LE PRÊTRE-SOLDAT DANS L'HISTOIRE

 

CHAPITRE IV. — IXe ET Xe SIÈCLE. - Les Souverains Pontifes en guerre contre les Sarrasins.

 

 

I. Guerre des Papes contre les Sarrasins et contre les Pirates. - Comment surgit la puissance temporelle pontificale. - Adrien Ier, Léon III, Grégoire IV, Serge II arrêtent le torrent maure. - Saint Léon IV coule, à Ostie, la flotte musulmane. — II. Les Sarrasins et la forteresse du Garigliano. - Jean VIII conduit les Romains à la bataille contre les envahisseurs. - Jean X déloge l'ennemi de la forteresse et le chasse de l'Italie. — III. A la même époque, un moine espagnol, assiégé, dans un camp retranché par les Maures, prend une résolution tragique, avant de s'élancer contre l'ennemi qu'il met en déroute. — IV. Benoît VIII appelle les Évêques aux armes contre les Sarrasins. - Saint Grégoire VII veut prendre le commandement d'une armée et conquérir avec elle Jérusalem. - Le Bienheureux Victor III organise une expédition en Afrique. - Le Bienheureux Urbain II appelle l'Europe aux armes. - De nombreux Évêques suivent, avec leurs vassaux, les Croisés et combattent dans leurs rangs.

 

I

 

Pendant que les Normands envahissent la Gaule, les Sarrasins débarquent sur les côtes de la Grèce et de l'Italie pour y lever, parmi la population féminine surtout, une moisson d'esclaves. Triste avilissement des mœurs ! Les plages romaines n'ont pas seule ment à se défendre contre la piraterie musulmane. Les Byzantins et les Lombards se livrent à la traite des blancs et des blanches et vont, dans les cités et les villages de l'Adriatique, prélever, nuit et jour, un copieux tribut de chrétiens qu'ils revendent aux Soudans de Tunis et aux Emirs d'Espagne. C'est ainsi que, sur les champs de bataille où Charlemagne tira l'épée contre les infidèles, les Italiens, confondus avec les Maures, sollicitent, pendant la mêlée, au nom de la foi commune, la grâce du vainqueur, non sans accuser leur souverain temporel de s'être dispensé de les protéger pour trafiquer de leur chair et de leur vie avec les adversaires du Christ. Sur quels princes retombent ces reproches ? Sur les Papes laissés seuls par les Empereurs d'Orient à Rome et dans la péninsule, en face des barbares et des infidèles, — sur les Papes, lâchement abandonnés, sans chefs et sans soldats, par les Basileus de Constantinople aux sévices des Vandales, des Hérules et des Goths !

L'Eglise a beau invoquer la condamnation prononcée par l'Evangile contre ces pratiques païennes, comment aurait-elle pu, sans force coercitive, triompher à un commerce que les gouvernements du XIXe siècle, avec leurs armées, ont eu tant de peine à détruire ? Le Saint-Siège ne peut pourtant pas rester sourd aux cris des victimes. Une profonde pitié pour la détresse des populations ripuaires pousse Rome à créer la force navale qui doit désormais les couvrir. Avant que les libéralités de Charlemagne et de Pépin le Bref aient assuré l'indépendance temporelle du Pontife suprême, les instances et les malheurs des peuples suscitent le monarque et reconnaissent en lui le seul pouvoir capable de tenir tête à l'invasion et de donner à l'Italie la maîtrise de ses destinées. Voilà comment se forme cette souveraineté territoriale des Papes, fille, non de la conquête, mais de l'imploration populaire[1]. Combien de gouvernants pourraient aujourd'hui se vanter d'une origine aussi pure ? De concert avec Charlemagne, le pape Adrien Ier (772-795) et son successeur Léon III (795-816) enrôlent des milices chargées de soustraire les côtés à l'irruption des corsaires. Mais cette première défensive, probablement insuffisante, cède, en 828, devant l'assaut des Sarrasins qui, revenus plus nombreux, rompent les digues, inondent la Sicile, s'avancent vers le Nord et menacent Rome.

Un moment, Grégoire IV (828-844), avec la flotte du comte Boniface, se flatte de refouler les Sarrasins ; mais les infidèles s'emparent du cours du Tibre, suivent les deux bords du fleuve et, bientôt, sous l'effort des bandes musulmanes, compactes et pillardes comme des nuées de sauterelles, la campagne se change en maremme. Sur la route d'Ostie, la basilique de Saint-Paul abrite les chevaux de la cavalerie africaine, pendant que les tombeaux des martyrs servent d'auges aux juments du désert. La Ville Eternelle ne doit son salut qu'à l'enceinte qui l'enveloppe d'une inexpugnable muraille. Elevé par l'empereur Aurélien contre les Vandales et les Goths, défendu et restauré par les Papes, le rempart impérial permet à Serge II (844-847) d'écarter de Rome le torrent maure. Se mettant lui-même à la tête des paysans du Latium et de la Sabine, vrai tribun militaire, Serge II coupe, par une manœuvre hardie, les communications de l'assiégeant qui, pris de panique, s'enfuit en désordre jusqu'à la frontière napolitaine.

 

L'invasion est comprimée, mais non détruite. A peine rentrés en Sicile, les Sarrasins s'empressent d'armer une nouvelle flotte pour reprendre par mer le chemin de Rome. Le successeur de Serge II, saint Léon IV (847-855), gagne Ostie, où se sont embossés, à son appel, les navires de Naples, de Pise, de Gaëte. Dès que les voiles musulmanes se dessinent sur le bleu du ciel, le Souverain Pontife, donnant l'ordre à ses capitaines d'aller à la rencontre de l'escadre, enveloppe les nefs infidèles, coule les unes, brûle les autres, et met le reste en fuite.

La Providence voulut que, dans l'anarchie où agonisait l'Empire, un Pape, ramassant le sceptre abandonné, tant par l'Exarque de Ravenne que par le Basileus d'Orient, se montrât digne de gouverner la cité impériale, vide de soldats et de capitaines. Léon IV, écrit Voltaire[2], fortifia Rome, commanda les milices, visita lui-même tous les postes. Il était né Romain. Le courage des premiers siècles de la République revivait en lui dans un âge de lâcheté et de corruption ; tel qu'un beau monument de l'ancienne Rome, qu'on trouve dans les ruines de la nouvelle.

 

II

 

Cette bataille navale d'Ostie ne procure à Rome qu'un repos de vingt ans. Tenues en respect par les murs dont les Souverains Pontifes viennent de ceindre la Ville Eternelle, les bandes sarrasines, transportées en Calabre, s'emparent de la Pouille et marchent vers Naples. Pour s'épargner les mêmes insultes, les villes du littoral se condamnent à la plus humiliante avanie. Des traités, conclus avec les Sarrasins, ouvrent aux mécréants le sanctuaire des foyers domestiques et la cour des Princes. Une politique pusillanime désarme le pays des hauteurs qui le protègent. Nantis par le duc de Gaëte d'une cime qui commande le cours du Garigliano, les Musulmans y élèvent une forteresse, vrai nid d'aigle, d'où, bientôt, sûrs de la couardise italienne, nos vautours s'élanceront à nouveau vers Rome et vers la Sicile. Ulcéré par tant d'épreuves, le Pape Jean VIII (872-882) confie sa douleur à Charles le Chauve :

Les outrages auxquels nous sommes exposés, lui dit-il, sont sans nombre. Aucune plume ne peut les peindre, aucune langue ne peut les dire. Je sens mon cœur traversé d'un glaive en entendant de toutes parts le cri de l'innocent qui s'élève vers Dieu pour demander vengeance.

Mais Jean VIII n'est pas bomme à épuiser en inutiles doléances une énergie qui ne demande qu'à s'exercer contre les déprédateurs de sa patrie. Une autre épître II l'Empereur lui raconte comment, après avoir poussé une pointe vers Naples, au cœur de l'hiver, afin de former contre 1 Islam une Ligue des princes chrétiens, le Souverain Pontife s'est trouvé seul à supporter tout le poids de la guerre.

Fondi et Terracine sont au pouvoir des infidèles ; ils y sont établis comme chez eux ; aussi, à mon retour de Naples, je n'ai fait qu'un court séjour à Rome. L'âme brisée et le corps souffrant, j'en suis sorti pour me mettre à la tête de mes fidèles Romains et les conduire à la bataille. Avec l'aide de Dieu, nous avons terrassé les Sarrasins ; nous en avons tué un grand nombre ; nous avons enlevé dix-huit navires, et délivré de leurs chaînes six cents chrétiens[3].

Mais cet effort est insuffisant. Plus heureux que Jean VIII, Jean X (914-928) secoue la léthargie des grands feudataires italiens, commande lui-même les troupes de l'Ombrie et des Romagnes, de Naples et de Salerne, de Capoue et de Bénévent, attaque, avec elles, la forteresse du Garigliano et, défavorable aux demi-mesures, détruit le repaire à où les mécréants bravent la Croix. En même temps que l infanterie chrétienne déloge les musulmans de leur citadelle, la flotte pontificale coupe, du côté de la mer, toute retraite à l'ennemi. Une victoire décisive récompense cet effort. Sur les murs de Gaëte, la bannière de la Sainte-Eglise, immédiatement arborée, supplante, pour toujours, l'étendard vert du Prophète. Le glaive temporel du Pontife suprême a définitivement soustrait la terre italienne à la souillure de l'Islam.

Reprochera-t-on à Jean X d'avoir pris lui-même le commandement des troupes ? Mais, en l'absence des princes chrétiens, alors désunis, quel chef, autre que le Pape, pouvait diriger l'offensive contre l'Islam ? De la bataille d'Ostie à Lépante, pas un Pontife ne reculera devant le devoir. Si le glaive, — écrira, plus tard, Pierre le Vénérable à saint Bernard, — demeure toujours au fourreau, que n'osera la scélératesse des méchants qui, grâce à l'impunité, s'enfoncent dans le crime ? Ce n'est qu'avec le fer que le Pape Adrien, l'ami de Charlemagne extirpe du littoral italien la piraterie byzantine et le commerce des esclaves. Ce n'est qu'avec le fer que Serge II repousse les Sarrasins de Rome ; — que sain L Léon IV les refoule dans le Tibre ; — que Jean VIII les bat à Terracine et que Jean X, enfin, les expulse de la péninsule où, étrangers la veille, ils tendaient à devenir les souverains de demain. Chez tous les peuples, observe Joseph de Maistre[4], les fortunés citoyens qui ont l'honneur d'arracher leur pays au joug étranger sont placés au rang des grands hommes : héros, s'ils réussissent, martyrs, s'ils échouent. La stupidité moderne veut excepter les Papes de cette universelle apothéose et de la gloire qui leur revient comme princes temporels.

 

III

 

Sous le Pontificat de saint Léon IV, les Musulmans trouvent dans un moine espagnol, l'abbé de Monte-Major, un adversaire non moins intrépide, que favorise une assistance surnaturelle. Suzerain spirituel de l'Espagne, saint Jacques, depuis les premiers siècles du christianisme, exerce, on le sait, sur les Espagnols, ses vassaux, une sollicitude accessible à toutes les prières et capable de tous les prodiges. Redevable de ses victoires, de ses grandeurs et de ses relèvements à l'apôtre, l'Espagne, aussitôt qu'elle souffre, n'implore jamais vainement la médiation de son vigilant tuteur, toujours debout, l'épée de flammes à la main, dès que l'ennemi menace l'indépendance de la nation ou l'intégrité de son territoire. En 844, lorsque le roi Ramire Ier, après avoir refusé le tribut annuel de cent jeunes vierges nubiles à l'émir Abd-Eram, voit se lever, contre l'Espagne récalcitrante, une armée de cent mille Sarrasins, l'apôtre accourt, soudain, sur un cheval blanc et, de son glaive de feu, — dit la Légende — transperçant 70.000 Maures, met le reste en déroute.

Cette victoire dérobe les cent jeunes Espagnoles à l'esclavage, Ramire à la défaite et l'Espagne à la honte. Vingt autres interventions merveilleuses auréolent chez nos voisins le nom de saint Jacques, et popularisent ses prouesses. Voici la moins connue peut-être, — tant les faits qu'elle évoque heurtent notre instinctive peur du surnaturel et humilient une raison qui ne se fie qu'à ses seules lumières :

 

Au temps du même roi Ramire Ier, les Chrétiens, pour résister à l'invasion musulmane, construisirent, — de même que nos pères envahis par les pirates scandinaves, — des châteaux forts, des bastilles, vastes camps retranchés, où s'abritaient les laboureurs, les marchands, les religieux, les bergers, courageuse élite qui préférait les aléas de la résistance aux déboires trop certains de l'exode. Ces vastes enceintes ne protègent pas toujours contre l'infidèle les populations embusquées derrière les murailles. En Portugal, parmi les rares forteresses réfractaires à l'ennemi, celle de Monte-Major, située près de Coïmbre, brava si longtemps les fils du Prophète, que l'envahisseur, au lieu de se laisser décourager par cette attitude, décide de livrer aux assiégés un assaut suprême. Le chef militaire du château fort, — un moine guerrier, neveu du roi Ramire, —l'abbé Jean, — refugié dans la forteresse avec les religieux de son monastère et les paysans, hommes, femmes, enfants, vieillards, accourus des environs à Monte-Major, — soustrait longtemps la garnison aux sévices d'une race qui ne respecte ni la vie, ni l'honneur des vaincus. Pour enlever la citadelle à l'abbé, le roi Abd-Eram double le nombre des combattants, multiplie les engins, accumule les provisions et les projectiles. Témoin de ces préparatifs, sans illusion sur le sort de la forteresse et de ses hôtes, l'abbé Jean voit déjà les hommes passés au fil de l'épée et les femmes vendues aux sérails d'Afrique. Dans cette extrémité, une résolution tragique s'empare du moine et lui dicte ces paroles qui n'ont d'analogues dans aucune histoire : Amis, dit l'abbé Jean à ses compagnons d'infortune, nous sommes à bout de voie. Le château va être pris, et nous serons tous exterminés. Quant aux femmes et aux enfants, notre sort nous condamne à les voir devenir la proie et le jouet de nos ennemis, ou bien encore, courbés sous le joug d'une intolérable servitude et forcés d'abandonner le Christianisme pour l'infâme religion de Mahomet. Réduits à cette extrémité, ce qui me paraît à la fois le plus convenable et le plus sûr, c'est de commencer par délivrer de la vie ces objets de notre amour, après quoi, ne voulant pas leur survivre, nous pourrons faire une sortie vigoureuse et nous précipiter sur nos assaillants, dans les rangs desquels nous sommes certains de trouver la mort glorieuse que nous aura méritée notre courage.

 

A ce discours répond une adhésion immédiate. Tous les assistants, exécuteurs et victimes, d'un commun accord, se prêtent, sans trouble, les uns au meurtre et les autres au sacrifice qu'exige de leur courage un chef sans hésitation sur son devoir. Le fer à la main, immolant lui-même sa sœur et sa nièce, l'abbé donne le signal de l'holocauste et prêche d'exemple. A l'horreur de cette scène va en succéder une autre : l'hécatombe des bourreaux. Ouvrant les portes de l'enceinte qu'investissent Abd-Eram et son armée, l'abbé Jean et ses compagnons courent vers la mort, mais non sans exhaler le cri de guerre, familier aux soldats espagnols qui se jettent dans la mêlée : Jésus et saint Jacques, secourez-nous ! Miracle ! Au lieu de succomber au nombre, la phalange, conduite par l'abbé Jean, enfonce l'armée barbare, saisie d'épouvante, la poursuit, la talonne et la décime. Les poignards des chrétiens dépeuplent le camp païen et livrent au vainqueur des richesses immenses. Dans la crainte d'un retour offensif, le religieux bénédictin rappelle sa troupe, la rassemble, et l'achemine vers le château fort, ensanglanté par la boucherie de la veille. Malgré l'ivresse du succès, les triomphateurs ne songent pas sans amertume aux femmes, aux enfants qu'ils ont égorgés pour les ravir au déshonneur et qu'aurait peut-être sauvés une foi plus intrépide. Mais voici qu'en chemin deux cavaliers abordent la troupe et, s'adressant à l'abbé, lui demandent, le sourire aux lèvres, de quelle récompense il rémunérera la joyeuse nouvelle qu'ils lui apportent. Sommés de s'expliquer, les cavaliers annoncent... la résurrection simultanée des femmes, des mères, des filles, des sœurs que pleurent les survivants et les auteurs du drame.

La douleur hallucinerait-elle les messagers ?... D'abord plein de défiance, le moine, ensuite mieux renseigné, s'incline, — et, quand le cortège des victimes, venant à la rencontre des exécuteurs, au chant des psaumes et au son des cloches, apparaît, les couleurs de la santé sur la figure, et, la joie du revoir dans les yeux, une légère cicatrice, — un fil rouge faisant le tour de la gorge — atteste tout à la fois la blessure et le miracle. Miséricordieux aux involontaires bourreaux, Notre-Seigneur et saint Jacques ont voulu les libérer de leurs remords et de leur deuil... Bien que la critique la plus rigoureuse certifie ces prodiges, leur grandeur révolte aujourd'hui les peuples qui ne lisent plus l'Evangile. Convenons, d'ailleurs, que de telles grâces ne favorisent que les générations croyantes. Aux époques où la foi s'anémie, une ambiance rebelle au Surnaturel l'exile[5].

 

IV

 

Juge rigoureux du clergé et de ses écrits, défenseur intransigeant de sa mission et de ses devoirs, comment se fait-il, néanmoins, que saint Pierre Damien ne flétrisse pas les évêques qui, dociles au droit féodal, amènent leurs vassaux à l'ost du roi ? Dans une des lettres qu'il adresse au Pape Alexandre II (Epist. X) sur la Réforme des abus, saint Damien ne critique que la pompe militaire et ne condamne que la tumultueuse soldatesque dont s'entourent certains évêques, plus enclins au faste qu'à la prière. Mais si les prélats, obligés au service de l'ost, au lieu de déplorer cette servitude, s'y résignent ; — s'ils entretiennent des milices et s'ils les conduisent à la guerre, non pour obéir à la fougue d'un tempérament guerrier, mais aux astreintes de leur charge et aux exigences d'une coutume ancienne ; — s'ils défèrent, enfin, à un ordre qui ne souffre pas de contradiction, innocente est la présence de ces prélats aux armées et pur de reproche le concours qu'ils donnent aux expéditions belliqueuses. L'onction sacrée exclut le prêtre et l'évêque de la profession des armes, mais non du devoir militaire. Contrainte douloureuse à laquelle le dignitaire ecclésiastique ne se soumet, soldat temporaire de la patrie menacée, qu'aux heures de crise nationale, mais sans affection pour une carrière qui lui est justement interdite. Saint Pierre Damien aurait-il pu, d'ailleurs, réprouver l'attitude des deux Papes, Benoît VIII (1012-1024), et saint Léon IX (1049-1054), qui, sous ses yeux, firent la guerre, le premier aux Sarrasins et le deuxième aux Normands ?

 

En 1016, les Musulmans, après s'être emparés de la ville de Luna, en Toscane, avaient chassé l'évêque, pris possession de la contrée et substitué la loi du Prophète à la loi du Christ. A la nouvelle de cette irruption, Benoît VIII convie aux armes les évêques et les seigneurs temporels. En même temps, pour couper la retraite aux Sarrasins, que Benoît VIII se flatte de vaincre, tous les navires disponibles encombrent, sur son ordre, les ports voisins et surveillent le littoral. Sous le commandement du Pape lui-même, la bataille s'engage et le dénouement de la lutte justifie le calcul optimiste du Souverain Pontife. Pas un sectateur de l'Islam n'échappe au feu des Chrétiens, enfin délivrés d'un contact qui viciait leur atmosphère.

***

Cinquante ans après Benoît VIII, saint Grégoire VII (1073-1085) envisage, à son tour, la guerre contre l'infidèle comme une nécessité et comme un devoir que commandent l'intérêt général et l'honneur de la République Chrétienne. L'Empereur Michel Dukas le supplie de venir à son secours. Dans une lettre écrite aux évêques d'Italie, le Souverain Pontife les adjure d'enrôler des soldats et de les diriger vers Constantinople, où l'Empereur se débat contre les hordes arabes qui débordent ses frontières. Une autre épître, adressée à l'Empereur lui-même, nous initie au vaste projet qui hante l'âme guerrière de saint Grégoire VII. Une armée de 50.000 hommes, rassemblée non loin de Rome, implore un chef, prêt à passer la mer pour aider le Basileus à faire face au péril. Grégoire VII veut aller lui-même, à la tête de cette armée, combattre les barbares, puis, les Sarrasins refoulés, réunir l'Eglise d'Orient à l'Eglise de Rome. Le rétablissement de l'unité religieuse à Constantinople n'est pas la seule tâche que s'assigne d'avance le Pape. S'acheminant vers Jérusalem, saint Grégoire VII en chassera les Turcs, et, fort de cette victoire, ramènera dans le giron de Rome les Arméniens et les peuples maléficiés par l'erreur. Les maux des Chrétiens d'Orient, dit le Souverain Pontife, m'ont ému jusqu'à me faire désirer la mort ; j'aime mieux exposer ma vie pour délivrer les Lieux Saints que de commander à tout l'univers ! Malheureusement, les cruelles sollicitudes qu'infligent au Pape les assauts de l'Empereur d'Allemagne contre l'indépendance de l'Eglise ne permettent pas à saint Grégoire VII d'exécuter le magnifique plan qu'il a développé dans sa lettre à Michel Dukas et ne lui laissent que la gloire d'avoir tracé le programme, — encore inexécuté, hélas ! — des Croisades, et le regret d'avoir été détourné de ce devoir par les Césars germains[6].

Si le successeur de l'illustre Pontife, le Bienheureux Victor III (1087), ne donne satisfaction ni aux instances de l'Empereur, ni aux projets de Grégoire VII, il ne faut accuser que la brièveté d'un pontificat qu'interrompit la mort, au bout de quatre mois à peine. Mais, ce cycle si rapide, une expédition heureuse l'illumine de gloire. A l'appel de Victor III, qui veut frapper l'Islam au cœur, tous les peuples italiens, les Génois et les Pisans, surtout, s'arment, constituent une imposante force militaire et, l'embarquant sur des nefs au-dessus desquelles flotte la bannière du Saint-Siège, la dirigent vers la côte septentrionale de l'Afrique où les émirs sarrasins recrutent leurs guerriers et puisent leurs ressources. S'il faut en croire les chroniques du temps, résumées par Baronius, les précurseurs de la Croisade, après avoir taillé en pièces cent mille Sarrasins, firent parvenir, le jour même, au-delà des mers, la nouvelle de leur triomphe. C'est dans la région de Carthage que se déroulèrent les vicissitudes de cette victoire qui fit tomber les chaînes des esclaves chrétiens et livra aux flammes deux cités, vidées préalablement de leurs richesses : butin immense que le Bienheureux Victor III fit distribuer aux églises de la péninsule, justement fières de ces trophées.

 

Mieux favorisé par la Providence qui lui accorde le privilège d'un plus long stade, le Bienheureux Urbain II (1088-1097) rallie à la Croisade tous les princes chrétiens et peu s'en faut qu'il n'en assume lui-même la direction militaire. Tous les fidèles le supplient de se mettre à leur tête et, s'il décline le fardeau, ce n'est point le caractère de ses fonctions que le Pape allègue, mais le conflit qui le met aux prises avec l'Allemagne, — comme toujours hostile à l'intérêt général. Cette lutte pénible empêche le Souverain Pontife de quitter l'Europe et l'oblige à se dessaisir de son commandement entre les mains de l'évêque du Puy, Adhémar de Monteil, à la fois Légat du Saint-Siège et souverain arbitre des opérations de guerre. Arborant tout à la fois les insignes du Pontife et l'armure du chevalier, les croisés honoreront dans Adhémar, non moins le chef spirituel doué de toutes les vertus chrétiennes, que le capitaine, jamais décontenancé dans les plus ardentes mêlées. Au belliqueux appel d'Urbain II répondent la plupart des évêques tenus au service d'ost. En cas de guerre, si le devoir féodal leur ordonne de suivre le roi à l'armée, une plus stricte obligation ne leur enjoint-elle pas de marcher, aujourd'hui, pour le service de l'Eglise ? Les chroniques contemporaines citent les évêques de Bayeux, d'Apt, de Lodève, d'Orange, l'archevêque de Tolède, et nous les montrent conduisant eux-mêmes leurs vassaux à la guerre sainte ; valeureux émules des Godefroy de Bouillon, des Saint-Gilles, des Tancrède, mais en même temps antagonistes intrépides des mœurs barbares que le paganisme a légués aux hordes guerrières[7].

 

 

 



[1] Les vicissitudes de la lutte soutenue sur mer et sur terre par les Papes contre l'Islam a été écrite par un érudit historien peu connu en France, par un moine dominicain qui fut l'ami de Lacordaire, le P. ALBERT GUGLIELMOTTI, dans sa Storia della marina pontifices, 3 volumes, Florence 1871. Les Italiens ont élevé une statue à l'auteur. Nous lui empruntons tous les faits qui concernent les Croisades maritimes des Papes.

[2] VOLTAIRE, Essai sur les mœurs, t. II, chap. XXVIII.

[3] Epistola Carolo imp., oct. 876. Citation du P. GUGLIELMOTTI, t. I, liv. XVI.

[4] Le Pape (Edit. de la Bonne Presse), p. 210.

[5] BOLLANDISTES, Acta Sanctorum, 25 julii. — BRETTO, Hist. des Bénédictins du Portugal, II, part. II, chap. IV. — DE MIRVILLE, Des Esprits, de l'Esprit Saint et du Miracle, Appendices et Suppléments du 1er vol. du IIIe Mémoire, 38-59. — L'historien Pierre de Marca raconte que voulant lever toute espèce de doute au sujet de cet événement, il se rendit, en 1636, à Monte-Major. L'archevêque de Toulouse fit une enquête sur les lieux, écouta les hommes les plus instruits, et ces derniers lui montrèrent plus de trente descendants des anciens décapités, portant encore au cou le fameux fil rouge. (MARCA, Hispanica, liv. III, c. XXX.)

[6] L'abbé O. DELARC, Histoire de S. Grégoire VII, passim.

[7] MICHAUD, Histoire des Croisades, I, 94.