I. Rôle de l'Évêque au début de la Monarchie. - Évêque defensor civitatis. - Ferreolus à Limoges ; Anstrégésile à Tours, etc. — II. Comment les Évêques furent investis de la fonction militaire. - C'est le devoir féodal qui leur confère cette obligation. — III. Prélats guerriers. - Savaricus et Haymar (VIIIe siècle) évêques d'Auxerre. — IV. Ralliement des Évêques autour de Charlemagne. - Empire chrétien idéal. — V. Le rôle militaire des Evêques se personnifie dans Turpin, archevêque de Reims, le héros de la Chanson de Roland, et dans Isoré, archevêque de Dol, le héros du Roman d'Aquin. — VI. Un Capitulaire apocryphe. - Les grands seigneurs ecclésiastiques, et l'Abbé de Saint-Denys. I L'ascendant dont jouit l'Évêque, dès les premiers jours de la Monarchie franque, l'a peu à peu préparé à tous les rôles et lui a ouvert les avenues de toutes les suprématies. Si l'Evêque et le Comte représentent, dans chaque cité, l'autorité publique, le caractère sacré du serviteur de Dieu ne tarde pas à exhausser le pontife sur un sommet qui domine tous les pouvoirs. Sans doute, le Roi nomme l'Evêque, mais le roi n'est que l'instrument dont Dieu se sert pour donner un guide à la foule et une voix à ses doléances. Successeur direct des Apôtres, l'Evêque se présente au peuple, non comme l'élu d'un monarque, mais comme le messager de Dieu lui-même ; non comme l'agent d'un pouvoir terrestre, mais comme le médiateur du Ciel avec la terre. Ecoutez le discours que l'évêque Prétextat adresse à la reine Frédégonde qui le menace de l'exil : En exil et hors de l'exil, je serai toujours Evêque, tandis que ta puissance, ô Reine, est amissible et révocable ! L'autorité immortelle vibre sous son enveloppe éphémère. Aussi la cité salue dans l'Evêque son seul et vrai mandataire, indépendant des puissances humaines, soustrait à leur arbitraire, ainsi qu'à leurs vicissitudes. Certes, un édit authentique ne lui a point décerné la succession du haut fonctionnaire que le droit romain qualifie de defensor civitatis. Mais, sans qu'une investiture légale lui ait transféré cette magistrature, le prélat, à la demande unanime de la multitude, en assume les devoirs, les charges et les risques. Fastueux arc triomphal, quand l'Empire romain s'écroula, laissant, répandus sur le sol, — fragments épars de sa ruine, — trône impérial, sénat, dynasties consulaires, etc., un seul pilier survécut à la chute du monument et défia la tourmente : l'Église ! Résistance naturelle. Dans l'effondrement général, l'Église a ramassé tout ce qui reste de justice et d'idéal dans l'univers. Sans chefs, sans patrie, sans drapeau, les hommes du VIe siècle, pauvres lambeaux de peuples tombés en poussière, n'ont plus alors entre eux d'autre signe et d'autre mot de ralliement que la foi dont palpite leur cœur. Seul abri demeuré intact, la Basilique chrétienne sert de rendez-vous aux fidèles échappés à la débâcle : c'est là seulement qu'ils prennent acte de leur existence collective, de leurs forces, de leurs droits, de leurs espérances. La communauté politique d'hier s'est tout à coup muée en une communauté spirituelle dont l'Evêque est l'âme et devient le chef. En face du Pontife, qu'est-ce que le Comte ? L'héritier de l'exacteur romain, le collecteur qui lève l'impôt, le publicain qui rançonne le peuple et qui vit du tribut prélevé, trop souvent à coups de fouet, sur la détresse populaire. Pouvoir barbare contre lequel, sous le régime nouveau, ose se dresser un seul homme : l'Evêque ! A Limoges, quand le taxateur Marcus vient, au nom de Frédégonde, saigner la ville, l'évêque Ferreolus déchire les registres, et congédie le fonctionnaire. A Bourges, même geste de l'évêque Austrégésile. A Tours, le comte Leudaste, capitule, lui aussi, devant saint Grégoire. Officier royal d'abord égal du comte, puis bientôt son supérieur, l'Evêque le contrôle, l'admoneste, et, s'il commet un abus de pouvoir, le châtie[1], Dans le rayonnement de la prééminence épiscopale s'éclipse le chef laïque amoindri. Le pouvoir épiscopal, supplante le pouvoir temporel. Dès la fin du VIIe siècle, Limoges, Reims et nombre d'autres villes n'ont d'autre arbitre que l'Évêque, chef à peu près autonome, uni au roi de France par une obédience qui fait du prélat moins le subordonné du Roi que son auxiliaire, et moins son auxiliaire que son tuteur. L'autorité centrale, dit Paul Viollet[2], est elle-même soumise à cette influence. Quicherat va plus loin : A cette époque, écrit l'illustre chartiste, les Evêques et les Abbés apparaissent constamment, dans les protocoles, comme les protecteurs naturels et nécessaires du souverain. Le maniement des affaires de l'Etat leur appartient par droit et par devoir[3]. II Mais, si nombreuses et si importantes que soient les prérogatives de l'Evêque, comment se fait-il que le service militaire assujettisse à ses contraintes une telle puissance ? Les lois canoniques écartent des tumultes guerriers les gardiens du sanctuaire. Si les chefs de l'Eglise s'interdisent la carrière des armes, l'invasion du territoire national les oblige à faire face à l'ennemi. Comment expliquer cette contradiction apparente ? Il faut se rappeler que les barbares, après avoir renversé l'Empire romain, se partagèrent le territoire ravi à César. La veille, en vertu du principe formulé parles légistes, la terre appartenait à l'Empereur ; maintenant, voici qu'elle est le butin de la tribu victorieuse ou plutôt de son chef. Le nouveau détenteur se réservera-t-il, à son tour, la propriété permanente des provinces conquises ? L'instinct catholique l'emporte, dans l'âme du barbare baptisé, sur l'égoïsme et la cupidité qui dominent les races vieillies. Le maître nouveau comprend que l'épée ne peut tout trancher. Pour valider son œuvre, il faut lui donner une sanction morale. D'ailleurs, partout se hérissent des forêts de lances. En face des voisins turbulents ou hostiles, le souci du lendemain commande au chef d'associer définitivement à sa fortune les compagnons qui le secondèrent et lui conseille de grouper autour de son castellum des amitiés et des forces intéressées à la même cause. Par conséquent, se tournant vers le coadjuteur de la veille, le Roi lui dit : Je te donne des terres et, avec elles, la part de souveraineté qu'elles comportent. En retour, chaque fois que je tirerai l'épée pour me défendre contre un voisin ambitieux, tu répondras à mon appel et tu me devras fidélité. Moi, je te devrai protection ; mon épée et ma parole seront ton égide. Ce pacte de sauvegarde réciproque, ce contrat de solidarité armée entre le suzerain et le vassal devient le fondement de la société nouvelle. Le territoire concédé par le prince prend le nom de fief et s'appelle en latin beneficium. Conviés au partage des terres, titulaires de fiefs, — fidèles du Roi, — les évêques et les abbés contractent, ipso facto, les mêmes engagements que les feudataires laïques et s'obligent, comme eux, à fournir au souverain qui part en guerre le contingent de soldats qu'exigent la défense et la sûreté du royaume. Comment les clercs pourraient-ils se dérober à ce devoir ? Et d'abord, en se portant au secours de la patrie menacée, ils défendent ce qu'ils ont de plus cher au monde : l'Eglise et le peuple chrétien, les autels et les foyers. Si, dans la crise que traverse le souverain, seul le clergé restait à l'écart du péril et s'exonérait du devoir, quel discrédit n'encourraient point les dignitaires insensibles à la commune détresse ? Mais la tentation d'une telle défaillance n'effleure même pas un Corps qui, de tous les crimes, n'en connaît pas de plus grand que la félonie et le parjure. Plus le feudataire se montre docile aux commandements divins, plus le serment qui le lie à son seigneur devient inviolable et sacré. III L'ordre est le premier bien des sociétés politiques. Le péril des invasions, le désarroi de la société laïque et l'absence des chefs militaires induisent, au VIIIe siècle, maints évêques à déposer de temps en temps la crosse pour rassembler, le glaive en main, les forces dispersées et forger une patrie. Ainsi fit Savaricus, évêque d'Auxerre (710-715). Désireux de mettre fin aux dissensions civiles qui déchirent la France, Savaricus déclare la guerre aux perturbateurs et groupe, sous sa puissante main, les territoires que les factieux se disputent et dévastent. Tour à tour, les pays d'Orléans, de Nevers, de Tonnerre, d'Avallon et de Troyes tombent en son pouvoir et se rangent sous une loi qui les coordonne. Une bataille, livrée près de Villers-Cotterêts, consolide les acquisitions de Savaricus et l'engage à pousser plus loin ses conquêtes et son œuvre. Mais au moment où le prélat, suivi d'une nombreuse armée, va toucher Lyon, un coup de foudre l'arrête au milieu de son triomphe. Pontife patriote et guerrier comme son prédécesseur, l'évêque Haymar (748-763) s'assujettit presque tout le duché de Bourgogne, et, non moins généreux que brave, gratifie de ses largesses les églises et les pauvres. A deux reprises, Haymar lève, à ses frais, une armée et dirige contre l'Aquitaine une campagne chaque fois heureuse. La première fois, il suit Charles Martel dans la lutte que le fils de Pépin, d'accord avec Eude, duc d'Aquitaine, engage contre le prince sarrasin Aymon, roi de Saragosse. Une ville, nommée Iberra, sert de théâtre à une bataille où Haymar, à la tête de ses troupes, inflige aux Sarrasins une défaite qui soustrait les chrétiens de la Vasconie à l'oppression de l'Islam. La deuxième fois, l'évêque d'Auxerre, sur la demande de Charles Martel, tourne ses armes contre le duc Eude, infidèle à la foi jurée, et taille en pièces les Aquitains qui, pour la plupart, perdent la vie, sauf leur chef, le duc Eudes, qu'une fuite précipitée dérobe à la mort et rend à la lutte. Accusé par Charles Martel d'avoir favorisé l'évasion du prince, l'évêque subit, d'abord à Bastogne, la peine de l'emprisonnement, puis succombe à Lifold, près de Neufchâteau (Lorraine), sous les coups de lance dont le harcèle une bande de tueurs, au moment où, les bras en croix, il lève les yeux vers le Ciel libérateur[4]. S'il faut en croire le savant abbé Lebeuf, la voix populaire vénéra longtemps, comme un saint l'allié de Charles Martel et sa victime. IV Sous les Rois de la première race, l'Eglise avait jeté dans la société qui fermentait alors les premiers germes de notre future grandeur. Entre la religion nouvelle et la force indomptée du paganisme s'engage, pendant trois siècles, une lutte qui, prolongée, aurait pu compromettre définitivement notre avenir si l'Épiscopat, fort de sa mission, de son unité, de sa hiérarchie, de sa sagesse, n'avait raffermi de ses mains puissantes une Royauté perpétuellement ébranlée par les conflits de la Neustrie, de l'Austrasie et de la Bourgogne. Les mœurs sanguinaires des princes, les dissensions et les pillages impunis des grands, les usurpations des maires du Palais, enfin, l'avilissement d'une Royauté résignée à n'être plus qu'un simulacre, tous ces désordres obligèrent l'Église à rompre avec un régime qui finissait par pervertir chez les peuples le respect de l'autorité, l'idée de l'ordre et le sentiment du divin. Le clergé pouvait-il abandonner nos pères à une dynastie qui semblait avoir perdu la foi dans sa vocation et dans la nôtre ? Il fallait que la France, sortie du chaos des invasions, apprît que, sur les trônes, pouvaient s'asseoir d'autres souverains que les féroces et débiles héritiers de Clovis, et contemplât, dans un chef couronné par le Pape lui-même, le type idéal du Roi chrétien. Ce chef sera Charlemagne. C'est grâce à l'Eglise que palpite, au fond de toutes les âmes, une inoubliable figure, l'Emperor au vis fier et à la barbe florie des bardes et des trouvères ; — l'Empereur de la Chanson de Roland ; — l'Empereur qui, valeureux sergent de Jésus-Christ, remplit tous les devoirs du ministère royal et n'en ignore que les défaillances. Moïse guerrier, Charlemagne, en assurant l'indépendance du Vicaire de Dieu sur terre, commence par donner à la société chrétienne un témoin du devoir, un gardien permanent des vérités éternelles, une conscience ! Ses trente-trois campagnes au Nord et à l'Est contre les Saxons, les Avares, les Thuringiens, les Slaves et les Danois ; ses dix-sept expéditions au Midi contre les Arabes et les Lombards n'ont d'autre but que de rassembler tous les peuples, depuis les îles Orcades jusqu'aux steppes asiatiques, dans la fraternité d'une concorde puissante. Sans le jaloux et néfaste particularisme du Basileus byzantin, la même loi morale eût, dès le IXe siècle, fondé sous les auspices de Charles, l'unité du monde et gratifié l'univers de la paix chrétienne. Si ce grand dessein hante encore aujourd'hui toutes les âmes généreuses, comment oublierions-nous jamais que nous en devons l'éblouissement à l'Eglise qui fit du règne de ce grand prince un âge d'or que ne cessent d'appeler, nuit et jour, nos songes divins ? Même au soir des plus grands deuils, le fils de Pépin et ses douze pairs ne nous apparaissent-ils pas comme notre fierté et comme notre espoir, et n'opposent-ils point à la désolation des cités envahies et des foyers saccagés l'image de la doulce France, de la France vulnérable, sans doute, mais immortelle ! Le règne de Charlemagne nous fait assister il l'accord du Sacerdoce et de l'Empire, unis dans les mêmes certitudes, les mêmes devoirs et les mêmes préférences. Soumis au Décalogue, le pouvoir laïque confère à l'autorité religieuse les respects et les fidélités des peuples. Préceptes chrétiens et lois de l'Église, Charlemagne les introduit dans ses Capitulaires pour les imposer à l'Etat comme aux familles, aux Corps comme aux individus, désormais libérés du devoir de chercher la vérité comme du droit de la méconnaître. La fonction des chefs temporels est de protéger la société contre les puissances ennemies qui conspirent à sa ruine. L'incrédule est un factieux : s'insurger contre son Créateur, n'est-ce pas violer l'ordre ? Défenseurs de la vérité contre l'erreur, les Rois ne peuvent pas plus permettre à leurs sujets de contester la Vérité qui fortifie l'Etat, que d'adopter l'erreur qui l'ébranlé. La grandiose conception de l'Empire chrétien, soumis à un maître unique, correspond trop aux préférences d'une Eglise justement avide d'unité morale pour que le Pontificat suprême n'affectionne pas, dans la dynastie carlovingienne, le rempart de notre grandeur. V Les prouesses épiscopales émurent de bonne heure les peuples frappés de tant de vertus et pleins d'une admiration naïve pour ces paladins, vrais surhommes qu'exhausse au-dessus de leurs égaux le prestige de l'onction sainte. Les cantilènes populaires sanctionnèrent cette ferveur, et, comme il arrive toujours, la gratitude de la foule ne retint, parmi mille prélats guerriers, qu'un nom qui désormais constellera de son auréole le firmament chevaleresque. Ce nom, c'est celui du fameux Turpin, archevêque de Reims (788 à 794), contemporain de saint Ebbon et de saint Emilien. Absent de toutes les Chroniques, Turpin remplit, en revanche, de ses sonores apertises d'armes le cycle légendaire de Charlemagne et de ses douze pairs, la Chanson de Roland et le Geste de Guillaume. A quel titre Turpin jouit-il de ce privilège ? Si, depuis le sacre de Clovis, la Chrétienté salue, dans Reims, la capitale catholique de la France, nos ancêtres honorent, dans l'archevêque, le plus fervent vassal de la Couronne. Dès qu'un conflit s'engage entre le roi et l'un de ses feudataires, l'archevêque de Reims ne balance jamais : sa loyauté s'affirme aussitôt avec une inflexible certitude en faveur du Prince. La seigneurie ecclésiastique de Reims est alors pour la royauté, dit M. Jacques Flach, plus qu'une citadelle et un boulevard, c'est à la fois une Marche qui garde les frontières de la Gaule, un réservoir de guerriers et de ressources pécuniaires, enfin, un foyer spirituel où s'alimente et se renouvelle la Majesté royale[5]. Placé à la tête de notre métropole religieuse, Turpin est le premier de nos preux ecclésiastiques, comme il est le premier de nos Chefs spirituels. Jamais le Pontife ne se sépare du guerrier. Seigneurs barons dit Turpin au début de la bataille. ... Charles nous a laissés ici ; C'est notre roi ; notre devoir est de mourir pour lui. Chrétienté est-elle en péril ? Maintenez-la. Il est certain que vous aurez bataille ; Car, sous vos yeux, voici les Sarrasins. Or donc, battez votre coulpe et demandez à Dieu merci, Si vous mourez, vous serez tous martyrs, Dans le grand Paradis vos places sont toutes prêtes. Après ce discours, la bénédiction : Français, descendant de cheval, s'agenouillent à terre, Et l'archevêque les bénit de par Dieu Pour
votre pénitence, vous frapperez les païens ! Turpin n'est pas le dernier à paver de sa personne. Sous les coups d'épée tombent à foison les païens. Témoins de ces exploits, Les Français se disent : Voilà du courage ! Cet archevêque sait bien garder sa crosse. Cependant, le comte Roland appelle Olivier : Sire
compagnon, ne serez-vous pas de mon avis ? Sous le ciel il n'est pas de meilleur. Comme il sait frapper de la lance et de l'épieu ! Atteint, à son tour, l'archevêque mesure de son corps la plaine. Aussitôt, Roland accourt, Lui croise ses blanches mains, les belles, Et, tristement, selon la mode de son pays, lui fait oraison[6] Quelle grandeur morale dans ce discours ! Devant Turpin expiré, Roland ne se souvient plus du preux et ne glorifie que le pontife, non moins tendre aux chrétiens qu'inclément aux infidèles ! Toute l'ardeur guerrière du prélat batailleur s'éteint dans le calme de l'œuvre achevée et l'aube du jour éternel qui se lève. Nombreux furent, au VIIIe siècle, ces prélats guerriers et, quand les Maures, chassés de notre pays, franchirent les Pyrénées, s'il est certain, — fait observer M. Joseph Bédier —, que l'Eglise, et, surtout Cluny, dirigèrent les Croisades d'Espagne, on sait également que parmi les chevaliers qui passèrent les monts, marchaient des évêques et des moines[7], inflexiblement résolus à combattre, dans l'Islam, l'adversaire le plus redoutable, non seulement de l'idéal divin, mais de toute grandeur humaine. Un autre archevêque-guerrier remplit de ses fanfares et de ses prouesses la Légende poétique de Charlemagne. Ouvrons la célèbre Chanson de Geste du XIIe siècle, le Roman d'Aquin[8]. L'Empereur, parti de France avec une armée et les douze pairs, se dirige vers la Bretagne, en proie aux païens. Il faut que la miséricorde divine et les suffrages des saints assistent les Croisés. Le Mont Saint-Michel reçoit donc la visite du vainqueur des Saxons. Charles, prosterné sur le parvis, implore de l'Archange la sauvegarde de ses compagnons et la déroute de l'ennemi. La Sélune et le Couesnon traversés, l'Empereur arrive à Dol, où le peuple vénère la mémoire de l'évêque Samson, qui vint, d'Angleterre en Armor, porté sur une cuve de granit, comme un pêcheur dans sa barque. Après s'être agenouillé devant la statue de saint Samson, Charles sort de la cathédrale et rencontre les barons de Bretagne et leurs vassaux en guerre contre l'armée barbare. Aleth (Saint-Malo), est le quartier général des sectateurs de Mahom et le roi Aquin, leur chef. Les Bretons n'ont à leur tête ni un roi, ni un comte, mais l'archevêque de Dol, qu'ils appellent Isoré. Entre l'archevêque et Charlemagne s'ouvre un colloque : Si je n'avais avec moi Ripé, Salomon, Baudoisin, Richer, Tiori et les autres barons de Bretagne, — dit Isoré, — les païens auraient, depuis longtemps, franchi le Couesnon. Le roi Aquin a juré de conquérir le pays et se vante de prendre bientôt Orléans, Lyon, Paris, Chartres, d'agenouiller tous les Français devant Mahom et de me murer dans une prison. Avec vous, sire, conclut l'archevêque, nous éviterons cette honte. Sous ma bannière marcheront quatre mille Bretons, tous chevaliers de renom que les Sarrasins ont chassés de leurs terres. Charlemagne promet son aide et, sur-le-champ, la bataille se déroule. De même que Turpin, l'archevêque de Dol combat aux premiers rangs : Nostre archevesque, cui Dieu croisse bonté, Fut, en l'estor, moult richement armé En sa compaigne et Bretons a planté S'enseigne crié par moult grant fierté Et fiert païens de l'épée nocëllé, A maint en perce le front et la teste ; A yerst poing ont ung paï en tué, A un poignent et poignent à l'autre. (Vers 802-809.) Il est inutile de poursuivre l'analyse de cette Chanson à Aquin, où le trouvère entrelace aux fioritures de la fable un nom fameux et des détails importants pour l'histoire. Cette suprématie militaire de l'archevêque de Dol est probablement suggérée par le rôle que joua, au Xe siècle, un authentique prélat du même siège, Wicohen, au cours de la guerre qu'il soutint contre Conan le Tort, comte de Rennes. Il faut peut-être y voir également une réminiscence de la guerre qui, vers la même époque, met en présence les Normands du duc Richard de Normandie et les Bretons de Thibaud le Tricheur. Citons, enfin, un autre pontife guerrier, Guerec, évêque de Nantes, adversaire, comme Wicohen, de Conan le Tort qui battit Guerec à Conquereuil (982), non loin de Guéméné. Mais, dans ces temps anciens, la plupart des prélats ne disputent-ils pas aux ducs et aux comtes la conduite des expéditions militaires ? VI Si Charlemagne compta tant de Pontifes parmi les chefs de son armée, comment faire concorder ce compagnonnage avec le Capitulaire où la présence de trois évêques seulement dans toute formation militaire est permise, non certes, pour concourir au service de l'ost, mais pour bénir les soldats, les prêcher et pourvoir à leurs besoins spirituels ? D'après le savant Paul Viollet[9], ce texte émanerait, non de l'Empereur, mais d'un prélat qui, pour légitimer d'invincibles répugnances, crut devoir forger un texte plus conforme à ses désirs qu'à la volonté impériale. Les Capitulaires antérieurs et postérieurs infirment, au surplus, le document invoqué par quelques canonistes contre les obligations militaires imposées aux évêques de l'époque carlovingienne. Ravir au prince les contingents épiscopaux eût été dissoudre l'ost royal et, devant l'ennemi, désarmer l'Empereur de ses meilleurs troupes. Ni Charlemagne, ni l'Episcopat ne pouvaient favoriser de telles défaillances. Une loi de Louis le Débonnaire étend aux abbayes l'obligation de la milice, mais en la restreignant à quatorze fiefs conventuels, situés, pour la plupart, dans la mouvance du domaine royal. Au nombre de neuf, les grands seigneurs ecclésiastiques, comtes ou ducs, gouvernent les églises de Laon, de Reims, de Châlons, de Langres, du Puy en Velay, de Mende, de Viviers et de Narbonne. L'évêque de Mende, seigneur et gouverneur de Mende, comte du Gévaudan, bat monnaie, enrôle des soldats et lève deux impôts : un tribut annuel sur chaque chef de famille, sur chaque paire de bœufs, etc., pour entretenir des troupes ; une redevance, appelée le denier de Saint-Privat que doivent acquitter tous les diocésains, à partir de l'âge de quinze ans. Les rois d'Aragon et les comtes de Rodez, vassaux de l'évêque de Amende, lui doivent hommage[10]. Assujettis à tous les services exigés des grands feudataires, les évêques obtiennent de leur suzerain d'autant moins de dispenses que les rois utilisent plus volontiers le concours militaire des prélats pour démanteler peu à peu l'oligarchie féodale, moins sûre et moins dévouée au bien public. Les mêmes devoirs lient les abbés au roi. L'Abbé de Saint-Denys possède une Maison militaire, placée sous les ordres d'un grand maréchal, et arbore un oriflamme qui, confié d'abord au comte du Vexin, ne tarde pas à devenir l'étendard de la Race capétienne. En somme, ainsi que le dit M. Flach, le clergé forme le principal Corps des fidèles du roi. — C'est, par le clergé, — déclare à son tour Luchaire[11], — que l'influence monarchique grandit et pénètre même dans les pays les plus éloignés de l'Ile-de-France. Dépourvu de fonctionnaires proprement dits, le roi se dédommage de cette pénurie en octroyant aux Evêques toutes les charges et tous les postes. — L'Evêque est partout, appuie Paul Viollet... C'est une puissance dont les racines vivaces se ramifient de toutes parts sur le sol de l'ancienne société romaine en décomposition. Un métropolitain d'Arles lève des troupes et intronise, manu militari, ses suffragants[12], — initiative d'autant plus remarquable qu'à cette époque l'archevêque d'Arles exerce, au nom de Rome, une sorte de suprématie sur l'Eglise des Gaules. |
[1] MAURICE PROU, La Gaule mérovingienne, chap. IV, L'Eglise, 104-121.
[2] PAUL VIOLLET, Histoire des Institutions politiques de la France, t. I, 304.
[3] Bibliothèque de l'École des Chartes, 6e série, T. Ier, 552.
[4] De gestis episcoporum Autissodorensium. MIGNE, t. CXXXVIII, col. 215-246. GALLIA CHRISTIANA, XII, 269. Mémoires concernant l'Histoire ecclésiastique et civile du diocèse d'Auxerre, par l'abbé Lebeuf, continués par Challe et Quantin (édit. 1848-1855), t. I, p. 172 et sqq.
[5] Origines de l'Ancienne France, t. III, 559. Diplôme de la Reine Serberge (968) : Locus sancti Remigii qui semper ab antiquo regis donationibus, utpote caput Franciæ, fuerat honoratus.
[6] La Chanson de Roland, texte critique, traduction et commentaire, par Léon Gautier, 5e éd. 109, 209.
[7] M. JOSEPH BEDIER (Légendes poétiques, IV, 383) ajoute que le rôle attribué à un archevêque de Reims aurait tout aussi bien pu être confié à tel autre prélat non moins authentique du temps de Charlemagne.
[8] Chanson d'Aquin (Roman d'Aquin ou la Conquête de Bretagne par le roi Charlemagne), Chanson de geste du XIIe siècle, publiée par F. Joüon des Longrais. Nantes, 1880.
[9] PAUL VIOLLET, Histoire de nos institutions politiques, t. I, 441. Le texte se trouve dans BALUZE, II, col. 405 et suivantes.
[10] BOUTARIC, Institutions militaires, 281.
[11] LUCHAIRE, Man. des Instit. franc., 44.
[12] PAUL VIOLLET, Histoire de nos institutions politiques, t. I, 383.