CHAPITRE I. — LES PRÉPARATIFS DE XERXÈS. - § I. — Le début du VIIe livre d'Hérodote.Ce qui frappe tout d'abord le lecteur d'Hérodote, en
passant du livre VI au livre VII, c'est un changement dans la composition et
le ton de l'ouvrage. Jusque-là, l'historien avait embrassé, dans une vaste
revue de tous les peuples barbares, le développement de l'empire perse, ainsi
que l'histoire particulière des États grecs depuis le milieu du vie siècle :
dans toute cette partie de son livre, il suivait sans doute un plan ; mais il
se permettait presque à chaque pas des digressions, des écarts, des épisodes
quelquefois fort longs, qui se suffisaient à eux-mêmes, et qui par eux-males
intéressaient le lecteur, au point de lui faire oublier souvent le but
principal de l'œuvre. A travers cette série variée de contrées et de peuples,
on s'apercevait à peine que la domination perse gagnait chaque jour du
terrain, que les événements se pressaient, que la crise devenait de plus en
plus menaçante, et on arrivait à l'affaire de Marathon presque sans se douter
que les guerres médiques étaient commencées. C'est qu'elles duraient en
réalité depuis longtemps : la première menace de Cyrus à l'adresse des
députés de Lacédémone en avait été comme le prélude ; mais depuis lors les
choses avaient marché lentement, et l'historien en avait suivi paisiblement le
cours. L'expédition de Datis et d'Artapherne n'avait pas éclaté tout à coup :
elle n'était que la suite des entreprises déjà nombreuses qui avaient poussé
le Grand Roi contre Tout autre est le tableau par lequel s'ouvre le livre VII.
En quelques lignes l'historien résume les dernières années de Darius, ses
projets de campagne contre Tel est le tableau grandiose qui annonce et fait pressentir des événements plus grandioses encore. Nulle part ailleurs Hérodote n'avait avec autant d'art concentré sur un point tout l'intérêt de son histoire. Cette habile composition révèle déjà lé souci de frapper l'imagination du lecteur ; mais la marque personnelle de l'historien est plus sensible encore si l'on considère dans ce magnifique début du VIIe livre le caractère qu'Hérodote prèle à ses personnages et l'impression qui se dégage de leurs actes et de leurs paroles. Le portrait de Xerxès répond à une conception que l'historien s'est faite d'un tyran aveuglé par l'orgueil et conduit à sa perte par une divinité vengeresse. Les préparatifs énormes de cette expédition insensée concourent à faire ressortir la vérité religieuse qui est pour Hérodote la morale de toute la guerre. Enfin le style même de ce morceau comporte des imitations ou des souvenirs d'Eschyle, qui font penser qu'Hérodote a voulu donner une forme dramatique à ces graves délibérations de la cour de Suse, à cette marche triomphante de Xerxès. Les discours, les dialogues, les mots à effet tiennent ici plus de place que jamais dans son livre, et chacun de ces morceaux fait éclater l'opposition entre la tyrannie aveugle du Grand Roi et la fière indépendance de l'esprit grec. Ces considérations, qui s'imposent au lecteur attentif d'Hérodote, doivent nous faire réfléchir sur la valeur historique de tout ce passage. La belle ordonnance qui préside à ce récit est-elle seulement l'œuvre de l'historien, ou s'accorde-t-elle en même temps avec les faits ? Les idées morales d'Hérodote répondent-elles à une vue juste, à une intelligence exacte des choses ? Cette conception grandiose de l'expédition de Xerxès est-elle le fruit de l'imagination populaire, éblouie par l'éclat de victoires inespérées, ou bien se justifie-t-elle en réalité par un déploiement de puissance inouï ? Pour répondre à ces questions, il nous faut examiner dans le détail le récit d'Hérodote, et suivre pas à pas Xerxès depuis son avènement au trône jusqu'à son arrivée à Thermé. § II. — L'avènement de Xerxès. - La guerre résolue.Les trois courts chapitres dans lesquels Hérodote raconte comment Xerxès fut désigné par son père Darius, pour lui succéder sur le trône (VII, 2-4), ont soulevé une double objection. La première, indiquée par Stein dans une note de son commentaire explicatif, est la suivante : d'après Hérodote, le débat intervenu entre Xerxès et son frère aîné Artobazanès eut lieu du vivant de Darius ; mais Plutarque[1] et Justin[2] rapportent que ce débat se produisit seulement après la mort du roi : cette seconde version ne serait-elle pas préférable à la première ? Car, dit Stein, si la version d'Hérodote était fondée, Darius aurait dû déjà se prononcer avant son départ pour l'expédition de Scythie. L'argument nous semble faible : autant il est naturel qu'un vieillard de soixante-quatre ans pense à se donner un successeur avant d'entreprendre une campagne en Égypte et une autre en Grèce, autant cette précaution peut paraître inutile trente ans plus tôt, lorsque le prince est dans toute la force de l'âge et dans tout l'éclat de la prospérité. La seconde objection est relative au rôle que joua, dit-on, le roi spartiate Démarate dans cette affaire de la succession. Suivant Hérodote, Darius hésita longtemps avant de se prononcer ; mais enfin Xerxès fit valoir un argument décisif : c'est que, venu au monde après l'avènement de Darius, il était seul vraiment fils de roi, et que dans ce cas, à Sparte, par exemple, l'usage était de laisser la couronne aux fils nés déjà sur le trône : cet argument lui avait été suggéré par Démarate. Or M. Wecklein ne doute pas que toute cette histoire ne soit de pure invention : l'influence seule d'Atossa est ce qui avait décidé Darius en faveur de Xerxès, et, comme d'ailleurs le principe ainsi établi se trouvait coïncider avec un usage spartiate, ce fut assez pour que les Grecs se plussent à attribuer à l'un d'entre eux le mérite d'avoir contribué à l'avènement de Xerxès[3]. Il convient de remarquer d'abord que la prétendue influence de Démarate n'est nullement garantie par Hérodote. Bien au contraire, en homme qui connaît le monde et surtout le monde oriental, l'historien estime que, même sans l'intervention du roi spartiate, Xerxès l'aurait emporté : Car, dit-il, Atossa était toute-puissante (VII, 3). Ce n'est donc pas Hérodote qui est ici en cause, puisque lui-même indique finement la raison dernière du choix de Darius. Mais la tradition répandue chez les Grecs doit-elle être pour cela entièrement rejetée ? On sait que Démarate vivait alors à la cour de Suse, et que dans la suite il accompagna Xerxès en Grèce. Darius aimait à s'entourer d'étrangers, à les interroger, à s'éclairer sur leurs usages et leur civilisation. Pourquoi le Roi, encore hésitant ; n'aurait-il pas en effet entendu parler du principe adopté à Sparte pour la succession au trône ? Démarate pouvait bien avoir des raisons pour appuyer les droits de Xerxès : n'était-ce pas son intérêt de voir sur le trône de Perse un prince orgueilleux, facile à prendre par l'amour-propre ? Les efforts de Démarate n'ont pas eu sans doute tout l'effet qu'on leur prête — Hérodote le premier a soin de nous avertir qu'il n'y attache pas lui-même plus d'importance qu'il ne convient — ; mais admettre que la tradition ait inventé de toutes pièces le fait d'une intervention qui a pu si naturellement se produire, voilà ce qui ne nous paraît pas conforme aux règles d'une sage critique. Aussitôt après l'avènement de Xerxès, un drame se joue à
la cour -de Suse : il s'agit de savoir si le Roi reprendra les projets
belliqueux de son père contre Examinons d'abord l'influence qu'Hérodote attribue aux Aleuades et aux Pisistratides. Pour Mardonius nous reviendrons plus loin sur son rôle, à propos du discours qu'il prononce dans le conseil du roi et de la réponse que lui fait Artabane. Plutôt que de nier la vérité du témoignage d'Hérodote en
ce qui touche les Aleuades, on serait tenté de croire que l'historien n'a pas
suffisamment insisté sur les manœuvres des agents politiques que cette
puissante famille entretenait auprès du Grand Roi. Après s'être assuré de la
neutralité ou de l'appui de L'historien insiste davantage sur le rôle des
Pisistratides (VII, 6) : c'est que,
pour tenter le Grand Roi, ceux-ci lui présentaient, dans la personne
d'Onomacrite, un chresmologue fameux, versé dans la connaissance des anciens
oracles, et très capable aussi d'en inventer de nouveaux. Cet Onomacrite
s'attachait à débiter devant Xerxès des oracles, qui, sous leur forme
ancienne ou avec de légers remaniements, pouvaient faire bien inaugurer d'une
campagne contre Que faut-il entendre par là ? Que Xerxès ait cru à ces prétendues prédictions d'Onomacrite, comme pouvait y croire la foule ignorante des Grecs ? Hérodote ne dit rien de pareil : lui-même n'ajoute ici aucune foi à de tels oracles (il sait trop comment Onomacrite s'entendait à les arranger), et Xerxès n'y croit pas davantage. Mais, que ces prédictions aient pu seconder utilement les instances des Pisistratides et des Aleuades, on se l'explique sans peine : il n'était pas indifférent pour Xerxès de savoir qu'il trouverait en Grèce, avec l'assistance de partis puissants, l'opinion publique elle-même préparée par des oracles à l'idée d'une irrésistible invasion. Ainsi la confiance que les Pisistratides accordaient à ces prédictions était à elle seule un gagé précieux pour l'avenir. Voilà dans quelle mesure on peut accepter l'idée d'une influence immédiate exercée par Onomacrite sur l'esprit du Roi. Plus tard, pendant son séjour en Grèce, Mardonius ne se fera pas faute de s'entourer de devins grecs et de consulter les sanctuaires prophétiques les plus renommés (VIII, 133-135) ; mais il ne s'agit pas même ici d'une adhésion de ce genre, même apparente ; Hérodote dit seulement que les Pisistratides se servaient d'Onomacrite pour appuyer leurs demandes, et rien n'est plus vraisemblable : on sait quel prix jadis Hipparque avait attaché aux antiques recueils de prédictions ; dans une circonstance pour eux aussi grave, comment n'auraient-ils pas eu recours à tout ce qui pouvait servir leurs dernières espérances ? Mais, pourrait-on objecter, Onomacrite, d'après Hérodote, prédit au Roi le passage de l'Hellespont, le joug imposé à la mer (VII, 6). N'est-ce pas là une prédiction radie, imaginée après l'événement ? Et ne voit-on pas comment la tradition grecque, rapportée par Hérodote, a voulu prêter à Onomacrite une influence directe sur l'un des actes les plus extraordinaires de Xerxès ? Est-ce que déjà dans Eschyle les anciens oracles qui avaient inquiété jadis Darius ne se rapportaient pas, eux aussi, à ce passage de l'Hellespont[4] ? Et ce rapprochement ne prouve-t-il pas que l'imagination grecque, en voyant dans cette entreprise gigantesque le témoignage irrécusable de l'orgueil insensé de Xerxès, se plut à le signaler d'avance comme un acte annoncé par les oracles ? Hérodote lui-même est préoccupé avant tout de cette grande œuvre dans les discours qu'il fait tenir à Xerxès et à Artabane. Μέλλω ζεύξας τόν Έλλήσποντον έλάν στρατόν διά τής Εύφώπης, dit Xerxès (VII, 8 β) et Artabane lui répond de même : Ζεύξας φής τόν Έλλήσποντον έλάν στρατόν διά τής Εύφώπης ές τήν Έλλάδα (VII, 10 β). Est-ce que cette conception répond à une vérité historique ? Pour ce qui regarde Onomacrite, on peut sans peine accepter sa prédiction, dans la forme où Hérodote la rapporte, sans lui attribuer pour cela le don de prophétie. Deux hypothèses sont possibles : ou bien, effectivement, de vieux oracles avaient cours en Grèce, qui menaçaient l'Europe d'une invasion asiatique, d'une armée passant par un pont jeté sur le détroit, et dans ce cas Onomacrite put invoquer ces oracles, avant même de savoir quels étaient les projets de Xerxès — de telles rencontres sont incontestables : dans le nombre immense des prédictions qui avaient cours avant la guerre du Péloponnèse, il s'en trouva une, au témoignage de Thucydide lui-même, qui se réalisa ; elle était relative à la durée de la guerre[5] — ; ou bien, dès le moment où la question de guerre fut agitée autour du Roi, ce fut l'avis de Mardonius qui prévalut, et cet avis comportait la construction d'un pont destiné à rejoindre les deux rives du détroit : Onomacrite avait pu entendre parler de cette grande œuvre, et c'est à la prédiction de ce fait qu'il fît servir, d'une manière plus ou moins factice, quelque ancien oracle remanié. Mais Onomacrite ne bornait pas là ses prophéties, et il en
avait d'autres pour toute la guerre (VII, 6).
C'est donc Hérodote qui a détaché cet oracle des autres prédictions d'Onomacrite,
et qui l'a mis en lumière. C'est lui qui a fait ressortir en cet endroit,
ainsi que dans les discours de Xerxès et d'Artabane, l'importance de ce
projet. En cela, s'est-il trompé ? A-t-il été victime d'une illusion ? ou bien
en réalité cette idée a-t-elle eu un rôle prépondérant dans les préparatifs
de Xerxès ? Qu'on y réfléchisse bien : c'était là ce qu'il allait y avoir de
nouveau dans l'expédition projetée ; c'était par là que Xerxès allait égaler
son père Darius, qui avait jeté un pont sur le Bosphore, et c'était grâce à
ce pont qu'il allait pouvoir envahir l'Europe avec une armée innombrable.
Cette considération me paraît décisive pour justifier à la fois Hérodote, qui
insiste tant sur ce point, et Eschyle, qui en fait le centre de son drame — puisque
l'entrave imposée à Poséidon est la première cause de la chute de Xerxès —,
et Passons à la délibération qui a lieu dans le conseil du Roi aussitôt après la soumission de l'Égypte. Xerxès y prend le premier la parole, moins pour consulter ses conseillers que pour leur faire connaître sa volonté ; Mardonius appuie les projets de son maître, tandis qu'Artabane les désapprouve ; une courte réplique du Roi met fin à la discussion (VII, 8-11). Il n'est pas douteux que la scène ainsi décrite ne soit tout entière de la composition d'Hérodote : la tradition, eût-elle sa source dans les rapports oraux de personnages présents à la délibération, ne pouvait fournir à l'historien que des indications générales. L'essentiel est de savoir si Hérodote, en composant lui-même ces discours, y a mis seulement ses propres idées, ou s'il a fait tenir à ses personnages un langage conforme, au moins dans l'ensemble, à l'opinion qu'ils avaient pu réellement soutenir. M. Wecklein, sur ce point, est très catégorique : Les discours dans Hérodote n'ont, dit-il, absolument aucune valeur historique ; ils ne tiennent pas lieu, comme chez d'autres historiens anciens, de réflexions générales sur les événements ; ils ne peuvent que troubler le regard et fausser le jugement[7]. Ne considérons pour le moment que le discours de Xerxès. Une chose parait d'abord confirmer l'opinion de M. Wecklein : c'est que dans ce discours, plus encore que dans les autres, abondent les souvenirs d'Eschyle. En effet, la résolution du Grand Roi s'appuie sur trois
considérations principales qui se retrouvent dans la tragédie des Perses. La
première est que les souverains de l'Asie, ses prédécesseurs sur le trône,
n'ont jamais cessé de faire la guerre et d'étendre leur empire ; Xerxès ne
veut pas rester au-dessous d'eux (VII, 8 α).
N'est-ce pas dans Eschyle que le chœur des vieillards se plaint de la volonté
divine qui, de toute antiquité, impose aux Perses la nécessité de soutenir
des guerres[8]
? Et que dit Atossa pour excuser son fils, sinon que dès conseillers funestes
lui mettaient sans cesse sous les yeux l'exemple de ses pères, et lui
reprochaient de ne pas agrandir encore l'empire qu'il tenait d'eux[9] ? La seconde
pensée que développe Xerxès est qu'il doit châtier Athènes, et venger à la
fois l'incendie de Sardes et la défaite de Marathon (VII, 8 β) : c'est aussi ce que rappelle Atossa, quand
elle questionne le chœur sur Athènes[10]. Enfin, dit
Xerxès, Athènes vaincue, j'apprends qu'aucune ville grecque ne sera capable
de nous résister, et nous serons maîtres de toute Cette objection n'aurait toute sa force que si l'on
pouvait prétendre qu'Eschyle n'a rien mis dans sa pièce qui fût conforme à la
vérité historique. Mais cette accusation serait injuste : Eschyle a fort bien
vu et marqué certains caractères du peuple perse, et, par exemple, l'idée
qu'il se fait d'un empire condamné à s'accroître sans cesse, ou à périr, est
de celles qu'ont le mieux mises en lumière les historiens modernes de On connaît l'attitude de Mardonius dans le conseil. C'est
lui qui, depuis l'avènement de Xerxès, avait travaillé de tous ses efforts à
entraîner le Roi dans une guerre nouvelle«, lui parlant tantôt de vengeance à
exercer, tantôt de conquêtes merveilleuses à ajouter à son empire, et
dissimulant sous ces prétextes spécieux son ambition personnelle (VII, 5). Dans la séance solennelle que
décrit Hérodote, Mardonius, certain d'obtenir l'approbation royale, insiste
avec assurance sur les facilités qu'offre la guerre contre Ce rôle de Mardonius a été généralement considéré comme historique : en comparant cette tradition avec d'autres indications qui se tirent des récits antérieurs d'Hérodote, M. Curtius a cru pouvoir pénétrer assez loin dans la connaissance des partis à la cour de Suse : le parti de la guerre, avec Mardonius pour chef, se serait trouvé en présence d'une opposition nombreuse, composée de vieux conseillers de Darius, et représentée dans Hérodote par Artabane, dans Eschyle par le chœur[12]. M. Wecklein a tenté de renverser tout cet échafaudage d'hypothèses, et il l'a fait d'une manière aussi intéressante que subtile[13]. Les Grecs, dit-il, n'ont eu aucune donnée sur les dispositions particulières des conseillers perses ; mais ils ont inventé ce qui avait dû se passer à Suse avant la guerre, d'après ce qu'ils avaient vu en Grèce de leurs propres yeux. Or Mardonios avait été la véritable victime de toute la campagne : c'est lui qui, en succombant à Platées, avait achevé la défaite de l'armée perse. Une fin aussi misérable ne pouvait être qu'un châtiment : l'auteur responsable de la guerre payait par là sa témérité coupable. Ainsi Mardonius devint aux yeux des Grecs, par le fait seul de sa mort, l'homme qui avait entraîné Xerxès, le conseiller perfide qui avait trompé et perdu son maître. De cette idée est née toute la légende de Mardonius, telle qu'Hérodote la rapporte. Admettons pour le moment, et sous toutes réserves, avec M. Wecklein, qu'aucune tradition perse, relative aux débats qui avaient précédé la guerre, ne soit parvenue, directement ou indirectement, aux oreilles d'Hérodote. La disposition d'esprit que M. Wecklein prête aux Grecs est fort juste : soit par un instinct naturel, soit sous l'influence des œuvres littéraires qui s'étaient produites au début du y° siècle, des poésies de Pindare et d'Eschyle, par exemple, il nous parait certain que l'esprit grec eut une tendance à chercher dans l'histoire l'accomplissement d'une volonté divine, la sanction d'une loi morale. Si cette tendance se marque surtout chez Hérodote, si elle est même chez lui le fond de sa morale, nous concevons sans peine que telle ait été aussi, d'une manière assurément plus vague, la préoccupation du peuple en présence des grands événements de la guerre médique. Mais de cette observation profonde M. Wecklein nous semble tirer une conclusion excessive : que la mort de Mardonius ait frappé l'imagination des Grecs, et qu'ils en aient cherché la cause morale, c'est ce que nous ne prétendons pas contester ; mais n'y avait-il pas dans la conduite de Mardonius en Grèce, et pendant sa dernière campagne, bien des faits graves, bien des crimes, qui pouvaient aux yeux des Grecs justifier sa mort violente, beaucoup mieux que son initiative dans le conseil de Xerxès ? La ruine d'Athènes, l'incendie des maisons et des temples, accompli de sang-froid, était une faute qui appelait à elle seule un châtiment exemplaire. Si la mort de Mardonius dut inspirer aux Grecs l'idée qu'il expiait un crime, n'était-ce pas à l'égard des Grecs eux-mêmes que ce crime devait avoir été commis ? Et, de fait, la tradition grecque, d'après une anecdote racontée par Hérodote, désignait Mardonius comme la victime expiatoire du meurtre de Léonidas (VIII, 114). Mais le fait d'avoir encouragé Xerxès à la guerre ne pouvait guère passer pour un crime aux yeux des Grecs ; n'est-ce pas plutôt une tradition perse qui aurait vu les choses sous un pareil jour ? Ainsi le raisonnement de M. Wecklein, malgré la justesse du point de départ, conduit, ce semble, à une conclusion erronée. A notre avis, sans même que la tradition perse y fût pour
rien, les Grecs purent facilement se faire une idée juste du rôle de
Mardonius auprès du Grand Roi : on n'ignorait pas à Athènes et à Sparte que
Mardonius avait en 493 envahi l'Europe par le nord de Si l'on accepte dans ses grandes lignes le portrait de Mardonius, tel qu'il apparaît au début du VIIe livre, il est à peine nécessaire de remarquer que son discours contient cependant plusieurs traits qui révèlent la pensée de l'historien plutôt que la sienne propre. Tel est surtout le développement relatif à la manière dont les Grecs se font les uns aux autres la guerre (VII, 9 β) : non pas que ce passage même soit un simple hors-d'œuvre dans la bouche de Mardonius ; mais il trahit pour les Grecs un sentiment mêlé d'admiration et de pitié qui convient mieux à Hérodote : l'esprit chevaleresque qui poussait les Grecs à choisir pour champ de bataille une plaine découverte, une sorte de champ clos, et à s'y entretuer jusqu'au dernier, paraissait une folie héroïque à un esprit aussi sage, aussi pacifique qu'Hérodote, et il trouvait peut-être qu'un conseil indirect, venant d'un ennemi, était de nature à frapper davantage son auditoire. Mais, en reconnaissant ici la marque de l'écrivain, nous n'allons pas jusqu'à soupçonner, avec l'éditeur Stein, une addition faite par Hérodote dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, alors que Périclès recommandait aux Athéniens de s'enfermer dans leur ville plutôt que de s'exposer à un inutile massacre[14]. Il n'y a dans la parole et la conduite de Périclès qu'une coïncidence fortuite avec l'idée générale exprimée par l'historien. Le discours d'Artabane est composé de même (VII, 10) : la pensée propre d'Hérodote y apparaît tout d'abord. C'est une idée chère à notre auteur que ce développement moral sur les dangers de l'orgueil et la jalousie des dieux (VII, 10 ε). D'autre part, les craintes d'Artabane au sujet de la rupture des ponts paraissent bien avoir été suggérées à Hérodote par le projet discuté dans le camp des Grecs après Salamine (VII, 10 β) ; enfin il est clair que l'éloquente péroraison, où Artabane annonce à Mardonius le triste sort qui l'attend en Grèce, est une prédiction faite après coup (VII, 10 θ), avec cette circonstance aggravante, que la mort présagée à Mardonius comme le plus cruel châtiment était au contraire, dans l'esprit des Perses, la plus haute récompense que pût obtenir un fidèle observateur de la religion. Ces exemples suffisent pour nous convaincre qu'Hérodote n'a pas eu ici le souci de la couleur locale, et nous pouvons même nous dispenser d'opposer à ces faits telle expression, tel développement, qui porte un caractère plus ou moins oriental[15]. Mais faut-il, pour cette raison, rejeter tout le personnage d'Artabane ? Faut-il nier qu'il ait joué quelque rôle dans les conseils de Xerxès, et penser avec M. Wecklein qu'il n'y a rien de fondé dans cette opposition entre Mardonius et un oncle du Roi, entre l'aveuglement de l'un et la prudence de l'autre ? Si l'on va jusque-là, il faut admettre que toute la scène suivante, avec les songes de Xerxès et l'interprétation qu'en donne Artabane, est une pure fantaisie, un véritable roman dû à l'imagination des Grecs. Cette conclusion nous paraît absolument inacceptable. Et d'abord, Hérodote dit formellement le contraire : il commence le récit du rêve de Xerxès en l'attribuant aux Perses (VII, 12). Or quelle raison aurait-on ici de douter de sa parole ? L'importance des songes dans la croyance des Perses est un fait connu, et les légendes relatives au rêve de Xerxès font pendant à celles qu'Hérodote a rapportées ailleurs sur les rêves d'Astyage et de Cyrus. Disons mieux : il ne s'agit pas ici seulement d'une simple vision, comme celle qu'Eschyle prête à Atossa au début des Perses ; à ce récit du rêve de Xerxès fait suite une scène étrange, où Artabane revêt les vêtements de Xerxès, et consent à s'étendre dans la couche royale. Ces détails offrent une singularité si curieuse, que nous nous refusons à y voir une invention de l'imagination grecque. Les Perses, eux aussi, ont eu leurs récits populaires, et c'est la marque de ces légendes que porte encore la tradition arrangée par Hérodote[16]. Les incertitudes et les hésitations de Xerxès n'avaient pas échappé à son entourage : dans son âme de souverain faible et vaniteux s'était livrée une lutte terrible entre sa passion de conquête, entretenue par Mardonius, et les conseils de la raison que lui faisait entendre Artabane. Le fantôme qui le poussait à la guerre, c'était, pour les Perses, son mauvais génie ; pour les Grecs, dans le récit d'Hérodote, c'est le dieu jaloux d'une trop haute puissance et vengeur d'un orgueil excessif. Ainsi l'historien grec adapte avec un art parfait les traditions orientales au goût de son public : rien de plus dramatique que les paroles à double entente que prononce Artabane, convaincu enfin par l'apparition du fantôme : Oui, c'est une force divine qui te pousse, c'est un fléau envoyé par les Dieux, qui menace, à ce qu'il semble, les Grecs (VII, 18). L'auteur a choisi dans les récits perses les traits qui conviennent le mieux à l'idée générale de son œuvre et aux sentiments de son auditoire, et il n'y a peut-être pas trop de subtilité à prétendre, avec Stein, que le dernier rêve de Xerxès, l'apparition de l'olivier qui ombrage toute la terre (VII, 19), rappelait agréablement aux Athéniens l'olivier sacré de l'Acropole, miraculeusement sauvé dans l'incendie de la ville, et la victoire que ce prodige leur avait présagée. Mais nous ne disons pas pour cela que tout ce songe de Xerxès ait été imaginé par la tradition grecque : il en est ici de l'olivier comme de la vigne qui ombrage toute l'Asie dans le rêve d'Astyage (I, 108), ou bien encore des ailes immenses que voit Cyrus sur les épaules du fils d'Hystaspe, et qui couvrent à la fois l'Asie et l'Europe (I, 209). § III. — Les préparatifs du Grand Roi. - Le percement de l'Athos et le pont jeté sur le détroit de l'Hellespont.Après cette introduction dramatique, Hérodote n'entre pas encore immédiatement dans le récit des préparatifs de Xerxès. Deux chapitres (VII, 20-21) marquent un point d'arrêt dans l'exposé des événements : l'historien compare à la campagne de Xerxès toutes les expéditions lointaines, historiques ou légendaires, qui l'ont précédée, et, sous une forme oratoire qui n'est pas dans ses habitudes, il se demande quel peuple de l'Asie le Grand Roi n'entraîna pas avec lui dans cette invasion de l'Europe. Énumérant alors les travaux préparatoires, entrepris par Xerxès durant quatre années après la révolte et la soumission de l'Égypte, Hérodote signale avant tout le percement de l'Athos, la construction des ponts sur l'Hellespont, et les magasins de vivres et d'approvisionnements établis en divers endroits du parcours que devait suivre l'armée. Sur ce dernier point, les informations d'Hérodote, sauf une légère difficulté géographique[17], ne donnent prise à aucune critique ; on sent qu'elles sont puisées à bonne source : aussi bien les villes de Doriscos, d'Eïon et de Thermé étaient-elles désignées d'avance, par la richesse même des vallées qui y aboutissent, pour servir d'entrepôts aux provisions recueillies en Thrace et en Macédoine. Au sujet du percement de l'Athos, deux questions se posent : le canal a-t-il été réellement ouvert et achevé ? Dans quelle intention Xerxès a-t-il entrepris cette œuvre ? Plusieurs savants modernes ont douté de l'exécution du canal : du nombre est l'éditeur d'Hérodote Stein[18], ainsi que M. Wecklein[19]. La raison première de ce doute est le témoignage d'un écrivain ancien, Démétrios de Scepsis[20] : cet auteur estimait que le canal n'avait jamais été navigable, à cause d'un banc de rocher situé en travers de l'isthme, à 10 stades de la côte. Ce témoignage, venant d'un témoin oculaire, parait avoir d'abord quelque autorité. Mais remarquons pourtant que cet auteur vivait au milieu du Ier siècle avant notre ère, alors que certainement le canal était bouché depuis plus de trois siècles. Ce qu'a vu Démétrios de Scepsis, c'est à peu près l'état de choses que les voyageurs modernes ont pu, eux aussi, constater. Or les archéologues qui ont étudié la question sur place, Cousinéry[21] et Leake[22] entre autres, ont signalé des restes visibles du canal, et remarqué que le percement de cet isthme, large seulement d'une douzaine de stades, ne présentait aucune difficulté insurmontable. Le cas du canal de Corinthe, demeuré inachevé dans toute l'antiquité, était tout différent, quoi qu'en dise Stein. D'ailleurs il ne faut pas comparer les moyens dont disposaient les Grecs aux ressources de Xerxès : il est probable que jamais les Grecs n'auraient tenté une œuvre comme les ponts de l'Hellespont. Du moment où Xerxès a eu l'idée de faire ce travail, nous devons penser qu'il a mis tout en œuvre pour le conduire à bonne fin : or il se trouve même qu'ici l'exécution de son dessein ne rencontrait pas d'obstacle sérieux. Mais, dit-on, la description que fait Hérodote des travaux de percement porte le caractère d'une tradition populaire ; car on y signale comme un trait de l'habileté des Phéniciens le seul système qui Mt applicable à une construction de ce genre : pour que le canal eût la largeur voulue, il fallait bien donner aux deux rives une forme évasée (VII, 23). La remarque est juste, et nous reconnaissons qu'Hérodote aurait pu faire comme nous cette réflexion. Ajoutons cependant que, si l'usage de ces travaux était alors tout à fait ignoré des Grecs, un esprit même aussi observateur qu'Hérodote pouvait regarder comme une nouveauté ce qui nous semble relever des notions les plus élémentaires de l'art. Et puis, la tradition n'aurait-elle pas conservé le souvenir d'un fait réel ? On peut supposer que l'entreprise, mal commencée, subit d'abord des avaries, et qu'elles furent réparées ensuite par des ouvriers plus habiles. On sait que la même chose advint à l'Hellespont. Quelle était donc l'intention de Xerxès en faisant creuser
ce canal ? La raison avouée, dit Hérodote, était d'éviter les tempêtes qui avaient
assailli la flotte de Mardonius quand elle avait voulu contourner la
presqu'île de l'Athos (VII, 22). Mais,
ajoute l'historien, pour arriver à ce but, le Grand Roi pouvait recourir à un
moyen plus simple, qui consistait à faire passer la flotte par-dessus
l'isthme sur des rouleaux : s'il n'a pas procédé ainsi, c'est qu'il voulait,
dans son orgueil, élever un monument grandiose de sa toute-puissance. Cette
appréciation d'Hérodote prête à la critique. Le transport des bateaux par
terre, tel qu'il se pratiquait à Corinthe au Ve siècle, n'était pas
applicable aux gros bâtiments qui composaient la flotte perse. Si Xerxès
voulait à tout prix éviter la pointe de l'Athos, il n'avait pas d'autre moyen
que de percer l'isthme. Était-il donc si nécessaire de soustraire la flotte à
un danger, après tout, hypothétique ? Hérodote n'a peut-être pas tort de
soupçonner encore une autre raison. Mais cette raison était-elle seulement
l'orgueil ? Songeons que le Roi, pour assurer sa marche à travers Quoi qu'il en soit, les Grecs ne paraissent pas avoir vu
tout d'abord dans ce travail une preuve de l'orgueil exalté du Grand Roi ;
car le drame d'Eschyle ne contient pas une seule allusion à ce fait : loin de
considérer cette œuvre comme un des témoignages de l'aveuglement insensé de
Xerxès, Eschyle ne la mentionne même pas, tandis qu'il fait une si grande
place à la construction du pont. En revanche, l'idée timidement exprimée par
Hérodote fit vite son chemin : le canal ayant cessé de bonne heure d'être
navigable, on ne vit plus là qu'une entreprise folle destinée à compléter
l'œuvre de l'Hellespont : comme Xerxès, bouleversant l'ordre des éléments,
avait fait de la mer la terre, il avait voulu aussi faire de la terre la mer,
et l'on sait quelles antithèses ce double crime contre les lois naturelles
fournit plus tard aux orateurs athéniens[23]. Hérodote est
peut-être pour quelque chose dans le succès de cette idée au fond inexacte.
Le percement de l'Athos nous apparaît plutôt comme un moyen grandiose employé
par le Roi, d'abord pour assurer la navigation de sa flotte dans des parages
difficiles, ensuite pour établir son autorité d'une manière durable auprès
des populations de Dans la description de ce travail, l'historien emploie pour la première fois une expression qui revient souvent dans le VIIe livre : les ouvriers de Xerxès travaillèrent, dit-il, sous les coups de fouet au percement du canal (VII, 22). Ailleurs, c'est sous les coups de fouet que l'armée passe l'Hellespont (VII, 56) ; Xerxès ne se fait pas faute d'avouer qu'il conduit ses troupes à coups de fouet (VII, 103), et le combat des Thermopyles fournit un exemple du fait (VII, 223). N'est-ce pas là une expression de mépris, qui nous révèle les sentiments des Grecs libres à l'égard des hordes d'esclaves dont se compose l'armée perse ? Et dès lors faut-il attribuer le moindre fondement à ce témoignage d'Hérodote ? Sans doute, l'usage des châtiments corporels a dû paraître aux Grecs une preuve de l'avilissement auquel les Perses condamnaient Leurs sujets ; mais cet usage n'a rien qui doive nous surprendre, quand on songe que tant de peuples modernes, et des plus fiers, en ont si longtemps conservé d'analogues. Aussi bien une discipline énergique, impitoyable, était-elle nécessaire, pour forcer à la marche, ou à un travail régulier, une multitude formée d'éléments aussi disparates que l'armée de Xerxès. La description des ponts de bateaux, établis entre Abydos et Sestos sur l'Hellespont, présente, comme le percement de l'Athos, une double difficulté (VII, 33-36) : il s'agit de savoir si les données fournies par Hérodote peuvent servir à expliquer d'une manière satisfaisante la construction des ponts, et si les sentiments que l'historien prête à Xerxès dans l'accomplissement de cette œuvre ont quelque chance d'être conformes à la vérité. Hérodote parait avoir porté un intérêt particulier à cette construction gigantesque : du moins entre-t-il dans de minutieux détails pour en décrire les différentes parties. Il n'avait pu cependant en voir lui-même que des débris : les Athéniens possédaient dans leurs temples plusieurs morceaux des câbles sur lesquels reposait le plancher de bois, recouvert de terre, qui avait servi de passage à l'armée (IX, 121). De plus Hérodote avait pu constater sur place, dans ses voyages sur les rives de l'Hellespont, les restes des cabestans énormes autour desquels on avait enroulé l'extrémité des câbles. D'autres traces du passage de Xerxès pouvaient exister encore trente ou quarante ans après l'année 480. Mais la plupart des détails rapportés par Hérodote, tels que le nombre des vaisseaux compris sous chaque polit, la disposition de ces vaisseaux par rapport au courant, la place des ancres, ne pouvaient s'être conservés que dans une tradition orale. Pour apprécier la valeur de cette tradition, nous examinerons quelques-unes des indications qui ont paru le plus contestables. Une première inexactitude, d'après l'éditeur Stein, consiste en ce que les ponts, suivant Hérodote, auraient été construits tous les deux à l'endroit le plus étroit du canal, au point appelé plus tard heptastadion[24]. Or Stein remarque avec raison que, les deux lignes de bateaux qui formaient le double pont étant de longueur inégale, leur direction ne devait pas être parallèle ; d'ailleurs, on ne pouvait faire aboutir les deux ponts au point le plus proéminent de la côte ; il fallait les diriger vers l'une ou l'autre des vallées qui s'ouvrent au nord-est et au sud-ouest du promontoire. Cette critique n'a que le tort de démontrer une vérité trop évidente : si Hérodote a parlé de l'endroit où l'Hellespont mesure sept stades, c'est que cet endroit passait de son temps (comme encore au temps de Strabon) pour le point où se trouvait jadis le ζεΰγμα de Xerxès ; mais cette manière de parler n'exclut pas l'hypothèse, que les ponts aboutissaient, l'un un peu à l'ouest, l'autre un peu à l'est du promontoire. Le nombre des bateaux compris sous chaque pont (314 du côté de la mer Égée, 360 du côté de A défaut d'une indication précise sur la place des ponts, Hérodote en fournit une autre qui servira peut-être à y suppléer. Il nous faut citer ici le texte même, parce qu'il est sujet à discussion : Voici comment ils s'y prirent. Ils attachèrent ensemble trois cent soixante vaisseaux de cinquante rames et des trirèmes, et de l'autre côté trois cent quatorze. Les premiers présentaient le flanc au Pont-Euxin, et les autres, du côté de l'Hellespont (VII, 36). Stein déclare que les mots soulignés ne peuvent offrir aucun sens raisonnable : l'adjectif έπικαρσίας étant opposé, dit-il, à κατά 'ρόον, ces deux déterminatifs doivent se rapporter l'un et l'autre aux bâtiments mêmes qui forment le pont ; or la première de ces deux déterminations est irrationnelle et inadmissible, la seconde est tellement naturelle et nécessaire qu'il n'était pas besoin de la mentionner. L'adjectif έπικάρσιος signifiant oblique, en travers, il est absurde de supposer que les navires de l'un des deux ponts présentaient le flanc au courant ; ils ne pouvaient être placés que suivant le fil de l'eau, κατά 'ρόον, et c'est pourquoi il était bien inutile d'indiquer cette disposition pour l'autre pont. Ou Hérodote, conclut Stein, n'a pas bien compris les explications qui lui avaient été données sur cette construction, ou du moins il s'est mal exprimé. En réalité, ajoute le savant éditeur, le mot intx4patoc se rapporte à la disposition des navires, non pas relativement au courant, mais relativement au rivage ; car, tandis que partout ailleurs le courant de l'Hellespont marche parallèlement aux deux rives, il se produisait entre Sestos et Abydos, au témoignage de Strabon[25], ce phénomène, que le courant passait presque directement de l'un à l'autre de ces deux ports, en traversant obliquement le détroit ; à cet endroit donc il était impossible d'établir le pont juste dans le sens du courant, et il fallait aller chercher, un peu au nord d'Abydos, un autre point d'attache ; de ce point à la côte de Sestos, la ligne formée par les navires était à peu près perpendiculaire aux deux rivages, mais chaque navire, isolément, était disposé obliquement par rapport à cette ligne ; en d'autres termes, l'axe du pont n'était pas perpendiculaire à l'axe des navires. A cette explication nous objectons que le pont ainsi construit aurait eu sensiblement moins de largeur que l'autre — ce qui eût été une particularité remarquable, digne d'être signalée par la tradition — ; mais surtout nous ne voyons pas ce qui s'oppose à l'interprétation littérale du texte d'Hérodote. La différence que signale Strabon dans la direction du courant nous explique précisément la remarque de l'historien : Les navires, dit-il, étaient rangés, du côté de l'Euxin, obliquement par rapport au courant, du côté de l'Hellespont, suivant le fil de l'eau (VII, 36). Certes une telle disposition n'aurait pas été choisie à dessein par les ingénieurs perses ; mais c'était à Abydos même qu'il fallait construire les ponts : Xerxès l'avait ordonné, et son ordre devait s'exécuter. Dès lors il fallait bien affronter la difficulté que causait en cet endroit le courant presque direct qui venait de Sestos : il s'agissait de laisser au pont toute sa largeur, c'est-à-dire de placer les bâtiments perpendiculairement à la direction des câbles, et pour cela de les maintenir fortement dans cette position par des ancres. D'ailleurs, une fois chaque navire maintenu sur ses ancres dans une direction oblique par rapport au courant, les câbles et les poutres entrelacées devaient donner à cette espèce de radeau une cohésion et une consistance telles qu'il pût résister sans peine à l'action oblique du courant. Cette difficulté vaincue valait la peine d'être notée, et c'est ce qu'a fait Hérodote, en ajoutant que les bâtiments de l'autre pont avaient une position normale, κατά 'ρόον, ce qui n'est pas dès lors une pure naïveté. Si le témoignage d'Hérodote semble acceptable sur ce point, à plus forte raison peut-on l'admettre pour les autres détails relatifs aux traverses posées sur les câbles, aux planches jointes sans interstices, et au sol artificiel formé avec de la terre sur ce radeau. Toute cette œuvre des constructeurs perses ne saurait être exactement reconstituée d'après les indications de l'historien ; mais sa description nous donne du moins une idée suffisante de l'habileté déployée dans ce travail extraordinaire. L'intention de Xerxès dans cette circonstance est
manifeste : bien résolu à suivre le plan de Mardonius pour envahir Quelque erreurs de détail ne doivent pas nous faire traiter de fable toute cette tradition. Si la marque au fer rouge est une idée grecque, inséparable du traitement infligé aux esclaves, les coups de fouet donnés à la mer ont paru à Spiegel traduire, sous une forme inexacte sans doute, un fait réel, c'est-à-dire les cérémonies sacrées dans lesquelles les mages, armés de leur baguette, cherchaient à conjurer l'élément humide[26]. Les entraves jetées dans l'Hellespont ont peut-être une origine analogue[27], et l'authenticité de la tradition n'est pas douteuse en ce qui regarde les paroles d'imprécation et de mépris que le Roi fait adresser à l'Hellespont : Onde amère, ton maître t'inflige ce traitement parce que tu l'as offensé, sans que tu aies souffert de lui aucun mal. Le roi Xerxès te passera de force ou de gré. C'est bien justement qu'aucun homme ne t'offre de sacrifices, car tu n'es qu'un fleuve trouble et saumâtre (VII, 35). On reconnaît dans ces mots une inspiration d'un caractère bien oriental, à savoir le mépris de l'eau amère et stérile de la mer, opposée à l'eau douce et féconde des fleuves[28]. L'idée du mécontentement de Xerxès à l'égard de l'élément rebelle n'est donc pas une pure invention grecque, et Stein rapproche avec raison de ce fait d'autres passages de notre historien, qui prouvent que les Perses avaient l'habitude de punir ou de récompenser des êtres inanimés[29]. Reconnaissons que les coups de fouet donnés à l'Hellespont ont eu un caractère religieux ; mais quel était après tout le but de ces formalités ? Xerxès ne visait qu'à se concilier, soit par les prières, soit par les menaces, l'élément terrible qui avait une première fois détruit l'œuvre royale. La colère et l'orgueil nous apparaissent toujours comme les raisons dernières de sa conduite. La tradition grecque a pu exagérer chez Xerxès les effets de cet orgueil insolent ; mais cette vue ne manquait pas, au fond, de vérité. § IV. — La marche de Xerxès à travers l'Asie Mineure,
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[1] PLUTARQUE, Sur l'amour fraternel, 18.
[2] JUSTIN, II, 10.
[3] WECKLEIN, op, cit., p. 41.
[4] ESCHYLE, Perses, v. 739 et suiv.
[5] THUCYDIDE, V, 26.
[6] Parmi les fragments de Pindare, il y en a un qui se rapporte à cette œuvre gigantesque : Τάν δείματο μέν ύπέρ πόντιον Έλλας πόρον ίρόν (PINDARE, éd. Christ, έξ άδήλ. είδ., fr. 50).
[7] WECKLEIN, op. cit., p. 11.
[8] ESCHYLE, Perses, v. 104-105.
[9] ID., ibid., v. 753-758.
[10] ID., ibid., v. 231 et suiv.
[11] ID., ibid., v. 234.
[12] CURTIUS, Histoire grecque, trad. Bouché-Leclercq, t. II, p. 270. — M. Curtius a surtout développé ces hypothèses dans le commentaire historique qu'il a donné du fameux Vase de Darius (Archäologische Zeitung, t. XV, 4857, p. 109).
[13] WECKLEIN, op. cit., p. 23-25.
[14] THUCYDIDE, II, 13, 2.
[15] Nous faisons ici allusion au développement d'Artabane sur la calomnia, laquelle était sévèrement condamnée par le Zend-Avesta (HÉRODOTE, VII, 10 η avec le commentaire de Stein).
[16]
DUNCKER, Gesch.
des Alterth., t. VII, p. 195, note 2 : Le récit
détaillé, que fait Hérodote, des circonstances qui décidèrent Xerxès à
entreprendre son expédition contre
[17]
La difficulté vient de la ville qu'Hérodote appelle Τυρόδιζα
ή Πεινθίων (VII, 25). Le
territoire de Périnthe était situé sur
[18] HÉRODOTE, VII, 24.
[19] WECKLEIN, op. cit., p. 20.
[20] STRABON, VII, p. 331.
[21] COUSINÉRY, Voyage en Macédoine, t. II, p. 153.
[22] LEAKE, Travels in
[23] [LYSIAS], Έπιτάφιος, 29. Ce lieu commun oratoire est un de ceux dont se moque Lucien dans le Maître de rhétorique, 18.
[24] STRABON, XIII, p. 591.
[25] STRABON, XIII, p. 591.
[26] SPIEGEL, Eranische Alterthumskunde,
t. II, p. 191, note 1. — WECKLEIN, op. cit., p. 19-20.
[27] ESCHYLE, Perses, v. 746.
[28] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. IV,
4e éd., p. 126.
[29] HÉRODOTE, III, 16 ; VII, 54, 88.
[30]
L'emplacement exact de cette ville n'est pas connu. C'était sans doute une des
stations principales de
[31]
Ces calculs sont dus à ZECH,
Astronom. Untersuch.
über die wichligsten Finsternisse welche von den Schriftstellern des
klassischen Alterthums erwähnt werden,
[32] Cette lettre est gravée sur un marbre qui a été trouvé par MM. Cousin et Deschamps près de Tralles, et qui est aujourd'hui au Musée du Louvre (Bulletin de correspondance hellénique, t. XIII (1889), p. 529 et suiv.). Le Grand Roi loue son serviteur Gadatas d'avoir transplanté en Asie Mineure des arbres qui croissent au bord de l'Euphrate, et le blâme d'avoir soumis à l'impôt les jardiniers sacrés d'Apollon.
[33] PHOTIUS, Bibliothèque, p. 612. — XÉNOPHON, Helléniques, VII, I, S 38. — DIODORE DE SICILE, XIX, 47.
[34] GOBINEAU (DE), Histoire des Perses, t. II, p. 195.
[35] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t.
VII, p. 202, note 1.
[36] Une remarque analogue se rencontre lors du passage de Xerxès en Thessalie (VII, 196) : en Thessalie, le fleuve Onochonos seul fut desséché ; en Achaïe, tous le furent, sauf le plus considérable, appelé Epidanos.
[37] L'armée de terre comptait, suivant Hérodote, 1.700.000 hommes (VII, 60). En ajoutant à ce chiffre les soldats de la flotte et les contingents levés en Europe, on arrivait au chiffre de 2.641.610 combattants (VII, 185), et l'historien admettait qu'il fallut encore doubler ce chiffre pour avoir le total des hommes que Xerxès tramait à sa suite (VII, 188) !
[38] DELBRÜCK, op. cit., p. 137-147. L'auteur attribue à Xerxès une armée de 65.000 à 75.000 combattants.
[39] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t.
VII, p. 208, note 1.
[40] ESCHYLE, Perses, v. 981.
[41] Cette hypothèse, souvent exprimée, est encore celle que propose M. AD. HOLM, Griechische Geschichte, t. II, p. 87, note 4.
[42] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t.
VII, p. 208, note 1.
[43] GOBINEAU (DE), Histoire des Perses, t. II, p. 191.
[44] DELBRÜCK, op. cit., p. 138.
[45] Manuel des connaissances militaires pratiques, 18e éd., 1888, Baudoin et Cie, Paris.
[46] XÉNOPHON, Cyropédie, VIII, 3, 5 9 et suiv.
[47] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t.
VII, p. 206, note.
[48] ESCHYLE, Perses, v. 341-343.
[49] M. WECKLEIN, op. cit., p. 5, laisse entendre qu'Hérodote a pu mal comprendre ce que dit Eschyle. Mais, outre que cette erreur est difficile à admettre, on sait qu'Hérodote ne dépend nullement d'Eschyle pour le nombre des vaisseaux grecs (il en compte 378 à Salamine et non 310, comme Eschyle).
[50] HÉRODOTE, VII, 118-120.
[51] SPIEGEL, Eranische Alterthumskunde,
t. II, p. 381.
[52] Pour expliquer comment Hérodote eut connaissance de ces conversations entre Démarate et Xerxès, M. Trautwein suppose qu'elles avaient été reproduites par l'Athénien Dicæos dans ses Mémoires. Nous avons dit ci-dessus ce que nous pensions de cette hypothèse.
[53] SPIEGEL, op. cit., t. II, p. 191,
note 1.
[54] M. Diels, dans un article dont nous avons déjà parlé dans la première partie de ce travail (Hermes, t. XXII, 4887, p. 425), fait une remarque curieuse sur ce point. Hérodote, parlant de la taille d'Artachaïès, dit : άπό γάρ πέντε πηχέων βασιληίων άπέλειπε τέσσερας δακτύλους. Or c'est là peut-être un souvenir du poète ALCÉE, fr. 33. M. Diels admet d'ailleurs qu'Hérodote a recueilli lui-même à Acanthe ce qu'il rapporte du culte rendu à ce héros ; mais il suppose que l'historien a complété la tradition par une réminiscence d'Alcée.