I. Paris foyer de la Ligue. - Manifeste. - Serment de mourir les armes à la main. - Premières rencontres entre les Ligueurs et les Huguenots. - Ecclésiastiques conseillers de la résistance. - Trois processions en armes. — II. Enceinte de Paris inexpugnable. - Farnèse débloque Paris. - Alerte à la Porte Saint-Jacques. - Grâce aux Jésuites armés l'escalade est conjurée. — III. Contraste entre l'endurance des Parisiens et l'attitude de leurs adversaires. I A la fin du XVIe siècle, Paris est l'arène où rayonne avec le plus à éclat la pensée de la Ligue, où se concentrent ses forces, où se rallient ses chefs et où s'affirme avec le plus d'énergie, la volonté de dérober à toute atteinte l'héritage moral transmis et sauvegardé par les ancêtres. Princes du sang, Cardinaux, Evêques, Prêtres, Religieux, Gentilshommes, Bourgeois, Laboureurs, simples Portefaix, dans un Manifeste sublime, convoquent sous la bannière de la Sainte-Union, tous ceux qui ont zèle à l'honneur de Dieu et de l''Eglise, et déclarent ne vouloir poser les armes qu'après avoir raffermi les principes ébranlés par l'avènement à 'un Prince huguenot ; dussent-ils y mourir tous de bon cœur, avec le désir d'être amoncelés dans une sépulture consacrée aux derniers Français, morts en armes, pour le service de Dieu et de leur patrie ! Ainsi, les Ligueurs parisiens, à quelque condition qu'ils appartiennent, décident de recourir à la force pour défendre les seules choses qui donnent du prix à notre frêle existence. Ce vote n'est pas une vulgaire rodomontade. Dès le premier geste, les 250.000 habitants de la capitale acceptent les épreuves de la guerre et les privations du blocus avec un courage que n'affaibliront ni les invectives des libellistes, ni les doléances des victimes, ni les agressions de l'ennemi. Le 31 octobre 1589, Henri IV profite de l'absence de Mayenne pour tâter les Parisiens et mettre à l'épreuve la sincérité de leur brouille avec le fils hérétique de Jeanne d'Albret. L'éloignement du Chef ne permettra-t-il pas aux assiégés de s'affranchir de sa tyrannie et de laisser parler librement leurs cœurs ? Les premiers coups de feu prouvent au roi de Navarre que les Parisiens ne vont pas au combat l'épée des Guise dans les reins. En une minute, le tambour bat dans les rues ; tous les remparts se couvrent de combattants et les portes se barricadent. Au lieu d'attendre l'agresseur, Ecclésiastiques et Religieux, quittant, en toute hâte, les monastères et les églises, se dirigent, avec la milice bourgeoise, vers les faubourgs où le canon tonne. Si, dans cette première échauffourée, 900 Parisiens périssent et 400 autres tombent au pouvoir de l'ennemi, la ville elle-même n'en reste pas moins inexpugnable. C'est un succès sans profit et sans lendemain pour les Huguenots, peu fiers, d'ailleurs, de cet inutile avantage. Plus familiarisés que nous avec les récits bibliques, les Français du temps de la Ligue, au lieu de s'abandonner aux suggestions du pessimisme obsidional, interrogent matin et soir les Livres sacrés et, quand un chapitre des Paralipomènes ou des Juges leur raconte la défaite des Amalécites ou des Philistins, la victoire d'Israël résonne, dans l'âme du lecteur, comme un coup de clairon contre la lassitude déprimante et la foi inquiète. Mais, l'appel à l'espoir c'est surtout le poème des Macchabées qui le clame dans tous ces versets épiques où l'aède sacré nous montre les prêtres d'Israël non seulement fomentant la guerre, mais la dirigeant contre un Roi hostile au culte national. Alors que la nation juive s'endormait dans une lâche torpeur, la race sacerdotale des Macchabées refusait de courber le dos sous le fouet des archers de Chaldée, et sommait les opprimés de prendre les armes : Combattons, leur disait-elle, pour la liberté de nos âmes et pour le respect de nos droits. Le Seigneur lui-même brisera l'ennemi de notre race. Frères ! portez-vous sans crainte au combat et frappez ! Exhortateurs de la résistance contre le roi huguenot, comme Israël contre Antiochus, les Ecclésiastiques réguliers et séculiers, encouragés d'ailleurs par le Nonce, le cardinal Cajetan, qui fit vendre son argenterie pour grossir le trésor de guerre, ne démentirent pas un instant leur attitude initiale, et, tant que le siège dura, donnèrent le signal de toutes les manifestations et de tous les mouvements contre l'adversaire commun. Trois processions, le 14 mai, le 30 mai et le 4 juin 1590, attestèrent solennellement devant Paris et devant la France, la responsabilité que le clergé des paroisses et les religieux des Couvents, revendiquaient dans une défensive destinée à réintégrer Dieu dans ses droits et la Dynastie dans ses devoirs. Le 14 mai, raconte l'Estoile, Rose, l'évêque de Senlis, la pertuisane et l'arquebuse sur l'épaule, un crucifix pour enseigne et, pour drapeau, la bannière de la Sainte Vierge, marchoit en tête, suivi des ecclésiastiques qui s'avançoient par quatre. Après estoit le prieur des Chartreux avec ses religieux, les quatre Ordres mendians, les Capucins, les Minimes, entre lesquels s'intercaloient les treize cents écoliers. A l'exemple de l'Evêque de Senlis, les chefs des Ordres religieux arboroient, d'une main le crucifix, de l'autre, tantôt une hallebarde, tantôt une pertuisane ou une arquebuse. Les uns et les autres avoient leur robe retroussée et leurs capuchons rabattus sur les épaules. Plusieurs portoient des casques, des corselets ou des petrinals. Hamilton, Ecossois de nation, curé de Saint-Cosme, faisoit l'office de sergent, il rangeoit prestres et religieux, tantôt les arrestant pour chanter des hymnes et tantost les faisoit marcher, quelquefois il les faisoit tirer de leur mousquet. Tout le monde accourut à ce spectacle nouveau qui représentait ce que les zélés appeloient l'Eglise militante. Echos des bourgeois sensuels, sceptiques et couards qui, dès ce temps-là, préféraient le farniente à la lutte, les Palma Cayet et les l'Estoile ont transmis aux historiens de notre époque les fades brocards où se complaisent les partis qui trouvent toujours plus facile de persifler les Français courageux que de les suivre. Mais les mêmes chroniqueurs oublient d'ajouter que le Légat du Pape présidait la cérémonie ; que prêtres et moines allaient à Sainte-Geneviève formuler devant la châsse le vœu de défendre Paris jusqu'à l'effusion de leur sang, et que le peuple témoigna le plus profond respect à ces ecclésiastiques, prêtres et soldats, qui promirent de ne livrer ni Paris, ni le trône de France, à un prince hérétique et qui, — vertu rare ! — tinrent parole[1]. II L'enceinte de Paris fut, en effet, sous la Ligue, plus inexpugnable au roi de Navarre, que, deux siècles et demi plus tard, sous le premier et sous le second Empire, aux armées étrangères. Le 15 juin 1590, Henri IV demande à ouvrir des pourparlers et se heurte à un refus. Point de paix inconditionnelle : la Ligue ne s'inclinera que devant un Roi fidèle au credo ancestral. Sur ces entrefaites, le célèbre Alexandre Farnèse, duc de Parme, envoyé par le Souverain Pontife et l'Espagne au secours de la Ligue, arrive en France, avec une armée qui renouvellera la célèbre tactique dont avait usé, deux siècles auparavant, notre roi Charles V contre le roi d'Angleterre Edouard III. Stratégiste de génie, Farnèse, sans tirer un coup de canon, triomphe d'Henri IV. Pour obliger le roi de Navarre à débloquer Paris, il suffit il Farnèse de faire opérer par ses troupes des mouvements qui livrent le prince français aux angoisses d'une attaque, perpétuellement menaçante et perpétuellement ajournée. Jamais général n'obtint de tels avantages à si peu de frais. Lagny tombé sans coup férir aux mains de Farnèse, la Seine devient libre et sa batellerie comble la capitale de vivres qui la sauve de la famine. Mais, Paris n'est pas encore délivré. Cantonné à Saint-Denis, Henri IV attend une occasion favorable pour hasarder un assaut et croit la saisir, le 10 septembre, à la faveur d'une brume qui dérobe l'armée royale aux regards des patrouilles de la Ligue et à la vigilance des coureurs de Farnèse. Les meilleurs régiments de l'infanterie huguenote et quelques escadrons de cavalerie noble se dirigent en silence vers Montmartre, pour entreprendre, le lendemain matin, l'escalade, pendant que le gros de l'armée, au son des tambours et des trompettes, quitte avec fracas, le camp de Chelles et se replie sur la plaine de Bondy. Le roi de Navarre veut inquiéter Farnèse, le détacher de Paris et lui offrir les chances d'une bataille où Henri IV tentera la fortune d'une attaque brusquée. L'immobilité du duc de Parme déjoue malheureusement les prévisions du Prince. Cependant, l'avant-garde béarnaise, commandée par Châtillon, après avoir marché vers le sud, oblique vers l'ouest, contourne l'enceinte et, quand sonne minuit, parvient à la hauteur du faubourg Saint-Jacques. Le cliquetis des arquebuses qui s'entrechoquent et les pas des chevaux donnent l'alarme aux sentinelles. Aussitôt, cloches et tambours se mettent en branle ; une tempête de cris se déchaîne par la ville et les Ligueurs courent aux remparts, bientôt garnis de piquiers. Châtillon eut-il vent de cette alerte ? Toujours est-il que sa cavalerie et ses fantassins, faisant halte, le calme nocturne rassura bientôt notre turbulente milice et la fit rentrer peu il peu dans ses foyers ou dans ses postes. Seuls, les Jésuites et leurs écoliers, moins confiants, décident de demeurer sur la muraille, abrités derrière les créneaux, entre la porte Saint-Jacques et la porte Saint-Marcel, l'arquebuse à l'épaule et l'œil au guet. Quatre heures après minuit viennent de tinter. à l'horloge de l'église voisine quand, juste au-dessous d'eux, les veilleurs entendent un remue-ménage qui les trouble. L'obscurité profonde, où le brouillard plonge les sentinelles, ne permet de discerner ni la nature, ni l'auteur du tumulte. Les Jésuites n'hésitent pas. Un cri unanime jaillit de leurs lèvres : Aux armes ! Pendant que les Ligueurs sortent de leurs lits, l'adversaire, sans se laisser intimider par cette agitation, étaie des échelles sur la muraille. Les premiers huguenots qui parviennent au niveau du parapet rencontrent en face d'eux les Jésuites, armés de pertuisanes et fermement résolus à contrecarrer cette escalade. Une sorte de duel s'engage entre les Jésuites et les Huguenots qui, la dague au poing, prétendent passer outre. Obstination vaine ! Frappés à la gorge et à la tête, les antagonistes des religieux dégringolent dans le fossé, les uns sur les autres. Un assaillant s'opiniâtre encore et tâche de se dérober aux pertuisanes des Pères. Un avocat et un tabellion, accourus au tumulte, prêtent main-forte au fils de saint Ignace, en train de s'escrimer avec le huguenot, l'aident à le tuer et précipitent ensuite le cadavre au pied du rempart. Cependant, la ville tout entière, réveillée par le tocsin, se porte, le duc de Nemours en tête, vers le faubourg Saint-Jacques et arrive juste à temps pour assister à l'échec de l'escalade et à la déconfiture des agresseurs. Décontenancés par cet insuccès, Châtillon et ses deux mille soldats détalent et rejoignent Henri IV qui décide de lever le siège et de dissoudre une armée que démoralise de plus en plus la tactique de Farnèse. Ainsi fut délivrée la capitale[2]. III Tout l'honneur de cet exploit revient aux Parisiens et, notamment, aux prêtres-soldats, instructeurs infatigables d'une milice qu'ils avaient trouvée sans cadres, sans discipline, sans ressources, sans armes, et dont ils firent une troupe rivale des bandes aguerries que commandait le roi de Navarre. Vigilance, décision, bravoure, dévouement à l'intérêt général, esprit de sacrifice, l'armée de la Ligue déploya toutes les vertus que les règlements militaires exigent des soldats et des chefs qui veulent, non éterniser leurs attaques et se cramponner au sol, mais vaincre. Sous la direction des clercs guerriers, — gens des métiers, crocheteurs des halles, basochiens, princes, gentilshommes, tous avaient fait leur devoir. Le plus grand ordre, la fraternité chrétienne, la prière, la résignation à l'épreuve, l'aide mutuelle, nul excès, nul trouble, voilà Paris pendant les longs mois d'un siège où la plèbe endura toutes les tortures de la faim sans élever la voix contre ses maîtres et sans implorer la faveur d'une trêve. La belle conduite des Parisiens et de leurs prêtres émut les plus chaleureux partisans d'Henri IV, frappés du contraste qu'offrait l'énergie des assiégés avec les défaillances de l'armée royale, si vite déconcertée par la mésaventure du 10 septembre, détalant de Chelles, par peur de la disette et du prince de Parme, puis contraignant Henri IV à fractionner ses troupes en Compagnies de guérillas, fatalement évincées de la grande guerre et désormais seulement propices aux stériles escarmouches de la chouannerie. On n'a pu voir sans indignation, dit de Thou, tant de braves gens, la fleur de la noblesse française, décamper, quatre jours après l'arrivée du prince de Parme devant Chelles, dans la crainte d'y être affamés, tandis qu'on venait d'être témoin de la constance de tant de misérables, vils restes de la lie du peuple, de portefaix, d'artisans, de goujats, de femmes même qui, réduits à la nécessité la plus affreuse, avaient soutenu avec fermeté un siège de six mois, sans se plaindre[3]. Dans son récit du siège, l'Italien Pigafetta, secrétaire du cardinal Cajetan, après avoir narré tous les incidents dont il fut témoin, recherche dans les dernières pages, quelles causes rendirent Paris intangible, et voici comment il conclut : Paris dut son salut, d'abord à l'habileté militaire du duc de Nemours, ensuite aux secours du cardinal légat Henrico Caetano et aux aumônes de l'ambassadeur d'Espagne, de l'Evêque de Paris et de beaucoup d'autres personnages ; enfin à la vigilance, au dévouement des Jésuites qui, pendant la nuit du 10 septembre 1590, non seulement n'abandonnèrent pas les murailles, mais donnèrent l'alarme et combattirent avec courage. |
[1] L'historien calviniste Sismondi a eu le courage de protester contre les railleries de l'Estoile. Quand on vit, dit-il, ces mêmes moines monter aux remparts, s'exposer au feu de l'ennemi, on comprit qu'un sentiment sincère et élevé s'unissait à leurs fonctions. D'autre part, voici ce qu'écrit le libre-penseur Henri Martin : Sans doute, l'étrange association du bréviaire et de la hallebarde prêtait à la raillerie. Cependant, l'histoire ne doit pas oublier que, sous ces accoutrements, battaient des cœurs animés d'un noble enthousiasme, que ces moines étaient prêts à mourir dans les combats et qu'ils partagèrent, avec une constance inébranlable, les fatigues, les misères, les dangers des défenseurs de Paris. HENRI MARTIN, Hist. de France, XI.
[2] Le texte qu'on vient de lire reproduit ou condense trois récits émanant, le premier de Corneio ; le deuxième de Philippe Pigafetta secrétaire du Nonce et le troisième d'un anonyme. Tous les trois figurent dans les Mémoires de la Société de l'Histoire de Paris, VII, II et VI.
Voici la version de Pigafetta, dédiée à Grégoire XIV et traduite de l'italien :
10 septembre 1590. Cependant,
quelques jésuites, suivis de leurs écoliers, furent les premiers qui coururent
aux murailles pendant qu'on donnait l'alarme. Ils se placèrent sur le parapet,
abrités derrière les créneaux entre la porte Saint-Jacques et la porte
Saint-Marcel, puis, voyant qu'il n'y avait aucun garde, ils placèrent une
dizaine d'entre eux en sentinelles. Pendant ce temps, ceux de la ville,
n'entendant plus aucun bruit de cloche ni de tambour, crurent à une fausse
alerte et rentrèrent chez eux. Mais les bons Jésuites (Dieu les inspirait, je
crois) restèrent fermes à leur poste et veillèrent ainsi jusqu'à quatre heures
après minuit. Ils entendirent alors du bruit dans le fossé. Mais l'obscurité
était si grande, à cause d'un brouillard épais, que ne pouvant rien distinguer,
ils crièrent aux armes. Malgré cela, les ennemis ne discontinuèrent pas de
placer une échelle et de monter à la muraille.
Le premier qui parvint se trouva justement devant le jésuite, qui le frappa si rudement d'une vieille hallebarde qu'il la lui brisa sur la tête et le précipita en bas. Les compagnons de ce jésuite en firent autant à quelques autres assaillants. L'un de ceux-ci avait déjà atteint le haut du mur et retirait à lui son échelle pour descendre dans la ville ; il la tenait de la main gauche, la droite étant armée d'un fort coutelas, lorsque les bons Pères le pressèrent si vivement avec leur pertuisanes qu'ils lui firent lâcher son échelle et, quoi qu'il combattît courageusement et leur portât de nombreux coups, il fut à la fois frappé à la gorge et tomba dans le fossé, comme les autres. A ce bruit accoururent un avocat anglais, Guillaume Balden, et un libraire, nommé Nivelle. Aussitôt arrivés aux remparts, l'Anglais et le libraire prêtèrent d'abord main-forte aux jésuites luttant contre un ennemi qui voulait monter malgré tout et l'aidèrent à tuer celui-ci et à le précipiter dans le fossé. Voir aussi V. de CHALEMBERT, Hist. de la Ligue, 244 et suivantes.
[3] DE THOU, Hist., X, 192. Voici ce qu'on peut lire aussi dans les Quatre excellents discours de l'Etat de la France, par le protestant Michel Hurault : Mais faut-il avouer que notre impatience, notre humeur légère nous a fait recevoir devant Paris un grand et notable affront ? Que des misérables coquins, des crocheteurs, des artisans, des femmes, ayant demeuré six mois assiégés, sans jeter un mauvais cri, jamais fait semblant d'avoir peur et que tant de gentilshommes de marque, tant de gens d'honneur ayant eu peur d'avoir faim au quatrième jour où ils furent campés à Chelles devant l'Espagnol ? Français nos pères eussent porté un an le bras en écharpe, eussent fait vœu de jeûner toute leur vie pour avoir l'honneur de se trouver à un aussi beau jour, et vous, pour un peu de nécessité, n'avez vous point eu honte d'avoir quasi vendu votre réputation à ces manans ?