LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE XIII. — XVIe SIÈCLE. - La Papauté et la Turquie.

 

 

I. Le Cardinal Ximenès va en Afrique combattre les Maures, et remporte sur eux la victoire de Mers-El-Kebir (1509). — II. Léon X fournit des subsides et du matériel de guerre contre les Turcs. - Plan de Croisade. — III. Clément VII fait donner Malte aux Chevaliers de Rhodes, et appelle l'Europe au secours de la Hongrie. - Bataille livrée à Mohacz par l'Archevêque Tœmory. - Sept Evêques tués. — IV. La flotte pontificale est confiée à Doria pour combattre Barberousse. — V. Paul III organise la campagne de l'Adriatique. - Le Cardinal Grimani Amiral de la flotte pontificale. — VI. S. Pie V aide le Grand Maître La Valette à repousser les Turcs de Malte. — VII. Grâce à Pie V, l'Armée chrétienne, dont il a confié le commandement à Don Juan d'Autriche, anéantit la marine turque à Lépante et assure la liberté des mers.

 

I

 

L'histoire entière de l'Espagne, c'est son dévouement à l'Eglise et sa passion de l'indépendance. Catholique, elle ne professe qu'un credo et repousse, comme un affront, toute promiscuité avec l'erreur. L'énergie de ses croyances n'admet qu'un temple, qu'un culte, et tient pour ennemi tout contempteur de la foi nationale. Conquis, au VIIIe siècle par les Berbères, nos voisins d'Outre-Pyrénées ne se résignèrent jamais au partage de leur territoire avec le Coran. L'Islam, vainqueur, avait incendié les abbayes, rasé les églises, détruit les évêchés, anéanti toute hiérarchie, tué ou banni Prêtres, Moines, Evêques. Entre l'Espagne et l'Islam, jamais ne s'éteindra la torche de la guerre. Que la puissance du Mal revendique et obtienne une place au soleil et finisse par marcher de pair avec le Juste et le Vrai ! Inflexiblement hostile à cette égalité qu'il juge outrageante pour ses certitudes, l'Espagnol ne remettra l'épée au fourreau que le jour où il aura fait repasser la frontière à l'envahisseur.

C'est ainsi que, dès le lendemain de la Conquête, l'Islam subit l'indomptable assaut de l'Espagne chrétienne. Tout d'abord, maîtres absolus de la Péninsule, sauf d'un coin des Asturies, défendu par le roi Pelage, et de la Biscaye, où se retranche la tribu basque, les Maures se croient à l'abri de toute agression et de tout échec. N'ont-ils pas pour eux le nombre, la force, toutes les villes, toutes les forteresses, tous les ports ? Ne jouissent-ils pas, seuls, d'une armée ? Peuple vaincu, pourquoi les Espagnols ne se résigneraient-ils pas à la servitude ? Après quelques années de bouderie, pourquoi les deux races ne fraterniseraient-elles pas dans la même déférence à la même discipline intellectuelle et morale ?... Cruautés et flatteries, supplices et faveurs de l'Islam échouent contre l'inexorable défensive des vieux chrétiens, enfermés dans la citadelle de leurs croyances et de leurs ressentiments. Bientôt même, l'aversion sacrée de l'Espagne pour le Coran ne se satisfait plus d'une résistance passive. Tous les ans, surgissent du sol des phalanges de braves gens qui, sans autre arme qu'un pieu ou qu'une lance, et sans autre bagage qu'une marmite et qu'une cuiller, vont ferrailler tantôt en Aragon, tantôt en Castille, tantôt dans le pays de Léon, contre l'ennemi commun, contre l'irréconciliable étranger. Escarmouches obscures, engagées dans un pli de terrain, dans la gorge d'une montagne, sur les bords d'un fleuve, avec un adversaire que nulle défaite ne peut amoindrir. L'Islam n'a-t-il point pour réservoir l'Afrique tout entière, avec ses millions de guerriers et les richesses inépuisables de son sol ? N'importe ! L'Espagnol ne consulte que son devoir, n'obéit qu'à son patriotisme, et, jamais découragé, jamais las, debout, le fer à la main, toute l'année, n'accorde au Maure ni un armistice d'un jour, ni un répit d'une heure. Certes, la sagesse humaine condamne cette extravagante obstination d'un peuple sans armée contre la plus redoutable puissance militaire du monde. Le Coran n'a-t-il pas subjugué l'Afrique, l'Asie, une partie de l'Europe, et ne possède-t-il pas l'empire des mers ? Qu'arrive-t-il pourtant ? Sous la poussée de l'Espagnol, le Maure recule des Pyrénées au Guadarama, du Guadarama à l'Estramadure et de l'Estramadure au Guadalquivir. Et cette guerre de tranchées, cette guerre d'embuscades, combien de temps durera-t-elle ? Huit cents ans ! Pendant huit siècles, l'Espagne ne se laisse pas distraire un moment de sa mission ; garde sur le dos le harnais de la guerre ; subit les plus cruelles vicissitudes, — faim, ruines, massacres, — nation rétive à toute trêve, personnifiée dans ce héros sublime, le Cid Campeador, brouillé parfois avec la Royauté qui tend trop souvent vers l'or étranger une main cupide, — mais, en revanche, paladin imperturbablement dévoué à l'Eglise, inclémente à tout pacte avec l'infidèle. Quels Chefs sonnent, en effet, pendant huit siècles, le clairon de la Croisade ? Les Evêques. Quels preux conduisent l'Espagne à la bataille ? Les Evêques. Fort de l'appel aux armes que les Papes, depuis le VIIe siècle, ne cessent d'adresser à l'Europe contre Mahomet, l'Episcopat combat au premier rang des guerriers et entraîne, le glaive temporel à la main, le peuple tout entier dans cette lutte où la Croix réussit enfin à triompher du Croissant[1].

C'est le 2 janvier 1492, que le Royaume de Grenade, la dernière forteresse des Maures, tombe entre les mains de Ferdinand et d'Isabelle, heureux d'offrir à l'Eglise une patrie, enfin délivrée des barbares qui, pendant tant de siècles, lui infligèrent l'humiliation de leur maîtrise.

Opprimés, depuis près de quatre ans, par les Germains, nous comprenons, mieux aujourd'hui qu'hier, l'allégresse dont déborda la péninsule quand l'étranger dut rendre aux autochtones, dépossédés sous le roi Ramire, les temples où, la veille encore, piaffait l'Islam. Nos malheurs nous ont rendu plus sensibles que nos ancêtres, maléficiés par Voltaire, aux beautés de la plus magnifique épopée guerrière dont puisse se glorifier un peuple. Qui de nous oserait, maintenant, reprocher aux Espagnols de ne pas avoir ouvert leurs bras aux bourreaux et leurs frontières aux vandales ? Quel Français de 1918 oserait taxer de fanatisme cette intransigeance et cette fierté ?

 

Après avoir conduit l'Espagne à la victoire, l'Episcopat ne voulut pas condamner les vaincus à l'exil. Tous les Maures qui refusèrent de s'expatrier reçurent un territoire où les Rois catholiques permirent à la tribu d'exercer son culte et à observer ses coutumes. Mais, au lieu de respecter cette charte, les Morisques, inconsolables de leur déchéance, ne songèrent qu'à reconquérir la suprématie perdue. Sous les auspices des émirs, une vaste conspiration enrôle et arme les survivants de la défaite. Pratiquer les cérémonies proscrites par le Coran ne suffit plus à des sectaires qu'aiguillonne le regret des grandeurs passées. Les Maures créent un gouvernement clandestin, et, pour rétablir leur domination, se mettent en rapport avec les frères d'Afrique qui les alimentent d'hommes, d'armes et d'argent. Comment triompher de cette conjuration, sans commencer par en détruire le quartier général ?

Au XIe siècle, le pape Victor III, pour vider la Sicile, la Sardaigne et la Corse des Sarrasins qui dévastaient ces provinces, avait entrepris, comme on l'a vu, une expédition contre Tunis, rendez-vous des déprédateurs et foyer de l'Islam. A la fin du XVe siècle, Oran tient à sa merci l'Espagne, en ravitaillant les Maures. Qui se lèvera, cette fois, pour enlever à l'ennemi son emporium ? Ce sera encore un homme d'Eglise, le cardinal François Ximenès de Cisneros[2]. Archevêque de Tolède, Grand Inquisiteur, Régent du Royaume, Ximenès observe, au milieu des immenses affaires dont il est chargé, la règle de saint François, mène la vie pauvre et circoncise du moine, porte un cilice, se nourrit d'aliments grossiers, couche sur une planche, toujours supérieur à la fortune qui ne se lasse pas de le combler, ne se laissant ni vaincre par le succès, ni dominer par la gloire. Disciple du patriarche d'Assise, le grand Prélat ne confond pas la mansuétude avec l'abdication et la bonté avec l'inertie. Les regards tournés vers Oran, l'Archevêque de Tolède décide de conquérir ce camp retranché et cet entrepôt d'un adversaire inexpugnable dans l'Andalousie, tant que l'Afrique le pourvoit de recrues, de munitions et de subsides. Comme le roi de Castille hésite à faire les frais de la Croisade, le Cardinal, sacrifiant au bien de son pays les revenus de sa charge et les émoluments de ses emplois, lève lui-même une armée de quinze mille hommes, l'embarque à bord d'une flotte de quatre-vingt vaisseaux et de dix galères, sort de Carthagène, le 16 mai 1509, arrive quelques jours plus tard, à Mers-El-Kébir, où, revêtu de ses habits pontificaux, et suivi d'un état-major de religieux et de prêtres, il monte à cheval, prend d'assaut Oran, à la suite d'un combat où le Corps espagnol enfonce la cavalerie musulmane et plante, le soir même, la bannière de Castille sur la kasbah de la ville maure, noyée dans le sang de ses assassins et de ses pirates.

 

De même encore que son compatriote Albornoz, Ximénès, non seulement hardi capitaine et conquérant heureux, mais homme d'Etat et législateur, donne à sa patrie la force militaire qui lui manque pour consolider ses victoires. Jusqu'à l'avènement de Ximénès, les régiments espagnols n'embauchent que des aventuriers et des batteurs d'estrade, lie de toutes les villes, horde famélique qui ne demande sa solde qu'à la rapine, et sa nourriture qu'à la violence, plus redoutée du Castillan que les Maures. Le Cardinal débarrasse son pays de cette écume. La Royauté capétienne avait reçu de nos Evêques sa première armée nationale. Le cardinal de Tolède gratifie, à son tour, l'Espagne de la première milice régulière, milice issue des entrailles même de la nation et seulement ouverte aux braves gens qu'enflamme l'amour de l'Espagne et de l'Eglise. Sans inquiéter les classes qui travaillent ou qui se livrent au négoce, sans enlever à la charrue un seul laboureur, notre Franciscain fournit à l'Espagne ces fameux tercios, cette infanterie, supérieure à toutes les troupes à pied de l'Europe, infatigable auxiliaire de Charles-Quint dans toutes ses campagnes, et, pendant près de cent cinquante ans, phalange invincible, — jusqu'à la journée de Rocroy, où elle succombe, non sans obtenir dans l'Oraison funèbre du vainqueur, un éloge immortel, décerné par le plus grand orateur de la France à l'œuvre du plus grand homme d'Etat de l'Espagne !

 

II

 

On aurait tort de considérer le successeur de Jules II, Léon X, comme un souverain indolent chez lequel le culte du faste et le goût des arts faisaient perdre de vue les hautes obligations du Pontife. Dès le début de son règne, non seulement d'innombrables messages, partis de Rome, vont solliciter les princes chrétiens en faveur de la Croisade, mais de copieux subsides les invitent à en hâter les apprêts. Dans une lettre adressée à Laurent de Médicis, un des familiers du Pape, Baldassari de Pescia, écrit, le 16 août 1514, que S. S. ne fait que parler de l'entreprise contre les Turcs et qu'elle veut marcher en personne — non fa altro che ragionare della impresa contra Turcho et dice a vuole andare di persona[3] —. On s'étonnera moins de ce dessein belliqueux si l'on se souvient qu'au temps où Jules II avait fait du cardinal de Médicis son Légat, le futur Pape tomba sur le champ de bataille de Ravenne, entre les mains du vainqueur.

Au commencement de 1415, le ban — le gouverneur — de la Croatie, l'évêque de Verzprim, Petrus Beriszlo, chargé de défendre contre les Turcs les villes frontières de sa province, obtient de Léon X, avec 200.000 ducats, un matériel de guerre considérable, artillerie, poudre, salpêtre, vivres, etc. Le 4 novembre 1517, une Congrégation cardinalice, à laquelle, sur la demande de Léon X, s'adjoignent les représentants de tous les Etats, entreprend l'étude des problèmes économiques et militaires que soulève le projet de Croisade, et dès les premiers jours, l'auguste assemblée travaille avec une telle ardeur que, le 16 novembre, le Pape reçoit du président un Mémoire encore aujourd'hui considéré comme le plan de défense le mieux combiné contre la Puissance ottomane[4].

Si, dans ce Mémorandum, les divisions des princes chrétiens apparaissent comme le plus grave obstacle à la guerre sainte, les cardinaux et les ambassadeurs estiment qu'on peut les conjurer, en obligeant d'abord les rois à suspendre leurs querelles, puis, cette trêve conclue, en créant entre les Etats une Société des Nations inexorable aux gouvernements parjures. Mais comment assurer à la Ligue des chefs capables de l'orienter vers son but ? Léon X n'est pas embarrassé. L'empereur d'Allemagne et le roi de France prendront le commandement des troupes et se partageront la direction de la campagne, non sans avoir d'abord coordonné les opérations à un plan concerté d'avance. Point de fronts ni de chefs multiples, voilà les conditions de la victoire : unité de direction, unité d'échiquier. Les armes ne seront déposées et la paix signée que sur le tombeau de l'Islam, enfin exclu de l'Europe.

Ainsi, Léon X maintenait, au seuil de l'ère moderne, la conception idéale qui, depuis Charlemagne, avait obsédé de ses mystiques attraits l'âme chrétienne : l'union et la solidarité des Princes chrétiens dans la lutte contre l'infidèle ! L'envoi du Mémoire aux chancelleries sommait les Puissances de léguer aux générations futures un Orient purifié de la barbarie turque. Le tumulte des égoïsmes étouffa la voix de l'intérêt universel. Que de crimes et que de destructions eût pourtant épargnés au monde la déférence de l'Europe à la mise en demeure de Léon X ! La politique de Machiavel et les conseils de Luther l'emportèrent sur les suggestions de la sagesse pontificale. Cinq siècles se sont écoulés depuis ce triomphe de l'esprit laïque. Nous expions aujourd'hui, lés pieds dans le sang et dans la boue, les résistances de l'Europe à l'appel guerrier du Souverain, qui, tuteur de l'Ordre immuable, s'appelle alors et s'appelle encore aujourd'hui, non sans raison, le Prince de la Paix et le Roi de Justice.

 

III

 

Dans le cours de ses triomphes et de ses conquêtes, Mahomet II avait rencontré deux forteresses, inexpugnables remparts de l'Europe contre le Croissant, l'une sur le Danube et l'autre sur la Méditerranée, Belgrade et Rhodes. En 1521, Soliman s'empare de Belgrade et, l'année suivante, Rhodes succombe. Aux prises avec un moine apostat en train d'arracher à l'Eglise des lambeaux de l'Allemagne et de la Suisse, le pape Léon X n'a- pu, comme Sixte IV, appeler aux armes une Europe tumultuaire et fratricide, champ clos où les deux plus puissants princes du siècle, Charles-Quint et François Ier, en se disputant l'Empire, affaiblissent l'Europe et fortifient le Turc.

A peine coiffé de la tiare, Clément VII, après avoir recueilli à Civita-Vecchia, les Chevaliers chassés de Rhodes, sollicite de Charles-Quint un abri pour les fugitifs et obtient le rocher de Malte qui recule, de cent-cinquante lieues dans la Méditerranée, la ligne défensive des Chrétiens et libère Constantinople de notre surveillance et de notre atteinte. La chute de Rhodes avance d'une étape, vers l'Occident, la marche de l'Islam et livre les côtes de Provence, d'Espagne et d'Italie aux ravages des Corsaires, maintenant débarrassés d'une sentinelle.

A la même époque, le Roi de France, vaincu à Pavie, captif de Charles-Quint à Madrid, dans un moment de sombre fureur contre son rival et son geôlier, ourdit avec Soliman une alliance destinée à restituer au Grand Turc l'échiquier stratégique d'où Hunyade, le moine Capistran et le cardinal Carvajal l'avaient expulsé. A la faveur des guerres qui déchirent l'Europe, et arment les uns contre les autres les princes, Soliman, maître des Balkans, reprend, en effet, cette grande route de toutes les invasions, Varna, Nicopolis, Sofia, Nisch, Belgrade, étapes de l'odyssée qui doit le conduire, d'abord à Bude, puis, bientôt, sous les remparts de Vienne.

Au printemps de 1526, l'heure est venue d'amorcer l'entreprise. D'accord avec le prisonnier de Charles-Quint, plein de confiance dans cette diversion et cette ruée Soliman lève un Corps de cent mille hommes, le fait suivre de trois cents pièces d'artillerie et, de Belgrade, remontant le Danube jusqu'à Peterwaradein, franchit la Drave à Esseck, d'où il gagne, près des marais de Mohacz, une hauteur qu'il couvre de ses tentes. C'est là que Soliman a décidé d'attendre la phalange chrétienne en marche — croit-il — sous la bannière de l'Eglise, contre le Croissant. Humiliante erreur : en Allemagne le temps n'est plus où l'animosité contre l'infidèle enflammait les cœurs et lançait des milliers d'hommes derrière les prédicateurs de la Croisade. A cette heure, les libellistes de la Réforme ne connaissent qu'un ennemi, le Pontife Suprême : Ce n'est point derrière l'Hémus, s'écrie Ulrich de Hutten, c'est à Rome que s'agitent les vrais ennemis du Christ. C'est là qu'il faut les frapper à mort ! Le Turc, plutôt que le Pape ! Tel est le mot d'ordre de la barbarie nouvelle qui se lève sur le monde, affranchi par Luther. Abandonnée par l'Europe, la Hongrie vient, seule, au rendez-vous que lui donne Soliman. Seul aussi, au milieu de la Chrétienté indifférente ou moqueuse, Clément VII, l'oreille ouverte aux plaintes que lui envoient les rives du Danube, tâche de secourir les chrétiens contre lesquels s'aiguise à nouveau le cimeterre musulman. Aux libéralités des communautés religieuses, aux quêtes des paroisses, le Saint-Siège joint un don, — considérable pour l'époque, — de 50.000 ducats d'or, solde suffisante pour entretenir, pendant plusieurs mois, une armée. A quel chef appartiendra le commandement de la Croisade ?

Le roi Louis II désigne l'Archevêque de Kolocza, Jean Tœmory, religieux franciscain, que ses vertus recommandent depuis longtemps à l'estime du prince[5], ancien officier qui, dans les expéditions contre les paysans rebelles, se distingua non moins par son humanité que par sa bravoure. Malgré les appels du roi aux feudataires de la Couronne, aux villes royales, à la bourgeoisie, Louis II ne peut rallier à son étendard que 30.000 hommes dont 20.000 cavaliers et 10.000 arbalétriers, appuyés par quelques canons à peine, dérisoire artillerie sans parallèle avec le parc que traîne l'armée turque. A l'encontre des Evêques, tous accourus, dès la première heure, avec leurs vassaux en armes, les seigneurs laïques, invoquant un privilège qui les autorise à ne combattre que sous les ordres immédiats du Souverain, s'abstiennent de paraître, et, sans pitié pour la patrie en péril, immolent son indépendance à leur orgueil. En présence de cette désertion du devoir, hanté par le pressentiment de la défaite, l'Archevêque Tœmory adjure Louis II d'offrir à Soliman un riche tribut qui, pendant quelques jours, immobilise le Turc, et permette aux troupes chrétiennes en marche de rejoindre l'armée hongroise. Qui sait ? En ce moment, tout favorise l'Islam. Mais, demain, un armistice intervertira peut-être les chances. Sourd à ces adjurations et voulant, à tout prix, la victoire ou la mort, Louis II ordonne à l'Archevêque Tœmory de tenter la fortune et d'affronter le choc. Il faut obéir. Selon l'ancien usage, en même temps que les Hongrois ôtent les éperons au cavalier qui porte l'icone de la Vierge, et s'agenouillent sur le sol, les Evêques, qui vont tout à l'heure combattre à leur tête, récitent la prière. Mais voici que vers le ciel s'élève un immense hourra ! Le cri de guerre gronde encore quand Tœmory, fidèle à la tactique nationale, lance ses escadrons contre le centre turc pour l'enfoncer. Par malheur, mis en garde contre cette fougue, Soliman a donné l'ordre à ses fantassins d'ouvrir leurs rangs devant la procella equitum, sans chercher à la contenir. La manœuvre s'exécute : à gauche et à droite les Turcs s'évadent et démasquent les trois cents canons qui, contre les cavaliers magyars lancent aussitôt une rafale de boulets sous laquelle l'armée chrétienne plie et tombe, frappée à mort. On fuit en débandade. Pendant que les janissaires criblent de balles les survivants, la cavalerie turque, débordant des hauteurs voisines, coupe la retraite aux fuyards et les pousse vers les marais où la fange les engloutit. L'eau croupissante du Danube dévore le Roi Chevalier et lui sert de tombeau. Deux heures de choc ont suffi pour décider le sort du royaume. L'archevêque Tœmory, sept prélats, vingt-deux magnats, entraînés dans la catastrophe de leur patrie, sombrés avec elle sur l'arène du combat, ne laissent de l'armée nationale et du gouvernement lui-même qu'un fantôme. Il n'y a plus de Hongrie. Soliman, sans coup férir, entre à Bade qu'il brûle. Si Vienne échappe, le 27 septembre 1529, au même sort, c'est que Charles-Quint, grâce à la Paix de Cambrai, hâtée par Clément VII, a pu quitter les champs de bataille de l'Italie et des Flandres pour venir épargner à l'Europe le péril et l'opprobre d'une ruée de l'Islam vers le Rhin et vers l'Ouest.

 

Dès le lendemain de la journée de Mohacz (1526), les catholiques hongrois se jettent aux pieds du Souverain Pontife, pour obtenir du Père des fidèles un suprême appel à la chrétienté passive. François Bathiany, gouverneur d'Illyrie, envoyé à Rome, trouve la Ville Sainte au pouvoir des bandes qui viennent de la prendre d'assaut, et de l'ensanglanter de leurs crimes. Le pape Clément VII, réfugié dans le Môle d'Adrien, oublie un moment ses épreuves, écoute, avec un vif intérêt, les doléances des vaincus, les réconforte, et, dès l'année suivante, cédant à sa prière, Charles-Quint et François Ier, réconciliés, promettent de se croiser pour réparer leurs fautes et délivrer les Magyars.

 

IV

 

Dès que le firmament politique européen se rassérène, dès que les princes chrétiens renoncent aux luttes fratricides qui consument et corrompent leurs peuples, Clément VII les adjure de s'unir contre l'inextinguible boutefeu de toutes les invasions. L'Islam tient, dans son poing, la gerbe des foudres : tant que l'épée chrétienne n'aura pas tranché ce faisceau, le monde ne sera pas tranquille.

En 1492, l'Espagne n'a pas seulement enlevé Grenade aux Maures, mais, profitant du prestige que lui donne l'expulsion définitive de l'envahisseur, elle a franchi le détroit de Gibraltar et conquis l'Afrique sur le Prophète, depuis Oran jusqu'à Tripoli. Devenus tributaires de l'Espagne, les rois de Tlemcen, de Tunis et d'Alger, servent sans conviction le suzerain qui s'est imposé sans douceur ; aussi, quand un autre maître, le célèbre Barberousse, le lieutenant de Soliman, revendique leurs fiefs, la résistance des vassaux espagnols n'est-elle pas plus victorieuse qu'opiniâtre.

 

Bey d'Alger, Barberousse ajoute la Méditerranée à son domaine et, roi des pirates, affirme son empire, non seulement en soumettant à la servitude les marins et les passagers des nefs chrétiennes, mais, les populations du littoral, — hommes et femmes — qu'il enlève et qu'il vend aux bazars d'Afrique et aux harems d'Asie. Lors d'une descente sur la côte de Naples, Barberousse, après avoir incendié Gaëte et saccagé Terracine, passant devant les bouches du Tibre, porte la terreur jusque dans Rome, toute frémissante encore des dévastations commises entre ses murs par les reîtres du Connétable (1526). Devant de tels attentats, l'inaction de l'Europe lésait la Justice éternelle. Avant d'avoir pris conseil des puissances, Clément VII décide qu'une expédition ira frapper Barberousse dans sa caverne. Comme il faut un marin non moins expérimenté qu'intrépide pour protéger contre les assauts des corsaires la future armée chrétienne, c'est à l'amiral Doria que le Souverain Pontife confie le commandement de la flotte et la sauvegarde de notre foi.

 

V

 

Si la mort empêche Clément VII de bénir les galères pontificales appareillant pour Tunis ; — et si cette heureuse fortune échoit à son successeur, l'histoire reconnaît que Paul III, par son inflexible énergie, la mérita. Ce fut grâce à Paul III que la plupart des Etats se coalisèrent et fournirent à Charles-Quint cette imposante force de trente mille hommes, devant laquelle Barberousse, battu par la Ligue pontificale, n'eut d'autre refuge que la fuite.

 

Mais, voici qu'entre la France et Charles-Quint, un moment réconciliés, la guerre se rallume et offre à Soliman la faveur d'une revanche. A la même heure où François Ier pénètre en Lombardie, Soliman tombe inopinément sur Valona, en vue des côtes italiennes, pendant qu'une flotte de soixante-dix galères, sortie des Dardanelles, sous le commandement de Barberousse, y arrive, après avoir côtoyé l'Epire. Otrante et Brindisi résistent ; mais un havre, le havre de Castro, lui ouvre ses portes. Le Croissant, une fois encore, profane le littoral napolitain et terrorise la population riveraine. A la nouvelle de ce débarquement, dociles aux ordres de Paul III, les galères pontificales, réunies à l'escadre de Doria, vont croiser, entre Zanthe et Spartivento, sur les côtes de l'Epire, tant il tarde au Souverain Pontife de ravir aux Turcs toute communication avec leur flotte.

L'avant-garde de Barberousse, composée de douze vaisseaux, et commandée par Ali-Tchélebi, rencontre André Doria, sorti de Messine, à l'entrée de l'Adriatique. Le soleil n'atteint encore de ses rayons que les hautes voiles. A mesure qu'il éclaire les ponts, Doria, debout sur le banc de sa galère, drapé d'un manteau écarlate, l'épée nue à la main, désigne, du geste, à chaque capitaine, le bâtiment qu'il doit attaquer et détruire. Le feu s'ouvre avec le jour ; en deux heures, les douze vaisseaux ottomans, sombrés ou incendiés, s'engloutissent sous les boulets de la flotte pontificale. C'est la dernière victoire navale du Saint-Siège, avant la bataille de Lépante.

Ainsi, dans l'espace d'un demi-siècle, en 1480 comme en 1535, deux fois le Saint Siège repousse du sol de l'Italie l'invasion musulmane. Paul III chasse le Croissant de Castro, comme Sixte IV l'avait expulsé d'Otrante.

 

L'expédition de Tunis avait montré combien vite capitule la barbarie quand une Ligue pontificale ose la regarder en face. Barberousse s'était effondré devant une Europe unie et fraternelle, que ne polluait nulle ambition égoïste. L'Islam n'avait pu résister à une Confédération compatissante au sort des esclaves chrétiens, entassés dans les bagnes turcs. Le succès de la Croisade, entreprise contre l'écumeur de nos mers et de nos côtes, engage Paul III à former une nouvelle Ligue, destinée à détruire la dernière Gomorrhe où s'embusquent et se ravitaillent les pirates. Le Pape, Venise et l'Empereur arrêtent les plans d'un armement colossal qui comprend deux cents galères, cent transports, cinquante mille fantassins, quatre mille chevaux. Jamais, encore, la mer n'a porté une force pareille ; c'est plus qu'il n'en faut pour épargner à l'Europe le malheur d'une nouvelle invasion turque et l'opprobre d'une défaite. A l'amiral Doria, les Confédérés adjugent le magistère suprême de cette immense armée, où le patriarche d'Aquilée, le Cardinal Grimani, commande l'escadre pontificale, et l'amiral Capello, les galères de Venise.

 

Les flottes du Saint-Siège et de la République croisaient déjà depuis deux mois sur la côte d'Epire quand Doria, consentant, enfin, à quitter les eaux d'Aigues-Mortes, décide de rallier Corfou. Encore, n'arrive-t-il dans le port grec qu'avec la moitié des galères promises, soit quarante, au lieu de quatre-vingts, — force navale imposante, pourtant, puisqu'elle rassemble cent quarante galères de combat et cinquante transports, montés par trente-sept mille marins, ou soldats, et pourvus de deux mille cinq cents canons.

Bien inférieure à la flotte chrétienne, la flotte ottomane, conduite par Barberousse, se tient sur la défensive, au fond du golfe que limite le cap d'Actium, là même où fut porté le dernier coup à la République romaine. L'entrée de la baie est défendue par une place forte, la Prevesa, la ville de la Victoire, l'ancienne Nicopolis, fondée par Octave, pour perpétuer la mémoire du triomphe qui lui donna l'Empire.

Outre l'infériorité du nombre, la flotte turque a le désavantage de la position. Que Prevesa soit prise, Barberousse, bloqué, n'a plus qu'à se rendre. Doria profitera t-il de la faveur que lui offre la fortune ? Un coup d'audace peut, en quelques heures, terminer la campagne et détruire la marine turque.

 

A peine la flotte chrétienne mouille-t-elle à l'île Sainte-Maure que les vigies signalent à l'amiral de Charles-Quint une nuée blanche qui monte à l'horizon et que pousse, vent arrière, la brise nord-est. Toutes voiles dehors, se dessinant sur le bleu de la mer comme un grand aigle, les ailes déployées, la tête formée par l'avant-garde du pirate Dragut, la flotte ennemie, à peine entrevue, provoque sur toutes les galères chrétiennes un immense hourrah de crispe joie. Au milieu de ces acclamations, que fait donc Doria ? Au lieu d'appareiller, l'amiral délibère ; au lieu de commander, il réunit ses capitaines en conseil et les harangue :

Etes-vous bien sûr, dit notre marin gênois à l'amiral vénitien Capello, êtes-vous sûr de servir les desseins du Sénat en exposant aux risques d'une défaite la flotte que la République confie à votre honneur ?

Prince, je n'ai fait au doge et au Sénat qu'un serment, celui de me battre sans peur, — ou de mourir sans reproche.

Et moi de même, ajoute le Légat de Paul III, l'Archevêque d'Aquilée Grimani. Sa Sainteté ne m'a point remis son escadre pour la garder intacte, mais pour la jeter dans la bataille contre les ennemis du Christ.

Eh bien ! messeigneurs, répond Doria, qu'il en soit fait comme vous l'entendez !

En même temps, le grand amiral, après avoir fait hisser à la cime de ses mâts le signal du combat, prend toutes les dispositions pour marcher contre Barberousse et le vaincre. A la vue des préparatifs, le pacha turc, en marin consommé, rallie la terre pour conserver l'avantage du vent, renforce son centre, allonge ses ailes, transforme en croissant l'aigle dont sa flotte avait tout à l'heure pris la figure.

Doria, au contraire, s'avance directement, massé sur trois colonnes, les Espagnols en tête, les Vénitiens au centre, les Romains en réserve. Bientôt, un mille à peine sépare les deux flottes. Déjà, même, la canonnade commence à tonner sur les ailes. Il est midi. La brise, jusqu'alors languissante, fraîchit. C'est le moment de fondre sur les Turcs, de les envelopper, de les étreindre, de les anéantir.

L'abordage ! l'abordage ! crient, sur toutes les galeries chrétiennes, soldats et marins frémissants d'ardeur.

Semblant obéir aux adjurations de l'armée, Doria déploie toutes ses voiles, mais, étrange volte-face, au lieu de les abandonner au souffle qui les gonfle, notre Gênois serre le vent, met la barre dessous, pique au large et, sans signal, sans avis, reprend la route de Corfou. Les capitaines se regardent. Point de doute, c'est la fuite. Réfractaire à tout geste offensif, Doria préfère l'évasion à la lutte et la honte au devoir. Barberousse, en train de longer de plus en plus la terre, d'abord indécis, puis, bientôt, devant l'inexplicable retraite de l'ennemi, retrouvant son audace, fond sur les fuyards et capture mainte galère. La victoire, qui prenait déjà son vol vers la flotte chrétienne, vient soudain se fixer sur l'armée navale de l'Islam.

Que signifie le louche exode de Doria ? Hélas ! à la République chrétienne déclinante a succédé une mosaïque à 'Etats, cantonnés dans leurs intrigues. Pendant que le Pape défend l'intérêt européen, l'Empereur d'Allemagne oppose clandestinement b la politique de l'Entente les manèges de la discorde. Il ne suffit pas à Charles-Quint de dominer l'Italie, de régner à Naples, de maîtriser la Sicile et la Sardaigne, de commander à Florence et à Turin ; il lui faut encore Milan et les Romagnes. Et, dans la poursuite de ce but, Soliman devient pour l'Empereur, jaloux de Venise et de Gênes, moins un ennemi qu'un auxiliaire, — auxiliaire redoutable, qu'il faut, certes, contenir, mais non exterminer. Voilà le secret de l'oblique manœuvre à laquelle Doria sacrifie la gloire de son nom et la liberté des mers. Politique d'équilibre européen, politique d'égoïsme, et non de justice, qui maintiendra jusqu'à nos jours, au milieu de l'Europe chrétienne, le chancre de l'Empire turc.

 

La Prevesa (1538) fut l'aboutissement de l'une des trois plus grandes Ligues fomentées, dans les temps modernes, par Rome contre la puissance ottomane. La deuxième Ligue se dénouera dans l'apothéose de Lépante (1564), et la troisième, un siècle et demi plus tard, se couronnera par la bataille de Zentha (1697), où le prince Eugène, sauvant l'Autriche et délivrant la Hongrie, fermera, sur le front oriental, l'ère des invasions musulmanes.

 

VI

 

Monté, en 1520, sur le trône des sultans, Soliman avait rassemblé des armées de terre et de mer, non moins nombreuses et presque aussi disciplinées que les forces militaires des Puissances chrétiennes qu'il voulait détruire.

Mais, avant de se jeter sur l'Europe, le Commandeur des Croyants doit s'assurer l'empire de la mer. Or, sans cesse aux aguets de la flotte ottomane, sur leur rocher de Malte, entre l'Afrique et la Sicile, les Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem, non seulement signalent à la Chrétienté tous les mouvements de l'ennemi, mais, souverains de la Méditerranée, le harcèlent de coups qui disloquent ses escadres et ruinent ses entreprises. Au mois de mai 1565, Soliman juge que l'heure est venue d'arracher à l'Europe le boulevard d'où elle le défie. L'Islam a réduit Rhodes en cendres ; il s'agit maintenant d'anéantir Malte. Une escadre, forte de quatre cents voiles, transporte deux cent mille hommes et les débarque, sans résistance, sur la plage méridionale de l'île, défendue par cinq mille soldats à peine et six cents Chevaliers que commande le Grand Maître Jean de la Valette. Dans cette extrémité, quelle Puissance chrétienne va courir au secours de l'Ordre qui, depuis quatre siècles, protège le monde chrétien et son impératif catégorique du Devoir ? Un seul Souverain surgit : Le Pape. Malgré son dénuement, saint Pie V lève, à ses frais, un bataillon de six cents hommes, met à leur tête le commandeur de Médicis, et, pour les équiper et les nourrir, leur délivre un subside de dix mille doubles ducats d'or.

Terrible fut le siège : cent mille Turcs trouvèrent la mort dans les assauts et dans les mines. La prise du fort Saint-Elme avait fait espérer au lieutenant de Soliman, à Mustapha, une capitulation que déçut l'indomptable énergie des Chevaliers. Quelques centaines de soldats, envoyés par le vice-roi de Sicile, achèvent de décourager le Turc, qui, sans compter, ni mesurer les nouvelles forces enrégimentées contre lui, remontant précipitamment sur ses nefs, et n'écoutant que la peur, oblige les généraux eux-mêmes à céder au torrent des fuyards, à travers les flots empourprés de leur sang.

 

La Valette triomphe sur des décombres. De tant de Chevaliers et de tant de soldats, il ne lui reste pas six cents hommes, en état de tenir une arme. C'est alors que le Grand-Maître, craignant un retour offensif de l'armée ottomane, se demande s'il ne doit pas abandonner une forteresse incapable de soutenir un second siège, et chercher sur le continent un plus sûr rempart contre l'Islam, affamé de représailles. Instruit de ce projet, Pie V le désapprouve : Quitter Malte, ce serait, dit-il, condamner l'Ordre, non seulement à la déchéance, mais au déshonneur. Où trouverez-vous des Princes qui vous offrent un refuge, et, pour vous abriter, bravent la vengeance des Turcs ? Si vous avez pu, l'année dernière, à la tête d'une faible troupe, repousser les infidèles, quelle confiance ne doit pas, aujourd'hui, vous donner une armée que renforcent les soldats du roi d'Espagne ?

Ainsi gourmandé par un Pontife sexagénaire, La Valette regrette sa défaillance et ne songe plus qu'à relever Malte d'une déchéance heureusement réparable. Pie V avait promis des hommes et des secours : il tient parole. En même temps qu'un Corps de troupes pontificales gagne l'île, le Grand-Maître reçoit du Pape un premier tribut de 57.000 écus d'or : soit 44.000 prélevés sur les officiers de sa Cour ; — 15.000 fournis par les pierreries superflues dont s'encombre le Trésor de Saint-Pierre ; — 50.000, hypothéqués sur les Commanderies de France et d'Espagne. Grâce à cette assistance pécuniaire, plusieurs milliers de travailleurs, embauchés par le Grand-Maître, élèvent, sur les débris de la cité détruite, une ville nouvelle et l'entourent d'un système de défenses qui fait encore aujourd'hui de Malte, aux mains de l'Angleterre, une place forte intangible. Pour accélérer les constructions, les ouvriers, sur l'ordre du Saint-Père, travaillent les jours de fête, et, pour notifier à l'Europe la gratitude qu'inspire au Saint-Siège le moine guerrier qui vient de vaincre l'Islam, Pie V lui confère la pourpre cardinalice.

 

Cette prévoyante ardeur et ces hommages inquiètent le fils du Prophète. Au lieu de s'incliner devant le fait accompli, Soliman ne se doit-il pas à lui-même d'effacer, par une prompte revanche, le dernier affront infligé au Croissant ? La flotte ottomane reprend donc la mer. Déjà, les galères des pirates côtoient le littoral de l'Afrique quand un coup d'œil persuade à l'amiral turc qu'une seconde descente aboutirait à un égal désastre. Aussitôt, l'objectif change et Venise devient alors le but de l'expédition nouvelle.

Au premier avertissement du péril qui menace l'Italie, Orsini, le Chef de la flotte pontificale, rejoint l'escadre espagnole avec la consigne d'aider l'amiral castillan à donner la chasse aux vaisseaux turcs. Mais cette précaution n'épuise pas la vigilance du Souverain Pontife. Son devoir est d'assurer la sécurité de la patrie ; animé du souffle qui soulevait les Papes guerriers du Moyen Age, saint Pie V se transporte au port d'Ancône et là, de même que jadis Pie II, voici qu'il presse lui-même la levée des soldats et l'armement des galères. Cette sollicitude déconcerte les pachas turcs, exaspérés d'un flair qui interdit leurs surprises et les devance. Il serait dangereux de fondre sur un adversaire aussi bien averti. Mais comme nos forbans turcs ne sauraient réintégrer le Bosphore après s'être contenté de promener sur l'Adriatique une fureur impuissante, l'orgueil et la cupidité les poussent à rétrograder jusqu'au Péloponnèse, mais sans que cette nouvelle croisière les indemnise de leur déconvenue par un butin ou par une victoire[6].

 

VII

 

Un évènement, plus favorable à l'Islam, la prise de Chypre (1570), enlevée par les Turcs à Venise, jette la terreur en Europe. Pie V a équipé une flotte de vingt vaisseaux, pour secourir les insulaires ; mais Philippe II, trop docile disciple de la politique paternelle, tout en expédiant une imposante force navale dans les eaux de Candie, enjoint à l'amiral espagnol de s'abstenir de toute manœuvre avantageuse à la République. Cette politique astucieuse aboutit à la chute de la capitale et au massacre des habitants : vingt mille hommes, femmes, enfants, précipités du haut des terrasses, — malgré la résistance désespérée de la garnison et le courage déployé par son chef, l'évêque de Nicosie, qui n'a cessé de s'escrimer contre le Croissant et qui tombe dans la mêlée, au premier rang des victimes, — dénoncent tout à la fois la barbarie des Turcs et la défection de l'Espagne. Sans se répandre en récriminations superflues contre la duplicité du cabinet de Madrid, Pie V, délaissé par la plupart des Puissances, renoue avec la Sérénissime République et Philippe II, mieux inspiré cette fois, une Ligue nouvelle, destinée à soustraire les Grecs à la domination turque et à refouler les barbares assez loin pour mettre désormais l'Occident à l'abri de leurs incursions et de leurs souillures.

 

Les plans du Souverain Pontife acceptés, quels généraux dirigeront les opérations militaires ? Dans les précédentes campagnes, la pluralité des chefs a multiplié les conflits et provoqué des revers. Pie V ne considère la Ligue comme conclue qu'après avoir rallié les signataires au principe d'une dictature. Sans l'unité du commandement, sans la suprématie d'un général, indépendant de tout Conseil et soustrait à toute ingérence, point d'expédition possible ! Le fils naturel de Charles-Quint, don Juan d'Autriche, élevé à l'école des grands stratèges qui firent la fortune de son père, accepte les hautes fonctions que lui offre le Souverain Pontife, et s'associe les chefs que Pie V lui offre : Marc-Antoine Colonna, le général des troupes de la Sainte Eglise, Jean André Doria, l'amiral de Philippe II et Sébastien Venieri, le délégué de Venise. Si le généralissime succombe, Marc Antoine Colonna lui succède ; ainsi l'exige le Saint-Père. Le 25 mai 1571, un pacte, signé par les ambassadeurs des trois Puissances, stipule qu'aucun des Confédérés ne pourra faire la paix sans la participation des autres : clause que s'appropriera, trois cent cinquante trois ans plus tard, une Entente non moins hostile aux désarmements unilatéraux qu'aux accords séparés. Les forces de la Ligue comprennent deux cents galères, cent navires ou vaisseaux de transport, cinquante mille fantassins, et neuf mille chevaux.

 

A peine les escadres sont-elles en route que les familiers de l'Escurial envahissent la grand'chambre de la galère amirale, avides d'y faire prévaloir la politique des sursis et la stratégie des évasions.

Dans la rade de Messine, les conseillers de l'expectative et de la retraite commençaient à se faire écouter quand une lettre du Pape, préconisant l'action et le combat, parvient à don Juan, importuné des excitations les plus perfides. L'épître pontificale délivre immédiatement le généralissime de ses doutes. Plus d'incertitudes : le plan pontifical triomphe de toutes les intrigues et fait taire tous les contradicteurs. En s'arrachant ainsi aux étreintes de la cabale madrilène, don Juan ne fait que céder aux élans chevaleresques d'une âme qu'anime instinctivement le souffle des Croisades :

Disposant, à mon gré, de toutes les forces maritimes, que les chefs de la Chrétienté mettent entre mes mains, je serais — dit don Juan, — le dernier des hommes si, dans l'intérêt des Confédérés, je n'écoutais, avant tout, la voix du Pontife Suprême. C'est la voix de l'honneur ; c'est la voix de ma conscience ; elle nous crie à tous d'aller sans retard affronter l'ennemi !

Le Pape, en effet, dans sa lettre, vient d'invoquer la nécessité de livrer, sous le plus bref délai, une bataille décisive à l'adversaire du Christ. Au nom du Ciel, faites vite, je vous promets la victoire ! En même temps, Pie V convie le généralissime à se préparer au combat, comme un soldat chrétien résolu à donner son sang pour la cause immortelle qui fait appel à son épée.

 

La flotte chrétienne et la flotte turque se rencontrent, non loin des côtes de Morée, à la hauteur du cap d'Actium, là même où, naguère, Barberousse avait vu fuir les vaisseaux du canteleux Doria. Seize cents ans auparavant, Antoine et Auguste, se disputant, légions contre légions, le laticlave des Empereurs, demandaient à la force d'adjuger au vainqueur l'hégémonie du monde. Le 7 octobre 1571, la victoire, suspendue entre l'Orient et l'Occident, entre le Coran et l'Evangile, va clore la lutte entre la barbarie et la civilisation, entre la servitude et la liberté.

Plus téméraire que prudent, l'amiral de la flotte turque, Ali Muezzin ; s'imagine que les Chrétiens n'oseront pas affronter son approche, et, fort de cette présomption, s'avance sur une seule ligne arquée dont il occupe le centre. Son lieutenant, Ouloudji, commande l'aile droite ; — le moine renégat Lucciali conduit l'aile gauche. Formée dans un ordre analogue, la flotte chrétienne navigue, avec une sage lenteur, sous les ordres de Don Juan, que flanquent, à droite et à gauche, Colonna, les amiraux de Gênes, de Naples et de Florence. Aux extrémités ou cornes du Croissant, les soixante galères du provéditeur de Venise tiennent l'aile gauche, et les galères de Jean-André Doria l'aile droite. Don Juan fait arborer à ses mâts l'étendard de la Ligue : un Christ brodé d'or sur un fond écarlate, avec les mots du Labarum pour devise : In hoc signo vinces ! Cet étendard ne doit flotter que pendant la bataille, et c'est à lui qu'il appartient de donner le signal du combat.

Aussitôt que les couleurs se déploient, le clairon sonne sur toutes les galères ; les fronts s'inclinent ; les genoux fléchissent, et, à trois reprises, à haute voix, Don Juan, à genoux devant l'image sacrée, invoque la faveur du Ciel sur les milices qui vont défendre l'honneur de l'Eglise et la liberté du monde. Ali Muezzin se flatte de violenter la victoire en abordant soudain le vaisseau qui porte le drapeau de la Ligue et le pavillon de don Juan. Une énorme pièce d'artillerie lance une volée de mitraille contre la galère capitane : Don Juan répond par un coup de canon. Confiant dans les cinq cents janissaires qui l'escortent, Ali se précipite, et, bientôt, les deux vaisseaux, comme deux athlètes frémissants à une fureur guerrière, se heurtent, s'enlacent, s'étouffent, se séparent, puis se rejoignent, transformant leurs deux ponts en un champ de carnage, tantôt envahi, tantôt abandonné par les Turcs et les Chrétiens, tour à tour vaincus ou vainqueurs. Les blessés et les mourants, tombés des deux proues, se combattent jusque dans les flots ; la mer s'empourpre de sang ; le sang ruisselle des rames ; un tourbillon de fumée enveloppe de ténèbres les flottes au milieu desquelles l'amiral de Pie V, imperturbable, finit par conquérir une maîtrise qu'il paie cher. Entouré de quatre cents hommes du régiment de Sardaigne, et suivi de l'élite des gentilshommes volontaires, Don Juan se cramponne à la galère d'Ali Muezzin, l'envahit et fait de cette antre où, tout à l'heure, rugissaient le blasphème et la menace, une géhenne de sang et de flammes. Assaut général. Un coup de mousquet tue l'amiral turc et jette la débandade parmi les janissaires, maintenant plus empressés à fuir qu'à vaincre. C'en est fait : la déroute du centre annule les avantages locaux obtenus par l'ennemi sur l'une des ailes, et hâte l'heure de notre triomphe. La jactance des Osmanlis est tombée. L'ennemi avait compté sur la brusquerie de son offensive ; or, non seulement l'intrépidité de don Juan a brisé cet élan, mais, après avoir reçu, sans faiblir, le choc d'Ali Muezzin, le général catholique, se ruant sur le vaisseau du pacha, y porte le désordre et la mort.

En moins de trois heures, le silence de l'artillerie ottomane annonce la fin de la lutte. Mais, si courte qu'elle soit, la bataille semble destinée à épuiser sur l'Islam les représailles d'une Europe, depuis deux siècles, abreuvée de crimes impunis. Toute miséricorde a quitté le cœur des Chrétiens que la mêlée grise de ses fureurs. Deux cents galères turques essaient de s'échouer sur le littoral ; aussitôt, pourchassées par des chaloupes légères qui les incendient, elles se convertissent en autant de brasiers dont les flammes éclairent, pendant la nuit, les rochers d'Albanie, les vainqueurs et la mer. Trente mille Turcs, tués ou noyés, cinq mille prisonniers, quinze mille esclaves chrétiens délivrés, deux cent vingt galeries détruites ou capturées, voilà le bilan et les trophées de la plus grande bataille navale que la meilleure des causes ait livrée et gagnée.

Le monde entier fit honneur de cette victoire à l'artisan de la Ligue chrétienne, à saint Pie V, au Pontife qui désigna Don Juan d'Autriche et qui voulut que l'Armée chrétienne n'eût qu'un seul commandement et qu'un seul Chef et qui, jusqu'à l'aube du jour où s'engagea la lutte, dut déjouer les intrigues ourdies contre la Croisade.

A la veille de Lépante, la Turquie, premier Etat maritime du monde, perd, le lendemain, pour toujours, non seulement la suprématie des mers, mais toute puissance navale. Lépante l'efface de la liste des nations pourvues d'une marine. L'Islam eut encore des vaisseaux, mais il n'eut plus ni amiraux, ni flotte. Trois fois plus sanglante que la bataille d'Actium, la bataille de Lépante confère au Pape-guerrier qui l'a préparée plus que la gloire et plus que des dépouilles ; elle lui donne de ne point voir Saint-Pierre, transformé comme Sainte-Sophie, en mosquée ; l'Occident asservi à l'Orient et le Christ supplanté par le Prophète !

 

 

 



[1] Au XVIIIe siècle, ce rôle militaire des Evêques espagnols offusqua, parait-il, certains théologiens, vraiment trop oublieux du passé. Voici la judicieuse réponse qu'opposa l'illustre Thomassin, l'esprit le plus pondéré de son temps, à ces critiques frivoles : Ceux qui veulent censurer la conduite des prélats espagnols doivent écarter tous les préjugés du siècle où ils vivent. Il sera difficile, après cela, qu'ils aient la témérité de condamner ce que l'Eglise universelle ne condamnait pas et qu'elle approuvait, par les Croisades, par l'institution des Ordres militaires de Chevalerie, enfin, ce qu'elle jugeait nécessaire pour le recouvrement de tant d'Eglises et de tant de provinces soumises aux Sarrasins... Les Rois chrétiens n'eussent pas entrepris de si périlleuses guerres si les Prélats espagnols ne les eussent animés par leurs propres paroles, leur présence, leurs exemples. Toutes ces belles provinces où l'Eglise fleurit seraient encore dans les ténèbres du Mahométisme, si les rigides censeurs avaient vécu. Les Evêques seraient demeurés sans évêchés, les abbés sans abbayes, pour ne pas exposer ces ministres à la dissipation et au tumulte qui accompagne toujours les armées. Une censure des pratiques, autrefois communes dans l'Eglise, ne part souvent que de l'inconsidération des esprits naturellement critiques, tel qu'a été Erasme, et qui sont si opiniâtres et si aveuglément attachés aux opinions dont ils sont prévenus qu'ils ne se donnent jamais la peine d'examiner les raisons des sentiments contraires. THOMASSIN, Ancienne et nouvelle Discipline de l'Eglise, t. III, ch. XLV, De la Milice, col. 406.

[2] HÉFÉLÉ, Hist. de Ximénès, Trad. de Saint-Chéron et de Bermond, passim.

[3] Louis PASTOR, Hist. des Papes, VII, p. 165 et 129.

[4] Louis PASTOR, Hist. des Papes, VII, p. 173.

[5] Né dans le comitat de Gœmer, vers la fin du XVe siècle, Tœmory suivit, dans sa jeunesse, la carrière des armes, et reçut le gouvernement de Bade. Ayant perdu successivement deux femmes qu'il aimait, Tœmory entra chez les Franciscains. Louis II le nomma, en 1523, archevêque de Kolocza, puis, gouverneur des pays situés entre le Danube, la Drave et la Save. Nous empruntons ces détails au livre de M. Albert Lefaivre, Les Magyars, I, 75.

[6] COMTE DE FALLOUX, S. Pie V, I, 189-191.