HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

DEUXIÈME PARTIE. — L'HISTOIRE DES GUERRES MÉDIQUES DANS HÉRODOTE.

LIVRE II. — LA SECONDE GUERRE MÉDIQUE.

 

 

CHAPITRE IV. — LES BATAILLES DE PLATÉES ET DE MYCALE.

 

§ I. — Les partis à Athènes après Salamine : la chute de Thémistocle. - La flotte grecque an printemps de l'année 479. - Négociations de Mardonius avec Athènes.

Le fait qui domine l'histoire politique d'Athènes entre les batailles de Salamine et de Platées, c'est que Thémistocle disparait de la scène, pour faire place à deux hommes du parti opposé, Aristide et Xanthippe. C'est Xanthippe qui commande le contingent d'Athènes dans la flotte de 110 vaisseaux réunie à Égine au printemps de 479 (VIII, 131) ; c'est Aristide qui commande les hoplites athéniens à Platées. Ainsi le vainqueur de Salamine est rejeté tout à coup dans l'ombre. Comment s'est produite cette chute de Thémistocle ? Quelle cause peut-on assigner à cette révolution ?

Hérodote est muet sur ce point : loin d'expliquer la chute de Thémistocle, il la passe totalement sous silence. Déterminons donc d'abord, autant que possible, la nature du fait en question : s'agit-il d'un simple remplacement de généraux ou d'une véritable destitution de Thémistocle ? Grote estime que le changement arriva naturellement par suite des élections nouvelles[1], et cette opinion est partagée par M. U. von Wilamowitz-Müllendorff, qui s'appuie sur cette prétendue élection des généraux athéniens pendant l'hiver 480-479, pour soutenir que l'entrée en charge des stratèges ne coïncidait pas alors avec le commencement de l'année civile[2]. Cette opinion ne nous paraît pas acceptable : elle ne repose sur aucun fait certain, et elle n'a guère en elle-même de vraisemblance : l'institution des stratèges se rattache à une réforme essentiellement politique de Clisthène, et, dès le principe comme dans la suite, l'élection de ces nouveaux magistrats dut se faire en même temps que le tirage au sort ou l'élection de tous les autres[3]. La chute de Thémistocle doit donc s'expliquer, suivant nous, autrement que par la fin régulière de ses pouvoirs : stratège dès le printemps de l'année 480 lors de l'expédition de Tempé, il avait été réélu dans l'été de la même année, pour une année nouvelle, et il devait régulièrement rester un an au pouvoir ; s'il ne paraît pas à la tête de la flotte au printemps de l'année 479, c'est que dans l'intervalle il avait été destitué[4].

Le silence d'Hérodote sur un fait aussi important ne doit pas trop nous surprendre, si nous songeons que le même historien n'a pas parlé davantage, dans les livres précédents, des rivalités politiques. de Miltiade et de Thémistocle, de Thémistocle et d'Aristide. Mais ici le défaut de cette méthode a semblé d'autant plus grave, que l'on soupçonne la destitution de Thémistocle d'avoir eu pour cause un changement dans les opérations militaires elles-mêmes. Hérodote n'a établi aucun lien entre la disparition du vainqueur de Salamine et la nouvelle direction imprimée à la guerre pendant l'année 479. C'est là, suivant les critiques modernes, une faute impardonnable, et qui condamne tout le récit que fait l'historien des campagnes de Platées et de Mycale.

Ce reproche est en partie fondé, mais en partie seulement. Depuis longtemps les historiens de la guerre médique ont remarqué que la victoire d'Aristide et de Xanthippe sur Thémistocle avait coïncidé avec l'adoption de nouveaux plans de campagne, et que sans doute, en se débarrassant du vainqueur de Salamine, les Athéniens avaient été heureux de rester désormais dans leur ville et de se défendre sur terre contre Mardonius, plutôt que de continuer les opérations sur mer suivant la tactique de l'année précédente. Voilà les dispositions nouvelles qu'Hérodote aurait pu et dû peut-être signaler chez les Athéniens. Mais la question est de savoir de quelle nature est au juste ce rapport qu'on établit entre la chute de Thémistocle et le changement survenu dans la conduite des opérations militaires : est-ce la chute du représentant de la guerre maritime qui a déterminé ce changement, ou, inversement, la volonté des Athéniens de renoncer à cette guerre s'est-elle exprimée précisément par la chute de Thémistocle ? La plupart des savants se prononcent aujourd'hui pour la seconde de ces hypothèses, et bâtissent sur cette base tout un système de combinaisons stratégiques. Voici en résumé, et sans tenir compte des nuances qui séparent ici MM. Nitzsch, Duncker et Delbrück[5], comment on explique la marche des choses.

Aussitôt après la réunion des alliés à l'Isthme, Thémistocle se rend à Sparte, où il est l'objet des honneurs les plus extraordinaires qu'un étranger y ait jamais reçus. Le même homme qui avait le plus énergiquement combattu Eurybiade dans la campagne de Salamine, et qui à l'Isthme même avait éprouvé encore la jalousie des généraux alliés, est tout à coup recherché, choyé par les Spartiates. D'où vient cette volte-face ? C'est que Thémistocle est toujours et avant tout le partisan de,la guerre maritime ; il n'a pas renoncé à l'idée de reprendre la mer au printemps de l'année suivante, c'est-à-dire d'abandonner de nouveau Athènes à l'ennemi. Or, tandis que cette politique perd du terrain à Athènes, elle répond aux secrètes aspirations de Sparte : tant qu'Athènes est tout entière sur ses vaisseaux, Sparte peut protéger le Péloponnèse sans sortir de l'isthme de Corinthe, sans s'engager dans une campage en Attique ou en Béotie ; au contraire, si les Athéniens veulent défendre leur ville ou leur territoire contre une seconde invasion, les conventions fédérales obligent Sparte à sortir du Péloponnèse et à risquer une bataille rangée. Dans cet état de choses, les Athéniens, pour bien marquer leurs intentions nouvelles, destituent Thémistocle, et se préparent sous de nouveaux chefs à porter la guerre en Béotie. Mais les Spartiates résistent à ces projets, et continuent à préconiser une expédition sur mer. Ainsi se passent tout le printemps et une partie de l'été de 479. Chaque État incline du côté où le portent ses intérêts : Athènes voudrait se battre en Béotie, et refuse de tenter une action maritime — car, la flotte perse une fois détruite, les Spartiates n'auraient plus besoin d'Athènes et pourraient s'enfermer dans leur presqu'île — ; Sparte, au contraire, pousse à une diversion dans les fies et sur les côtes de l'Ionie. Toutes les hésitations des Grecs et les retards des opérations militaires viennent de là. Enfin, comme Sparte a besoin de la flotte athénienne pour protéger ses côtes, elle se décide à envoyer des troupes en Béotie, mais alors même elle donne à Pausanias l'ordre de rester sur la défensive ; c'est du côté de la mer qu'elle veut prendre l'offensive ; car une diversion de ce côté peut encore épargner une bataille sur terre. A la fin, elle l'emporte, Léotychide répond à l'invitation des Samiens et s'avance vers la côte d'Asie ; à cette nouvelle, Mardonius se décide à attaquer les Grecs en Béotie, et ainsi les deux batailles de Mycale et de Platées sont inséparables l'une de l'autre, puisque l'initiative prise sur mer est ce qui détermine sur terre le combat décisif.

Cette curieuse hypothèse embrasse, on le voit, toute la campagne de l'année 479. Nous l'examinerons plus loin en détail à propos des différents mouvements qu'elle prétend expliquer dans les opérations de l'armée et de la, flotte grecques ; mais il ne s'agit ici que du point de départ : est-il vraisemblable que les hommages rendus à Thémistocle par les Spartiates se soient adressés au partisan résolu, de la guerre maritime, et que les Athéniens se soient débarrassés de Thémistocle pour affirmer leur intention de se défendre désormais chez eux ?

Nous croyons volontiers que les Spartiates se fussent accommodés sans peine d'une politique qui ne les eût pas obligés à sortir du Péloponnèse ; mais est-ce à dire qu'ils se fussent facilement décidés à éloigner leur flotte de l'Isthme ? Toute leur préoccupation, pendant l'année 480, avait été d'attirer la flotte fédérale dans les eaux de Corinthe c'est là qu'ils voulaient encore en 479 se défendre à la fois contre une attaque directe des troupes de terre et contre une attaque de flanc, venue de la flotte perse. Or en aucune façon ce plan ne pouvait répondre aux vues de Thémistocle. Si le vainqueur de Salamine avait encore des projets de campagne sur mer, c'était au loin, du côté de l'Hellespont et de l'Ionie, qu'il voulait atteindre la base d'opération de Mardonius. Mais sommes-nous sûrs même que telle ait pu être la pensée de Thémistocle ? Les forces de Mardonius en Thessalie étaient-elles si menaçantes, qu'un général athénien pût songer à abandonner d'avance la défense de l'Attique et de la Grèce centrale ? D'ailleurs, l'idée de génie que M. Delbrück prête à Thémistocle, et qui consistait à décider Mardonius, par une diversion en Asie, à battre en retraite sans avoir livré une seule bataille en Grèce, aurait-elle aussi bien réussi qu'on le pense ? Dans tous les cas, si Thémistocle était capable de la concevoir, nous doutons fort que Sparte fût capable de l'approuver.

D'autre part, Athènes avait contre Thémistocle d'autres griefs encore que ceux qu'elle pouvait tirer des projets de son général pour l'année suivante. Nous l'avons déjà dit, c'est aussitôt après la victoire de Salamine que la conduite de Thémistocle parut louche à ses concitoyens ; déjà dans la campagne d'Andros, son attitude avait inspiré des doutes à ses collègues ; son mécontentement, après la réunion des alliés à l'Isthme, dut l'entraîner à des actes plus coupables encore : en cherchant une compensation dans les honneurs que Sparte s'empressa de lui rendre pour faire échec à sa rivale, ne se désignait-il pas lui-même à la défiance des Athéniens ? Et, après son retour de Sparte, est-ce que son orgueil[6], joint aux intrigues dont on le savait capable, ne dut pas blesser ses adversaires toujours en éveil ? Ajoutons que ces adversaires mêmes avaient eu leur part de la victoire : Aristide avait joué un rôle glorieux à Psyttalie, et la loyauté de sa conduite contrastait avec les allures suspectes de son rival. C'était assez pour qu'un mouvement d'opinion se prononçât contre Thémistocle. Les Athéniens voulaient avant tout se sentir sous la direction d'un chef décidé à défendre loyalement leur ville, à la fois contre les intrigues des Perses et contre les vaines promesses de Sparte. Telle fut sans doute la cause de la chute de Thémistocle. La question des opérations militaires à venir nous parait n'y avoir été mêlée que d'une manière assez lointaine : en attendant le retour de l'époque où la guerre pouvait recommencer, Athènes voulait reprendre possession d'elle-même et se confier à de nouveaux chefs.

Il est certain cependant que la flotte athénienne, en l'absence de Thémistocle, ne répara pas toutes les pertes qu'elle avait subies : au printemps, le roi spartiate Léotychide ne réunissait à Égine qu'une flotte de 110 vaisseaux (VIII, 131) ; le chiffre du contingent athénien n'est pas connu. C'était peu de chose en comparaison de la flotte de Salamine : il est évident que les Athéniens songeaient plutôt à la menace imminente de Mardonius. Mais est-ce à dire que Léotychide lui-même fût plus disposé à aller de l'avant, comme le supposent MM. Nitzsch et Delbrück ? Les envoyés de Chios, qui viennent alors implorer le secours de la flotte contre le tyran Strattis, se rendent d'abord à Lacédémone, puis de là à Égine : c'est la preuve, dit-on, que le gouvernement des éphores à Sparte leur avait donné bon espoir, et que seuls les généraux athéniens d'Égine s'opposèrent à leurs projets. Conséquence bien peu prouvée ! Le conseil fédéral était à Égine, et c'est là seulement qu'une réponse pouvait être donnée aux envoyés de Chios : ainsi Sparte se dégageait elle-même de la responsabilité d'un refus. En réalité, les Grecs n'osaient pas se hasarder plus loin que Délos, et c'est cette prudence timide, à la fois de Sparte et d'Athènes, qu'Hérodote exprime avec ironie, en disant que Samos paraissait alors aux Grecs aussi éloignée que les colonnes d'Hercule (VIII, 132). De leur côté, les Perses, avec 300 vaisseaux, n'osaient pas sortir des eaux de l'Ionie, et ainsi, des deux parts, une crainte réciproque séparait les deux flottes. Cette opinion d'Hérodote nous parait répondre fort bien à la situation. C'est de Mardonius, en effet, que dépendait maintenant le tour qu'allait prendre la guerre ; c'est de son côté que Grecs et barbares tournaient les yeux.

Chose surprenante ! Mardonius lui-même, après avoir occupé, ce semble, l'hiver à consolider sa puissance en Grèce — Hérodote signale en particulier sa consultation des oracles et le prodige survenu au sanctuaire d'Apollon Ptoos, VIII, 133-135 —, ne se montra pas disposé à commencer dès le printemps une campagne nouvelle. Plutôt que de conquérir une seconde fois l'Attique désolée, au risque de se heurter ensuite aux forces combinées de la flotte grecque et des troupes réunies à l'Isthme, il s'efforça de gagner Athènes à sa cause. C'est le moyen qu'avaient toujours employé les Perses en Grèce, et, de fait, n'était-il pas évident que, si Athènes renonçait au pacte fédéral, la conquête du Péloponnèse n'était plus qu'une question de temps ? Mais l'attitude des Athéniens trompa les espérances de Mardonius, et le roi de Macédoine Alexandre n'eut pas de succès, quand il leur apporta les offres les plus avantageuses et les plus flatteuses du Grand Roi.

C'est ici que se place dans Hérodote une scène vraiment dramatique (VIII, 136, 140-144). La démarche du roi de Macédoine, annoncée d'avance à Sparte, provoque de la part de cette ville une ambassade auprès des Athéniens. Ceux-ci, bien décidés à se montrer héroïques, retardent à dessein la séance où Alexandre doit faire ses propositions, et ainsi, dans la même assemblée, ils peuvent à la fois faire entendre au représentant de Xerxès la réponse hautaine par laquelle ils vouent au Grand Roi une haine irréconciliable, et aux députés du Péloponnèse les reproches que méritent les craintes de Sparte au sujet de la fidélité d'Athènes. Après avoir patiemment écouté le discours d'Alexandre, les Athéniens repoussent tout ensemble et les offres outrageantes de Xerxès et la pitié que. Sparte leur témoigne, et ils terminent en donnant aux alliés rendez-vous en Béotie. Certes, la mise en scène de cette séance mémorable ne laisse aucun doute sur la provenance athénienne de la tradition rapportée par Hérodote. L'historien lui-même s'est plu à rehausser encore l'effet de ce tableau, en résumant dans un magnifique discours la fière réponse où éclate le désintéressement héroïque d'Athènes. Est-ce ainsi que les choses se sont réellement passées ? M. Delbrück rejette tout ce récit[7], parce qu'il y découvre une grave contradiction : tandis que Sparte, en proposant aux Athéniens de recueillir leurs familles, de nourrir pendant la durée de la guerre feus femmes et leurs enfants, semble bien résolue à ne pas sortir de l'Isthme et à abandonner de nouveau l'Attique à la dévastation, les Athéniens réclament de Sparte, comme si la chose était convenue, l'envoi d'une armée en Béotie. Sous prétexte de refuser une offre, n'est-ce pas demander beaucoup plus qu'il n'était offert ? L'historien, dit M. Delbrück, ne s'aperçoit pas de cette contradiction, qui révèle l'arrangement fantaisiste de toute l'anecdote.

A notre avis, la contradiction que signale M. Delbrück n'existe pas : la proposition de Sparte a pour objet de consoler les Athéniens d'avoir encore à subir la guerre pendant toute une campagne, alors que deux récoltes déjà ont été perdues pour eux ; mais cette proposition garde toute sa valeur, même sans que l'Attique soit de nouveau évacuée : évacué ou non, le pays n'en était pas moins dénué de ressources pour longtemps. Quant à l'exhortation finale des Athéniens (VIII, 144), elle consiste à dire aux Spartiates, non pas : Il est temps que vous nous portiez secours en Béotie, comme si Athènes avait pu et voulu donner un ordre, mais : Il est temps que nous nous portions tous, Athéniens et Péloponnésiens, en Béotie, pour prévenir l'invasion de l'Attique ! Les Athéniens parlent donc comme si la chose était convenue ; ils ne demandent pas à Sparte de faire du zèle à l'égard de leurs femmes et de leurs enfants, mais ils ne doutent pas que l'armée fédérale ne doive se mettre en route pour arrêter Mardonius en Béotie.

Sur ce point, M. Busolt croit devoir aussi corriger le récit d'Hérodote[8] : suivant lui, Athènes ne dut pas se contenter d'une vague promesse ou d'un engagement antérieur des Spartiates. La coïncidence des deux ambassades venues de Macédoine et de Sparte fut un moyen habile imaginé par les Athéniens pour ne rejeter les offres de Xerxès que moyennant une promesse formelle des Spartiates, et les mots qui terminent leur discours prouvent que, non contents de faire montre de leurs dispositions généreuses, ils furent assez adroits pour demander des garanties à leurs alliés.

Nous ne pensons pas que cette opinion de M. Busolt s'impose de toute nécessité. Un beau mouvement de générosité, même au détriment de leurs propres intérêts, nous semble assez bien dans le caractère des Athéniens, et, en fait, si Athènes avait exigé de Sparte un engagement, nous ne voyons pas qu'elle y eût fort bien réussi. Il est vrai que plus tard, lors de leur ambassade à Sparte, les Athéniens reprocheront à leur alliée d'avoir vraiment violé une convention (IX, 7) ; mais ces mots se rapportent sans doute à la convention antérieure au nom de laquelle déjà les Athéniens avaient appelé les Péloponnésiens en Béotie. Au moment où se passe la scène devant le roi de Macédoine, Sparte n'a pas encore eu à montrer, ou non, son zèle. L'expédition de Cléombrote, aussitôt après Salamine (2 octobre), n'avait pas abouti, mais elle avait été du moins un signe de bonne volonté. Rien n'autorisait Athènes à exprimer ses craintes au sujet d'un nouvel abandon ; elle ne devait même pas avoir l'air de croire que l'armée péloponnésienne pût ne pas venir en Béotie. En repoussant les offres superflues de Sparte, elle avait le droit de compter sur le secours que les conventions fédérales lui assuraient.

Ainsi, que le refus des propositions perses ait eu lieu avec la mise en scène dramatique décrite par Hérodote, c'est peu probable. Mais il ne nous répugne pas de croire que dans cette circonstance Athènes, quoique prévenue par l'expérience de l'année précédente, ait cru encore à la sincérité de Sparte, et qu'elle ait refusé seulement de se faire l'obligée de sa rivale. Ajoutons que le langage ironique des Athéniens chez Hérodote (VIII, 144) témoigne bien des sentiments de gène et de jalousie qui régnaient déjà entre les deux villes quand l'historien écrivait ce discours. Mais rien ne nous parait prouver que ces sentiments aient pu s'exprimer seulement dans les premières années de la guerre du Péloponnèse[9] : tout ce morceau peut avoir été composé aussi bien dix ou quinze ans avant la guerre qu'après l'ouverture des hostilités.

 

§ II. — Mardonius en Béotie et en Attique. - Seconde prise d'Athènes. - Négociations nouvelles avec les Athéniens. - Incendie de la ville. - Les Spartiates se décident à secourir Athènes. - Mardonius revient camper en Béotie : emplacement du camp et de l'armée perses sur les bords de l'Asopos.

Les faits que nous réunissons sous ce titre se suivent et s'enchaînent d'une façon si naturelle et si claire, qu'ils s'imposent, dans leur ensemble, à l'historien le plus exigeant. C'est dans le détail, et aussi dans l'appréciation des causes particulières, que la critique trouve matière à s'exercer.

Repoussé par les Athéniens, Mardonius s'avance à travers la Béotie et l'Attique jusqu'à Athènes. Quel est le but de cette campagne nouvelle ? Le général perse ne songe pas à attaquer directement l'Isthme ; il ne souhaite pas davantage d'attirer les Péloponnésiens en Attique, puisque sa cavalerie ne pourrait s'y développer à son aise. La marche sur Athènes n'a donc aucun but stratégique. Et, en effet, Hérodote n'attribue à Mardonius d'autre objet qu'une satisfaction d'amour-propre, un désir violent de prendre Athènes et d'annoncer au Roi, par des signaux de feu, sa présence sur l'Acropole (IX, 3). Voilà, dira-t-on, une raison bien mesquine, et telle qu'Hérodote en prête volontiers aux. ennemis de la Grèce ! Faut-il que le simple caprice d'un homme décide d'événements aussi graves ? — Et pourquoi pas ? Mardonius, nous l'avons vu, n'avait aucun intérêt militaire à occuper l'Attique, et les Thébains lui signalaient avec raison la plaine de l'Asopos comme le champ de bataille où il devait attendre l'armée grecque (IX, 2). S'il voulut, malgré tout, prendre Athènes, n'était-ce pas pour se montrer par là l'égal de son maitre ? Il s'était fait fort de terminer heureusement la guerre, et, contre son attente, voilà qu'elle traînait en longueur ! Du moins fallait-il faire patienter le Roi !

Si pourtant quelque autre pensée conduisit Mardonius en Attique, ce fut sans doute le désir de presser plus directement les Athéniens, et de les amener à abandonner leurs alliés du Péloponnèse, par des offres d'autant plus avantageuses, que leur ville serait alors aux mains de l'ennemi. Tout concourt à prouver que l'espoir d'ouvrir des négociations avec quelques-unes des villes grecques domina longtemps l'esprit de Mardonius : c'est ainsi qu'avaient jadis procédé les Perses dans leurs premières campagnes contre la Grèce, et Xerxès avait trouvé des alliés jusqu'au centre du pays : il ne s'était heurté qu'à l'union étroite, quoique déjà menacée, de Sparte et d'Athènes. C'est ce que les Thébains disaient encore à Mardonius : Unis, les Grecs seraient difficiles à vaincre, même pour des forces immenses ; on peut les diviser et les gagner à prix d'or (IX, 2). Le général perse ne tenta pas de séduire les Athéniens par la corruption ; mais, une fois maître de la ville, il pouvait agir efficacement sur eux : leurs biens, leurs maisons, leurs temples paraissaient devoir être le gage de leur soumission.

Ce fut pour Athènes une rude épreuve ; mais son attitude ne se démentit pas : à la nouvelle que Mardonius approchait, et qu'il occupait déjà la Béotie, les Athéniens se mirent en mesure de quitter leur ville et de transporter de nouveau tous leurs biens à Salamine ; en même temps ils dépêchaient à Sparte une ambassade pressante pour demander du secours (IX, 6). Or, pendant que cette ambassade attendait à Sparte une réponse toujours retardée, Mardonius renouvelait aux Athéniens de Salamine ses propositions de paix, et, avant que la décision définitive de Sparte fût connue encore, ces propositions étaient rejetées. L'envoyé hellespontin Murychide était éconduit sans espoir, et le seul Athénien qui avait pris la parole en faveur d'une entente était mis à mort (IX, 4-5). Dira-t-on, ici encore, que cet héroïque refus d'Athènes ne fut proclamé qu'après l'annonce de l'envoi des troupes du Péloponnèse ? Il est vrai que les ambassadeurs athéniens envoyés à Sparte menacent les Spartiates, d'abord sous une forme voilée, puis ouvertement, de faire leur paix avec le Grand Roi (IX, 7-9) ; mais est-ce là autre chose qu'une menace ? Aussi bien Hérodote présente-t-il les faits d'une manière qui leur donne toute vraisemblance : le rejet des propositions perses a lieu aussitôt après l'entrée de Mardonius à Athènes, c'est-à-dire peu de temps après le départ de l'ambassade, à un moment où l'on pouvait compter encore à Salamine sur le secours attendu de Sparte ; l'historien ne prétend pas que les Athéniens à eux seuls eussent persisté indéfiniment dans cette attitude. L'annonce de l'armée grecque détermina Mardonius à piller, détruire, brûler la ville avant de se retirer, et ainsi les Athéniens purent rester jusqu'au bout fidèles au principe d'une résistance irréconciliable.

Dans le détail, plusieurs points de ce récit provoquent quelques objections. Et d'abord, la date de la seconde prise d'Athènes reste indécise, malgré une des indications les plus nettes que fournisse la chronologie d'Hérodote : La prise d'Athènes par Xerxès avait précédé de dix mois la seconde attaque de Mardonius (IX, 3). Le mot έπιστρατηίη, qui ne désigne pas proprement la prise de la ville, serait vague, s'il ne se trouvait rapproché des mots ή βασιλέος αΐρεσις. Mais, même en admettant que la date donnée par l'historien soit celle de la seconde prise d'Athènes, l'expression δεκάμηνος prête encore à la discussion. S'agit-il, en effet, d'un intervalle de dix mois entiers, ou bien faut-il entendre que cet événement se produisit dans le dixième mois qui suivit l'occupation d'Athènes par Xerxès ? Dans la première hypothèse, que parait recommander l'interprétation littérale d'Hérodote, l'arrivée de Mardonius à Athènes ne se placerait guère avant le milieu du mois de juillet 479 ; dans la seconde, on pourrait avancer cette date de quelques semaines, et diminuer ainsi le temps perdu par le général perse au printemps de cette année. Cette raison même est une de celles qui ont décidé M. Busolt à se prononcer pour cette hypothèse[10]. Il est certain qu'Hérodote ne dit pas comment Mardonius employa en Thessalie plusieurs mois d'une saison déjà favorable aux expéditions militaires. Mais, selon nous, et d'après le récit même de l'historien, ce retard provient des négociations que Mardonius avait entamées avec Athènes et peut-être avec d'autres villes grecques. M. Delbrück imagine une raison stratégique : Mardonius aurait attendu, pour s'avancer dans la Grèce centrale, d'être bien sûr que la flotte de Délos resterait dans les eaux grecques, au lieu d'attaquer l'Ionie et l'Hellespont. Si quelque mouvement s'était produit sur la côte d'Asie, Mardonius, menacé dans sa base d'opérations, aurait à la hâte repris le chemin de l'Asie[11]. Cette hypothèse, qui se rattache aux combinaisons ingénieuses que nous avons déjà mentionnées, a le tort, suivant nous, de supposer que Mardonius, après un hiver passé en Thessalie et occupé sans doute aux préparatifs d'une nouvelle campagne, aurait pu renoncer complètement à une entreprise où le conviaient encore une partie des États grecs.

Les circonstances de la seconde évacuation de l'Attique ne sont que sommairement indiquées par Hérodote (IX, 3), ainsi que l'incendie et la destruction de la ville (IX, 13). Il parait évident que le souvenir de la première émigration, de celle qui avait glorieusement préparé la victoire de Salamine, faisait tort dans la mémoire des Athéniens aux événements de l'année suivante. Le seul fait caractéristique que rapporte Hérodote, pour montrer dans cette occasion les dispositions des Athéniens, ne laisse pas que d'être lui-même sujet à caution : non que le meurtre de Lycidès et de sa femme doive être révoqué en doute (IX, 5) ; c'est là un de ces actes de cruauté auxquels se livre trop souvent une foule en délire ; mais ce meurtre serait, non seulement inexcusable, mais inexplicable même, si l'on ne tenait compte, dans le récit d'Hérodote, d'un mot qui permet, ce semble, de trouver la cause véritable de cet emportement. Hérodote laisse entendre que peut-être ce Lycidès était gagné par l'or de Mardonius : au lieu d'un conseiller prudent ou timide, c'était un traître que la foule avait impitoyablement fait périr. Certes la tradition athénienne devait tendre à dissimuler un acte qui faisait tache dans le magnifique tableau de la défense nationale : Athènes préférait. se charger d'un crime héroïque, plutôt que de laisser croire à une trahison.

Pendant que les Athéniens se maintenaient à Salamine, inaccessibles aux séductions de Mardonius, le résultat de leur ambassade à Sparte se faisait terriblement attendre. Voici comment Hérodote raconte les faits : les députés d'Athènes, de Mégare et de Platées, à leur arrivée à Sparte, trouvent le peuple occupé à célébrer la fête des Hyacinthies ; ils se font cependant admettre auprès des éphores, et leur demandent d'envoyer le plus tôt possible une armée, sinon en Béotie, puisqu'il n'en est plus temps, du moins en Attique, dans la plaine de Thria (IX, 7). Les éphores remettent leur réponse au lendemain, puis au surlendemain, et ainsi de suite pendant dix jours. A la fin, les ambassadeurs impatientés déclarent qu'ils ne se présenteront plus qu'une fois, et que ce sera pour dégager la responsabilité d'Athènes dans toute cette affaire. Ace moment intervient un personnage influent de Tégée, Chiléos ; il démontre aux éphores qu'ils commettent une faute grave en poussant Athènes dans les bras de la Perse, et aussitôt ceux-ci, convaincus, font partir, pendant la-nuit même, 5.000 Spartiates, avec 35.000 hilotes. Lorsque le lendemain les ambassadeurs viennent formuler leur ultimatum, ils apprennent qu'un corps d'armée spartiate, parti de la veille, est en route pour l'Isthme, et ils se hâtent de le rejoindre, suivis par un autre corps de 5.000 Lacédémoniens (IX, 8-40). Nous devons ajouter qu'Hérodote explique à sa façon la cause de la mauvaise volonté des Spartiates dans cette circonstance : suivant lui, lorsque Sparte s'était montrée si soucieuse de l'attitude d'Athènes à l'égard d'Alexandre de Macédoine, c'était parce que le mur de l'Isthme n'était pas encore prêt à défendre l'entrée du Péloponnèse : quelques semaines plus tard, après un travail acharné, le mur était achevé, et les Spartiates se croyaient à l'abri de toute attaque (IX, 8).

Ce récit et les observations personnelles d'Hérodote sur ces faits ont donné prise à la critique. Déjà Plutarque reprochait à Hérodote d'avoir volontairement diminué le mérite de Sparte dans l'expédition de Platées, en racontant que, sans l'intervention de Chiléos de Tégée, les Spartiates seraient restés chez eux[12]. M. Delbrück pense, avec Plutarque, que l'intervention de Chiléos n'était pas nécessaire, pour avertir les Spartiates du besoin qu'ils avaient d'Athènes tant qu'une flotte perse pouvait débarquer sur l'une des côtes du Péloponnèse et paralyser la défense de l'Isthme[13]. Il ajoute que la raison donnée par Hérodote pour expliquer l'insouciance apparente des Spartiates est mauvaise ; car le mur devait être en état de défense dès l'automne précédent, puisque Xerxès, après Salamine, renonça à forcer le passage. Enfin le chiffre de 35000 hilotes parait à M. Delbrück inadmissible, et ne peut provenir, suivant lui, que d'une erreur matérielle, commise par Hérodote. D'ailleurs de tout ce récit, dont le caractère fabuleux saute aux yeux, M. Delbrück renonce à dégager aucun fait historique : tout ce qu'il croit pouvoir conclure, c'est que Sparte, qui ne voulait pas attaquer Mardonius, et qui, par stratégie, mais non par tacheté ou indifférence, préférait rester à l'Isthme, se ;décida à faire à Athènes la concession d'une marche en avant jusqu'en Attique et en Béotie, dans la crainte de la voir s'entendre avec les Perses, mais avec la résolution arrêtée de continuer à se tenir sur la défensive.

Il y a dans ces objections plusieurs points incontestables : qu'une armée de 40000 hommes ait pu sortir de Sparte à l'insu des Athéniens, sans qu'aucun préparatif antérieur eût révélé ce départ, c'est une chose incroyable. De même, l'importance attribuée par Hérodote au conseil de Chiléos est sans doute excessive, et ce changement. soudain dans les dispositions des éphores, joint au coup de théâtre qui termine l'affaire, n'offre guère de vraisemblance. Mais les raisons de M. Delbrück sont loin, elles aussi, d'être décisives : le mur de l'Isthme eût-il été fort peu avancé dans l'automne de 480, Xerxès n'eût jamais eu l'idée de s'engager de ce côté après sa défaite. Quant aux 35.000 hilotes, il faudrait peut-être, pour rejeter ce témoignage, montrer d'où a pu venir l'erreur de l'historien ; car Hérodote insiste à plusieurs reprises sur ce fait. Les modernes ont justifié cette mesure extraordinaire en disant que, contre une armée composée surtout d'archers et de troupes légères, il était bon de réunir le plus possible de soldats armés aussi à la légère, comme étaient les esclaves grecs et les hilotes spartiates. Mais cette raison, M. Delbrück la repousse, sans autre argument que des considérations militaires tout hypothétiques[14].

Que reste-il donc du récit d'Hérodote ? Le fond même subsiste-t-il, à savoir la mauvaise volonté, l'égoïsme de Sparte, réveillée seulement par la menace d'un danger imminent ? Il ne nous parait pas qu'on ait invoqué aucune raison solide pour excuser la conduite de Sparte. Car, si, comme le prétend M. Delbrück, Sparte entendait se tenir sur la défensive, pourquoi, puisqu'elle devait toujours en venir à céder aux instances d'Athènes, n'avait-elle pas pris position dès le principe au pied du Cithéron, au lieu d'attendre que Mardonius eût envahi l'Attique ? La seconde occupation d'Athènes eût été ainsi évitée, et nous ne voyons pas quel danger plus grand eût couru alors le Péloponnèse. Tout le mérite de Pausanias à Platées ne rachète pas la lenteur que mit le gouvernement spartiate à secourir la Grèce, et Hérodote, qui a plutôt indiqué discrètement que proclamé et accusé l'égoïsme spartiate, nous semble n'être pas sorti des limites de l'impartialité et de l'équité qui s'imposent à l'historien.

A peine en marche pour l'Isthme, l'armée lacédémonienne est annoncée à Argos, et de là à Athènes, où se trouve Mardonius. Aussitôt le général perse s'empresse d'évacuer l'Attique, afin de choisir un terrain plus favorable pour sa cavalerie et un champ de bataille d'où il puisse plus facilement se retirer en cas de défaite (IX, 12-13) : la plaine de l'Asopos, entre Thèbes et le Cithéron, lui assure ce double avantage. Les causes toutes stratégiques de ce mouvement de retraite sont bien expliquées par Hérodote. Mais l'exécution de ce plan et l'établissement du camp de Mardonius sur les bords de l'Asopos échappent à une détermination certaine.

Hérodote signale les mouvements suivants de l'armée perse[15] : lorsque déjà Mardonius est en route pour la Béotie, il apprend qu'un corps de 4.000 Lacédémoniens est entré en Mégaride ; il revient alors sur ses pas, et lance sa cavalerie sur le territoire de Mégare. Mais, à la nouvelle que l'armée du Péloponnèse, tout entière réunie à l'Isthme, se prépare à le franchir, il retire son armée de la Mégaride, et gagne, pour passer en Béotie, non pas le col d'Éleuthères, mais celui de Décélie, à l'est du Parnès. Par ce chemin il arrive à Tanagra, où il séjourne une nuit, et de là il atteint le territoire thébain à Scolos, au pied du Cithéron (IX, 44-45).

Aucun passage ne montre mieux, d'après M. Delbrück, combien Hérodote se soucie peu d'exposer d'une manière intelligible et de comprendre lui-même les opérations militaires. A prendre son récit au pied de la lettre, le mouvement sur Mégare et le retour sur Décélie et Tanagra auraient occupé une seule journée. Or une telle étape serait à peine possible pour un courrier isolé. Même en réduisant à la distance d'Éleusis à Tanagra le chemin parcouru en un jour, on devrait considérer l'armée de Mardonius comme une troupe de 20.000 ou de 30.000 hommes au plus, ce qui changerait totalement les conditions de la bataille de Platées. En réalité, suivant M. Delbrück, l'armée perse comptait plus de 30.000 hommes ; mais elle évacua l'Attique par plusieurs chemins, à savoir la route d'Éleuthères, celle de Phylé et celle de Décélie, tandis qu'un quatrième corps, envoyé du côté de Mégare, masquait la retraite, et empêchait l'armée grecque d'occuper les cols du Cithéron et du Parnès. Même dans cette hypothèse, l'armée totale de Mardonius ne devait pas compter plus de 60.000 ou de 70.000 combattants[16].

Ces calculs reposent sur cette idée, qu'une journée aurait suffi à Mardonius pour gagner Tanagra ; mais le texte d'Hérodote ne dit pas cela (IX, 15). Cette indication ne précise en aucune façon le temps qu'avait mis l'armée pour aller d'Athènes ou d'Éleusis à Tanagra, et même on peut croire que plusieurs jours s'écoulèrent entre le départ. d'Athènes et l'arrivée dans cette ville. Mais ce qui subsiste de la critique de M. Delbrück, c'est que ces mouvements de Mardonius en Mégaride et en Attique sont exposés comme s'il s'agissait d'un faible corps d'armée, d'une troupe de quelques milliers d'hommes. Gomment concilier cette vue avec le chiffre de 300.000 hommes qu'Hérodote donne à plusieurs reprises pour l'armée de Mardonius ?

L'hypothèse de M. Delbrück n'est pas en elle-même invraisemblable : l'historien se serait contenté de signaler la route suivie par le général en chef, son état-major et l'une des colonnes ; il aurait passé sous silence les autres détachements de l'armée. C'est ainsi que, dans une partie du VIIe livre, Hérodote parle de l'armée de Xerxès comme si elle eût marché tout entière autour du Grand Roi, tandis qu'ailleurs il signale les trois corps qui la composaient. Néanmoins, on ne s'explique pas, dans cette hypothèse, comment le général, avec ses meilleures troupes, aurait choisi justement le chemin le plus long, et celui qui l'éloignait le plus de l'armée grecque, c'est-à-dire du danger : si toutes les voies qui conduisaient en Béotie étaient libres et sûres encore, comment se fait-il que Mardonius n'ait pas pris en personne la route d'Éleuthères ? Cette remarque donne quelque force à l'opinion de Stein, qui est aussi celle de la plupart des historiens modernes : ils considèrent que Mardonius, suivant la donnée exacte d'Hérodo- te, contourna le Parnès pour éviter une attaque de flanc, que sa démonstration sur Mégare ne suffirait peut-être pas à écarter. Mais alors, dira-t-on, l'armée de Mardonius était bien peu nombreuse ? Nous ne prétendons pas défendre le chiffre exact de 300.000 hommes. Mais rien ne prouve que l'invasion de l'Attique ait été faite avec l'armée tout entière. Au contraire, Hérodote nous apprend que le général perse ne voulait pas livrer bataille en Attique ; il voulait seulement presser les Athéniens, les réduire à une entente à l'amiable ; pour cela il suffisait d'une troupe un peu supérieure à celle qu'Athènes elle-même pouvait mettre sur pied. Une bonne partie de l'armée pouvait être restée en Béotie, et d'autres troupes encore, jusque-là demeurées en Thessalie et dans la Grèce centrale, ne devaient rejoindre le général en chef qu'au moment où se livrerait la bataille décisive. Nous ne pouvons préciser aucun chiffre ; mais si, d'après M. Delbrück, 20.000 hommes pouvaient passer en un jour d'Athènes à Tanagra, nous ne voyons pas de raison pour que, en trois ou quatre jours, il n'en soit pas passé 60.000 ou 80.000 par la même route. Quoique encore considérable, cette armée aurait pu souffrir d'une attaque dirigée sur son flanc gauche par des troupes à peu près aussi nombreuses, et Mardonius paraît avoir agi dans toute cette campagne, sauf le dernier jour, avec une extrême prudence.

Arrivé sur le territoire de Thèbes, à la hauteur de Scolos, Mardonius se met en mesure d'établir son camp sur les bords de l'Asopos, et de construire une enceinte fortifiée de 10 stades de côté . L'emplacement du camp et de l'enceinte n'est pas déterminé par Hérodote avec la rigueur qu'on souhaiterait : la question de savoir, par exemple, si le camp était au sud ou au nord de l'Asopos, sur la rive gauche ou sur la rive droite du fleuve, n'est pas complètement résolue. Du moins l'éditeur Stein croit-il devoir tirer du texte d'Hérodote la preuve que l'enceinte fortifiée se trouvait sur la rive droite, à Scolos même, c'est-à-dire sur la pente du Githéron, non dans la plaine. Mais Hérodote ne dit pas que le camp fût à Scolos ; il dit que, arrivé à Scolos, Mardonius fit couper les arbres de ce territoire, quoique thébain, pour avoir les matériaux nécessaires à la construction d'une palissade (IX, 15). Scolos était sur une pente, boisée sans doute, tandis qu'il n'y avait pas de bois dans la plaine. Mais c'est bien dans la plaine, et de l'autre côté de l'Asopos, que devait être l'enceinte, pour qu'elle pût servir de refuge en cas de défaite. Gomment les Perses, vaincus dans la plaine, auraient-ils pu songer à se retirer ailleurs que dans la direction de Thèbes ? Si donc Hérodote parle d'Érythrée et d'Hysiée, villes situées sur la pente du Githéron, pour indiquer la longueur de la ligne ennemie, ce n'est pas à dire que l'armée perse occupât ces hauteurs ; mais c'est la preuve qu'elle s'étendait dans la plaine en face du territoire de ces deux villes. Aussi bien, en arrivant quelque temps après, les Grecs occuperont-ils ces coteaux d'Érythrée et d'Hysiée (IX, 49), sans qu'il soit possible de supposer alors un premier engagement que l'historien aurait omis.

Les dimensions que donne Hérodote à l'enceinte fortifiée des Perses (10 stades de côté) ne peuvent être ni contestées sérieusement ni prises tout à fait à la lettre. Aussi M. Delbrück a-t-il tiré des conclusions trop rigoureuses de ces données. Il calcule, d'après les usages modernes, le nombre des combattants et des esclaves que pouvait contenir une telle enceinte, et il arrive au chiffre de 180.000 hommes[17]. Ce serait donc là le maximum des troupes de Mardonius. Mais l'objection la plus forte qu'on puisse faire à ce calcul est la suivante : le camp s'étendait au delà de l'enceinte, d'après Hérodote (IX, 15), et l'historien ne dit nulle part que toute l'armée pût y tenir enfermée. L'opinion de ceux qui considèrent l'enceinte comme un abri réservé aux Perses pour leurs bagages les plus précieux nous parait s'accorder fort bien avec le récit d'Hérodote, et dès lors tous les chiffres de l'armée perse, fondés sur les dimensions seules de l'enceinte, ne reposent sur rien de solide.

Hérodote ne dit pas combien de temps dura la construction du camp et de la palissade. Mais il est évident que ce travail ne se fit pas en peu de jours. D'ailleurs, avant l'arrivée des Grecs sur le Cithéron, l'historien, comme pour remplir l'intervalle de temps écoulé, rapporte deux épisodes qui se placent avant les premiers engagements de Platées : le festin donné par Attaginos aux principaux Perses et aux principaux Thébains (IX, 16), et l'attaque simulée des Perses contre les 1.000 Phocidiens d'Harmocydès (IX, 47-48). Ces deux épisodes ne se rattachent qu'indirectement à la bataille ; mais l'un est des plus curieux, parce qu'il nous fait toucher du doigt un récit recueilli par Hérodote de la bouche d'un témoin oculaire ; l'autre est de ceux où l'historien, incapable de savoir au juste les causes véritables d'un événement, hésite à se prononcer, et fait preuve par là d'une prudence et d'une réserve qui, sans être à proprement parler de la critique, nous donnent la meilleure opinion de sa bonne foi.

 

§ III. — L'armée grecque sur le versant septentrional du Cithéron. - Les Athéniens repoussent une attaque de la cavalerie perse. - Changement de position : les Grecs au bord de l'Asopos. - Énumération des deux armées en présence. - Grecs et Perses se tiennent sur la défensive pendant dix jours.

La réunion des Péloponnésiens à l'Isthme avait décidé Mardonius à se retirer en Béotie. Pausanias suivit de près son adversaire. Toutefois il ne s'engagea pas tout d'abord avec les forces seules du Péloponnèse dans la direction de Platées. Se rendant auparavant à Éleusis, il y fut rejoint par les troupes athéniennes venues de Salamine, et gagna ensuite la Béotie par la route d'Éleuthères. Ce détour avait été jugé nécessaire, pour qu'on pût opérer la jonction avec les hoplites d'Athènes, et c'est aussi ce qui explique le double sacrifice signalé par Hérodote : une première fois en quittant l'Isthme, une seconde fois en se mettant à la tête des forces combinées du Péloponnèse et de l'Attique, Pausanias invoquait l'assistance divine (IX, 19). Fort de cet appui, et informé de la position qu'occupait l'ennemi sur les bords de l'Asopos, il passa le col du Cithéron, puis, inclinant vers l'est, il vint s'établir sur le versant septentrional de la montagne, à Érythrée, en face des Perses, campés dans la plaine. C'était menacer la ligne ennemie sans risquer soi-même d'être sérieusement attaqué ou enveloppé. Toutefois la position n'était pas si inabordable que la cavalerie ennemie ne pût faire du mal à quelques-unes des troupes grecques. Ainsi eut lieu le premier engagement, et c'est ici que se place l'épisode de la mort du chef de la cavalerie perse, Masistios, et des combats qui se livrèrent autour de son corps (IX, 20-24).

L'historien raconte cet épisode avec une complaisance évidente : nul doute qu'il ne se soit étendu sur ces détails, moins à cause de leur intérêt militaire, qu'en raison du haut rang occupé par Masistios parmi les Perses, et du rôle joué dans cette affaire par l'Athénien Olympiodoros, fils de Lampon[18]. Toutefois il ne nous semble pas nécessaire de nier pour cela que cet épisode ait eu la moindre importance. Hérodote affirme, et on peut le croire, que le succès de ce premier engagement fut ce qui détermina les Grecs à changer de position et à descendre vers l'Asopos.

Les détails de cette escarmouche ne prêtent qu'à de légères critiques. Que le nom du commandant perse ait été mal prononcé par les Grecs, et rectifié par Hérodote, la chose se comprend aisément, si l'on pense à la célébrité qu'avait en Grèce ce premier combat de cavalerie, et à la préoccupation constante chez Hérodote de reproduire exactement les noms propres étrangers. C'est là un exemple de ces recherches de détail où la science d'Hérodote peut être en défaut, son zèle et son scrupule d'historien, jamais. On est plus embarrassé pour décider si le rôle des Athéniens, dans cette circonstance, a été aussi spontanément héroïque que le donne à entendre Hérodote. C'est en présence d'un refus unanime des Grecs qu'Olympiodoros et ses 300 hommes d'élite se proposent pour occuper la position que les Mégariens déclarent insoutenable. Cette troupe tue Masistios ; mais elle se sent d'abord incapable de résister à la cavalerie qui revient chercher le corps de son chef. Les autres généraux grecs accourent alors au secours d'Olympiodoros, et cette fois le cadavre de Masistios, resté en possession du vainqueur, est promené sur un char devant toute l'armée grecque, pendant que les Perses se livrent dans leur camp aux démonstrations les plus vives de la douleur. Sans doute les relations personnelles d'Hérodote avec le fameux devin Lampon, le fils d'Olympiodoros, et surtout sa prédilection pour Athènes, ont pu contribuer à lui faire rehausser l'éclat de ce fait d'armes. Mais qu'on remarque cependant la fin du récit : seuls, les trois cents ont le dessous (IX, 23), et c'est seulement le secours des autres Grecs qui arrache aux Perses la victoire. Est-ce qu'une tradition partiale en faveur d'Athènes n'eût pas attribué aux seuls Athéniens tout l'honneur d'un exploit dont ils avaient eu réellement la plus grande part ?

Ge premier engagement était de nature à fortifier la confiance des Grecs : la cavalerie ennemie, qu'on venait d'éprouver pour la première fois, n'était donc pas si redoutable ! Si l'on parvenait à prendre une position telle que, protégés contre les attaques de flanc de la cavalerie, les hoplites pussent en même temps se mesurer avec l'infanterie perse, il y avait lieu de compter sur la victoire. C'est ce que fit Pausanias, en descendant des collines où il était demeuré jusque-là, et en s'établissant sur le territoire d'Hysiée, entre l'Asopos à l'aile gauche et la source Gargaphia à droite (IX, 23). La ligne ainsi formée faisait face au nord-est, tandis que les Perses, dont Hérodote n'indique pas ici le mouvement, étaient campés dans la plaine de l'autre côté du fleuve. Si les Grecs avaient l'avantage de dominer un peu le camp barbare, du haut des collines qui s'avancent en cet endroit jusqu'au coude de l'Asopos, les Perses étaient protégés par le fleuve, dont ils pouvaient écarter l'ennemi à l'aide de leurs flèches et de leur cavalerie. En même temps la source Gargaphia fournissait aux Lacédémoniens une eau abondante. A l'autre extrémité de la ligne grecque se trouvait le sanctuaire du héros local Androcrate. C'est dans cette situation des deux armées que parut devoir s'engager la bataille. Dans cet endroit, en effet, les forces en présence pouvaient se développer à leur aise. De Thèbes et de la Grèce du Nord les troupes de Mardonius avaient eu le temps de rejoindre leur chef. Du Péloponnèse arrivaient sans cesse de nouvelles recrues. Il en vint encore après la bataille. Mais à ce moment les contingents les plus importants se trouvaient réunis autour de Pausanias. C'est ici qu'Hérodote, avec raison, place l'énumération des forces grecques et des forces perses (IX, 28-32).

La liste des villes grecques est précédée du récit d'un débat survenu entre Athènes et Tégée au sujet de la place à occuper : Tégée réclamait, après Lacédémone, la première place, c'est-à-dire l'aile gauche, si Lacédémone occupait l'aile droite ; Athènes faisait valoir ses droits au même honneur, en rappelant, avec ses exploits du temps passé, sa gloire récente de Marathon ; mais elle se déclarait prête à obtempérer aux ordres de Sparte (IX, 26-27). Les chefs spartiates récompensèrent dans Athènes à la fois tant de mérite et tant de modestie, et l'armée prit rang dans l'ordre suivant :

AILE DROITE : Lacédémoniens 10.000 hoplites, Tégéates 1.500, Corinthiens  1.000, Potidéates 300,  Orchoméniens 600.

CENTRE : Sicyoniens 3.000 hoplites, Épidauriens 800, Trézéniens 1.000, Lépréates 200, Mycéniens et Tyrinthiens 400, Phliasiens 1.000, Hermionéens 300, Érétriens et Styriens 600, Chalcidiens 400, Ambraciotes 500, Leucadiens et Anactoriens 800, Paléens de Céphallénie 200, Éginètes 500, Mégariens 3.000, Platéens 600.

AILE GAUCHE : Athéniens  8.000 hoplites.

Soit un total de 38.700 hoplites.

A ce chiffre de 38.700 hoplites, Hérodote ajoute 35.000 hilotes attachés aux 5.000 citoyens de Sparte, et 34.500 soldats armés à la légère pour le reste de l'armée. Enfin une troupe de 4.800 Thespiens complète le chiffre de 110.000 combattants (IX, 30).

Une double question se pose : quelle est la valeur de ces chiffres ? l'ordre où ces contingents de villes sont énumérés par Hérodote est-il rigoureusement exact ?

M. Delbrück accepte la somme de 38.700 hoplites ; il rejette seulement les 35.000 hilotes, et compte en moyenne un homme par hoplite. De plus il n'admet pas les évaluations de détail données pour chaque ville[19]. Cette manière de choisir dans le témoignage de l'historien ce qui plaît et ce qui ne plaît pas, sans autre raison que la vraisemblance, ne nous semble guère conforme à une bonne méthode. Si le chiffre total de 38 700 hoplites est exact, pourquoi rejeter celui de 35.000 hilotes, qu'Hérodote donne avec la même assurance à plusieurs reprises ? Pourquoi rejeter les chiffres partiels qui composent la somme des hoplites ?

M. Delbrück cependant fait au sujet des troupes légères une observation juste : en comptant un ψιλός par hoplite (sauf pour les 5.000 citoyens de Sparte), on trouverait un total de 33.700 ψιλοί. Or Hérodote en compte 34.500. C'est là, dit M. Delbrück, la preuve que l'historien a omis de comprendre dans sa liste une partie des troupes légères ; l'omission porte vraisemblablement sur le corps des archers athéniens, plusieurs fois cité dans la bataille[20], et qui comptait d'après cela 800 hommes_ L'explication est séduisante, et peut-être vraie ; mais ne tend-elle pas à prouver que, pour le détail même, Hérodote a recueilli des renseignements précis ?

M. Beloch est du moins plus logique[21]. Il estime qu'Hérodote n'a pas eu d'autre source d'information que le trépied de Delphes[22]. Or ce monument ne lui fournissait aucun chiffre. L'historien s'est donc contenté de transcrire le nom des villes qui avaient pris part à la bataille de Platées, et de mettre en face un chiffre correspondant au nombre des hoplites que chacune de ces villes pouvait approximativement lever de son temps. Ainsi, dans le détail, les contingents de Sparte, de Sicyone, de Corinthe, de Mégare et de Platées, paraissent à M. Beloch beaucoup trop élevés, et il en est de même par conséquent du total. Comme on le voit, tout ce raisonnement découle assez logiquement de ce principe, qu'Hérodote a pris ses renseignements à Delphes, et qu'il y a copié l'inscription du trépied. M. Beloch, à l'appui de cette thèse, estime qu'Hérodote a commis une erreur dans la lecture de cette inscription : les prétendus Παλέες de Céphallénie ne sont autres que les Ραλεΐοι du trépied, c'est-à-dire les Éléens. La faute, ajoute M. Beloch, est bien attribuable à Hérodote, puisque dans un autre passage il signale l'inscription des Téniens sur le trépied comme la récompense de leur conduite à Salamine. Ni l'une ni l'autre de ces deux raisons ne nous semble bonne : un récit oral, et à plus forte raison une tradition écrite, pouvait bien faire allusion au rôle des Téniens à Salamine et à leur inscription sur le trépied, sans qu'Hérodote eût vérifié la chose par lui-même ; du moins l'historien, comme il arrive souvent aux voyageurs, peut-il s'être contenté de vérifier à Delphes ce que la tradition lui avait déjà appris. Quant à l'erreur sur le mot natte, nous nous garderions bien de soutenir qu'Hérodote fût incapable de la commettre ; mais elle ne serait vraiment certaine, que si le nom de toutes les villes citées par Hérodote pour avoir pris part à la guerre médique figurait sur le trépied. Or il n'en est pas ainsi : on n'y voit ni les Sériphiens ni les Crotoniates, signalés par l'historien à Salamine ; pourquoi les Paléens de Céphallénie n'auraient-ils pas été de même omis ou oubliés ? Dans cette hypothèse, tout aussi admissible que la précédente, Hérodote aurait réparé une double injustice, en restituant aux Paléens l'honneur qu'ils avaient mérité, et en écartant les Éléens d'une liste où ils ne devaient pas figurer (IX, 77). Quoi qu'il en soit, il n'est pas prouvé qu'Hérodote n'ait pas eu d'autre source d'information que le monument de Delphes : les fêtes commémoratives de la bataille de Platées comptaient parmi les plus célèbres de la Grèce au va siècle, et il est invraisemblable que le nom des villes qui avaient pris part à la bataille ne se soit pas conservé ailleurs qu'à Delphes, dans la tradition vivante du pays. Enfin il nous répugne d'attribuer à Hérodote une précision charlatanesque : quand il ne sait pas les choses, il ne les dit pas : tel le contingent des Athéniens à Marathon, à Mycale ; mais quand il fournit des données expresses sur des choses en somme faciles à connaître, on peut le croire sur parole.

La tradition qui donnait les chiffres de l'armée grecque était-elle aussi sûre pour l'ordre des combattants de Platées ? On ne sait ; mais le fait, que cet ordre de bataille répond en général à la position géographique des villes, ne suffit pas, ce semble, à prouver que ce soit là un groupement artificiel et fantaisiste.

Quant à l'organisation des troupes perses, elle avait dû plutôt échapper aux Grecs, et c'est ici que la bonne foi d'Hérodote nous parait évidente. Il énumère, il est vrai, les peuples de l'empire dans l'ordre suivant : Perses, Mèdes, Bactriens, Indiens, Saces (IX, 31). Mais ce ne sont là, dit-il, que les principaux contingents des troupes de Mardonius ; à ces noms il faudrait joindre, pour être exact, des Phrygiens, des Thraces, des Mysiens, des Péoniens, des Éthiopiens et des Égyptiens, dont on ne sait ni l'ordre ni le nombre. De même, pour les troupes grecques alliées du Grand Roi, Hérodote ne donne un chiffre que par hypothèse (IX, 32). Enfin c'est en gros qu'il évalue à 300.000 hommes l'armée de Mardonius.

Cette proportion des deux armées en présence (100.000 Grecs environ contre 300.000 Perses) a été généralement acceptée. M. Delbrück la ramène aux chiffres suivants : 35.000 à 40.000 Grecs, contre 45.000 à 55.000 Perses[23]. Outre ce que ces chiffres ont en eux-mêmes d'arbitraire, la pensée fondamentale de M. Delbrück sur cette question nous semble tout à fait fausse : le fait, dit-il, que l'armée perse était à peu près égale à l'armée grecque parut aux contemporains d'Hérodote, aux hommes de la seconde moitié du Ve siècle, ne pas donner une assez haute idée de la victoire remportée par leurs pères : étant donné l'état où était alors la Perse, il n'y avait plus aucun mérite à vaincre un tel peuple à forces égales, et, pour laisser aux guerres médiques l'importance qu'on voulait leur attribuer, et qu'elles avaient eue dans le passé, il fallait grossir démesurément la masse des vaincus. En réalité pourtant, si la guerre avait été rude et la victoire glorieuse, c'est parce que les Perses avaient pour eux, non pas le nombre, mais la supériorité de l'organisation, la renommée et la confiance[24]. On voit combien cette conception diffère de l'opinion d'Hérodote, et de l'idée que l'antiquité tout entière s'est faite des guerres médiques. C'est en quelque sorte le monde renversé : du côté des Perses, une armée disciplinée, forte, confiante, peu nombreuse, mais composée de troupes régulières ; du côté des Grecs, sauf à Sparte, des milices plutôt que des armées, des soldats improvisés ! Une telle conception ne pourrait qu'à peine se défendre, même si elle s'appuyait sur un témoignage quelconque : or tous les témoignages sont contraires à cette idée, et, pour ne citer qu'un fait, dès le temps de la tragédie d'Eschyle, sept ans après Platées, c'est déjà par la masse de ses troupes, par ses myriades de soldats[25], que Xerxès passe aux yeux des Grecs pour avoir voulu vaincre la Grèce.

Malgré la supériorité numérique de son armée, Mardonius hésite autant que Pausanias à engager le premier les hostilités. Pendant huit jours les deux armées se regardent sans bouger (IX, 39). Pour Hérodote, la cause de cette attente est toute religieuse : le devin Tisaménos déclare aux Grecs que les auspices annoncent la victoire si l'attaque ne vient pas d'eux, et, de même, du côté des Perses, le devin Hégésistratos tient un langage analogue à Mardonius, qui brûle du désir de combattre (IX, 37). On s'accorde généralement à modifier cette donnée d'Hérodote, en interprétant les indications des devins comme la pensée intime des deux généraux en chef, également décidés à se tenir sur la défensive. Il est certain que dans de telles circonstances le devin put devenir souvent l'agent plus ou moins conscient du général. Mais ce serait trop dire que d'affirmer qu'il en fût toujours ainsi, et, si l'on pense que dans le camp de Mardonius bien des gens ne se souciaient pas de se battre (Artabaze en tête parmi les Perses, puis les Thébains, IX, 2 et 41), on peut croire que le devin Hégésistratos exprimait moins l'opinion de Mardonius lui-même que celle d'un parti puissant. Ainsi s'expliqueraient les scrupules qu'eut d'abord Mardonius à agir contre les auspices, et ensuite son ardeur à livrer, même imprudemment, la bataille. D'ailleurs Mardonius savait ce que lui avait coûté l'offensive de Masistios au début des hostilités. Pendant quelque temps du moins, il dut vouloir attendre que les Grecs lui fournissent eux-mêmes l'occasion d'une revanche.

D'autres historiens trouvent la raison de ce retard dans le fait, que Mardonius connaissait les complots ourdis dans le camp des Grecs par quelques jeunes gens du parti aristocratique, et qu'il comptait. sur la trahison. Hérodote étant muet sur cet épisode, que rapporte seulement Plutarque[26], il nous parait préférable de ne pas chercher à expliquer par là le récit des opérations militaires avant Platées.

Telle était la situation depuis huit jours, quand le Thébain Timagénidas conseilla à Mardonius d'intercepter les vivres qui affluaient dans le camp des Grecs, grâce à la communication que leur laissait avec le Péloponnèse le col des Trois Têtes ou des Têtes de Chêne. Effectivement, un détachement de cavalerie alla intercepter en cet endroit le passage, et ramena ou tua un nombre considérable de bêtes de somme, chargées de vivres (IX, 39). Cette anecdote est de celles que M. Delbrück considère comme possibles, mais non démontrées[27]. Il nous suffit, pour l'accepter, qu'elle offre toute vraisemblance : si la cavalerie seule ne pouvait guère se maintenir aux Têtes de Chêne, à une si grande distance du camp et de l'armée perses, du moins pouvait-elle y faire des incursions contre lesquelles l'infanterie grecque était impuissante[28].

Pendant deux jours encore, les hostilités se bornèrent à des menaces ou à de légers engagements au bord du fleuve (IX, 40). Enfin les événements se précipitèrent.

 

§ IV. — Mardonius se décide à combattre. - Les Grecs, avertis par Alexandre de Macédoine, changent leur ordre de bataille, puis se retirent pendant la nuit. - Attaque des Perses - La bataille. - Double victoire des Spartiates et des Athéniens. - Détails divers sur la bataille. - Siège de Thèbes.

Le signal de l'action vint de Mardonius : dans un conseil tenu le onzième jour après l'établissement des deux armées sur les bords de l'Asopos, il déclara que les hésitations des augures grecs étaient vaines, que l'armée perse était pour le moment beaucoup plus forte que l'armée grecque, et qu'il ne fallait pas attendre que celle-ci s'accrût par le renfort de nouvelles troupes ; bref, il était impatient de combattre, et il rejetait les avis timides d'Artabaze : abandonner le champ. de bataille de l'Asopos, s'enfermer dans Thèbes, et de là travailler à prix d'or à corrompre et à désunir les Grecs, c'était un moyen, sûr peut-être, mais lent et peu glorieux, de les vaincre (IX, 41-43).

Telles sont les raisons qu'Hérodote attribue à Mardonius : un amour-propre bien naturel se confond dans l'esprit du général perse avec un sentiment juste de la situation militaire ; car, si les attaques de la cavalerie perse peuvent fermer momentanément le col du Cithéron, elles ne sauraient empêcher absolument les Grecs de recevoir, par là ou par une autre route, de nouveaux contingents du Péloponnèse.

Les historiens modernes supposent que l'initiative de Mardonius était due à une autre cause : M. Busolt croit que les vivres allaient manquer dans le camp des Perses, et qu'une bataille pouvait seule sauver une armée menacée de famine[29] ; M. Delbrück estime que Mardonius se tenait volontairement sur la défensive, qu'il n'était pas pressé de combattre, qu'il n'en avait pas même l'idée, et qu'il y fut décidé seulement plus tard, en apprenant la diversion tentée par les Grecs du côté de Mycale, diversion qui menaçait de lui couper la retraite par l'Hellespont.

La. question des vivres dut tenir, en effet, une grande place dans les préoccupations des deux généraux en présence ; mais cette question était plus pressante encore pour les Grecs que pour les Perses, depuis que le passage du Cithéron était, ou pouvait être, intercepté par l'ennemi. L'approvisionnement était beaucoup plus aisé du côté de Thèbes et de la Grèce du Nord, et il est peu probable que Mardonius eût vécu presque un an en Thessalie dans l'abondance, pour s'exposer ensuite à la famine juste au moment où il devait engager le combat décisif. D'ailleurs, comme MM. Duncker[30] et Delbrück[31] le remarquent, il y a contradiction chez Hérodote sur ce point : Artabaze vante les ressources immenses que Mardonius doit trouver à Thèbes (IX, 41), tandis qu'Alexandre de Macédoine annonce aux Athéniens que Mardonius n'a plus que quelques jours de vivres (IX, 45). Il est difficile de se prononcer entre ces deux témoignages ; mais nous croirions plutôt que Thèbes était abondamment pourvue de vivres. Du moins est-il sage de ne pas fonder une explication de l'attaque de Mardonius sur une base aussi chancelante.

Aux yeux de M. Delbrück, l'impatience de Mardonius est une idée fausse des Grecs, et la preuve, c'est que le récit d'Hérodote offre encore sur ce point une contradiction : tandis qu'Alexandre de Macédoine a annoncé une attaque pour le lendemain, nous voyons Mardonius, au lieu d'exécuter son projet, continuer pendant toute une journée à harceler l'ennemi par des attaques de cavalerie, et s'occuper à combler la fontaine Gargaphia (IX, 49). Comment aurait-il entrepris un travail aussi long et aussi difficile, s'il avait eu alors l'idée de prendre bientôt après l'offensive[32] ? Cet argument de M. Delbrück aurait quelque valeur, si nous pouvions croire qu'il fût si difficile à la cavalerie perse de troubler la source Gargaphia. Mais cet incident nous parait n'avoir été qu'un épisode isolé dans la journée qui précéda la bataille. Mardonius avait fait connaître à son conseil sa résolution bien arrêtée de passer outre aux obstacles que les devins lui opposaient, et que lui suscitaient sans doute de puissants chefs grecs ou barbares ; mais il voulait choisir son moment pour surprendre son adversaire. Et de fait, chez Hérodote, Alexandre de Macédoine, en venant annoncer secrètement aux Athéniens les nouveaux projets du général perse (IX, 45), admet cependant l'hypothèse que l'attaque n'ait pas lieu le lendemain même. Si donc cette partie du récit d'Hérodote ne contient pas les contradictions inacceptables que signale M. Delbrück, il n'y a pas lieu de rejeter ce qui en fait le fond, à savoir les dispositions personnelles qui portaient Mardonius à livrer bataille, et par là tombe aussi un des points d'appui les plus frôles de l'hypothèse relative à la diversion de Mycale : comment admettre, si Mardonius avait tenu jusque-là à rester sur la défensive, qu'il eût été entraîné à se battre par la vaine rumeur d'une campagne entreprise par 110 vaisseaux grecs en Ionie contre une flotte encore trois fois plus puissante ?

La nouvelle apportée pendant la nuit par Alexandre aux généraux d'Athènes eut, d'après Hérodote, les conséquences suivantes : tandis que depuis onze jours Pausanias se maintenait à l'aile droite de la ligne grecque en face des Perses, tout à coup il voulut changer de place avec les Athéniens, passer lui-même à l'aile gauche pour avoir à combattre les alliés grecs de Mardonius, et laisser aux Athéniens la peine et l'honneur de lutter contre les meilleures troupes barbares. Ce mouvement à peine exécuté, Mardonius s'en aperçut, et changea de place, lui aussi. Mais alors Pausanias, se trouvant de nouveau en face des ennemis qu'il ne voulait pas combattre, et d'ailleurs plus exposé encore qu'auparavant, puisqu'il avait dû descendre des hauteurs où il se tenait d'abord pour prendre le poste des Athéniens, n'hésita pas à revenir à sa première place ; de son côté, Mardonius en fit autant, et les deux lignes ennemies se retrouvèrent dans l'état où elles étaient d'abord. Mardonius, après ce chassé-croisé ridicule, envoya un héraut à Pausanias pour lui reprocher la lâcheté de sa conduite et l'inviter à une lutte particulière entre les Spartiates et les Perses. Mais Pausanias ne fit à ce message aucune réponse (IX, 46-49).

La défaveur qui anime ce récit à l'endroit de Pausanias éclate avec évidence, et sans aucun doute c'est à Athènes que l'on se plut à raconter soit les tergiversations de Pausanias, soit les sanglants reproches qu'il s'était attirés de la part du général ennemi. A défaut d'autres preuves, l'empressement des Athéniens à affronter le plus rude de la bataille montrerait clairement l'origine de cette tradition. La question est de savoir si ce récit, quoique athénien, contient pourtant quelque part de vérité ; ou s'il doit être interprété tout autrement que ne fait Hérodote : faut-il, par exemple, avec MM. Wecklein, Busolt et Delbrück, attribuer à Pausanias des intentions non seulement avouables, mais habiles, ou bien les hésitations de Pausanias ont-elles été mises en lumière dans un récit, épisodique dans la forme, mais vrai dans le fond ?

Disons-le d'abord, ce n'est pas dans une matinée, comme parait le dire Hérodote, qu'un corps de 50.000 hommes put changer deux fois de place, pendant qu'un autre de 46.000 exécutait un mouvement inverse, et cela à une distance assez rapprochée de l'ennemi pour que celui-ci s'en aperçût et exécutât de son côté un déplacement de troupes plus considérable encore. Il y a là une impossibilité flagrante, qu'Hérodote n'a pas relevée, préoccupé qu'il était de montrer les hésitations de Pausanias et les sarcasmes de Mardonius. Est-ce donc que la tradition avait inventé cette anecdote ? Nous nous refusons à le croire. C'est aussi l'avis de la plupart des critiques ; seulement ils diffèrent sur l'interprétation. M. Delbrück émet l'hypothèse que Pausanias opéra un changement de front dans sa ligne de bataille, pour donner aux Perses l'illusion que la discorde régnait chez les Grecs, et les entraîner par là à prendre l'offensive[33]. Mais un déplacement de troupes n'a jamais passé pour un acte de désordre ; c'est une retraite feinte, ou bien un tumulte quelconque qui aurait pu tromper Mardonius, mais non le mouvement régulier opéré par le général spartiate. M. Wecklein soupçonne que la conduite de Pausanias répondait à une combinaison tactique sagement conçue ; mais il ne dit pas en quoi consistait cette tactique[34]. M. Busolt estime qu'effectivement la lourde infanterie de Sparte se trouvait plus sûre de vaincre les Grecs alliés du Grand Roi, tandis que les Athéniens, déjà vainqueurs à Marathon, avaient plus de chance de l'emporter sur les Perses. C'est être, ce semble, bien généreux, que d'accorder à une combinaison de ce genre le nom de raisons tactiques (taktische Gründe), surtout quand on admet en même temps, avec M. Busolt, que Pausanias songeait à ménager la vieille renommée des troupes spartiates[35]. Au lieu de prêter au général de Sparte des vues aussi égoïstes, il ne nous déplairait pas de lui attribuer seulement ce manque de décision, cet esprit d'inquiétude et d'hésitation, qui s'allie parfois chez le même homme à un réel courage personnel. Pausanias sut, au moment décisif, résister victorieusement à l'attaque des Perses ; mais. jusque-là il avait agi avec un manque de suite déplorable. Les fautes commises par lui avaient surtout frappé les Athéniens : tandis que la position prise au bord de l'Asopos, après le succès obtenu sur la cavalerie de Masistios, paraissait indiquer l'intention de livrer promptement bataille, les retards survenus dans cette position nouvelle avaient aggravé la situation de l'armée ; les Athéniens, campés auprès du fleuve, souffraient des attaques continues de la cavalerie, et se trouvaient en outre exposés aux traits que les archers perses leur lançaient de l'autre rive ; en même temps, en quittant les hauteurs, on avait permis à Mardonius d'intercepter la passe du Cithéron, et c'était là ce qui compromettait surtout le résultat final. Est-il surprenant, dans ces conditions, que les Athéniens aient sévèrement jugé les mouvements incohérents du général en chef ? Certes, nous ne pouvons plus, à travers le récit altéré des Athéniens, ressaisir exactement la cause des opérations ordonnées par Pausanias ; mais rien ne nous parait s'opposer à l'opinion de Duncker, qui qualifie de manœuvres misérables les allées et venues du chef spartiate, ses hésitations et sa faiblesse en face des attaques réitérées de Mardonius[36].

La journée qui suivit le déplacement simultané des troupes grecques et des troupes barbares ne fut signalée que par les attaques nouvelles de la cavalerie perse et l'incident de la source Gargaphia. Ces deux raisons décidèrent le conseil des généraux grecs à se retirer du côté de Platées, dans un endroit situé à 10 stades en arrière de la ligne précédemment occupée. En même temps il fallait se rapprocher du passage des Têtes de Chêne, afin de dégager de ce côté les convois de vivres dont les Grecs avaient besoin (IX, 50). M. Delbrück fait encore ici au récit d'Hérodote une objection qui ne semble pas solide : si la distance entre la fontaine Gargaphia et l'endroit appelé νήσος, entre les deux branches du fleuve Oéroé, n'était que de 10 stades, il était facile aux Grecs d'aller chercher de l'eau dans ce fleuve sans changer de place, après que la fontaine Gargaphia avait été comblée[37]. Sans doute ; aussi Hérodote indique-t-il encore deux autres motifs que le manque d'eau : les attaques de la cavalerie et le dégagement du col. Ces raisons diverses se combinèrent, et, d'un commun accord, il fut entendu avec les Grecs que, pendant la nuit, à la seconde veille, on se retirerait dans la direction de Platées. Une partie, l'aile gauche et une moitié du centre, devaient franchir les collines peu élevées qui dominaient la plaine ; l'autre moitié du centre et l'aile droite se porteraient vers le Cithéron (IX, 51). Il ne s'agit donc pas là, comme le suppose M. Delbrück, d'un second mouvement, qui devait suivre la retraite ; il serait absurde de supposer que, l'armée à peine installée dans ses nouveaux postes, la moitié dût être envoyée ailleurs. En réalité, Pausanias et ses collègues cherchaient à la fois à éviter les. coups de l'ennemi et à dégager le col. Hérodote, il est vrai, ne s'explique pas d'une façon aussi claire qu'on pourrait le souhaiter ; mais l'interprétation que nous proposons, due à l'éditeur Stein, nous parait de tous points préférable à celle de M. Delbrück, qui suppose une diversion de Mardonius du côté de Phylé, et explique ainsi l'absence d'une partie de l'armée au moment où s'engagea la bataille[38].

Si le plan de Pausanias avait été mis à exécution, la bataille eût été retardée encore de plusieurs jours peut-être. Car la nouvelle position que devait prendre l'armée grecque se trouvait bien plus éloignée de l'Asopos que la précédente, et l'espoir d'un ravitaillement régulier permettait à Pausanias de se tenir pendant assez longtemps encore sur la défensive. Le désordre survenu dans la retraite fut ce qui mit aux prises, d'une manière inattendue, les deux armées en présence.

Ce désordre se produisit de deux côtés à la fois, au centre et à l'aile droite. Au centre, les troupes alliées de Lacédémone, fatiguées par une journée où les attaques de la cavalerie avaient été incessantes, se retirèrent à l'heure dite, mais non pas vers le but indiqué : au lieu de s'arrêter à 10 stades en arrière, elles parcoururent une distance de 20 stades, gagnant, non pas l'Ile, mais le temple de Héra[39], sous les murs de Platées. Hérodote n'attribue pas d'autre cause à ce mouvement précipité que le désir d'éviter une fois pour toutes la cavalerie ennemie (IX, 52) ; il ne s'agit pas là d'une trahison proprement dite, mais d'un ordre violé par suite d'un entrainement irréfléchi. Les Grecs du centre payèrent chèrement cette fuite désordonnée : le lendemain, ils arrivèrent trop tard pour prendre part à la bataille. Nous reviendrons tout à l'heure sur cette partie de la tradition.

A l'aile droite, ce fut un sentiment tout différent qui empêcha Pausanias d'exécuter lui-même l'ordre qu'il avait donné : le chef d'un corps spartiate, Amompharétos, qui n'avait pas été prévenu du mouvement projeté, déclara qu'il se refusait à fuir devant le barbare, qu'il ne dépendrait pas de lui d'imprimer à Sparte ce déshonneur, et qu'il ne se retirerait pas. Pausanias et les autres généraux de Sparte et de Tégée insistèrent vainement pour persuader Amompharétos ; en vain la discussion devint-elle des plus vives : le chef récalcitrant s'entêtait dans sa résistance, et jetait Pausanias dans le plus singulier embarras : déjà le jour allait paraître, et Amompharétos ne bougeait pas. Pausanias essaya alors de se retirer sans la troupe des Pitanates, mais à une distance de 10 stades seulement du côté du Cithéron, au sud-est de l'île, où il devait à l'origine prendre position ; de là il pouvait encore venir au secours d'Amompharétos, s'il y avait lieu. Mais à ce moment, voyant que le gros de la troupe l'abandonnait, Amompharétos se décida, lui aussi, à rebrousser chemin, et rejoignit à la hale son général, avec la cavalerie ennemie sur ses derrières (IX, 53-57).

Pendant la même nuit, les Athéniens, à l'aile gauche, avaient hésité à opérer le mouvement de retraite, en voyant que Pausanias, à l'heure dite, ne quittait pas son poste ; ils lui envoyèrent donc un cavalier pour prendre ses ordres. Le cavalier arriva à l'aile droite au moment de la discussion la plus chaude entre le général en chef et Amompharétos. Inquiet de se voir seul exposé à une attaque des Perses, Pausanias demanda aux Athéniens de se rapprocher de lui, pour fermer le trou qu'avait fait dans la ligne la fuite du centre. Les Athéniens se disposèrent à répondre à cet appel ; mais du point où ils étaient, pour se retirer, ils durent contourner les collines qui s'avançaient le plus près de l'Asopos, et rester ainsi dans la plaine (IX, 56). Ils y étaient encore lorsqu'ils furent attaqués par l'aile droite de Mardonius.

Ainsi l'armée grecque se trouva, au matin, séparée en trois corps isolés.

Cette explication des préludes de la bataille parait encore à M. Delbrück absolument inadmissible. Sans parler de la fuite désordonnée du centre, que le savant critique remplace gratuitement par une diversion du côté de Phylé, l'attitude des Lacédémoniens et dis Athéniens lui semble absurde ou contradictoire. Dans la discussion entre Pausanias et Amompharétos, on ne sait, dit-il, lequel des deux est le plus grotesque, du général qui ne sait pas se faire obéir, et à qui un jeune homme tient tête pendant toute une nuit, ou du fanfaron qui finit par se retirer piteusement lorsqu'il voit que ses bravades ne réussissent pas à retenir l'armée[40]. De plus, ajoute M. Delbrück, Thucydide nie l'existence de ce λόχος Πιτανητέων que commande Amompharétos chez Hérodote[41]. Mais, répondrons-nous d'abord à M. Delbrück, le doute de Thucydide ne vise que le nom du λόχος Πιτανητέων : l'historien de la guerre du Péloponnèse relève chez son prédécesseur une erreur relative à la constitution de l'armée spartiate, et c'est sur ce point seulement que porte sa critique : Hérodote a pu entendre ce récit de la bouche d'un habitant de Pitana, Archias, dont il parle lui-même ailleurs (III, 58) ; il aura, par mégarde ou par ignorance, attribué à Amompharétos un titre qui n'avait rien d'officiel ; mais le fait de l'anecdote n'en subsiste pas moins. Quant à l'attitude de Pausanias, ne sait-on pas combien d'exemples analogues offrirait l'histoire de la discipline militaire chez les Grecs, même chez les Spartiates ? L'indépendance hautaine de chaque soldat à l'égard de ses chefs est un fait connu, et, dans le cas particulier, Pausanias ne pouvait pas forcer l'obéissance par le prestige de l'autorité que donne la victoire. De son côté, si Amompharétos cède à la fin, n'est-ce pas que son seul désir, en résistant, était de retenir l'armée tout entière à son poste ? L'armée partie, quel intérêt avait-il à s'exposer sans raison à une mort certaine ?

Une autre difficulté, suivant M. Delbrück, résulte de la conduite qu'Hérodote prête aux Athéniens, et de la double marche que font, chacune de leur côté, les deux ailes. Les Athéniens, dit Hérodote, se tiennent à leur poste, au lieu de se retirer : c'est qu'ils connaissent les Lacédémoniens et leur tendance à parler autrement qu'ils ne pensent (IX, 54). Stein signale ce trait de malice à l'égard de Sparte, et M. Delbrück soutient que cette prétendue défiance des Athéniens est inexplicable. Les Athéniens, dit-il, auraient pu vouloir s'assurer que l'aile droite, elle aussi, se mettrait en mouvement, s'il s'était agi d'une marche en avant, parce qu'alors ils auraient risqué de s'exposer seuls au danger ; mais, du moment que l'ordre était de battre en retraite, comment supposer que Pausanias voulût rester seul en face des ennemis qu'il évitait depuis plus de dix jours[42] ? Nous craignons que cette explication ne tienne pas compte assez des vues égoïstes, des défiances réciproques qui dominaient dans« l'armée grecque. Ce n'est pas seulement au temps de la guerre du Péloponnèse, comme parait le croire Stein, que ces sentiments se manifestèrent ; ils existaient déjà depuis le début des guerres médiques, et auparavant ; ils devaient éclater surtout dans une armée fatiguée par une attente de plusieurs semaines, à l'égard d'un chef que M. Delbrück considère comme un homme de génie parce qu'il sut rester si longtemps sur la défensive, mais que les troupes placées sous ses ordres soupçonnaient, non sans raison, d'indécision et de timidité. Ce que les- Athéniens veulent savoir avant de se retirer, c'est si Pausanias se prépare à exécuter ses propres instructions, et, de fait, leur messager le trouve plongé dans un nouvel embarras. L'ordre donné par Pausanias aux Athéniens répond bien, ce semble, aux nécessités de la situation ; mais déjà il est trop tard pour opérer cette jonction des deux ailes : tandis que l'aile droite se dirige, en suivant le versant du Cithéron, vers le sud-est de Platées, l'aile gauche est surprise dans la plaine, au nord de la position qu'elle devait occuper d'abord. Certes, tous ces mouvements ne peuvent pas être retracés sur une carte avec une exactitude mathématique ; mais quelles sont même les batailles modernes dont aucun détail n'échappe à la sagacité des historiens, et combien, chez les Grecs, l'initiative de chaque corps, de chaque homme même, n'était-elle pas plus grande que chez les modernes ! Le scepticisme à l'égard de tous les faits qui offrent quelque obscurité ne nous parait pas justifié ; car, si on rejette tel ou tel fait douteux, pourquoi en accepter un autre qui n'est que vraisemblable, et pourquoi, de fil en aiguille, ne pas aller jusqu'à voir des légendes partout, même dans le nom propre Amompharétos, l'homme à la vertu irréprochable ?

La retraite des Lacédémoniens et du reste de l'armée grecque avait bien l'air d'une fuite : c'est ce qui décida Mardonius, jusque-là si prudent, à prendre l'offensive ; il s'agissait maintenant pour lui de ne pas laisser échapper une proie facile, et de venger les précédentes défaites de Xerxès (IX, 58). Il fit à la hâte franchir l'Asopos aux troupes qu'il commandait en personne, et se hâta de poursuivre Pausanias dans la direction du Cithéron. A la vue de cette initiative soudaine, les autres chefs barbares donnèrent, eux aussi, le signal de l'attaque, et c'est ainsi que les alliés grecs, rangés à l'aile droite de la ligne perse, se rencontrèrent dans la plaine avec les Athéniens. Mais déjà à ce moment la bataille avait commencé sur les hauteurs : c'est là qu'allait se livrer l'action décisive.

Les Lacédémoniens et les Tégéates étaient seuls en face de la plus grande partie de l'armée perse (IX, 61). Mais, tandis que les barbares se précipitaient sans ordre, en poussant des cris (IX, 59), les Grecs montraient dans cette circonstance un sang-froid et une énergie extraordinaires. Déjà les flèches pleuvaient sur eux, et Pausanias ne donnait toujours pas le signal : les sacrifices, disait-il, n'étaient pas favorables. Bientôt cependant les dieux accordent des signes manifestes de leur assentiment. Les Tégéates impatients s'élancent les premiers, puis les Lacédémoniens, et un combat se livre autour du rempart de boucliers derrière lequel les Perses se sont jusque-là tenus abrités. Cette première ligne de défense est forcée, et désormais l'arc ne sert plus à rien contre la lance. Mais les Perses ne se déclarent pas pour cela vaincus ; ils soutiennent la lutte à bras-le-corps, armés de leurs courtes épées, et cherchent à briser de la main les longues lances de l'ennemi. Pendant longtemps le combat se prolonge ainsi auprès du temple de Déméter[43], et les chances restent incertaines, tant que Mardonius, du haut de son cheval blanc, soutient et anime les meilleures de ses troupes. Mais, après la mort de Mardonius, les Perses se sentent perdus ; ils s'enfuient en désordre dans la direction de leur enceinte de bois et s'y enferment.

Tel est le résumé de la bataille à l'aile droite des Grecs. Comme toujours chez Hérodote, on trouve dans ce récit moins une explication technique des faits militaires que des observations ou des anecdotes particulières. On ne peut s'empêcher, par exemple, de remarquer l'importance donnée par Hérodote aux sacrifices de Pausanias et à la prière qu'il adresse à la déesse de Platées, Héra, avant d'engager le combat (IX, 61) ; de même, l'historien insiste plus longuement qu'on ne voudrait peut-être sur le sort du Spartiate Acimnestos, qui frappa Mardonius (IX, 64), et sur ce fait miraculeux, que le bois sacré de Déméter ne fut souillé par la mort d'aucun Perse (IX, 65). Mais ce ne sont là que des détails : l'important est de savoir si dans ce récit l'auteur a rapporté les faits aussi exactement que possible, avec toute l'impartialité désirable, ou s'il a montré quelque parti pris.

Les critiques, M. Nitzsch en particulier, ont cru reconnaître dans ce morceau un éloge de Pausanias tout à fait inattendu, étant donnée la manière dont Hérodote avait parlé de lui dans les chapitres précédents[44]. M. Nitzsch ne doute pas que les chapitres 61 et suivants ne soient empruntés à un de ces éloges publics et officiels qui se transmettaient à Sparte de génération en génération, et qui se trahissent' chez Hérodote par l'énumération des ancêtres du personnage en question. Tandis que les préludes de la bataille étaient de provenance athénienne, cette partie du récit aurait une source spartiate, et cette origine se révélerait même dans cette phrase emphatique (IX, 64). Nous ne partageons pas cette opinion pour plu. sieurs causes : d'abord, l'attitude d'un général pouvant fort bien varier suivant qu'il s'agit de diriger une opération stratégique ou de se battre, nous ne voyons pas pourquoi l'historien ne pourrait pas tout naturellement rendre hommage à la bravoure d'un homme et à son sang-froid dans la bataille, même après l'avoir montré jusque-là hésitant et timide : il n'y a là aucune contradiction qui doive faire supposer des sources différentes. De plus, ce morceau d'Hérodote nous parait contenir plusieurs traits qui répondent mal à l'idée qu'on se fait d'un éloge traditionnel de Pausanias : Hérodote observe que l'armée perse se jeta en désordre à la poursuite des Grecs (IX, 59) ; puis, que, malgré tout leur courage, les Perses manquaient d'armes défensives, qu'ils n'avaient pas l'expérience du genre de combat que pratiquaient les Spartiates, qu'ils étaient moins adroits (IX, 62), enfin que, en face des hoplites, ils étaient comme désarmés (IX, 64). Ne voit-on pas dans tous ces traits l'effort de l'historien pour expliquer la victoire autrement que par le seul mérite du vainqueur, et est-ce là le fait d'une tradition particulièrement favorable à Pausanias ? Nous ne le pensons pas. Hérodote reconnaît que le général spartiate a remporté la plus éclatante victoire, mais il ne lui en rapporte pas tout l'honneur : les circonstances ont heureusement servi Pausanias, et aussi les fautes de ses adversaires. Voilà ce qui nous paraît ressortir de ce passage, et cette observation impartiale appartient bien en propre à l'historien, sans qu'il ait eu besoin de rien emprunter directement et textuellement à une tradition spartiate. Que beaucoup d'anecdotes relatives au même personnage, et citées plus loin par Hérodote, aient une telle provenance, c'est ce qui n'est pas douteux ; mais, sur la bataille elle-même, c'est sa propre opinion que nous donne Hérodote, en la fondant sur les renseignements divers qu'il a puisés aussi bien dans un camp que dans l'autre.

Stein signale une autre contradiction chez Hérodote : c'est l'absence, pendant le combat, de la cavalerie, qui avait dès le matin harcelé Pausanias[45]. Mais l'usage de la cavalerie devenait difficile, impossible même, du moment où la lutte était engagée entre les deux infanteries. Elle ne devait redevenir nécessaire que pour protéger la retraite des vaincus, et c'est ce qu'explique Hérodote lui-même (IX, 68).

Pendant que la victoire se décidait à l'aile droite des Grecs, l'aile gauche, formée par les Athéniens, rencontrait dans la plaine le reste de l'armée perse. Un corps de 40.000 hommes, commandé par Artabaze, aurait pu être de ce côté un sérieux danger pour les Grecs ; mais ce corps ne prit pas part à la bataille : Artabaze, mécontent dès le principe de la direction que Mardonius donnait à la guerre, n'hésita plus à se retirer quand il vit les Perses faiblir, et ainsi les Athéniens n'eurent à combattre que les Grecs alliés du Grand Roi. La majeure partie de ces troupes ne fit pas une longue résistance ; seuls, les Thébains savaient qu'ils jouaient leur dernière chance de salut : ils furent héroïquement écrasés, entre autres trois cents jeunes gens du parti aristocratique ; les survivants se retirèrent à Thèbes, pendant que les autres alliés fuyaient sans avoir combattu (IX, 66-69).

Déjà la déroute des Perses s'était déclarée de toutes parts, lorsque les troupes grecques du centre, qui avaient fui la veille jusque sous les murs de Platées, apprirent que la bataille avait eu lieu, et que Pausanias était vainqueur. Elles s'empressèrent alors de gagner, soit les hauteurs du Cithéron, où devait être Pausanias, soit la plaine, où les Athéniens avaient combattu. Mais ces deux détachements du centre eurent un sort inégal : tandis que les Corinthiens rejoignaient sans danger les troupes lacédémoniennes, les Mégariens et les Phliasiens furent attaqués dans la plaine par la cavalerie de Thèbes, qui en tua jusqu'à 600, et repoussa les autres vers les hauteurs (IX, 69).

Cette attitude du centre de l'armée grecque est un des points du récit de Platées qui ont soulevé le plus d'objections. Déjà Plutarque, dans deux passages[46], cherche à montrer l'invraisemblance de ce témoignage, en s'appuyant sur ce que les noms des alliés de Sparte et d'Athènes figuraient sur les monuments de Platées, le trépied de Delphes et le Zeus d'Olympie, et cet argument a été repris par quelques modernes[47]. Mais on peut répondre que, pour n'avoir pas assisté au combat décisif, les Corinthiens, les Éginètes et les autres alliés du centre avaient cependant pris part à l'expédition conduite par Pausanias : même en acceptant le récit d'Hérodote, on comprend qu'ils aient été admis à l'honneur de voir leurs noms figurer sur les monuments commémoratifs de la victoire. MM. Delbrück[48] et Busolt[49] signalent une autre difficulté : les troupes du centre n'étaient pas assez éloignées de l'endroit où se livra la bataille, pour qu'elles n'eussent pas eu le temps d'accourir et d'y prendre part. — Cet argument ne nous semble pas non plus convaincant : Hérodote nous apprend que la bataille commença, comme les jours précédents, par une attaque de la cavalerie perse ; or les alliés, qui avaient fui dans la nuit, précisément pour échapper à ces attaques, ne devaient guère être portés à s'y exposer de nouveau ; de plus, ils purent ne pas s'apercevoir tout de suite que l'armée perse tout entière s'était avancée contre Pausanias ; car Mardonius avait pris la direction des hauteurs, et l'espace de 15 stades environ qui séparait Platées du champ de bataille est formé de collines et de vallonnements. D'ailleurs, si Hérodote dit que la bataille dura χρόνον έπί πολλόν (IX, 62), cette indication assez vague peut s'entendre de quelques heures seulement, et il fallait peut-être ce temps-là aux alliés pour se remettre en marche. Enfin M. Busolt met en doute le fait signalé par Hérodote pour une autre raison : on sait qu'à Salamine une tradition notoirement fausse accusait les Corinthiens d'être arrivés en retard à la bataille ; or nous avons ici pour Platées le pendant de cette calomnie[50]. — Qu'on prenne garde cependant à ceci : Hérodote n'avait pas plus de raison pour accuser la conduite des Corinthiens à Platées que leur conduite à Salamine ; si donc il signale la fausseté de la tradition relative à Salamine, comment, s'il n'avait pas eu des témoignages solides sur Platées, aurait-il accepté une tradition analogue ? N'est-il pas vraisemblable, au contraire, que le fait authentique du retard des Corinthiens à Platées est ce qui donna lieu à l'invention calomnieuse d'Athènes au sujet de leur conduite à Salamine ?

Mais, si nous acceptons sur ce point le récit d'Hérodote, nous ne prétendons pas que les alliés :du centre n'aient subi aucune perte, qu'ils n'aient eu aucun mort. Hérodote ne parle au chapitre 70 que des morts tombés dans la dernière journée, et, au chapitre 85, quand il mentionne le cénotaphe d'Égine, il dit seulement que plusieurs tombeaux vides avaient été élevés après coup sur le champ de bataille. C'est la preuve seulement que les tombeaux d'Athènes, de Sparte, de Tégée, de Phlionte et de Mégare avaient été construits aussitôt après le combat : à ce moment, les Lacédémoniens ne reconnurent pas aux autres alliés le droit de figurer à côté d'eux, puisqu'ils n'avaient pas combattu. Plus tard, tous les peuples qui avaient fait la campagne voulurent avoir au moins un cénotaphe à Platées, et c'est ainsi que Cléadas, fils d'Autodicos, fit élever celui d'Égine. L'absence des alliés au moment décisif explique ce que dit Hérodote des tombeaux de Platées ; mais il ne faut pas tirer de là cette conclusion, évidemment fausse, que les alliés n'avaient pas perdu un seul homme depuis le commencement de la campagne ; tout le récit d'Hérodote dément cette interprétation.

Après la bataille, les Perses se réfugièrent dans l'enceinte de bois garnie de tours, qu'ils avaient construite au bord de l'Asopos ; ils s'y défendirent quelque temps contre les Lacédémoniens ; mais l'arrivée des Athéniens entraîna la prise de cette fortification légère ; les Tégéates y pénétrèrent les premiers, et un massacre terrible y fut fait. Des 300.000 hommes de Mardonius, il n'en échappa, dit Hérodote, que 3.000 ; 159 hoplites grecs seulement étaient tombés dans la bataille (IX, 70).

Disons d'abord que ces chiffres ont une valeur inégale : il est évident que les 300.000 hommes de Mardonius, même en défalquant de ce chiffre les 40.000 hommes d'Artabaze et les soldats tués dans la bataille, ne s'enfermèrent pas dans l'enceinte de bois : mises en fuite par Pausanias, les troupes de Mardonius durent se disperser un peu en tous sens, et seule l'élite des Perses se retira dans le camp. C'est de ce nombre qu'il resta seulement 3.000 hommes après le massacre ; mais le nombre des barbares tués demeure inconnu. Plus précise est la donnée d'Hérodote sur les morts de Sparte, d'Athènes et de Tégée ; mais les chiffres sont ici extraordinairement bas. Toutefois on peut soupçonner une erreur plutôt que l'expliquer : dire qu'Hérodote a pris le chiffre de 52 pour le total des pertes d'Athènes, quand il s'agissait seulement des morts de la tribu Æantis, c'est une hypothèse gratuite[51]. Plutôt que de rejeter le chiffre de 52 hoplites, en l'opposant aux 300 Thébains, tombés, dit-on, sous leurs coups, nous nous demandons plutôt si ce chiffre de 300 Thébains est authentique. Les monuments de Platées devaient fournir à Hérodote des chiffres incontestables pour ce qui regarde les Grecs ; du moins manquons-nous de raisons solides pour les contester.

M. Delbrück signale dans la prise du camp retranché des Perses une prétendue contradiction d'Hérodote : les Athéniens font la brèche, et ce sont les Tégéates qui y passent les premiers ; n'est-ce pas là le signe de la fusion de deux traditions différentes, l'une d'Athènes, l'autre de Tégée[52] ? — En vérité, c'est vouloir trouver chez Hérodote des contradictions que l'esprit le plus médiocre aurait su éviter ! Quoi ! l'historien eût été assez l'esclave de ses sources pour les reproduire sans s'apercevoir qu'elles se démentaient l'une l'autre ! C'est faire d'Hérodote un compilateur vulgaire, ce qu'il n'est pas. En réalité, l'historien s'exprime ainsi : A force de patience et de bravoure, les Athéniens montèrent sur le mur et y firent une brèche : les Grecs pénétrèrent par là dans l'enceinte et à leur tête les Tégéates (IX, 70). Le rôle des Athéniens est ici fort bien indiqué : ils sont comme nos soldats modernes du génie ou nos sapeurs qui ouvrent une porte, pour y faire passer une armée. Hérodote a pu entendre dire à Tégée, par les prêtres qui lui montraient dans le temple d'Athéna Aléa la mangeoire d'airain des chevaux de Mardonius, que les Tégéates avaient pris le camp des Perses ; mais il n'a pas ignoré le rôle des Athéniens, et il a combiné ces traditions, non pas de manière à se contredire, mais bien plutôt de façon à reproduire le mieux possible la vérité des faits.

Entre la prise du camp retranché (IX, 70) et le siège de Thèbes (IX, 86-88) se place dans Hérodote une série d'anecdotes qui se rapportent plus ou moins directement à la bataille. En fait d'opérations militaires, l'historien signale seulement durant cet intervalle l'arrivée tardive des Mantinéens et des Éléens. Les premiers voulaient d'abord se mettre à poursuivre Artabaze jusqu'en Thessalie ; il fallut que Pausanias les arrêtât. Les généraux de ces deux villes payèrent de l'exil le retard qui leur avait fait manquer l'honneur de prendre part à la bataille. Élis obtint pourtant le droit de voir figurer son nom sur le trépied de Delphes ; Mantinée n'eut pas la même faveur. Les autres anecdotes racontées par Hérodote sont relatives soit aux actions d'éclat signalées durant la bataille, soit aux actes de générosité de Pausanias, soit au partage du butin, aux offrandes et aux tombeaux.

Hérodote ne parle pas d'un débat survenu entre les vainqueurs au sujet du prix de la valeur et du trophée, et le récit que fait Plutarque d'une discussion fort vive à ce propos n'a sans doute pas d'autre fondement ni d'autre raison d'être que le désir d'attribuer une fuis de plus à Aristide le rôle de pacificateur. D'après notre historien, les Tégéates et les Athéniens avaient fait preuve d'un grand courage ; mais les Lacédémoniens s'étaient particulièrement distingués parce qu'ils avaient eu à lutter contre les troupes les plus fortes. Rien n'autorise à accuser de partialité ce jugement, qui répond de tous points à l'ensemble du récit. Il est bien vrai que dans la suite Hérodote rapporte, certainement d'après une source spartiate, les exploits d'Aristodémos, de Poseidonios, de Philorgon, d'Amompharetos et de Callicratès (IX, 71-72) ; mais il n'omet pas pour cela ceux de l'Athénien Sophanès de Décélie (IX, 73-75). Cette anecdote lui fournit même l'occasion de rapporter sur ce personnage deux traditions, dont la seconde est manifestement la vraie, quoique l'historien ne se prononce pas ; mais c'est peut-être le faire trop naïf, que de supposer qu'il ait pu hésiter entre les deux. La généreuse conduite de Pausanias à l'égard d'une esclave grecque trouvée dans le camp (IX, 76), sa réponse magnanime au personnage d'Égine qui lui conseillait de faire subir au cadavre de Mardonius le sort qu'avait eu jadis celui de Léonidas (IX, 78-79), l'anecdote des deux festins préparés l'un à la mode perse, l'autre à la mode spartiate (IX, 82), tout cela échappe proprement à la critique ; car il n'est pas douteux, d'une part, que de tels récits ne soient fondés sur quelque fait réel, d'autre part, que l'historien ne se soit plu à raconter ces faits et à les orner, de façon à faire ressortir soit les idées et le caractère du héros de Platées, soit ses propres idées sur le luxe des Perses comparé à la sobriété spartiate.

Le partage du butin donna lieu, suivant Hérodote, à des détournements de la part des hilotes chargés de le recueillir ; une partie des objets d'or aurait été vendue par eux à vil prix aux Éginètes, qui auraient acquis par là une véritable fortune (IX, 80). La plupart des critiques signalent dans ce récit une tradition populaire défavorable aux Éginètes. L'anecdote n'aurait, en effet, aucune valeur, si l'on voulait prétendre que toutes les richesses d'Égine vinssent de là, et nous reconnaissons que le texte d'Hérodote se prête à cette interprétation. Mais, que les Éginètes, qui étaient marchands, eussent profité du désordre et du trouble pour faire de bonnes affaires aux dépens des autres alliés, il n'y aurait là rien que de vraisemblable.

La campagne de Pausanias se termine par le siège de Thèbes et par la reddition des otages que réclament les Grecs confédérés (IX, 86-88). Timagénidas et Attaginos espéraient s'en tirer à prix d'or devant un tribunal ; mais Pausanias ne voulait pas s'exposer à voir lui échapper ses victimes : Attaginos ayant réussi à s'enfuir, le général spartiate fit conduire à Corinthe Timagénidas et les autres complices, et là il les fit périr sans autre forme de procès. Personne ne songea à protester contre une mesure que justifiaient trop les craintes qu'avait causées à la Grèce la conduite de Thèbes.

 

§ V. — La sotte grecque à Samos et à Mycale. - La bataille de Mycale. - Délibération sur l'Ionie. - Siège et prise de Sestos. - Fin de l'histoire d'Hérodote.

Avant même que Thèbes eût succombé, les chances de la guerre s'étaient prononcées de nouveau sur mer contre le Grand Roi. Précisément à la même époque où se livrait à Platées la bataille décisive, une initiative hardie du commandant en chef de la flotte, du roi Léotychide, amenait sur mer une victoire inattendue, et transformait tout à coup les Grecs, de vaincus qui défendent leur sol national, en vainqueurs qui vont poursuivre l'ennemi jusque sur son propre territoire.

Voici, brièvement résumé, le récit que fait Hérodote de cette bataille (IX, 90-105).

La flotte était depuis le printemps à Délos, sous le commandement de Léotychide, lorsque trois députés de Samos vinrent renouveler les offres et les promesses qu'avaient déjà faites jadis les délégués de Chios : la flotte grecque n'avait qu'à se montrer pour mettre en fuite les vaisseaux perses mouillés à Samos ; même en cas de résistance, c'était une victoire assurée ; il fallait agir avec résolution, et tous les Grecs d'Ionie viendraient au secours de leurs frères. Cette ambassade eut un effet immédiat. Le roi Léotychide, aussitôt convaincu, demanda son nom à l'envoyé de Samos. Hégésistratos (chef d'armée), lui répondit le Samien. — J'accepte cet augure, dit le Roi, et, dès le lendemain, on lit sur la flotte les sacrifices d'usage. Bientôt après, la flotte appareillait. Arrivée à Samos, elle apprit que les vaisseaux perses avaient abandonné la place, et s'étaient retirés sur la côte voisine, au pied du Mont Mycale : en cet endroit était campée une armée de terre, commandée par Tigrane, et forte encore de 60.000 hommes. Les amiraux du Grand Roi, plutôt que de livrer une seconde bataille navale, avaient préféré se mettre à l'abri sur le rivage : sans doute ils espéraient éviter tout engagement avec les Grecs. Pendant quelque temps, en effet, les chefs grecs réunis à Samos se demandèrent s'ils reviendraient à Délos ou s'ils se dirigeraient vers l'Hellespont. Finalement, un troisième parti, le plus téméraire, l'emporta : c'était de marcher droit sur la flotte de Mycale, et de livrer bataille coûte que coûte. Les Grecs s'attendaient encore à ce que la flotte perse vint à leur rencontre ; mais à la vue des vaisseaux tirés sur le rivage et abrités derrière une forte palissade, à la vue de l'armée de terre rangée en avant des retranchements, ils reconnurent qu'ils devaient opérer un débarquement. Avant de procéder à cette opération, le roi spartiate fit entendre aux Ioniens de l'armée perse une proclamation, destinée, comme jadis celle de Thémistocle, à entraîner leur défection ou à les compromettre aux yeux de leurs chefs. En effet, les Samiens, depuis longtemps suspects, furent désarmés, et les Milésiens furent envoyés dans la montagne, pour y servir de guides aux fuyards, s'il y avait lieu. Cependant les Grecs, à peine débarqués, se mettaient en marche contre l'ennemi, lorsque se répandit dans les rangs le bruit que Pausanias était vainqueur en Béotie ; en même temps un caducée parut porté sur les flots. Cette heureuse nouvelle et cet augure infaillible renouvelèrent l'élan des troupes de Léotychide, jusque-là préoccupées de ce qui se passait en Grèce, et des deux parts on en vint aux mains avec une ardeur que justifiait le prix de la victoire, à savoir la possession des ales et de l'Hellespont. Les Grecs avaient débarqué à l'est du campement perse, et ils s'étaient développés en une ligne dont l'aile droite, comme à l'ordinaire, était occupée par les Lacédémoniens, l'aile gauche par les Athéniens, les alliés étant au centre. Or, pour attaquer utilement les Perses, il fallait que les Lacédémoniens, à droite, gravissent une partie de la montagne, en suivant le cours d'un torrent (le Gaison), tandis que l'aile gauche et une partie du centre suivraient le rivage et les premières hauteurs. C'est ainsi que les Athéniens, les Corinthiens, les Sicyoniens et les Trézéniens engagèrent d'abord les hostilités. L'armée de Tigrane attendait hors du camp, derrière une ligne de défense formée par les boucliers de jonc ; mais cette ligne ne tarda pas à être enfoncée, et l'ennemi à se réfugier derrière la palissade. Aussitôt les Athéniens s'y jetèrent à la suite des fuyards, et y firent un grand massacre de Perses. Car, à ce moment, les Ioniens, répondant à l'appel de Léotychide, se tournèrent, eux aussi, contre les barbares. A leur tour les Lacédémoniens arrivèrent d'un autre côté, lorsque les Perses se défendaient encore, et ils achevèrent la victoire. Tandis que les vaincus s'enfuyaient dans la montagne, ils tombèrent en grand nombre sous les coups des Milésiens. Dans cette bataille, les Athéniens avaient montré le plus de valeur, et après eux, les Corinthiens, les Trézéniens, les Sicyoniens.

La plupart des détails que contient ce récit ne donnent prise à aucune critique. L'appel de Léotychide aux Ioniens rappelle bien un peu trop peut-être la proclamation de Thémistocle aux mêmes Ioniens après Artémision, et l'attaque des γέρρα, enfoncés par les Athéniens, forme un pendant un peu trop symétrique peut-être à l'attaque dirigée contre une ligne semblable de boucliers par les Lacédémoniens et les Tégéates au début de la bataille de Platées. Mais ces détails sont de ceux qui peuvent s'être effectivement produits plusieurs fois dans des circonstances analogues. D'autre part, l'attitude empressée des Ioniens, qui paraissent avoir vraiment décidé la victoire, ne saurait être mise en doute : on le vit bien à ce que, aussitôt après la bataille, les Grecs se préoccupèrent de récompenser tant de zèle et d'associer les Ioniens à la guerre contre le barbare. Nous ne discutons pas non plus la question des chiffres, 60.000 hommes pour l'armée de Tigrane, contre un nombre de Grecs peut-être dix fois moindre ; aussi bien, Hérodote ne dit-il rien des pertes subies dans l'un et l'autre camp, sinon en ce qui concerne quelques Perses de marque. L'importance de la bataille est suffisamment attestée par l'importance de ses résultats. Mais ce qui préoccupe et divise les historiens modernes de cette campagne, c'est la cause de l'attaque subite de Léotychide après la longue inaction de la flotte grecque ; c'est aussi le rôle que prête Hérodote au roi spartiate, aux dépens du général athénien Xanthippe ; c'est enfin l'explication de la légende relative à la victoire de Platées, annoncée aux combattants de Mycale.

M. Delbrück n'admet pas que le coup de main hardi tenté par Léotychide ait été déterminé, comme le raconte Hérodote, par le second appel des Ioniens. Il fallait, dit-il, qu'il y eût alors une autre raison pour prendre l'offensive, et cette raison, la voici : comme Mardonius ne se décidait pas à attaquer l'armée de Pausanias, et que de son côté Pausanias ne se sentait pas de force à attaquer Mardonius, il y eut un ordre donné de Béotie à Délos, pour qu'une diversion rapide fût tentée en Ionie ; grâce à cet ordre, Mardonius, aussitôt informé, se résolut à attaquer Pausanias, plutôt que de s'exposer à être enfermé en Europe sans avoir combattu. Ainsi les deux batailles, livrées en même temps, furent le résultat d'un compromis entre la politique spartiate, qui poussait à la guerre sur mer, et la politique athénienne qui ne visait qu'à prévenir une nouvelle invasion par terre[53].

Nous avons déjà dit ce que nous pensions des prétendues dispositions de Sparte à faire la guerre maritime, au printemps de 479 ; mais ici l'hypothèse tient vraiment trop peu de compte des conditions où se trouvaient l'armée de terre et la flotte des Grecs d'après le récit d'Hérodote. De deux choses l'une : ou bien l'action combinée de l'armée et de la flotte fut décidée dès le départ de l'Isthme, ou elle dut l'être seulement plus tard. Dans le premier cas, la bataille de Mycale aurait dû avoir lieu longtemps avant celle de Platées ; car une chose est certaine, c'est la précipitation de Léotychide et l'exécution rapide de ses plans, tandis que les opérations en Béotie se prolongent pendant des semaines. Dans le second cas, M. Delbrück parait supposer que Pausanias, ne se voyant pas attaqué par Mardonios, eut l'idée de faire une diversion en Ionie pour entraîner Mardonius à prendre l'offensive ; mais comment cet ordre pouvait-il être assez tôt communiqué à la flotte ? Et combien de temps fallait-il pour que la nouvelle d'une action déjà commencée en Ionie revint à Mardonius ? Dans l'intervalle, Pausanias avait toutes les chances pour être attaqué. Dira-t-on que l'ordre venait des éphores ou d'un conseil fédéral tenu à l'Isthme ? Mais ce conseil n'existait plus, et rien ne prouve que les généraux aient été liés en aucune façon par un autre pouvoir que leur conseil de guerre, formé des généraux alliés. Parler d'instructions données à Pausanias pour rester sur la défensive, et d'autres instructions données à Léotychide pour prendre l'offensive, c'est attribuer aux opérations militaires des Grecs une unité de direction qu'elles n'ont pas eue alors. Les circonstances seules ont décidé, ce semble, Léotychide à attaquer les Perses : la flotte ennemie, mouillée à Samos, ne s'attendait plus à une attaque ; les amiraux du Grand Roi avaient même renvoyé les vaisseaux phéniciens (IX, 96) ; le moment était bon pour les surprendre dans une sécurité trompeuse. C'est cet état de choses que les députés de Samos purent dévoiler aux généraux de la flotte. Sans doute ceux-ci étaient inquiets encore de ce qui se passait en Grèce ; mais cette inquiétude venait seulement de ce qu'ils avaient conscience de ne pas tenir dans leurs mains les destinées de la patrie : même victorieuse, la flotte savait bien qu'elle n'entraînait pas aussitôt la délivrance de la Grèce. C'est sur Mardonius que reposait tout l'espoir des Perses. En attendant, si l'occasion était bonne pour faire du mal au Grand Roi, il ne fallait pas la manquer, et la défection des Ioniens, qui se présentait cette fois avec des garanties suffisantes, ne devait pas être négligée. Voilà ce qui ressort du récit d'Hérodote, et toutes les explications savantes qui cherchent à établir un lien plus étroit entre les opérations de l'armée et celles de la flotte grecque, nous paraissent non seulement manquer d'une base solide, mais encore partir d'un principe contestable, ou plutôt absolument faux.

C'est M. Nitzsch qui a le premier soupçonné Hérodote d'avoir raconté la bataille de Mycale d'après une tradition officielle de Sparte en l'honneur du roi Léotychide[54]. Cette origine se trahit, suivant cet auteur, en ce que l'historien, d'ordinaire si favorable aux Alcméonides, ne dit rien du général athénien Xanthippe. M. Nitzsch d'ailleurs, loin de reprocher à Hérodote le choix de cette tradition, lui en fait bien plutôt un mérite, puisque de cette manière Hérodote a mis en lumière la personne du vrai vainqueur de Mycale, plutôt que celle d'un général qui avait été opposé dès le principe à toute celte campagne. C'est là encore une combinaison ingénieuse, mais qui ne s'accorde pas avec le texte d'Hérodote. Laissons de côté la prétendue répugnance qu'aurait eue Xanthippe à prendre l'offensive sur mer ; mais est-il donc vrai qu'Hérodote ait suivi une tradition spartiate ? S'il en était ainsi, est-ce que le rôle des Athéniens serait à ce point exalté ? Est-ce que l'honneur de la victoire leur serait aussi nettement attribué ? M. Nitzsch est forcé de reconnaître que le récit de la bataille proprement dite tout au moins ne vient pas chez Hérodote d'une source purement spartiate ; mais dès lors pourquoi le début serait-il d'une source différente ? Xanthippe, il est vrai, ne ligure pas dans la scène entre Léotychide et les envoyés de Samos ; mais Xanthippe n'est dans le conseil qu'un général comme un autre, tandis que Léotychide en est le chef. Si Hérodote met en avant Léotychide, c'est que le roi parle au nom de tous. D'ailleurs, arrivé à Samos, le conseil délibère de nouveau (IX, 98), et cette fois la résolution la plus énergique est prise sans qu'Hérodote l'attribue au roi spartiate. Rien, en un mot, ne nous parait prouver qu'Hérodote ait transcrit, comme le prétend M. Nitzsch, un récit tout fait du prélude de la bataille ; encore moins est-il prouvé que l'historien, en choisissant une tradition favorable au grand-père d'Archidamos, ait cherché à prévenir avant la guerre du Péloponnèse une rupture entre Athènes et Sparte[55].

Enfin la légende relative à la nouvelle de Platées, répandue dans le camp grec avant la bataille de Mycale, nous paraît pouvoir fort bien être née après coup du rapprochement fortuit de ces deux batailles : quand, après leur double victoire, les Grecs s'aperçurent que les deux combats avaient eu lieu presque en même temps, sinon le même jour, ils se plurent à reconnaître dans cette coïncidence la marque d'une volonté divine, et ils cherchèrent même à retrouver dans leur mémoire quelque signe de cette volonté. N'y avait-il pas eu en effet des encouragements donnés par les chefs ? N'avait-on pas parlé aux combattants de Mycale des troupes qui luttaient en Béotie ? Sans être prophète, on pouvait alors exhorter les soldats de la flotte à se montrer dignes de leurs frères d'armes, et de telles paroles, heureusement réalisées, pouvaient sans peine se transformer dans la suite en des prédictions merveilleuses. Spontanément même, une telle rumeur peut s'être répandue parmi les Grecs, exaltés à l'approche de la bataille. Toutes ces explications nous semblent préférables à celle de Diodore[56], qui est aussi celle de M. Nitzsch[57], et d'après laquelle Léotychide aurait simplement inventé cette nouvelle pour encourager ses troupes.

C'est après la bataille de Mycale que l'on arrête ordinairement l'histoire des guerres médiques proprement dites : à ce moment, l'armée de terre et la flotte perses étant vaincues, la guerre change de caractère ; ce n'est plus pour les Grecs une œuvre de défense nationale, mais bien le commencement d'une revanche, d'une conquête, qui en moins d'un demi-siècle mettra Athènes à la tête d'un puissant empire maritime. Hérodote a prolongé cependant son histoire jusqu'au retour de la flotte athénienne après le siège et la prise de Sestos (IX, 114-121). C'est qu'en effet cet exploit militaire achève et couronne glorieusement la campagne commencée timidement à Délos au printemps de l'année précédente : alors seulement rentrent à Athènes les heureux vainqueurs de la marine perse, apportant, pour les consacrer dans les temples, les restes des câbles énormes dont Xerxès avait enchaîné l'Hellespont. Athènes avait été la première à affronter la lutte ; elle se retira aussi la dernière, et elle recueillit, en récompense d'une ardeur qui ne s'était jamais démentie, les meilleurs fruits de la victoire.

 

 

 



[1] GROTE, Histoire de la Grèce, trad. Sadous, t. VII, p. 91.

[2] WILAMOWITZ-MÜLLENDORFF (U. von), Philologische Untersuchungen, t. I, p. 58.

[3] Cf. AM. HAUVETTE, les Stratèges athéniens, Paris, 1884, p. 29-39.

[4] C'est ce que rapporte Diodore (XI, 27, § 3).

[5] NITZSCH, op. cit., p. 258 et suiv. — DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 317, note 1. — DELBRÜCK, op. cit., p. 91-107.

[6] C'est son orgueil que parait lui reprocher l'Athénien Timodémos dans l'anecdote rapportée par Hérodote (VIII, 125).

[7] DELBRÜCK, op. cit., p. 92.

[8] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 192, notes 3 et 4.

[9] Comme le veut Stein, note au liv. VIII, 144.

[10] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 193, note 5. — L'auteur s'appuie aussi sur la coïncidence de l'ambassade athénienne envoyée à Sparte avec la fête des Hyacinthies : cette fête se célébrait au début du mois spartiate Έκατομβεύς, qui correspond au mois athénien Scirophorion (juin-juillet).

[11] DELBRÜCK, op. cit., p. 102.

[12] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 41, § 4.

[13] DELBRÜCK, op. cit., p. 93.

[14] DELBRÜCK, op. cit., p. 3-8.

[15] Cf. notre Rapport sur une mission scientifique, p. 17 et suiv.

[16] DELBRÜCK, op. cit., p. 142-145.

[17] DELBRÜCK, op. cit., p. 141.

[18] Olympiodoros était le père du célèbre devin Lampon, ami de Périclès.

[19] DELBRÜCK, op. cit., p. 161-165.

[20] HÉRODOTE, IX, 22 et 60.

[21] BELOCH, Die Bevölkerung der griechisch-römischen Welt, p. 8-9.

[22] On sait qu'un fragment considérable de ce monument célèbre est encore aujourd'hui visible sur la place de l'Atmeïdan à Constantinople. Rappelons brièvement l'histoire de ce trépied, l'inscription mensongère que Pausanias, dans son orgueil, se permit d'y faire graver, s'attribuant à lui seul l'honneur de la victoire, puis la colère des Lacédémoniens contre Pausanias, et la nouvelle inscription, gravée par leurs soins, portant les noms des cités qui avaient contribué à la défaite du barbare (THUCYDIDE, I, 132). Bien que nous ayons sur ce point le double témoignage d'Hérodote et de Thucydide, le sens de l'offrande et des inscriptions a fait encore, dans ces dernières années, l'objet d'une discussion intéressante entre M. E. FABRICIUS, Das platäische Weihgeschenck in Delphi (dans le Jahrbuch des arch. Instit., t. I (1886), p. 176 et suiv), et M. AD. BAUER, Die Inschriften auf der Schlangensdule und auf der Basis der Zeusstatue in Olympia (dans les Wiener Studien, 1887, p. 223 et suiv.). M. Fabricius a proposé une lecture nouvelle, et, ce semble, définitive de la dédicace du trépied. Jusqu'à lui, tous les éditeurs de l'inscription lisaient, en tête de la liste des villes, une dédicace à Apollon (RÖHL, Inscriptiones græcæ antiquissimæ, n° 70). M. Fabricius, relevant avec soin les seuls traits visibles de cet intitulé, en a donné une restitution toute différente : Τοίδε τόν πόλεμον έπολέμεον. Les conséquences de cette lecture sont importantes : sous cette forme, l'inscription gravée sur le serpent de bronze qui soutenait le trépied d'or, n'étant point une dédicace, devait être complétée par une inscription qui indiquât la raison de l'offrande ; il est donc possible que l'épigramme citée par Diodore (XI, 33) soit authentique. Bergk, il est vrai, tendait à penser que cette inscription n'était pas de Simonide, et qu'elle avait dû être ajoutée sur le monument au IVe siècle ; mais cette opinion reposait principalement sur ce que, l'inscription de la colonne étant complète, il n'y avait pas lieu d'en chercher une autre sur la base (BERGK, Poetæ lyrici græci, 4e édit., t. III, p. 483-484). Au contraire, l'épigramme de Pausanias une fois effacée sur la base de marbre qui soutenait le trépied, il fallait bien que les Lacédémoniens en missent une autre au même endroit ; puis, pour mieux marquer la participation de toutes les villes à l'offrande, ils firent la liste que nous avons conservée sur la partie inférieure du serpent, de manière à la rendre facilement visible. L'examen de l'inscription nous apprend de plus que les noms des Téniens et des Siphniens ont été inscrits après coup sur le bronze. Cette particularité s'explique sans doute par le fait, que ces deux peuples, d'abord oubliés par Lacédémone, firent ensuite valoir leurs droits à figurer parmi les villes qui avaient pris part à la défense de la Grèce. Les Sériphiens, au contraire, furent tout à fait laissés de côté, bien qu'ils eussent figuré aussi à Salamine ; il faut penser ou bien qu'ils ne réclamèrent pas contre un oubli, ou bien que leur réclamation ne fut pas accueillie, pour une cause qui nous échappe. La conclusion historique de M. Fabricius nous semble fort juste : c'est que le trépied fut consacré, comme le dit formellement Hérodote, avec la dîme du butin de Platées, et qu'à ce titre il peut être à bon droit désigné sous le nom de Monument de Platées ; mais que d'ailleurs les Lacédémoniens, après avoir effacé l'inscription de Pausanias, voulurent associer au souvenir de la bataille de Platées toutes les villes qui avaient participé à la guerre, sauf celles qui furent oubliées, ce semble, comme les Sériphiens, les Paléens et les Crotoniates, ou celles qui avaient, pour une raison quelconque, démérité aux yeux de Lacédémone, comme les Mantinéens.

C'est précisément cette conclusion que combat M. Ad. Bauer ; mais il le fait par des arguments peu solides. Mentionnons seulement la singulière hypothèse par laquelle il essaie d'expliquer l'absence de plusieurs noms de villes sur le trépied de Delphes, et sur le monument commémoratif élevé à Olympie (PAUSANIAS, V, 23, § 1) : il y aurait eu, parmi les villes grecques qui avaient combattu, une contribution volontaire pour l'érection de ces monuments ; celles-là seules y auraient figuré, qui auraient versé une certaine somme. Outre que cette explication ne se tire nullement, comme le prétend M. Ad. Ratier, des mots de Thucydide (I, 432), elle a le tort de supposer qu'il n'y avait pas eu, après la victoire de Platées, une offrande commune, consacrée aux dieux avec le produit seul du butin.

[23] DELBRÜCK, op. cit., p. 164.

[24] ID., op. cit., p. 180.

[25] ESCHYLE, Perses, v. 981.

[26] PLUTARQUE, Aristide, 13.

[27] DELBRÜCK, op. cit., p. 112.

[28] Nous avons expliqué ailleurs (Rapport sur une mission, p. 44) comment la cavalerie perse, en passant par la route directe de Thèbes à Éleuthères, atteignait le col de Dryoscephalæ, et interceptait la route même de Mégare, sans rencontrer l'infanterie des Grecs, campée dans la plaine un peu à l'ouest de ce col.

[29] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 201.

[30] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 341, note 2.

[31] DELBRÜCK, op. cit., p. 111.

[32] DELBRÜCK, op. cit., p. 111.

[33] DELBRÜCK, op. cit., p. 117.

[34] WECKLEIN, op. cit., p. 33.

[35] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 202.

[36] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 317.

[37] DELBRÜCK, op. cit., p. 111.

[38] DELBRÜCK, op. cit., p. 117.

[39] Les fouilles pratiquées à Platées en 4891, par les membres de l'École américaine d'Athènes, ont amené la découverte d'un édifice archaïque, qui répond de tous points à ce qu'on sait du temple de Héra. Cf. le compte rendu de ces fouilles, par M. Henri S. Washington, dans l'American Journal of Archæology, t. VII (1891), p. 390 et suiv., pl. XX et XXI.

[40] DELBRÜCK, op. cit., p. 113.

[41] THUCYDIDE, I, 20.

[42] DELBRÜCK, op. cit., p. 111.

[43] Identification proposée par M. W. Irving Hunt, dans l'American Journal of Archeology, t. VI (1890), p. 467-468. — Cf. notre Rapport sur une mission, p. 47.

[44] NITZSCH, op. cit., p. 861.

[45] HÉRODOTE, IX, 62.

[46] PLUTARQUE, Aristide, 19, et Malignité d'Hérodote, 42, § 2 et suiv.

[47] WECKLEIN, op. cit., p. 66-67.

[48] DELBRÜCK, op. cit., p. 412.

[49] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 208, note 4.

[50] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 208, note 4.

[51] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 212, note 2.

[52] DELBRÜCK, op. cit., p. 112.

[53] DELBRÜCK, op. cit., p. 100-105.

[54] NITZSCH, op. cit., p. 285.

[55] NITZSCH, op. cit., p. 268.

[56] DIODORE, XI, 35.

[57] NITZSCH, op. cit., p. 264.