I. Aux Croisades contre l'infidèle succèdent les luttes fratricides inspirées par la Réforme. - L'Espagne envahit le Nord de la France et assiège Saint-Quentin. - Chanoines, religieux, curés se battent contre l'envahisseur. - Sur cent Dominicains, il en survit quatre. — II. Election de Sixte-Quint, pape justicier et guerrier. - Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée ! - Expéditions militaires contre les malandrins. - Veut faire des Etats pontificaux le camp retranché d'une Armée de Justice. — III. Le Pape Grégoire XIV fournit la Ligue de subsides et de troupes. I Dans les instructions laissées par Charles-Quint à Philippe II (1548), l'Empereur recommande il son fils de maintenir l'orthodoxie, de conserver la paix, d'entretenir d'amicales relations avec le Pape, les Italiens, les Anglais, les Etats allemands, les Suisses, et n'excepte de ses sollicitudes et de ses concerts que le roi de France, Henri II, trop fidèle héritier, — dit Charles-Quint —, de la politique paternelle. Défiance néfaste qui, demain, va lancer une fois de plus l'une contre l'autre deux nations, également ambitieuses d'une hégémonie, que seul, doit exercer le Souverain Pontife. Malheureusement, à la faveur de l'esprit nouveau soufflé par la Réforme, les Gouvernements catholiques, au lieu d'obéir à Rome qui leur enjoint de ne tirer l'épée que contre l'infidèle, se disputent, les armes à la main, la maîtrise de l'Europe, sans songer que ces conflits non seulement les affaiblissent, mais favorisent l'ascension des puissances protestantes à l'affût de notre suprématie et de notre patrimoine. Triste temps, hélas ! où à la lutte pour l'extension du royaume de Dieu succèdent les guerres fratricides : guerres de conquêtes, guerres de races, guerres de haines, guerres de représailles ! A la suite de quels litiges particuliers les troupes de Philippe II, commandée par un chef hors ligne, le duc Philibert de Savoie, envahirent-elles le nord de la France et vinrent-elles mettre le siège devant Saint-Quentin ? Il serait aussi pénible de le rechercher que fastidieux de le dire. Dans les brumeux lointains des âges s'abolissent les griefs immédiats des belligérants, — comme dans le crépuscule s'effacent les moissons, les arbres, les parterres, qui nous offraient, il n'y a qu'un instant, leurs lumineuses et précises perspectives. A l'époque où les Espagnols investirent Saint-Quentin, la ville, située en amphithéâtre sur la rive droite de la Somme, et prolongée sur la rive gauche par le faubourg d'Isle, s'entoure de remparts que dominent, au nord-est et au sud-ouest, des hauteurs qui plongent sur ses rues et sur ses places. En amont et en aval, la rivière, bordée d'étangs marécageux, se divise en plusieurs bras que l'ennemi devra franchir pour enlever la place au gouverneur, le capitaine du Breil, brave gentilhomme breton, détenteur de quinze pièces d'artillerie et chef de quatre-vingts soldats à peine. Pendant la nuit du 2 au 3 août 1559, Coligny tente d'ajouter, il est vrai, à cette poignée de défenseurs, trois cents fantassins et six cents cavaliers. Malheureusement, dès le premier jour, l'Espagnol chasse Coligny du faubourg d'Isle et nous réduit à ne compter que sur le secours de l'armée en marche vers Saint-Quentin. Mais quelle tête dirige ce corps, appelé à un si décisif rôle ? Le connétable de Montmorency, officier plein de bravoure, qu'annule, hélas ! un tacticien dépourvu de résolution et de prévoyance. Le 9 août, pendant que le Connétable, établi au sud de Saint-Quentin, à cheval sur le village d'Essigny-le-Grand, essaie de passer la Somme pour faire pénétrer des renforts dans la ville, le duc de Savoie enjambe à la hâte la rivière, et lance ses troupes sur l'armée royale, éparpillée et tâtonnante. S'apercevant qu'il est enveloppé, le connétable fait demi-tour et veut battre en retraite : trop tard ! Le comte d'Egmont l'attaque d'un côté, Ernest de Brunswick de l'autre, Mansfeld par derrière, et, pour comble de disgrâce, une compagnie de chevau-légers anglais, au service de la France, rejoint tout entière l'ennemi. Dès lors, la bataille se transforme en désastre. Trois mille morts, quatre à cinq mille blessés, six mille prisonniers, parmi lesquels Montmorency lui-même, le duc de Longue ville, et le maréchal de Saint-André, dénoncent l'impéritie du connétable, font honneur au coup d'œil de Philibert et laissent prévoir l'inévitable catastrophe. La ville tient dix-sept jours encore. Pour prolonger la lutte, Coligny expulse six cents bouches inutiles, sans remplacer les combattants disparus par des troupes fraîches. Cependant, les maisons démolies sous les boulets s'écroulent ; les remparts troués ouvrent à l'assaillant onze brèches qui, malgré les sacs de terre et les. balles de laine dont l'assiégé les obstrue, s'élargissent d'heure en heure. Une rafale de projectiles s'abat sur tous les quartiers et ne réussit ni à faire taire le guetteur du beffroi, qui agite éperdument une cloche aux tintements lugubres, ni à couvrir la voix des citoyens qui crient : Aux armes ! Avant même l'appel du capitaine du Breil, le Clergé de Saint-Quentin, dans un magnifique élan, a réclamé et obtenu la première place parmi les volontaires rangés autour du gouverneur. Collégiales, couvents, presbytères, se vident instantanément de leurs hôtes, impatients d'endosser le harnais de guerre et de brandir la pique ou l'arquebuse. Les nouveaux soldats manquent d'expérience ? Elle vient avec les combats. Chanoines, Moines, Curés, Vicaires apportent, dans la lutte, avec la cohésion et la discipline, la force de leur passé et le prestige de leur profession. A la fois soldats de la France et soldats de l'Eglise, ils évoquent avec fierté les jours les plus glorieux de nos annales, où contre l'étranger les deux Puissances militaient et triomphaient ensemble. Nombre de religieux et d'ecclésiastiques paient de leur existence le dévouement et l'héroïsme que fortifie en eux la foi. Parmi les chanoines, Jean de Flavigny, Jehan de Ville, Roland le Comte, trouvent une mort glorieuse derrière les brèches, à l'affût de l'envahisseur. De cent Dominicains que l'amour de la patrie jette dans la mêlée, il en reste à peine quatre, que le fer de l'ennemi n'ait pas couchés sur le sol. L'assaut général triomphe difficilement de cette belle résistance. Religieux, prêtres et citoyens se battent toujours alors que les soldats espagnols commencent à piller la cité forcée. Le dernier coup de canon tiré, les moines et les ecclésiastiques indemnes vont peupler les prisons du vainqueur, tandis que ce qui survit des 8.000 bourgeois, après avoir couvert les chemins de ses groupes affamés, va dire au Roi de France que le Clergé et le Peuple de Saint-Quentin, même vaincus, ont fait rétrograder l'Espagnol et sauvé de l'invasion la capitale[1]. II Lorsque Rome, envahie par les bandes de Prosper Colonna, et pleine de rumeurs sinistres, vit s'ouvrir au Vatican le Conclave d'où devait sortir le successeur du Pape débonnaire qui n'avait pas su la protéger contre la guerre civile, ni l'aristocratie, ni le peuple, ni le clergé ne soupçonnèrent qu'un entraînement aussi soudain qu'irrésistible ferait monter sur le trône pontifical le cardinal Montalte, pauvre moine, étranger à toutes les factions et rebelle à toutes les brigues, pas plus Espagnol que Français et pas plus Italien qu'Allemand, avant tout homme d'Eglise, affamé de justice. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais l'épée ! déclare, dès le lendemain de son élection, le fier Pontife, la tête haute, le visage ardent, aux magistrats épouvantés d'apprendre du Pape lui-même qu'ils répondront désormais, sur leurs têtes, de tous les crimes que la justice ne réussira pas à découvrir ou qu'elle refusera de réprimer. Au lieu des grâces que distribuent les nouveaux Souverains, comme don de joyeux avènement, notre Pape-Guerrier enjoint d'exécuter tous les sicaires ; — et, le jour où le cortège du Couronnement déploie son faste à travers les rues de Rome, le pont Saint-Ange, sur l'ordre de Sixte-Quint (1585-1590), se hérisse de gibets et— pendant que jouent les musiques, les chants triomphaux de Palestrina ne réussissent pas à couvrir de leurs mélodies les plaintes des bandits râlant au bout du chanvre justicier. Vingt mille malandrins tenaient la campagne dans les Etats du Saint-Siège, et les populations rurales, courbées sous la dictature du crime, se faisaient les complices des brigands pour ne pas en devenir les victimes. Point de trêve avec le désordre, déclare le Souverain Pontife. Des cardinaux sont envoyés avec des troupes contre les condottieri que la clémence du précédent Pape se flatta de désarmer et qu'elle ne fit qu'enhardir. Sous Grégoire XIII, Piccolomini, le sanguinaire podestat des Romagnes et des Marches, avait tenu tête aux soldats lancés à sa poursuite. Sous Sixte-Quint, un bargel, porteur de la volonté pontificale, délivre le pays de ce vautour et de son repaire. Confondus avec d'obscurs factieux, les Orsini, les Malatasta, et d'autres patriciens, non moins illustres, meurent de main de justice, sous les yeux d'un peuple qui commençait à croire à l'impunité des grands. La différence du glaive à la corde respecte, chez les outlaws de bonne maison, le seul privilège que consente à reconnaître l'inflexible vengeur du Décalogue violé. Les exécuteurs des sentences pontificales ne s'effrayent pas moins que les coupables de ces rigueurs ; mais, si, les premiers, investis d'une sécurité inconnue, se reprennent à croire à l'efficacité des lois, les autres, témoins des supplices qui frappent leurs émules, cessent de mesurer l'impunité à l'audace. Désormais, il n'y a plus de nuit assez épaisse pour cacher les attentats ; plus de famille assez puissante pour en arrêter les recherches ; plus de prescription assez longue pour tranquilliser les coupables. Un jour arrive, enfin, où, dans un dialogue humoristique, Pasquin, interprète du sentiment populaire, annonce à Marforio que l'apôtre qui, jadis, coupa l'oreille de Malchus, vient de franchir la frontière pour échapper à la potence. Sixte-Quint a, décidément, dompté les forces de l'abîme. Mais, après avoir exterminé dans l'Etat pontifical, le monstre à l'aile onglée et aux sept gueules de flammes, Sixte-Quint ne croit pas que la destruction de cette hydre soit l'unique objectif de sa tâche. Dans l'Europe de la fin du XVIe siècle, bouillonnent toutes les convoitises et toutes les haines, soufflent tous les vents et flamboient tous les éclairs. Angleterre, Espagne, France, sous prétexte de se partager des provinces, se disputent l'empire du monde. Spectateur douloureux de ces conflits, Sixte-Quint prévoit que les rivalités des Puissances, en livrant l'Europe à tous les démons de la guerre, précipiteront l'homme dans l'Erèbe, ensanglanteront le ciel lui-même et feront rentrer la terre dans le chaos natal. Déjà, les grondements précurseurs du cyclone remplissent ses oreilles ; comment, lui, le Veilleur de la Chrétienté, conjurera-t-il la tempête ? En forgeant une force qui terrassera le mal. Eh l'bien, cette force, ce sera l'Etat pontifical, devenu l'Acropole militaire de l'Europe catholique, le camp retranché d'une nouvelle Chevalerie chrétienne ; un donjon de justice où, nuit et jour, montera la garde une Milice toujours prête à défendre, les armes à la main, le croyant contre le mécréant, l'opprimé contre l'oppresseur. Dans un Mémoire destiné à son neveu, le jeune Montalte, Sixte-Quint trace le schéma des devoirs qu'impose au Souverain Pontife l'anarchie de l'Europe : Protéger le peuple chrétien contre l'infidèle et le barbare ; délivrer les opprimés ; juger les princes et arbitrer leurs litiges ; transférer, s'il le faut, l'Empire d'une nation à l'autre ; maintenir la paix ; rétablir la concorde ; faire déposer les armes, changer les formes de gouvernement, observer la justice, châtier les impies, tenir en respect les scélérats, etc. Quelque ardues que soient ces entreprises, — conclut Sixte-Quint — l'âme les considère sans trouble, et le Souverain Pontife, conscient de la puissance dont Dieu l'a nanti, a le droit d'affronter sa tâche avec la certitude de la victoire. Une mort imprévue frustra l'Europe de l'institution qui l'aurait sauvée, et rejeta les peuples dans la géhenne sanglante où, faute de l'arbitre armé entrevu par Sixte-Quint, la discorde éternise ses destructions et ses supplices[2]. III Dès le 17 décembre 1590, le duc de Mayenne avait imploré l'assistance militaire du Saint-Siège contre la Réforme et contre Henri IV. Les catholiques français versaient leur sang pour l'Eglise Romaine. L'Eglise Romaine pouvait-elle se désintéresser de cette lutte et de ces sacrifices ? Les instances du cadet des Guise aboutissent, tout d'abord, à l'ouverture d'un important crédit en faveur de la milice parisienne. Le 15 janvier 1591, après avoir alloué à la garnison de la capitale un subside mensuel de 15.000 écus d'or, Grégoire XIV (1590-1591) décide, le 8 février suivant, d'adjoindre à nos Ligueurs un important contingent de troupes pontificales. Quelques jours plus tard, muni d'une lettre du Souverain Pontife aux landmanns des Sept Cantons catholiques, défenseurs-nés des libertés de l'Eglise, le cardinal Piccolomini va, dans le Pays des Grisons et dans le Valais, recruter les forces nécessaires. Les Suisses, — écrit Grégoire XIV dans sa missive, — sont les hommes les plus capables de supporter les fatigues et les plus persévérants dans le devoir. Le Chef de la phalange romaine, le duc de Montemarciano, ne sait pas malheureusement donner à son armée l'emploi qu'en attend la Ligue et qu'espère Grégoire XIV. Au début de la campagne, embusqué dans le duché de Bar, le stratège pontifical, par ses marches et contre-marches, dépiste si bien, il est vrai, le roi de Navarre, que celui-ci, délaissant les opérations qu'il poursuit en Normandie, doit se résoudre à prendre le chemin de la Lorraine pour y chercher son insaisissable adversaire. Mais il était écrit que le roi de France ne se mesurerait pas plus avec le duc de Montemarciano, qu'avec Alexandre Farnèse. Délabrés, usés par des évolutions sans gloire, les Suisses ne tardent pas, en effet, à jalonner de malades et de morts les campagnes de la Vœvre et de l'Argonne, saignées à blanc par une armée sans argent et sans vivres. A bout de ressources et pestant contre une guerre où, sous le souffle du typhus, les habitants fondent comme les soldats, — quand, le 4 décembre 1591, le duc de Montemarciano licencie la phalange pontificale, — les Lorrains voient défiler, le long des chemins, moins une troupe de soldats qu'un convoi de fantômes. Mais est-ce la faute du Souverain Pontife si la Ligue n'a pas trouvé dans l'armée romaine une efficace auxiliaire contre la coalition huguenote[3] ? |
[1] La guerre de 1557 en Picardie. — Bataille de Saint-Laurent. — Siège de Saint-Quentin. par Emm. Lemaire, H. Courteault, Elie Fleury, Ed. Theillier, Ed. Eude, etc. (Exposés et documents). Soc. Académ. de Saint-Quentin, 1896. GOMART, Siège de Saint-Quentin, 1859.
[2] V. BARON DE HÜBNER, Hist. de Sixte-Quint, 2 vol. — SEGRETAIN, Sixte-Quint et la Ligue.
[3] HENRI DE LESPINOIS, La Ligue et les Papes, p. 464 et suivantes.