LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE VIII. — XIIIe SIÈCLE. - Trois victoires de la Chrétienté gagnées par l'Épiscopat.

 

 

I. Innocent III invite la Chrétienté à combattre l'Islam qui menace l'Espagne. - L'Archevêque de Tolède dirige la Croisade. - Les Évêques français lèvent des troupes et prennent part à la lutte. — II. Bataille de Navès de Tolosa (16 juillet 1213). - Prélats qui participent au combat. - Victoire des chrétiens. — III. Bataille de Bouvines (28 juin 1214). - Evêques, Abbés, Curés, concourent à la victoire. — IV. La Croisade contre les Albigeois. - Méfaits des Cathares. - Prédications vaines. - Il faut recourir à la force. - L'abbé de Cîteaux, Légat du Pape, appelle aux armes contre Raymond de Toulouse. — V. Simon de Montfort, choisi comme Chef. - Nombreux Evêques combattants. Victoire de Muret (12 septembre 1213). - Conséquence de cette victoire. — VI. La Sixième Croisade, commandée par le Cardinal-Légat Pelage, évêque d'Albano.

 

I

 

La Papauté n'est pas une tente dressée pour le sommeil, mais un observatoire où ne s'endort jamais la vigilance d'un père attentif aux fléaux qui menacent ses fils. Pendant qu'Innocent III assure l'intégrité de nos croyances et de notre territoire, les violences, les vices, la barbarie de l'Islam appellent l'attention du même Pontife sur le sort des peuples qu'un dangereux voisinage expose aux fureurs d'une secte qui, moins que jamais, dissimule son dessein d'envahir l'Europe et d'y détruire, le fer d'une main, la torche de l'autre, l'Empire du Christ. Sans doute, dans de nombreuses batailles, le glaive chrétien a ébréché le cimeterre musulman. Mais la luxure asiatique n'a pas encore usé la race, et c'est seulement à la fin du XVIIe siècle, quand l'épée du roi Sobieski aura délivré Vienne, que l'Europe orientale, désormais exonérée de ses transes, oubliera de regarder, du haut de ses clochers, si l'étendard vert flotte à l'horizon.

 

Au début du XIIIe siècle, les Musulmans, pleins de vigueur, se flattent encore, — de même que leurs devanciers— d'asservir les impurs giaours au Croissant, de substituer le Coran à l'Evangile et de noyer dans le sang les peuples rebelles au Prophète. Mais avant de se mesurer avec l'Islam, il fallait qu'au sein même de la République Chrétienne, les peuples ne fussent pas engagés dans des luttes néfastes à l'intérêt général. Or, depuis de longues années, entre les quatre rois de la Péninsule ibérique souffle le vent des dissensions fratricides. Avec le concours du roi Alphonse de Castille et de l'archevêque Rodrigue de Tolède, Innocent III commence par rétablir la concorde compromise, lie les princes les uns aux autres par des pactes fraternels et donne aux évêques l'ordre de frapper d'excommunication tout monarque transgresseur de la trêve. En même temps, nouveaux Consuls -de la nouvelle Rome, des Légats, presque tous fournis par les Ordres religieux, prêchent la guerre sainte, non seulement en Espagne, mais en Portugal, en Allemagne, en France et fixent le rendez-vous des futurs combattants à Tolède, pour l'octave de la Pentecôte, sans craindre de ralentir, par cet appel simultané, l'élan qui porte, à la même date, de nombreux Chrétiens vers le Languedoc contre les Cathares.

 

Chez nous, trois prélats français, Arnaud d'Almaric, le principal Légat d'Innocent III en Languedoc, récemment élu archevêque de Narbonne ; Guillaume de Gibennis, archevêque de Bordeaux, et Geoffroy, évêque de Nantes, lèvent, dans leurs diocèses, des troupes que soulève la même foi généreuse, et les amènent au roi de Castille et à l'archevêque Rodrigue, Chefs politiques et militaires de la croisade. Les vassaux de nos églises et de nos abbayes se rencontrent avec la clientèle militaire de plusieurs feudataires laïques, tels que le vicomte de Turenne, le comte de la Marche, Hugues de la Ferté, le fidèle compagnon de Simon de Montfort, et autres seigneurs, habitués à faire largesse de leurs ressources, de leur dévouement et, s'il le faut même, de leur vie, à la plus sainte des causes. D'après les chroniqueurs espagnols, maintes de nos bonnes villes, mettant au-dessus de tout le service des intérêts divins, tinrent à honneur de compter des soldats dans les rangs de l'Armée chrétienne.

 

A cette époque, le grand Luther n'altère pas encore de son esprit la culture allemande. Aussi, l'archevêque de Tolède voit-il se grouper sous ses étendards plusieurs milliers de Teutons, non moins attachés que leur chef, le jeune duc Léopold d'Autriche, au patrimoine idéal contre lequel conspire la barbarie musulmane. Deux mille chevaliers, non compris les écuyers ; 10.000 lances ; près de 50.000 hommes d'armes à pied, soit en tout 100.000 combattants, accourus de tous les coins de l'Europe à la voix d'Innocent III et des évêques, forment, avec les 10.000 cavaliers et les 100.000 fantassins de l'archevêque de Tolède, un effectif de près de 250.000 guerriers, en face desquels s'alignent les 80.000 cavaliers et les 400.000 piétons de l'émir Aben-Mahomed, dit le Miramolin du Maroc. Fier des innombrables légions dont l'ont pourvu l'Europe, l'Afrique et l'Asie, le disciple de Prophète se croit déjà capable de livrer à la civilisation chrétienne une nouvelle bataille de Poitiers et, cette fois, de la gagner.

Le 21 juin 1213, l'armée catholique quitte Tolède, s'empare des places fortes de Magalon et de Calatrava, et, le 14 juillet 1213, va camper à Navès de Tolosa, vis-à-vis de l'armée musulmane que commande, — ainsi que nous le disons plus haut, — le pacha du Maroc.

 

II

 

Conformément aux instructions transmises par l'archevêque Rodrigue, l'armée de la Croisade se partage en trois corps : les Castillans au centre, les Français et les Navarrais à droite, les Aragonais à gauche. Pendant que le fougueux archevêque de Narbonne, Arnaud d'Almaric, domine, à cheval, les troupes aguerries et exercées de l'avant-garde, l'archevêque Rodrigue et les autres prélats, à l'arrière garde, entourent le roi Alphonse d'un cercle de chefs, prêts à faire face à toutes les éventualités du combat. Dans l'après-midi du 15 juillet, Mohammed, après avoir mis son armée en bataille, observe une prudente expectative jusqu'au soir. Rodrigue profite de cette inaction pour tenir un conseil de guerre et notifier à ses lieutenants les derniers ordres pour le lendemain. Les Evêques parcourent le champ de bataille, défilent devant le front des troupes et les bénissent. A minuit, sonnerie de trompettes. Les hérauts d'armes poussent un cri unanime : Combattants du Seigneur, levez-vous ! La messe célébrée, les prêtres confessent les soldats et les communient. Un silence solennel se fait. A l'heure convenue, la mêlée s'engage. L'ennemi occupe la pointe escarpée de la montagne, entre la1 forêt et le lit d'un torrent. Revêtu d'un manteau noir, l'épée au côté, le Coran à la main, le prince des Maures siège sous une tente formée de carquois, derrière un rempart de fantassins, presque tous liés par les chaînes, pour les empêcher de fuir. Ce rempart s'appuie au célèbre corps des Almohades, cavaliers irrésistibles, vétérans de la dernière guerre.

Dès le premier choc, les Maures lâchent pied. Aussitôt, une infanterie plus solide les remplace et, au son d'une musique guerrière, oblige les chrétiens qui les assaillent à se replier, non sans pertes, sur leur dernière ligne. Le centre soutient le combat, mais les chevaliers du Temple- et de Calatrava, à bout de forces, ainsi que les troupes destinées à les flanquer, ne pouvant rejoindre le gros de l'armée, les Croisés commencent à tourner bride. Témoin de cette débâcle, le roi de Castille interpelle le prélat :

Archevêque ! lui dit-il, c'est ici que vous et moi nous allons mourir.

Non ! mon Roi, mille fois non ! riposte, sur le champ, Rodrigue ; c'est ici, au contraire, que nous ferons mordre la poussière à nos ennemis !

En avant, donc ! crie le Prince, se précipitant, derrière Rodrigue, au secours des troupes qui fléchissent.

 

A ces mots, l'arrière-garde, commandée par les prélats, s'ébranle et se rue dans la mêlée. Un chanoine de Tolède porte la croix devant l'archevêque, tandis qu'un chevalier déploie au-dessus d'Alphonse, la bannière royale, constellée de l'image de la Vierge del Pilar, patronne de l'Espagne. L'impétuosité de cette charge brise l'élan de l'Islam. L'émir voit plier jusqu'à ses gardes du corps ; son fils aîné jonche le sol ; l'étendard vert du Prophète tombe entre les mains des Croisés. C'en est fait ; la fuite s'impose, et Mohammed, lui-même, après avoir vainement tenté de résister au choc, donne le signal de l'évasion. Dans cette déroute, les Maures perdent plus d'hommes que dans le combat. Historien de la croisade, Rodrigue évalue à deux cent mille Sarrasins tués la perte de l'ennemi. Ce ne fut qu'après le coucher du soleil que l'armée chrétienne prit possession du camp maure. Nos troupes purent à peine occuper la moitié des tentes, encombrées de richesses imprévues. Equipements, armures, bijoux, broderies, selles, cimeterres, éperons d'or et d'argent, tout ce butin éclipse les opulentes dépouilles qu'Alexandre saisit dans les bagages du roi Darius. Mais les Croisés ne sont ni une bande de reîtres, ni une horde de coureurs d'aventures, sans autre idéal que la curée. L'archevêque Rodrigue invite l'armée à ne pas souiller sa victoire par le pillage. Chefs et soldats obéissent, sans murmure, à un ordre qui leur fait tant honneur. Nul triomphe ne fut plus pur et ne jeta sur l'Espagne plus d'éclat.

 

Innocent III reçut du roi de Castille, — avec la relation de la bataille, — la tente en soie de l'émir, l'alferez, sa bannière, sa lance, et, — le jour même — lut au peuple, réuni dans Saint-Pierre, l'épître royale où le Prince faisait hommage à Dieu seul d'un succès, si glorieux pour nos armes et si nécessaire à l'indépendance morale de l'Europe. Une lettre, adressée à la reine Blanche de Castille, mère de saint Louis, apprit tout à la fois à la France la défaite des Maures et la part prépondérante que le clergé avait prise à la bataille : in secunda acie fuerunt omnes episcopi et omnes clerici et omnes Ordines[1].

Quelques jours avant le 16 juillet 1213, des processions obsécratoires avaient, dans tous nos diocèses, imploré la délivrance de l'Espagne. Au Moyen Age, les peuples, se sentant les membres de la même famille, saluent avec joie, dans le triomphe du voisin, une bonne fortune pour leur propre cause. Instruits de la grâce obtenue par leurs frères d'outre-Pyrénées, les fidèles déclarent que, pendant les supplications publiques, le ciel, soudainement embrasé d'étoiles, a réfléchi les feux précurseurs de la victoire. Comme cette naïve allégresse de nos aïeux, comme cette obsession du Surnaturel, nous font honte, à nous, leur postérité, de notre prosaïsme et de notre tiédeur !

 

Nombre d'orateurs exaltent, encore maintenant, la journée de Salamine où prévalut une cause qui ne fut pas celle de notre grandeur morale. Combien de catholiques se souviennent de Muret et de Navès de Tolosa ? Le nom seul d'Epaminidas, — lauré d'une gloire si indifférente à notre destinée — faisait battre le cœur d'un Lacordaire. A l'heure présente, — outrageux oubli !— sommes-nous beaucoup d'Européens à glorifier des hommes qui, comme Innocent III, comme Simon de Montfort, comme l'Archevêque Rodrigue, nous protégèrent contre la servitude et fixèrent l'avenir du monde moderne ?

 

III

 

Remportées contre la barbarie et contre l'erreur, la victoire de Navès de Tolosa (16 juillet 1213), risquait de n'avoir pas de lendemain, si la civilisation chrétienne restait à la merci d'un nouvel assaut. Puissance alors presque exclusivement morale, l'Eglise ne pouvait suffire à la protection armée des croyances victorieuses. La sécurité de l'Europe exigeait donc que le peuple, choisi par l'Eglise, pour servir d'égide à la vérité, fut non seulement mis à l'abri de toute secousse, mais investi d'une unité désormais inaccessible à l'anarchie, mère de l'invasion et du schisme.

A l'encontre de la France qui, fidèle au pacte de Reims, s'efforçait chaque jour de concilier ses mœurs avec sa foi et vénérait dans l'Episcopat l'interprète sacré de l'ordre nouveau, l'Allemagne, hantée par le souvenir des César, rêvait de s'asservir les Evêques, pour asservir la loi morale à ses intérêts, et mettre les chefs de l'Eglise sous la main d'une aristocratie païenne.

Propriétaires du sol et détenteurs des dignités ecclésiastiques, les grands feudataires teutons voulaient, comme les Empereurs de Rome, assumer le pouvoir religieux et l'autorité temporelle. En choisissant eux-mêmes les maîtres du devoir, ne se conféraient-ils pas le droit de substituer, un jour, leur propre Code à l'Evangile ? Bientôt, à la faveur de cette révolution, le Chef suprême du Corps germanique aurait pu se flatter de faire monter sur le siège de Pierre, non plus le Souverain spirituel de tous les peuples, mais un prélat de Cour, le chapelain ou le chancelier de l'Empire.

Dans le Roi capétien, gonfalonier de l'Eglise, champion du Pape et de son indépendance, l'empereur d'Allemagne, Othon, flaire un irréconciliable antagoniste de la conjuration ourdie par l'oligarchie d'outre-Rhin, et décide de le détruire. Subjuguer la France et l'annexer à l'Allemagne sera tout à la fois anéantir une suprématie politique et une suprématie morale. Audacieuse entreprise, bien faite pour tenter un Empereur qui, dès le début de son règne, pilla les Etats du Saint-Siège, rançonna le clergé, brava l'anathème pontifical, vrai Surhomme — à la fois lion et renard, inexpugnable au scrupule comme au remords.

 

Ni le Clergé français, ni le roi Philippe-Auguste ne se méprennent sur le véritable but de la guerre. Dès que les grondements avant-coureurs de la foudre se font entendre, Philippe-Auguste convoque, à Soissons, les évêques et les principaux abbés du Royaume, en même temps que les seigneurs de la Normandie, de l'Ile-de-France, et les feudataires les plus puissants, tels que le duc de Bourgogne et le comte de Champagne. Il n'est, pas besoin de longs discours pour faire comprendre à l'Assemblée que l'agression qui se prépare vise, dans le roi de France, moins le suzerain que le défenseur armé des lois et des mœurs chrétiennes, le coadjuteur militaire du Pontife Suprême.

Aristocratie, milice des paroisses, curés, abbés, Évêques, liés à Philippe-Auguste parla communauté des croyances, des coutumes et de la race, se sentent menacés, dans leurs biens, dans leurs espérances, dans leur liberté, dans leur foi, par la perspective d'une Royauté dominée par l'Empereur et d'une Eglise assujettie à ses intérêts et à ses passions. En présence de ce danger, les dévouements s'offrent ; conducteurs des milices paroissiales et chefs des contingents épiscopaux et monastiques rivalisent d'élan avec les capitaines des bandes féodales, également impatients de l'indispensable victoire.

 

Saisissant contraste entre les combattants de l'Empire et les guerriers de France ! Pendant que l'empereur Othon et ses alliés, le comte Ferrand de Flandre et Renaud de Dammartin, briguant la gloire des assassins, font le vœu de tuer Philippe-Auguste, — le Roi des Fleurs de Lys, prenant nos pères à témoin de la grandeur de ce qui va s'accomplir, déclare inséparables la France et l'Eglise, que l'Empereur veut exterminer l'une avec l'autre et qui s'abriteront l'une par l'autre. Il pense, — écrit admirablement M. Etienne Lamy, — il pense avoir, en une seule accusation, dit le pire contre ceux qu'il appelle les ennemis du Christ et de ses ministres. Il sait unir la noblesse de l'œuvre accomplie par la France avec l'infirmité des ouvriers, par ces humbles et belles paroles : Pour nous, quoique pécheurs, nous défendons une cause sainte ! Il espère la victoire surtout de Dieu qui n'abandonnera point ses soldats. Et ses troupes, avant de combattre, veulent être bénies par le roi[2].

Unies aux légions féodales, les Communes et leurs prêtres préservèrent, la lance ou l'épieu à la main, notre pays d'une amputation qui n'aurait laissé de la France qu'un lambeau d'elle-même, privé le monde de notre rayonnement et l'Eglise de sa sauvegarde.

 

Quel fut le capitaine, quel fut l'ordonnateur de la bataille d'où le roi de France, entré suzerain d'un grand fief, sortit Chef d'une Nation ? Un évêque, Guérin de Montaigu, chevalier de Saint-Jean de Jérusalem, revenu de Palestine, avec une renommée militaire que consacre Philippe-Auguste en lui confiant le sort du combat et l'avenir de sa race. Elu évêque de Senlis, Guérin porte encore sur son haubert la tunique rouge et la croix noire de l'Ordre. Au moment où l'action va s'engager entre les deux armées, distantes d'un jet de flèche, l'Evêque parcourt les rangs, encourage les hommes, coordonne les différentes lignes, place en tête les chevaliers les plus braves, prescrit l'extension de l'aile droite et en assume le commandement. Au signal de Guérin, notre aile droite, —où se groupent les trois cents sergents à cheval, équipés et commandés par l'abbé de Saint-Médard, de Soissons, avec les chevaliers de Champagne et de Bourgogne, — amorce la lutte, en se précipitant contre les chevaliers de Flandre qu'elle bouscule. A l'aile gauche, c'est encore un prélat, Philippe de Dreux, évêque de Beauvais, qui commande. Quand l'évêque de Beauvais voit Salisbury et ses mercenaires menacer le pont de Bouvines, il lance ses soldats, d'un geste, dans la mêlée, et s'avance, une énorme masse d'armes à la main, au-devant de la cavalerie anglaise. Atteint par l'évêque d'un seul coup sur le heaume, Salisbury s'effondre, à demi assommé. La chute et la capture du chef entraînent la défaite de ses hommes et la rupture de l'aile gauche.

 

Quelles troupes soutiennent, au centre, le choc de l'infanterie tudesque ? Curés en tête, les Milices paroissiales, rangées autour du roi, conformément à leur place de bataille. Jeté à bas de son cheval, le roi de France est sauvé par les gens des paroisses et Guillaume des Barres, qui le dégagent de l'étreinte teutonne et décident du gain de la journée. Philippe-Auguste tué, n'était-ce pas la victoire de l'Allemagne, l'inféodation de la France et du Pontife suprême à l'Empire ? Serviteurs du plus haut idéal, les prêtres guerriers et leurs fidèles, en délivrant la Royauté française de l'étreinte allemande, non seulement fondent l'autonomie nationale, mais donnent au monde une France dont, sous peine de déchéance morale, le monde ne pourra plus se passer. Une France faible ne livrerait-elle pas l'Europe au triomphe de l'erreur et de la violence ? C'est ce que le clergé comprit à merveille. Pour ravir à toute atteinte l'idée la plus contraire à la force, le clergé n'hésita pas à mettre la force à son service et gagna la partie.

 

IV

 

Une foi unique, la foi à l'Infini, la foi à notre immortelle destinée, enflamme la société civile et religieuse du Moyen Age. Chargée par son divin Fondateur d'entretenir cette croyance parmi tous les hommes et parmi tous les peuples, l'Eglise travaille, par ses institutions, à maintenir l'unité morale de la République chrétienne. En même temps que la Papauté, soustraite par son rôle au dominium des pouvoirs humains, unie, en revanche, à tous les peuples par ses tendresses, arbitre leurs conflits, elle oriente leurs énergies coalisées vers un objectif supérieur aux convoitises particulières et aux jalousies nationales.

Grâce à cette commune tâche, grâce à cet acquiescement de chacun et de tous à l'intérêt général, l'Europe barbare peu à peu se délivre de ses grossières idoles ; les peuples se reconnaissent les enfants du même Père, et, enfin, sous les auspices des docteurs et des hommes d'Etat, nos aïeux voient chaque jour sortir des limbes une Confédération des Peuples chrétiens marchant, d'un pas lent, mais sûr, à la conquête de la paix perpétuelle.

 

Les hérétiques Albigeois se cabrent contre cette évolution et rompent avec cette unité. Leur raison individuelle brave et condamne la Raison générale. Tout en conservant les cadres et les rites traditionnels, les Albigeois proclament des principes et se réclament d'une morale qui comportent les pires infractions au Décalogue, Le suicide, le concubinat, etc., trouvent, dans leurs rangs, des apologistes et recrutent des sectateurs. Plus de famille, plus de propriété, plus d'éducation religieuse. En brisant avec l'Eglise, le Cathare, l'Albigeois, finit par tomber sous le joug de son égoïsme, de ses sens et de ses haines.

Au chrétien, qui chérissait hier dans tous les hommes des frères, succède l'oppresseur des catholiques, le spoliateur du clergé, l'incendiaire des temples, le profanateur des vases sacrés, jouisseur égoïste qui, dans chaque homme, voit et haït un copartageant. Pendant les trente dernières années du XIIe siècle et les premières années du XIIIe, les Manichéens, sous le nom de Brabançons, Cottereaux, Bonshommes, Basques, Navarrais, Aragonais, Routiers, etc., s'affranchissent de toute autorité religieuse, forment, au milieu de la société d'alors, une puissance du mal, comparable à l'armée du désordre qui, depuis cent-vingt ans, peuple nos Loges maçonniques et donne le branle à toutes les révoltes contre l'Eglise. Au Moyen Age, l'adhésion d'un grand nombre de membres du clergé, tant régulier que séculier, à l'hérésie, ensorcèle la multitude et aggrave le péril. La corruption des masses méridionales arrache à Raymond V, comte de Toulouse et souverain du Languedoc un douloureux cri de détresse :

L'hérésie, — mande le prince aux religieux de Cîteaux, — infecte jusqu'à nos prêtres. Nos anciennes églises, si vénérables, sont désertes et tombent en ruines. On refuse le baptême ; l'Eucharistie est en horreur ; la pénitence méprisée. Les Cathares maltraitent les prêtres fidèles et revêtent les femmes de chasubles, pendant que d'autres salissent les images du Christ, saccagent les calvaires, cassent les bras et les jambes au divin Crucifié.

Un pieux prélat, Etienne de Tournay, transféré de l'archevêché de Narbonne au siège de Lyon, raconte, dans une de ses lettres, les méfaits de l'hérésie. Je n'ai trouvé partout, écrit-il, que des villes consumées et des maisons ruinées, des églises brulées et des monastères en cendres. Devant la tyrannie de ce nouvel Islam, faut-il se voiler la tête et attendre, les mains jointes, des temps meilleurs ? Le comte Raymond V ne pense pas que la protestation orale contre le crime le conjure. Personne, — poursuit le prince dans sa missive aux moines cisterciens, — personne ne songe à s'opposer aux méchants. Pour moi, je suis prêt à m'armer contre eux du glaive que Dieu a mis dans mes mains. Mais je reconnais que mes forces sont inopérantes, parce que nombre de nobles de mes Etats, empoisonnés par le fléau, entraînent à leur suite la multitude. Le glaive spirituel ne suffit plus ; il faut y joindre le glaive matériel. Je désire donc que vous engagiez le Roi de France à venir dans ce pays, bien persuadé que sa présence pourra remédier aux maux dont nous gémissons. Mes villes, mes bourgs, mes châteaux lui seront ouverts. Je lui indiquerai quiconque tient à l'hérésie et, dussé-je faire le sacrifice de ma vie, je l'aiderai de tout mon pouvoir à écraser nos ennemis et tous ceux de Jésus-Christ.

 

Sur cette nécessité d'une répression armée, les chefs temporels de l'Europe s'accordent si bien qu'avant même l'arrivée du message, transmis par les moines de Cîteaux, le roi Philippe-Auguste manifeste l'intention de se transporter dans le Midi pour mettre un terme aux excès du manichéisme et soustraire la religion chrétienne aux influences corruptrices qui l'altèrent. Initiateurs de la tactique qu'adopteront, quatre siècles et demi plus tard, les disciples de Jansénius, les évêques et les ecclésiastiques cathares refusent de divorcer officiellement avec l Eglise dont ils répudient les dogmes.

Non moins résolu que le roi de France, le roi d'Angleterre ne demande qu'à prendre les armes contre ces dangereux sectaires, et, déjà, les deux souverains s'apprêtent à convoquer leurs troupes, quand un geste du Pape Alexandre III (1198) arrête cet élan et favorise d'un nouvel armistice l'ennemi. Point d'expédition guerrière ! Des missionnaires, des apôtres, des moines, répandus dans le Languedoc, sur le versant des collines et sur le bord des fleuves, feront surgir devant les intelligences enveloppées d'ombres les images sacrées que l'hérésie a voulu ternir et restitueront au jour les préceptes ensevelis dans les ténèbres. L'éblouissement soudain de ces clartés ne prosternera-t-il pas au pied des autels fracassés les multitudes les plus rebelles ? Hélas, le facile persiflage et la frivolité native des races du Midi déjouent les graves raisonnements d'une prédication naturellement inclémente aux désordres qu'affectionne l'erreur. Le concile de Latran, présidé par le Pape lui-même, fulmine contre le Manichéisme des condamnations non moins sévères et non moins impuissantes. Un moment, on croit que la défensive va prendre une allure plus belliqueuse. Nommé Légat du Pape, un ancien Abbé de Clairvaux, le cardinal Hugues d'Albano, commence par déposer deux prélats suspects, les Archevêques de Narbonne et de Lyon, puis, comme la clientèle des deux évêques, insensible à cette rigueur, s'est installée dans le château de Lavaur, à cinq heures de Toulouse, avec le vicomte Roger de Béziers qui seconde ses manèges et la commande, le cardinal lève des soldats, se met à la tête de la troupe et fait le siège de la forteresse qui capitule, après une lutte sanglante. Un aussi heureux début autorise tous les espoirs. Le départ du cardinal Hugues, appelé à Clairvaux pour présider le Chapitre général de l'Ordre, limite malheureusement à ce fait d'armes et à cette victoire la brillante campagne qui vient de s'ouvrir et rend le champ libre à la propagande de la secte et aux brigandages de ses séides.

 

En 1198, lorsque le Pape Innocent III s'assied sur la cathèdre de Pierre, l'Eglise, depuis près d'un siècle, multiplie sans succès contre les Manichéens les industries d'un inlassable apostolat. Dépositaire des divines certitudes, Innocent III ne tient pas moins que ses prédécesseurs à préserver notre credo de toute amputation et l'Eglise de toute tache. Dans le Midi, le corps des Evêques garde des mérites, mais obscurs, et n'a plus d'éclatant que le luxe d'un Clergé où plusieurs entrent sans vocation, s'élèvent sans vertus, représentent Dieu sans foi, occupés surtout à vivre en opulents feudataires sur le patrimoine des pauvres. Pour donner l'exemple, Innocent III commence par enjoindre à ses Légats d'adopter une méthode de vie qui désarme les âmes révoltées par le train somptueux des prélats. Cet appel est entendu : Prédications, Conférences, Bonnes Œuvres, Ligues de prières, Œuvres spirituelles, déploient leurs vertus, mais sans réussir à vaincre un peuple affaibli par les vices et gonflé d'orgueil. Parmi les Légats, le moine Arnaud d'Amalric, abbé de Cîteaux, familiarisé, de longue date, avec les subterfuges des hérétiques, ne garde aucune illusion sur les artifices auxquels les Albigeois recourent pour duper une autorité ecclésiastique trop souvent crédule. Mais, comment l'Eglise triomphera-t-elle de ces artifices ? Bien différent de son père, si délibérément hostile aux ennemis de Rome, Raymond VI jette sur leurs crimes le manteau d'une oblique bienveillance. Surpris, maintes fois, en flagrant délit de complaisance pour les sectaires, le prince affirme avec fracas son dévouement à la vraie doctrine et ne recule devant aucun serment pour prendre le Ciel et la terre à témoins d'une orthodoxie que dément, dès le lendemain, soit une libéralité, soit une sauvegarde accordée aux Manichéens pris en faute. Pendant onze ans, obstiné dans son indulgence, Innocent III accorde tous les sursis et conclut tous les pactes que sollicite l'incorrigible parjure. Pendant onze ans, le pape refuse de croire que Raymond VI, en l'importunant de ses caresses, veut offrir à l'impiété gouailleuse des Méridionaux, le spectacle d'une Eglise bernée et satisfaite. La mort du Légat Pierre de Castelnau, assassiné par un ami du souverain, à la suite d'une conférence où Raymond VI proféra contre l'envoyé d'Innocent III une menace meurtrière, éclaire enfin le pape et, le délivrant de ses hésitations, le guérit de sa mansuétude. Toute l'Europe indignée accuse l'artisan vraisemblable du crime et réclame vengeance. Champion de la loi morale dans l'univers, le Pape ne saurait, sans forfaiture, souffrir qu'on l'outrage sans péril. Si un prince peut, impunément, exterminer le témoin du devoir, tous les instincts barbares que le Christianisme eut tant de peine à dompter ne risquent-ils pas de se précipiter, comme un vol d'éperviers, par la brèche qui vient de s'ouvrir dans le Décalogue ? Raymond VI s'est confondu lui-même avec les sectateurs de l'Islam : contre cet émule des Sarrasins, Innocent III prêche la guerre sainte et déploie l'étendard de la Croix[3].

Quel sera le chef de la nouvelle croisade ? Le Souverain Pontife invite le roi Philippe-Auguste à la diriger. Levez-vous, Prince chrétien ! Que le sang du Juste crie vers vous ! Ceignez l'épée et volez au secours de l'Eglise ! En même temps, deux Légats, Milon et Théodise, envoyés en France, reçoivent du Pape la mission de se rendre à Villeneuve, dans le Sénonais, où le monarque, ayant réuni ses vassaux, les consulte sur les intérêts du Royaume et les trames de ses adversaires. Après avoir constaté l'inanité des pourparlers avec un ennemi qui n'a d'immuable que ses perfidies, Innocent III vient de tirer du fourreau le glaive dont s'armèrent Léon III, Serge II, Jean VIII, Jean X contre les mécréants. Au nom du Souverain Pontife, les Légats demandent à Philippe-Auguste d'accepter ce glaive et d'étendre sur l'Eglise l'aile de ses victoires. Philippe. Auguste est la force, le courage, la gloire. Coadjuteur armé du Saint-Siège, en vertu du sacre de Reims, héritier de Clovis et de Charlemagne, c'est à lui qu'il appartient de prendre le commandement des guerriers appelés à sauvegarder l'unité morale de la Chrétienté. Le comte de Toulouse ne saurait prétendre à la liberté contre Dieu. En protégeant l'erreur, il protège la révolte ; en couvrant de sa tutelle l'hérésie, il prépare le démembrement du Royaume. L'imposante forteresse construite par les ancêtres de Philippe-Auguste oscille déjà sur sa plate-forme croulante. L'heure presse de redresser les piliers qui fléchissent et de chasser de l'enceinte les fourbes qui veulent l'ouvrir à l'ennemi.

Si le roi de France acquiesce aux vues du Pape et sourit à son entreprise, de graves préoccupations ne lui permettent malheureusement pas d'éparpiller vers le Midi les sollicitudes et les forces qu'appellent, au Nord et à l'Est, les sourdes menées de l'Angleterre et de l'Allemagne. La guerre peut sévir d'un moment à l'autre. Abandonner, à l'heure présente, les deux fronts du Royaume aux risques d'une invasion, serait déchaîner contre les régions désarmées l'assaut immédiat de deux adversaires, aux aguets de la première défaillance. Mais l'abstention n'est pas la neutralité. A la voix du monarque, les vassaux de la Couronne, réunis à Villeneuve, acclament les Légats : Levons-nous ! s'écrient les barons ; châtions les Provençaux légers et présomptueux et faisons rentrer dans leur gorge les invectives et les blasphèmes qu'ils profèrent contre le Pape. Pour affirmer l'accord de la Royauté Française avec la Souveraineté Pontificale, Philippe-Auguste arme, équipe et promet d'entretenir, pendant toute la durée de la croisade, un corps de quinze mille hommes, noyau de la future Ligue.

 

V

 

A la Saint-Jean de l'année 1209, l'armée catholique, campée autour de Lyon, comprend plus de cinquante mille soldats, frémissants d'enthousiasme : leurs chefs s'appellent le duc de Bourgogne, Pierre de Courtenay, comte de Nevers, les comtes d'Auvergne, de Saint-Pol, de Montpellier et de Bar, Enguerrand de Coucy, le vicomte de Narbonne, Simon de Montfort, bref toute l'élite de la chevalerie française. A part les seigneurs d'outre-Loire, enrôlés sous l'étendard de l'albigéisme, grands et petits feudataires, dociles à l'appel d'Innocent III, se lèvent pour refouler le paganisme qui tâche de ressaisir son ancien ascendant, et s'associent aux efforts du Souverain Pontife pour maintenir dans le monde la suprématie des impondérables.

Vassaux de la Couronne, les Evêques, au point de vue du droit féodal, ne doivent le service d'ost qu'au roi de France. C'est en limitant au chef de la nation leurs obligations militaires, c'est en se défendant de toute solidarité et de toute dépendance avec les grands feudataires qu'ils ont combattu le fléau des guerres privées et pacifié le Royaume. Invités à s'agréger à une expédition que ne commande pas le Souverain en personne, vont-ils sacrifier à l'intérêt général un privilège dont notre pays tira tant d'avantages ? Sauf les prélats du Midi, retenus dans leurs diocèses, les uns par de sournoises complicités avec Raymond VI et les autres par la peur, tous les membres de notre Episcopat conduisent eux-mêmes leurs vassaux aux-rendez-vous préparé par Innocent III Les chroniqueurs citent notamment les archevêques de Reims, de Sens, de Rouen ; les évêques de Clermont, d'Autun, de Nevers, de Lisieux, de Bayeux, de Coutances, d'Avranches, de Chartres, et nombre d'abbés, impatients de bannir du Royaume une hérésie qui, violant notre statut fondamental, nous destitue, ipso facto, de notre mandat traditionnel.

Guillaume de Cardaillac, évêque de Cahors, ne se montre pas le moins ardent contre la secte anti-française que patronne son suzerain, le comte de Toulouse. Après avoir prêté serment à Simon de Montfort, Cardaillac combat sous la bannière catholique et, lorsque le Chef de la Croisade, assiégé dans Castelnaudary (1211), fait appel à ses confédérés, l'évêque de Cahors, à la tête de la milice diocésaine, accourt à la rescousse. Mais le comte de Foix, lui barrant aussitôt la route, au nom de Raymond VI, aurait fait payer cher au prélat guerrier ce geste généreux si Montfort n'avait réussi à forcer le blocus et à mettre l'allié du comte de Toulouse en déroute. Un suzerain, hostile à son vassal, perd les droits que lui confère la charte féodale. Homme-lige d'un prince parjure, l'évêque de Cahors se soustrait à l'obédience de Raymond et, se déclarant le serviteur de Philippe-Auguste, prend le titre de comte et baron de Cahors, heureux d'affirmer, ainsi, sa puissance temporelle. En témoignage de cette émancipation, et pour perpétuer le souvenir de la Croisade, Guillaume de Cardaillac, chaque fois qu'il officie, fait déposer sur l'autel, près de l'Evangile, l'armure d'un chevalier : casque, cuirasse, brassards, gantelets, cuissards, épée, — panoplie évocatrice de sa délivrance et d'une expédition glorieuse[4].

Deux prélats, deux frères, appartenant à la maison de Seignelay, Manassès, évêque d'Orléans et Guillaume, évêque d'Auxerre, se réclament de leur prérogative féodale pour manquer à l'appel et privent la croisade de leur concours et de leur milice. Vive émotion de Philippe-Auguste qui, pour punir les délinquants, saisit leur temporel, sans empêcher, toutefois, les prélats d'aller à Rome solliciter la tutelle du Souverain Pontife, arbitre suprême de toutes les querelles entre l'autorité civile et le pouvoir ecclésiastique. Mais le Pape peut-il blâmer le Prince, après avoir exhorté lui-même l'Episcopat français à grossir du contingent de ses troupes l'armée des Croisés et, dans une récente lettre à l'archevêque de Sens (Epist. 106), représenté Philippe-Auguste comme le plus intrépide défenseur des libertés de l'Eglise ?

Néanmoins, à cette époque, les droits acquis inspirent un tel respect aux Papes, qu'Innocent III, prenant en considération la coutume qui ne soumet les Evêques d'Orléans et d'Auxerre au service personnel que si le Roi part lui-même en campagne, sanctionne leur refus et amnistie leur conduite. Satisfaits d'avoir obtenu ce succès juridique, Manassès et Guillaume, au lieu de s'en autoriser pour persister dans leur inertie, amènent eux-mêmes, l'année suivante, à Simon de Montfort, leurs vassaux, juste au moment où les contingents des grands feudataires laïques, après avoir servi pendant quarante jours, conformément au devoir féodal, viennent de se séparer de l'armée chrétienne, alors aux prises avec un ennemi fortifié par de récents renforts. Si, grâce il l'appoint des troupes épiscopales, Montfort peut envisager avec plus de confiance l'éventualité d'une rencontre ; si son inflexible audace puise dans ce concours inespéré une nouvelle ardeur, cet optimisme ne lui fait pas fermer l'oreille aux suggestions d'une sage cautèle. Le roi d'Aragon vient de se rallier à Raymond VI et de prendre le commandement de l'armée cathare. Fidèles au rite que l'Eglise a mis en honneur, rite qui, plus d'une fois, déroba les belligérants aux horreurs du champ de bataille, les Evêques catholiques sollicitent et obtiennent de Montfort l'autorisation de proposer à l'allié du comte de Toulouse une trêve que ce prince malavisé refuse. Il faut donc recourir à la fortune des armes. Le 11 septembre 1213, le sort de la croisade se joue dans un suprême combat où prédominent, sous le commandement immédiat de leurs chefs spirituels, les Milices de l'Eglise. Choc décisif. La bataille de Muret (12 sept. 1213) porte à l'hérésie un coup qui la terrasse, et sauve le Midi d'une indépendance et à 'un isolement où se serait étiolé son génie.

 

Le principal profit de la victoire fut, en somme, pour le vaincu. L'adhésion de la plupart des grands seigneurs ; la faiblesse ou la connivence du clergé, non seulement dans le Languedoc, mais dans le pays basque, dans l'Aragon et la Lombardie, conféraient aux Cathares une force qui, mise au service d'un prince énergique, au lieu d'être dirigée par un chef sans franchise, comme le comte de Toulouse, aurait définitivement détaché du Saint-Siège l'Europe méridionale, depuis près d'un siècle déjà vacillante. Innocent III, en appelant les catholiques du Nord aux armes ; — les Evêques de l'Ile-de-France, de la Normandie, du Bourbonnais, de la Bourgogne, du Berry, etc., en se mettant à la tête de leurs vassaux, conjurèrent le démembrement de notre patrie. A près de cinq cents ans de distance, Simon de Montfort rendit à la France et à la civilisation le même service que nos pères avaient reçu de Charles Martel, au VIIIe siècle. Un savant Bollandiste, le Père de Smedt, après avoir précisé, dans une étude documentée, l'immense péril que fit courir au monde chrétien l extension du Catharisme, signale l'heureuse influence qu'exerça sur nos destinées immortelles la victoire de l 'Eglise. Sans le mouvement de la Croisade, — dit l'éminent jésuite, — on eût vu se produire, trois cents ans plus tôt, la Révolution religieuse qui bouleversa l'Europe, à l'aurore des temps modernes. Ainsi, la force employée au service de la Religion, fit reculer de trois siècles l'avènement de la Réforme et maintint l'unité morale de l'Europe[5].

Rien de plus juste. Si le comte de Toulouse avait battu Simon de Montfort ; — si les Languedociens, les Provençaux, les Basques, les Aragonais, les Lombards s'étaient séparés de Rome, quelle terrible répercussion n'aurait pas déterminée cette rupture dans l'échiquier des Puissances ! Au XVIe siècle, les Cathares, dès la première heure, ralliés à Luther, auraient fait bloc avec les Réformés de l'Allemagne, et, sur notre front sud, élevé une ligne de bastions contre la France catholique et fidèle. A l'heure présente, nous n'avons à nous défendre que contre une seule Teutonie. Le triomphe des Albigeois nous en eût infligé une deuxième, adossée aux Pyrénées et croisant les feux de ses batteries avec l'artillerie de l'Empire transrhénan. Hélas ! qui songe à remercier Innocent III et nos Evêques de nous avoir soustrait aux tenailles d'une double Allemagne ?

 

VI

 

L'ardente tendresse d'Innocent III (1198-1216), embrasse, d'un regard circulaire, l'univers tout entier et ne laisse en souffrance, ni un intérêt, ni une cause, — accessible à toutes les infortunes, secourable à tous les peuples. Mais, par-dessus tout, volonté ordonnatrice, Innocent III entreprend de libérer le monde de ses ulcères et veut assurer l'hygiène morale de la société chrétienne. Déjà la défaite, infligée, dans le Languedoc, aux Albigeois, nous a débarrassés du catharisme. et la victoire de Navès de Tolosa, remportée sur les Maures, a frappé d'un coup mortel son auteur, l'Islam ! Mais le fléau oriental ne pourra jamais s'éteindre, tant que la terre, où il a pris naissance — l'Afrique ! — ne cessera d'entretenir ce brasier. Si toutes les Croisades ne furent, jusqu'à ce jour, qu'une marche triomphale et funèbre, hélas 1 vers l'hypogée d'une nécropole, n'est-ce point parce que l'ennemi n'a cessé de trouver en Egypte un intarissable réservoir de combattants ? Ce n'est donc pas en Asie qu'il faut conquérir Jérusalem et résoudre la question d'Orient, mais dans le continent noir, où s'alimente et se ravitaille la barbarie dévoratrice de nos paladins et de leurs jeunes royaumes. Sur l'ordre d'Innocent III, ordre que sanctionne Honorius III (1216-1227), fidèle à la pensée de son devancier, la sixième Croisade, au lieu de faire voile vers Jaffa, comme les précédentes, appareille pour Damiette, futur camp retranché de l'expédition africaine. Quel en est le chef militaire ? D'abord désigné pour commander l'armée, le roi in partibus de Jérusalem, Pierre de Brienne, cède bientôt sa magistrature au cardinal Pelage, évêque d'Albano, prélat énergique que l'histoire célèbrerait aujourd'hui comme un grand capitaine, si le climat n'avait pas conspiré contre son œuvre et contre notre fortune.

Plusieurs victoires, et, surtout la prise de Damiette, font tout d'abord, honneur à la science stratégique du cardinal, justifient la confiance des Croisés et frappent de terreur les guerriers musulmans. Les succès militaires obtenus par le Légat du Saint-Siège éveillent, malheureusement, les ombrages des seigneurs laïques, jaloux d'une gloire étrangère à leur ordre. Le roy de Jérusalem — raconte le continuateur de Guillaume de Tyr, — fut moult ennuyé parce que le Légat avoit seigneurie sur luy et avoit deffendu qu'on fist rien pour luy en l'ost. Mécontent, Jean de Brienne abandonne l'armée au moment même où de nombreux Evêques viennent amener leurs contingents diocésains au cardinal Pelage, et où le Pape le comble de subsides dus à la générosité des fidèles. Le Légat veut profiter de ces secours pour quitter Damiette et marcher vers la capitale de l'Egypte, vers le Caire, alors la citadelle de la puissance musulmane. Mais la perspective d'une Iliade nouvelle n'enchante pas tous les compagnons de Pelage. Autant les Evêques et les moines encouragent cette aventure, autant le patriciat féodal, moins idéaliste, la critique et la déconseille. Le parti du Légat l'emporte, pourtant, et les barons, pour exclure tout soupçon de lâche prudence, consentent à se jeter dans la fournaise[6]. Le désastre du 29 août 1217 a le tort de légitimer les objections qu'avait suggérées une insuffisante confiance dans l assistance divine et punit peut-être ce scepticisme, artisan ordinaire de la défaite. Le débordement imprévu des eaux du Nil, la faim, la fatigue, détruisent, en quelques heures, une armée qui pouvait être l'arbitre de l'Asie, — et qui n'en fut que l'espoir, — mais n'anéantissent pas une conception qu'adopteront, six cents ans plus tard, les Souverains modernes, sans se douter, à coup sûr, qu'en dérobant aux Fils du Prophète l'hégémonie de l'Afrique, l'Europe libérale réalise les plans du Pontificat romain et condamne à mort non seulement la Turquie, mais l'Islam.

***

Une expédition de moins grande envergure que la Croisade contre les Albigeois, — l'expédition d'Aquitaine, occupa le successeur de Philippe-Auguste, le roi Louis VIII, et mit de nouveau en relief le dévouement de l'Episcopat français et son loyalisme. Au début du règne, le roi d'Angleterre avait sommé Louis VIII de restituer à la Couronne d'Angleterre les provinces dont nous l'avions dépossédée. A cet ultimatum, Louis VIII répond par une levée de troupes, destinées à conquérir les fiefs continentaux qui relèvent de la dynastie anglaise. Sans plus attendre, Louis VIII, alors à Paris, informe ses vassaux qu'il ceint l'épée pour faire triompher les droits de la Royauté capétienne. Au rendez-vous fixé, le 24 juin 1224, à Tours, s'empressent tous nos évêques, avec les comtes de Champagne, de Bretagne, de Blois, de Chartres, sans compter les conseillers du Roi, tous débordant d'une guerrière ardeur. Le plan de Louis VIII est de s'emparer du Poitou, de franchir la Garonne et d'arborer, sur tous les clochers, entre Bordeaux et les Pyrénées, la bannière de France. Mais voici qu'arrivés devant La Rochelle, les barons, opprimés par la chaleur et las de la guerre, veulent tourner les talons ; — et, peut-être, leur sybaritisme frustrerait-il Louis VIII de ses espérances si les Evêques, moins sensibles aux inconvénients de la température, et, surtout vassaux plus fidèles, n'affirmaient leur dessein de pousser jusqu'au bout l'entreprise[7].

Dans cette campagne, trois Evêques, pourtant, refusent de donner au Roi l'aide militaire qu'exige leur devoir féodal. D'une charte expédiée à Tours, le 12 juin 1224, il appert, — dit La Roque, en son traité du Ban et de l'Arrière Ban, — que les Evêques de Coutances, d'Avranches et de Lisieux, voulant se dispenser de servir dans l'armée, l'affaire fut portée devant le Roi Louis VIII qui décida que, si ces trois Evêques et les autres prélats de Normandie ne devoient point le service d'ost en leurs propres personnes, ils en demeureroient quittes ; — mais que s'il se trouvoit qu'ils dussent le service personnel, ils le rendroient avec l'amende. Le Roy — ajoute l'éminent feudiste — ayant pris sur cela l'avis de son Conseil, il fut arresté de faire une enqueste et on nomma des témoins pour en éclaircir. Chargés de cette recherche, Jean de Brienne, roi de Jérusalem ; Guillaume, Evêque de Senlis, Chancelier de France Macy de Montmorency, Connétable de France, etc., etc., découvrirent, dans le Trésor des Chartes, un document, sous ce titre : Feoda Normannorum, où le scribe royal énumérait, parmi les seigneurs ecclésiastiques tenus au service d'ost, non seulement les trois Evêques en cause, mais les autres prélats de Normandie, ainsi que les Abbés de Fécamp, de Saint-Ouen, de Saint-Etienne, de Jumièges, de Sainte-Catherine, de la Trinité-du-Mont, de Saint-Denys, de Bernay, du Mont-Saint-Michel, de Saint-Evroult, l'abbesse de Montivilliers et le prieur d'Auffay. Ce document dirima le conflit.

 

Pourquoi les trois Evêques normands marchandèrent-ils leur intervention militaire ? Naguère encore, vassaux du duc de Normandie, peut-être les prélats éprouvaient-ils quelque scrupule à prendre si vite les armes contre un suzerain qu'ils n'avaient pas encore eu le temps d'oublier. Au Moyen Age, le vassal qui rompt avec son seigneur a toujours peur de passer pour un parjure. Ne chicanons pas ces scrupules, et ne refusons pas non plus nos éloges au prince respectueux de la tradition et de la coutume.

 

 

 



[1] ANDRÉ DU CHESNE, Histor. Franc. Scriptores, IV, 127. Voir ROHRBACHER, Hist. de l'Eglise, VII, 234 et suivantes.

[2] Quel geste que celui de la bénédiction par un roi qui est à la fois prêtre et chevalier, Moïse et Araon ! E. LAVISSE, La Bataille de Bouvines, Gaston Née, in-18.

[3] Voir l'Etude sur l'Albigéisme languedocien, qui précède le Cartulaire de N.-D. de Prouille, par Jean Guiraud, et l'Innocent III, de Luchaire.

[4] Jusqu'à la Révolution, les évêques de Cahors gardèrent jalousement ce privilège. Dans les derniers temps, l'attirail militaire, avec fusils, pistolets, était déposé sur une table voisine de l'autel. V. DELPON, Statistique du Département du Lot.

[5] Revue des Questions historiques, 1874, t. II, 481.

[6] Voir MICHAUD, Histoire des Croisades, t. II, p. 379 à 415.

[7] LAVISSE, Histoire de France, III, 286.