquent la Lorraine et la Bourgogne, pendant que Jean de Werth et le cardinal Infant se dirigent, à marches forcées, vers notre capitale, pour frapper la France au cœur. L'invasion se précipite. Les coalisés traversent la Somme aux environs de Bray, s'emparent de Roye, et menacent Amiens. A mesura que le Cardinal Infant s'avance, si Paris sursaute et s'affole, le roi veille et travaille. Et d'abord, sur son ordre, vingt mille hommes, rassemblés en toute hâte, vont garder la rivière de l'Oise, en même temps que les gouverneurs des Provinces et des villes convoquent la noblesse, en vertu d'un édit où Louis XIII invite ses bons sujets et serviteurs à le secourir en une si pressante nécessité. Chaque maison doit fournir un soldat ; les gens pourvus d'un carrosse donnent un postillon et un cheval, les artisans leurs apprentis, les marchands de la poudre. Pour accélérer les enrôlements, un actif octogénaire, vétéran de la Ligue, le maréchal de la Force, installé sur les marches de l'Hôtel de Ville, reçoit les volontaires qui se présentent et signe leurs feuilles de route. Le 5 août, vers cinq heures du soir, Louis XIII, ayant à ses côtés les maréchaux de France et le capitaine des Gardes, accueille, en son Louvre, les jurés des métiers qui, prosternés aux genoux du Roi, lui offrent leurs personnes et leurs biens pour la levée des gens de guerre. L'Eglise a, de bonne heure, initié artisans et maîtres à la conception de l'intérêt général. La vision des sacrifices dus par chaque chrétien à son pays obsède leur âme et les arrache à l'étroite enceinte où l'intérêt privé enferme trop facilement les classes souffrantes. Dans son cœur de père, le Prince, touché d'une si généreuse démarche, ouvre ses bras aux délégués des Corps et, dans cette effusion de tendresse, n'oublie point messieurs les jurés savetiers qui, dès la sortie du palais, émus de tant de bienveillance, se répandent à travers les rues, aux cris de Vive le Roi ! Quelques jours après cette scène de famille, cinq mille livres, versées par les métiers, vont grossir le trésor de guerre et multiplier les engagements. Cependant, les ordonnances royales se succèdent, et — dernière admonition du Pouvoir — un nouvel édit appelle aux armes l'arrière-ban, pendant qu'un autre prescrit la levée en masse. Baillis et sénéchaux pressent l'exécution des ordres, punissent tout retard, et font si bien qu'en moins de dix jours, Paris, après avoir équipé douze mille fantassins et trois mille cavaliers, s'engage à solder, pendant trois mois cette force militaire[9]. X Sur ces entrefaites, voici que des courriers portent au comble l'émotion populaire. Le 15 août, Corbie a ouvert ses portes aux Espagnols ! A cette nouvelle, les imaginations s'exaltent. Dans huit jours, — vaticine la foule — le cardinal-Infant gravira les hauteurs de Montmartre et dictera au roi de France les volontés de l'Empire. Devant une telle menace, la population tourne sa colère contre le grand cardinal, contre le promoteur de la guerre, encore plus abattu que la plèbe qui l'insulte, et, devant cet aboutissement inattendu de sa politique, fortement tenté d'abandonner un ministère dont la France aura peut-être demain le droit de se plaindre. Une sévère algarade du P. Joseph rappelle heureusement Richelieu au devoir et l'oblige à parcourir en carrosse, sans gardes et sans estafiers, les rues et les places encombrées d'une foule d'abord rugissante, mais qui, bientôt médusée par cet acte de courage, finit par acclamer l'homme qu'elle voulait tout à l'heure pendre. Rassuré par le sang-froid du cardinal, Paris cesse de ressentir le frisson de la fièvre et passe de la peur à l''enthousiasme. L'épouvante, créatrice des catastrophes, quitte la capitale où ne retentit plus que la rumeur harmonieusement guerrière d'une ruche qui, pour recevoir l'agresseur, au lieu de s'agiter, fait trêve à ses plaisirs et travaille. Hommes, chevaux, voitures, argent, tout afflue, pendant que les bataillons, les escadrons, les pièces d'artillerie, les voitures, franchissent les remparts et s'avancent vers l'ennemi, chargés de munitions et de soldats. L'improvisation de la défense ne supplée pas, pourtant, à la pénurie des ressources et à l'infériorité des chefs. Première puissance militaire de l'Europe, l'Autriche possède alors des traditions, une stratégie, une science des concentrations, un art des manœuvres, et, par-dessus tout, une élite de généraux qui lui persuadent d'envisager sans crainte les chances d'une rencontre avec l'armée française, assemblage de bandes léguées par nos luttes civiles et commandées par des officiers qui mettent leur honneur à ne relever que d'eux-mêmes[10]. Plein de confiance dans la bonne tenue des troupes qu'il met sur pied, le gouvernement ne s'illusionne pas sur leur faiblesse, et, malgré le magnifique élan de la résistance, en redoute la faillite, quand une nouvelle imprévue, invraisemblable, tombe au milieu de la population qui crie au miracle. Au lieu de céder aux conseils de Jean de Werth, impatient de gagner la Seine et de conquérir la capitale, le séide armé du comte-duc Olivarès, après avoir pris lecture d'un message où le Gouverneur de Bruxelles lui annonce un soulèvement en Hollande, fait soudain demi-tour, abandonne la Picardie et pointe vers le Nord. Les poètes n'ont pas tort de donner des ailes à la Victoire. Malheur au général qui, frôlé, un jour par la fugace déesse, ne se hâte pas de la prendre au vol et la laisse s'évader, aujourd'hui, dans l'espoir de la ressaisir demain ! Sur l'échiquier des batailles, il arrive presque toujours une heure où le calcul perd la partie qu'aurait gagnée la démence. La sagesse du cardinal-Infant sauve Paris, — comme le sauvera, trois cents ans plus tard, le 5 septembre 1914, la cautèle de von Klück. Les siècles s'écoulent, les gouvernements changent ; mais, au milieu de l'instabilité universelle, la stratégie tudesque garde, grâce à Dieu, sa balourdise réparatrice de nos erreurs. Avec cette banqueroute ne se termine pas la carrière à un chef avide de revanche et insatiable d'action. Les brillantes victoires du cardinal-Infant dans la Flandre nous portèrent, certes, un grave préjudice, et quand ce prélat guerrier mourut, en 1041, à trente-deux ans, l'Autriche, à bon droit, pleura la perte de son meilleur général. Mais nul fait d'armes n'avait égalé la marche sur la capitale et réparé la faute de Corbie. XI Au cours de la guerre que Louis XIV entreprit contre la Hollande, le grand roi compta, parmi ses alliés, un évêque, l'évêque de Munster, Bernard de Galen, prélat de la même lignée que les pontifes combattants dont parle Froissart, mais prélat enflammé d'une ardeur plus barbare peut-être que guerrière. Les brillants succès d'une campagne dirigée contre la fière République avaient fuit connaître le nom de Galen à toutes les Cours de l'Europe qui tenaient ce dignitaire pour l'un des meilleurs capitaines de l'époque. Mon cousin, lui écrivait Louis XIV, le 10 novembre 1666,... il ne se peut rien ajouter à la parfaite bienveillance que j'ai pour vous et à la singulière estime que je fais de votre personne, pour les grandes qualités que je sais que vous possédez et dont vous avez déjà donné des preuves si éclatantes qu'elles m'inspirent une très forte passion de vous donner lieu d'augmenter de plus en plus votre gloire... En 1671, l'Archevêque-Electeur de Cologne et l'évêque de Strasbourg signent avec l'Evêque de Munster un traité qui, les liant tous les trois au roi de France, les oblige à l'assister d'un corps de 18.000 hommes dans le but d'abattre l'orgueil des Provinces-Unies. Les talents militaires de Galen lui adjugent l'exclusive responsabilité de la campagne qu'abandonnent avec empressement les deux autres alliés, dépourvus de vocation militaire Le maréchal de Luxembourg dirige souverainement les opérations sans gêner d'ailleurs l'évêque de Munster, lieutenant peu commode. Un corps de 12.000 hommes obéit à Bernard de Galen. avant tout artilleur et non moins célèbre, sur les bords du Rhin, comme un preneur de villes que comme un fâcheux caractère. La méthode de l'évêque est l'attaque brusquée. Sitôt à portée des remparts, l'Evêque dispose en batterie canons et mortiers, puis, subitement, avec la fureur d'un cyclone, bombes et boulets de rugir et de pleuvoir. Jeter l'épouvante dans l'âme des assiégés par un foudroiement effroyable ; les frapper d'une sorte de crainte superstitieuse qui les paralyse semble à l'évêque de Munster le meilleur moyen d'éteindre chez l'ennemi tout désir de résistance. L'art de la guerre ne fût-il pas toujours de hâter par une violence matérielle cette contrainte morale qui supprime la volonté ? Sans travaux d'approche, Galen fait pleuvoir sur Coevorden une cataracte de bombes qui terrorisent la ville et font tomber les échevins aux genoux du prélat. Contre Groningue, Galen use de la même tactique : mais, cette fois, les bombes, pesant plus de 400 livres, traversent tous les étages des maisons et les démolissent, pendant que d'autres prodigieuses machines laissent choir, en touchant le sol, un petit canon, d'où s'échappent des lames de cuivre, chargés de figures affreuses, et pardessus le marché, dégageant une odeur si puante que l'air en est empoisonné[11]. Vains sortilèges ! Groningue résiste aux bombes, et l'évêque réintègre son diocèse, avec l'humiliation d'un échec et l'ennui d'une disgrâce. Le 19 septembre 1698, quand Bernard de Galen meurt, le souvenir des excès commis par le prélat effarouche si peu ses contemporains que le successeur de Galen, le prince Ferdinand de Furstenberg, exalte, dans un Manifeste à son peuple, les vertus extraordinaires qui ont rendu la gloire de l'évêque guerrier immortelle. |
[1] AVENEL, Lettres et Papiers d'Etat du Cardinal de Richelieu, V, 979.
[2] Cette attribution des plus hautes charges de l'armée aux gens d'Eglise ne pouvait manquer d'exciter, dans un pays, frondeur comme le nôtre, la verve des satiristes. L'épigramme suivante circula dans Paris :
Un archevêque est amiral ;
Un gros évêque est caporal ;
Un prélat, président aux frontières :
Un autre a des troupes guerrières.
Un capucin pense aux combats ;
Un cardinal a des soldats ;
Un autre est généralissime ;
France, je crains qu'ici-bas,
Une Eglise si magnanime
Milite et ne triomphe pas.
[3] LA COUR GAYET, La Marine militaire de France sous Louis XIII et sous Louis XIV, 7 et suivantes.
[4] Mémoires de Puységur.
[5] GUSTAVE FAGNIEZ, le Père Joseph et Richelieu, II, 410-411.
[6] Nous nous sommes inspirés dans ce chapitre du beau livre consacré au P. Joseph par M. GUSTAVE FAGNIEZ, Le Père Joseph et Richelieu.
[7] Voir Correspondance d'Henri d'Escoubleau DE SOURDIS, 2 volumes de la collection des Documents inédits. Le Prélat dans les armées, I, 119.
[8] VICOMTE DE NOAILLES, Le Cardinal de La Valette, 536.
[9] Nous empruntons tous ces détails au livre de M. le vicomte de Noailles, Le Cardinal de La Valette, 274-277.
[10] Voir G. FAGNIEZ, Le P. Joseph et Richelieu, II, 264, — Duc D'AUMALE, Hist. des Princes de Condé, IV, 21 et suivantes.
[11] MARQUIS DE SÉGUR, Les Gens d'autrefois. Un allié de Louis XIV, 48, 91. — Voir, aussi, SAINTE-BEUVE, Nouveaux Lundis, I, 345 et C. ROUSSET, Hist. de Louvois.