HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

DEUXIÈME PARTIE. — L'HISTOIRE DES GUERRES MÉDIQUES DANS HÉRODOTE.

LIVRE I. — LA PREMIÈRE GUERRE MÉDIQUE.

 

 

CHAPITRE IV. — L'EXPÉDITION DE DATIS ET D'ARTAPHERNE. - LA BATAILLE DE MARATHON.

 

§ I. — Les forces de l'armée perse. - Datis à Naxos, Délos, Carystos, et Érétrie. - La prise d'Érétrie. - Le débarquement des Perses dans la plaine de Marathon.

Les premières opérations militaires de la flotte et de l'armée perses, jusqu'au débarquement dans la plaine de Marathon, sont exposées. par Hérodote en quelques chapitres (VI, 94-102), avec brièveté et clarté, presque sans digression[1]. Les principaux traits de ce récit ne donnent prise à aucune objection fondamentale : la présence de nouveaux généraux à la tête de l'armée perse ; le plan inauguré par Datis pour attaquer la Grèce ; la soumission volontaire de la plupart des fies ; le siège des villes réfractaires, comme Naxos et Carystos ; l'arrivée à Érétrie, les combats livrés autour des murs, enfin le pillage et l'incendie de la ville : tous ces préliminaires de Marathon paraissent conformes à la vérité.

Dans le détail, cependant, quelques points méritent l'attention particulière de la critique.

Les forces perses, rassemblées en Cilicie, se composaient, dit Hérodote, d'une infanterie nombreuse et bien équipée (VI, 95) et d'un corps de cavalerie. Les troupes à pied furent embarquées sur la flotte, qui comptait 600 vaisseaux. Pour la cavalerie, des bâtiments de transport avaient été commandés tout exprès par Darius : l'historien n'en donne pas le nombre.

La détermination du chiffre exact de l'armée perse a beaucoup exercé les historiens modernes de cette guerre. La plupart écartent avec raison les données précises, mais mal fondées, des écrivains postérieurs à Hérodote : le renseignement de Cornelius Nepos[2], dérivé sans doute d'Éphore, parait provenir d'une conception a priori, qui représentait l'armée perse comme dix fois plus forte que l'armée grecque (100.000 hommes contre 10.000). D'autre part, un seul texte donné pour antérieur à Hérodote, une prétendue épigramme de Simonide, fournirait un chiffre de 90.000 hommes, à condition toutefois d'y corriger un des mots les plus importants[3] : tout nous porte à croire que l'épigramme n'est pas de Simonide, et que la correction, destinée à diminuer une exagération évidente, est pour cette raison même inutile ; car, du moment où il s'agit d'une amplification poétique de basse époque, les absurdités les plus fortes ne sont-elles pas les plus vraisemblables ? Reste le témoignage d'Hérodote : presque tous les savants s'attachent au nombre de 600 vaisseaux, et calculent ensuite, par analogie, le total de l'armée perse d'après le nombre d'hommes que chacun de ces vaisseaux pouvait contenir. Mais tout ce calcul est approximatif.

On ne peut s'empêcher de remarquer, en effet, que le nombre de 600 parait représenter dans l'esprit d'Hérodote l'effectif en quelque sorte invariable de la flotte barbare avant les grands préparatifs de Xerxès : c'est le chiffre de la flotte de Darius au Bosphore, c'est aussi le chiffre à la bataille de Ladé. Or dans ces trois circonstances, à Marathon, à Ladé, au Bosphore, les éléments qui composent la flotte perse ne sont pas les mêmes, de sorte que, si le chiffre de 600 vaisseaux était prouvé pour l'expédition de Scythie, il deviendrait douteux pour la bataille de Ladé et pour celle de Marathon ; inversement, si l'historien avait recueilli sur la flotte de Datis une tradition véridique, il s'en faudrait de beaucoup que cette tradition fût applicable aux expéditions antérieures. Mais, ainsi que nous l'avons dit plus haut, les stèles de Byzance, vues par Hérodote, ne peuvent pas être considérées comme la source directe de son témoignage, puisqu'elles lui fournissaient à peine quelques lignes écrites en caractères assyriens, et que ces caractères étaient inintelligibles pour lui. L'effectif de la flotte perse pouvait être mieux attesté pour Marathon ; car les Athéniens, postés sur les collines qui dominent la plaine à l'ouest, avaient eu le loisir de compter les vaisseaux mouillés dans la baie, comme ils eurent, après la bataille, celui de compter les morts. Toutefois, dans ce cas même, le témoignage traditionnel des Athéniens ne devrait être accepté que sous toutes réserves.

Même en admettant ce chiffre, on arrive, pour la somme des troupes embarquées sur la flotte perse, aux résultats les plus différents : l'auteur d'une étude spéciale sur les guerres médiques, M. Devaux, évalue le nombre des combattants à un maximum de 30000 hommes[4] ; d'autres savants — MM. Duncker[5], Fleischmann[6], Busolt[7] —, partant du même principe, adoptent le chiffre rond de 60.000. Il ne serait pas interdit de soutenir que ce chiffre est encore trop faible ; car tous ces calculs reposent sur une comparaison avec les transports de troupes sur les vaisseaux grecs pendant la guerre du Péloponnèse ; or nous savons que, dans une autre circonstance, les Thébains embarquèrent jusqu'à 150 hommes sur un seul vaisseau[8].

Ajoutons que le chiffre total de l'armée perse à Marathon serait toujours inconnu, même si les critiques s'entendaient sur le nombre des hommes embarqués à bord de la flotte. Car, outre que le corps de cavalerie resterait toujours en dehors de tous les calculs possibles, il faut tenir compte encore des contingents ioniens levés par Datis dans les îles : Hérodote dit formellement que les Carystiens refusaient de faire campagne contre Érétrie et Athènes (VI, 99).

Duncker a pensé pouvoir déterminer autrement le nombre des soldats perses : il s'appuie sur la disposition des deux armées avant et pendant la bataille, et sur l'espace occupé par chacune d'elles[9]. Mais il est évident que cette méthode repose sur des combinaisons plus hypothétiques encore que toutes celles qui se fondent sur le nombre des vaisseaux.

On s'est demandé pourquoi Hérodote, ordinairement si empressé à rapporter tout ce qu'on dit, n'a pas même indiqué un chiffre pour l'armée perse à Marathon, non plus que pour l'armée athénienne. Est-ce que par hasard la tradition aurait été muette sur ce point ? M. Fleischmann tend à le croire[10], et la raison qu'il en donne est qu'Athènes préférait laisser dans l'ombre des chiffres qui eussent révélé l'infériorité de sa victoire, par rapport aux batailles livrées plus tard par toute la Grèce contre les troupes innombrables de Xerxès. L'explication est ingénieuse ; mais est-ce bien ainsi que procède une tradition orale ? Elle produit des chiffres exagérés, plutôt que de passer la vérité sous silence, et nous inclinerions plus volontiers à penser qu'Hérodote, en présence de données tout à fait inacceptables, a voulu, sans diminuer en rien la valeur des Athéniens, rester autant que possible dans la vraisemblance. Tout son récit de Marathon a ce caractère.

La tradition des Naxiens, elle aussi, aurait fourni sans doute à l'historien une explication plus glorieuse de leur attitude en face de Datis. Plutarque nous apprend que les chroniqueurs locaux attribuaient aux insulaires, d'abord retirés dans leurs montagnes, une victoire décisive sur les Perses, déjà maîtres de leur ville[11]. Cette revanche immédiate des Naxiens est démentie par ce fait que, en 480, l'île, encore soumise aux Perses, dut fournir plusieurs vaisseaux à la flotte de Xerxès : l'exploit du triérarque Démocritos de Naxos fut de passer avec ces vaisseaux dans le camp des Grecs (VIII, 18), malgré les ordres de son gouvernement, qui sans doute était alors aristocratique. Hérodote ne nous éclaire pas sur ces affaires intérieures de l'île ; mais son témoignage, dans sa sobriété, parait reproduire exactement la vérité.

Lors du passage de la flotte perse à Délos, Hérodote signale deux faits intéressants : le sacrifice de Datis à Apollon et le tremblement de terre de l'île (VI, 97 et 98).

Le premier de ces faits peut-il être considéré comme authentique ? et, dans ce cas, quel en est le sens ? Si le respect témoigné par le général perse au dieu de Délos n'avait d'autres garants que les Déliens eux-mêmes, il serait permis de soupçonner de leur part une raison imaginée pour excuser leur conduite à l'égard de Datis : l'île, en offrant volontairement son hommage aux Perses, n'aurait-elle pas mérité d'être respectée et honorée par eux ? Mais une autre tradition, et d'une source différente, atteste le même respect de Datis pour Apollon. Hérodote raconte que, dans sa retraite après la bataille de Marathon, Datis trouva sur un vaisseau phénicien une statue dorée d'Apollon (VI, 118). En apprenant que cette statue venait de Délion en Béotie, Datis ne put pas la reporter lui-même en cet endroit ; mais, comme il était alors près de Myconos, il fit un léger détour pour aborder à Délos, et pria les Déliens de rendre cette statue au temple d'où elle venait. Les Détiens, au lieu de s'acquitter de cette mission, gardèrent la statue pendant vingt ans, jusqu'au jour où les Thébains la réclamèrent et vinrent eux-mêmes la reprendre. Cette dernière partie du récit ne laisse aucun doute sur l'origine thébaine de l'anecdote : c'est à Délion qu'Hérodote aura vu la statue dorée, et qu'il en aura entendu raconter l'histoire. Ainsi le respect de Datis pour l'île sacrée d'Apollon semble incontestable[12], et la cause n'en est pas difficile à trouver : il ne s'agit pas là d'une tolérance générale pour la religion grecque (l'incendie de Naxos et d'Érétrie en est la preuve), ni même d'une considération particulière pour la ville sainte qui avait été l'ancien centre religieux des Ioniens, bien que cette considération ait pu avoir quelque poids ; mais Datis vénérait dans Délos le berceau d'une divinité qui personnifiait, comme Mithra, la lumière du jour[13].

Le tremblement de terre de Délos a été souvent cité comme un exemple curieux des confusions que peut commettre une tradition orale. Thucydide affirme en effet que l'île ressentit un tremblement de terre peu avant l'année 431, et que jusqu'à cette époque elle n'avait jamais éprouvé la moindre secousse[14]. Or Hérodote rapporte qu'un tremblement de terre eut lieu à Délos en 490, et que ce tremblement de terre fut le premier et le dernier, au témoignage des Déliens (VI, 98). Chacun de ces deux phénomènes avait été d'ailleurs interprété de la même manière, comme un indice des malheurs que devait causer la guerre du Péloponnèse, ou des dangers dont l'invasion perse allait menacer la Grèce. La contradiction est formelle entre les deux historiens : comment convient-il de la résoudre ?

De deux choses l'une : ou bien Thucydide a prétendu réfuter une assertion erronée d'Hérodote, ou il a reproduit une tradition populaire sans songer à se mettre en contradiction avec son prédécesseur. La première hypothèse se heurte, suivant nous, à une difficulté insurmontable : pour que Thucydide réfute Hérodote, il faut qu'il soit mir de son fait, et par conséquent, nous devons affirmer, sur sa foi, que le seul tremblement de terre de Délos eut lieu un peu avant l'année 431, et qu'il n'y en avait jamais eu d'autre auparavant. Mais que devient alors l'assertion d'Hérodote ? Car enfin les Déliens ne l'ont pas trompé au point d'inventer de toutes pièces un fait absolument faux ! A cette objection on répond que, sans le tromper, les Déliens lui ont présenté comme un signe avant-coureur de l'invasion médique un phénomène qui se produisit plus tard, et que ce même phénomène fut dans la suite interprété comme le présage des maux de la guerre du Péloponnèse : il n'y aurait eu en réalité qu'un seul tremblement de terre[15]. Mais alors Thucydide n'a pas été moins dupe qu'Hérodote, et le prétendu tremblement de terre de l'année 431 date d'au moins trente ans plus tôt. Thucydide aurait-il commis une pareille erreur, sur un point où il aurait eu précisément la prétention de corriger Hérodote ?

L'autre hypothèse permet de croire que ni Thucydide ni Hérodote ne sont tombés dans une telle confusion. Thucydide, avons-nous dit, a pu critiquer Hérodote, dans son résumé de l'histoire ancienne de la Grèce ; mais comment l'aurait-il consulté encore pour l'histoire de la guerre du Péloponnèse ? Or il s'agit, dans le passage qui nous occupe, des vaines terreurs qui s'emparèrent de la foule au début des hostilités, des prodiges survenus, des prédictions répandues dans le peuple. L'historien n'attache aucune valeur à ces manifestations de la superstition populaire ; il se contente de rapporter ce qu'on disait alors dans Athènes. Un tremblement de terre avait eu lieu à Délos ! De mémoire d'homme on n'avait rien vu de pareil ! Voilà tout ce que comporte son témoignage, et ce n'est pas dans un passage où Thucydide n'exprime pas même sa propre opinion qu'on doit chercher une réfutation d'Hérodote. S'il en est ainsi, c'est la tradition seule qui se montre ici coupable d'un oubli : en 431, il n'y avait pas eu de tremblement de terre à Délos depuis environ soixante ans ; un phénomène aussi rare pouvait bien paraître un fait inouï, un véritable prodige.

Mais Hérodote ne dit pas seulement que le tremblement de terre de 490 fut le premier, il ajoute aussi que ce fut le dernier jusqu'à lui, et, comme dans le même chapitre il fait allusion aux premières luttes de Sparte et d'Athènes, ce passage, écrit après 431, a paru contenir une réfutation de la tradition reproduite par Thucydide. Ce n'est pas ainsi que nous interprétons ce chapitre. L'allusion à la guerre du Péloponnèse nous semble être une note additionnelle. L'historien avait d'abord simplement noté ce que les Déliens lui avaient dit lors de son voyage à Délos, et il avait pu déclarer alors avec raison que le tremblement de terre de 490 avait été le premier et le dernier. Plus tard, après 431, lorsqu'il révisa ce passage, ou bien il n'eut pas connaissance du nouveau tremblement de terre, ou bien il n'en tint pas compte.

Le récit de la prise d'Érétrie dans Hérodote (VI, 99-101) a paru à quelques savants trahir une préoccupation fâcheuse : l'historien se serait efforcé de défendre Athènes contre le reproche d'avoir abandonné sa voisine. L'éditeur Stein signale déjà cette tendance, sans affirmer toutefois que les faits aient été pour cela altérés par Hérodote. M. Wecklein va plus loin : selon lui, la tradition athénienne n'accusait les Érétriens d'irrésolution, que pour dissimuler la lâcheté des clérouques athéniens de Chalcis, qui, au lieu de se porter au secours d'Érétrie, n'avaient songé qu'à fuir devant les Perses[16].

Il ne nous semble pas nécessaire d'attribuer ici à la tradition athénienne ce caractère odieux et aux clérouques de Chalcis cette lâcheté. A la demande de secours présentée par Érétrie, son alliée et son amie, Athènes, gagnée alors aux idées de Miltiade, répondit par une mesure très significative : une partie de l'armée athénienne se trouvait détachée en Eubée, prête à y prendre les armes ; c'étaient les clérouques de Chalcis ; le peuple enjoignit à cette garnison de porter secours à Érétrie ; mais cet ordre ne pouvait pas forcer les clérouques, ni même les autoriser, à s'enfermer dans les murs de la ville, pour y subir un siège ; le secours était spécialement destiné à prendre part aux combats que les Érétriens livreraient dans l'une des plaines voisines de leur ville, s'ils affrontaient la bataille. Que les Érétriens aient hésité sur le parti à prendre ; qu'ils aient d'abord songé à se réfugier dans leurs montagnes, comme les Naxiens ; puis, qu'ils se soient décidés à soutenir un siège dans l'intérieur de leurs murs : ces hésitations n'ont rien que de naturel, surtout si l'on considère que l'opposition aristocratique, dans la ville même, paralysait les efforts du parti allié d'Athènes. L'existence à Érétrie d'une faction favorable aux Perses n'est pas douteuse, si l'on accepte le témoignage d'Hérodote sur la trahison d'Euphorbos et de Philagros, et ce témoignage est tellement conforme à tout ce que nous savons des discordes civiles dans les villes grecques d'alors, que rien ne permet d'en douter. Mais, si l'on voulait sauver les hoplites d'Athènes, il fallait les prévenir de la résolution prise par les Érétriens, avant l'investissement complet de la place ; il fallait leur faciliter la retraite, et c'est le service que peut leur avoir rendu le personnage dont Hérodote nous a conservé le souvenir, Eschine, fils de Nothon. Rien n'autorise donc à croire que les clérouques aient pris la fuite par lâcheté, et qu'ils se soient ensuite soustraits à l'obligation de faire campagne avec les Athéniens.

Le débarquement des Perses à Marathon était projeté depuis longtemps par Datis, surtout par Hippias, son guide et son conseiller dans l'expédition contre Athènes : c'est pour s'assurer en cet endroit de l'Attique une descente facile, que les Perses avaient tenu à soumettre les Cyclades et l'Eubée. Ce résultat une fois obtenu, il n'y avait plus pour eux qu'à marcher sur Athènes, et ils comptaient bien y arriver au plus vite. Le chapitre d'Hérodote relatif au départ d'Érétrie et au débarquement dans la baie de Marathon contient plusieurs mots essentiels pour l'intelligence de toute la campagne. Les Perses ne restent que peu de jours à Érétrie, et ils se hâtent de débarquer en Attique, persuadés qu'ils viendront à bout d'Athènes comme ils avaient fait d'Érétrie[17]. Il y a, il est vrai, dans ce passage un mot douteux, κατέργοντες ; mais les corrections qu'on a proposées laissent subsister l'idée de hâte qui parait ici fondamentale, ou l'idée accessoire de confiance et de fierté, idée qui entraîne celle de précipitation : de toutes façons, il est certain que les Perses, près de toucher au but de leur campagne, avaient hâte d'atteindre les murs d'Athènes[18] où ils pensaient que le peuple s'enfermerait, comme avait fait celui d'Érétrie. Nous pouvons même ajouter qu'Hippias et Datis croyaient pouvoir compter aussi sur l'alliance d'un parti gagné à leur cause, et la phrase d'Hérodote elle-même contient sans doute cette idée[19]. D'ailleurs Hippias n'oubliait pas que la route de Marathon à Athènes était facile ; c'est par là que jadis, avec son père Pisistrate, il était venu attaquer Athènes, et avait rencontré l'armée ennemie près du col qui sépare le Pentélique de l'Hymette, à Pallène (I, 62). Il nous paraît hors de doute que Marathon fut choisi comme un lieu de débarquement, et non pas comme un emplacement pour la bataille. Hérodote dit que la plaine était propice à la marche de la cavalerie (VI, 102) ; mais il ne parle pas là de combat, et cette réflexion doit s'entendre de la facilité que la baie présentait pour un débarquement et pour la formation régulière des colonnes qui devaient s'avancer vers Athènes par la route du sud.

La partie septentrionale de la plaine de Marathon, où avaient abordé les Perses, offrait un vaste espace pour le campement d'une armée, et une côte basse assez étendue pour recevoir une flotte considérable[20]. Le marais, presque desséché dans cette saison de l'année, n'occupait qu'une partie de la plaine entre les deux montagnes aujourd'hui appelées Stavrokoraki et Drakonera : si de ce côté la cavalerie trouva d'abondants pâturages, l'infanterie perse dut plutôt se tenir en avant du marais, sur les deux rives du torrent qui descend des montagnes de la Diacrie[21]. En cet endroit, l'armée, faisant face à la route d'Athènes, protégeait en même temps sa flotte et pouvait entretenir des communications directes avec plusieurs points de l'Attique, dans une région où étaient nombreux les partisans des Pisistratides. Cependant l'intention de Datis et d'Hippias n'était pas d'attendre ou d'attirer les Athéniens à Marathon ; ils s'apprêtaient à marcher sur Athènes, lorsque l'activité extraordinaire de Miltiade vint arrêter et paralyser leur action.

 

§ II. — Les forces athéniennes. - Le décret de Miltiade. - L'envoi de Pheidippidès à Sparte. - Départ de l'armée athénienne pour Marathon.

Aussi longtemps que l'Eubée seule, après les Cyclades, avait été l'objet de l'attaque des barbares, les Athéniens, quoique menacés, ne pouvaient pas savoir par où Datis et Artapherne chercheraient à aborder en Attique : ils ne pouvaient que rester dans leur ville ou aux environs, en tenant leurs soldats prêts à partir au premier signal. L'armée, depuis quelque temps déjà réunie dans Athènes, comprenait toutes les forces vives de la cité : à quel chiffre s'élevaient ces forces, et quel en était le commandement ?

Hérodote est muet sur l'effectif de l'armée athénienne ; ce silence nous dispenserait d'insister sur cette recherche, si nous ne devions tenir compte des renseignements que l'historien fournit pour la seconde guerre médique.

La tradition représentée par Cornelius Nepos[22], Justin[23], Pausanias[24], Suidas[25], hésite entre le chiffre de 9.000 et celui de 10.000 hommes pour les Athéniens ; elle fixe à 1000 celui des Platéens. Ainsi l'ensemble de l'armée grecque, suivant ces auteurs, comprenait 10.000 ou 11.000 hommes. Ce chiffre est probablement un peu au-dessous de la vérité. A priori, la tendance naturelle des Athéniens dut être de grossir l'armée ennemie et de diminuer la leur. Mais en outre Hérodote lui-même justifie la défiance qu'inspire d'abord cette tradition : à la bataille de Platées, onze ans après Marathon — c'est-à-dire après un intervalle de temps qui n'avait pas pu beaucoup changer la population d'Athènes —, les Athéniens mettent en ligne 8.000 hoplites, et un nombre égal de soldats armés à la légère, soit 16.000 hommes (IX, 29) ; à la même époque, la flotte athénienne de Mycale devait contenir aussi un nombre assez considérable de citoyens[26]. Si l'on pense que, pour la campagne de Marathon, les Athéniens eurent recours à des mesures extraordinaires, appelant même les hommes que leur âge exemptait du service et les esclaves[27], on a lieu de conclure que l'armée de Marathon, au moins aussi forte que le contingent athénien de Platées, comptait environ 10.000 hoplites, soutenus par un nombre à peu près égal de troupes légères, composées de !hèles et d'esclaves[28].

Le commandement de cette armée appartenait aux dix stratèges ; à côté d'eux, le polémarque, c'est-à-dire celui des neuf archontes qui avait hérité des attributions militaires de l'ancien roi, conservait une place d'honneur dans la bataille et une voix dans le conseil, mais sans participer directement à la conduite des opérations militaires. Ces rapports du polémarque et des stratèges, c'est-à-dire du représentant de l'ancienne constitution et des magistrats nouveaux issus de la réforme de Clisthène, sont exprimés par Hérodote d'une manière aussi claire que possible : d'une part, l'initiative réservée aux stratèges, pour régler le mouvement des troupes et même pour traiter certaines questions importantes qui regardaient la politique générale de la cité, est attestée par ce fait, qu'ils conduisent l'armée à Marathon (VI, 103), et que, dans la ville même, avant de partir, ils expédient à Sparte le coureur Pheidippidès ; d'autre part, le rôle du polémarque dans le conseil et sa place d'honneur à l'aile droite ressortent clairement de la délibération tenue à Marathon avant la bataille (VI, 109). Cependant Hérodote se trompe en disant que le polémarque était alors tiré au sort  ; nous savons aujourd'hui, par la Constitution d'Athènes d'Aristote, que le tirage au sort des archontes fut institué trois ans après la bataille de Marathon[29]. Hérodote a donc commis une erreur en faisant remonter jusqu'à cette date un usage introduit seulement quelques années plus tard. Mais la confusion est sans gravité : élu ou désigné par le sort, nous voyons que le polémarque a dès cette époque perdu son ancien prestige à la tête de l'armée athénienne. Sa situation est toujours, il est vrai, celle d'un magistrat vénéré, que l'on consulte et que l'on respecte comme l'héritier des privilèges militaires de l'ancienne royauté ; mais il n'a plus aucune autorité directe, aucune puissance. L'avis du polémarque à Marathon se trouva décisif, parce que le hasard voulut que les généraux fussent partagés en deux camps égaux. Admettons même que le polémarque ait eu encore la présidence du conseil, bien qui Hérodote le désigne seulement comme un onzième votant ; mais cette présidence ne comportait pas plus d'initiative que la place d'honneur à l'aile droite n'entrainait le commandement effectif de l'armée : c'est bien Miltiade qui fut le véritable chef de l'armée à Marathon et le véritable vainqueur.

D'après Hérodote, les Athéniens, à peine informés que les Perses allaient débarquer à Marathon, se portèrent, eux aussi, vers cet endroit (VI, 103) ; avant de quitter la ville, ils avaient expédié Pheidippidès à Sparte pour y demander du secours (VI, 105).

La brièveté de ces indications, et les digressions que l'historien y mêle sur la famille de Miltiade (VI, 103-104), le voyage de Pheidippidès et l'apparition du dieu Pan (VI, 105), le songe d'Hippias (VI, 107), enfin l'origine de l'alliance entre Platées et Athènes (VI, 108), ont fait douter de l'exactitude des renseignements fournis ici par Hérodote.

On objecte principalement que les Athéniens ne durent pas attendre le débarquement des Perses à Marathon pour demander du secours aux Spartiates, et que le départ des Athéniens pour Marathon dut suivre le retour du courrier envoyé à Sparte.

La première objection aurait de la valeur, si l'on pouvait supposer que, depuis le temps où Datis était dans les Cyclades, aucune négociation n'était intervenue entre Sparte et Athènes, et si la prise d'Érétrie avait été la première menace des Perses contre la Grèce centrale. Mais cette supposition est invraisemblable : Sparte et Athènes, également menacées depuis longtemps, n'avaient pas manqué d'échanger d'avance des projets de défense ; mais Cléomène n'était plus là pour soutenir avec force les partisans de la guerre, et les propositions de Miltiade avaient dû trouver à Sparte un accueil moins favorable que l'année précédente : Sparte, disposée plus que jamais à se défendre chez elle, avait sans doute promis un secours, mais dans le cas où le sol de l'Attique serait, non plus seulement menacé, mais effectivement violé par le barbare. L'existence d'une sorte de traité antérieur entre les deux villes expliquerait l'envoi d'un négociateur tel que Pheidippidès et la précipitation tardive de cette mission[30]. Hérodote, il est vrai, ne dit rien de pareil, et c'est une lacune regrettable. Mais la question n'est pas précisément de savoir si l'historien a tout dit (sur ce point, l'opinion des savants serait unanimement négative) ; il s'agit de décider si, malgré des lacunes, les traits essentiels de son récit doivent être considérés comme une base solide pour reconstituer la suite des événements, ou si l'on doit n'en tenir aucun compte.

L'autre objection semble avoir plus de force, puisque Duncker lui-même, généralement attaché au témoignage d'Hérodote, estime que le départ des troupes athéniennes eut lieu seulement après le retour du courrier Pheidippidès. Mais, dans ce cas, ce qui nous parait inexplicable, c'est l'attente des Perses à Marathon : si les Athéniens avaient tardé si longtemps à se porter à leur rencontre[31], comment Datis et Hippias n'auraient-ils pas pris auparavant la grande route d'Athènes, pressés qu'ils étaient, nous l'avons vu, d'en finir avec cette ville comme avec Érétrie ? A notre avis, le message même de Pheidippidès dut être le résultat d'une délibération, où les Athéniens avaient pris la résolution de se défendre, non dans les murs de la ville, comme avaient fait les Érétriens, mais dans une des plaines voisines : à cette condition seule, ils pouvaient solliciter le secours de Sparte. Dans la même délibération, les stratèges durent donc chercher le meilleur moyen d'assurer la possibilité d'un combat sur un champ de bataille choisi par eux ; ce moyen, c'était d'arrêter les Perses à Marathon, avant qu'ils ne se fussent mis en route pour Athènes.

Ainsi, la marche rapide, immédiate, de l'armée athénienne, aussitôt après l'annonce du débarquement des Perses à Marathon, est un des faits essentiels dans les préliminaires de la bataille ; c'est aussi un de ceux que la tradition postérieure mit le mieux en lumière, en parlant du fameux décret de Miltiade[32]. Or cette rapidité de mouvement n'a pas lieu de surprendre au point de vue stratégique, puisque depuis longtemps les généraux tenaient leurs troupes prêtes à partir en campagne. Mais encore fallait-il, pour mettre l'armée en marche, qu'une décision commune des stratèges intervint, confirmée peut-être par un vote du peuple. Du moment où Athènes était désormais le but direct des Perses, il n'y avait plus à différer la nécessité de prendre un parti. Miltiade pesa de tout son poids pour déterminer ses collègues et le peuple à ne pas perdre un instant : il ne fallait pas renouveler les hésitations d'Érétrie ni laisser quelque espoir aux partisans d'Hippias et des Perses ; il s'agissait de montrer tout d'abord une résolution énergique, d'aller au-devant de Datis, et de prendre position en face de lui, non pas pour lui livrer aussitôt bataille, mais pour le tenir en échec, en attendant que des alliés vinssent se joindre aux forces athéniennes. Cette mesure était nécessaire : moralement, pour engager décidément Athènes dans la voie de la guerre à outrance ; matériellement, pour s'emparer à temps des points d'où le général croyait pouvoir dominer la position des Perses. D'ailleurs, l'auteur de la mesure, Miltiade, conseillait en même temps aux autres stratèges et au peuple de faire un dernier appel aux villes alliées, à Sparte entre autres, et à Platées. A ces deux villes il fallait pouvoir donner un rendez-vous précis : ce n'était pas dans Athènes, mais à Marathon, qu'elles devaient envoyer leurs troupes. Une proposition aussi hardie supposait de la part de Miltiade une connaissance parfaite des lieux et des conditions où se trouvait Datis ; sans doute, ce plan stratégique était combiné d'avance. Bref, dans une ville frappée de stupeur, la décision de Miltiade eut raison des incertitudes et des timidités de ses collègues et du peuple. Désormais le sort d'Athènes ne dépendait plus de l'adhésion de Sparte ou des autres villes grecques. Miltiade comptait peu sur les secours du dehors ; mais il était résolu cependant à attendre la réponse de Sparte pour engager l'action décisive. En conduisant sur l'heure l'armée à Marathon, il avait le double avantage de la soustraire aux mauvaises influences de la ville, et de surprendre les Perses pendant qu'ils se disposaient à marcher sur Athènes et qu'ils s'attendaient à rencontrer seulement l'ennemi sur la grande route qui contourne le Pentélique au sud, du côté de Pallène.

C'est par un autre chemin que Miltiade se rendit à Marathon. Pour une armée qui combattait sur son propre territoire, sans bagages, le chemin de montagne qui traverse les contreforts septentrionaux du Pentélique était facilement abordable, et il aboutissait dans la petite vallée actuelle de Vrana, près de la vallée secondaire nommée Avlona, qui communique par en haut avec la vallée de Ninoï et de Marathona, autrement dit d'Œnoë et de Marathon. En prenant possession de ce débouché, Miltiade pouvait abriter son camp dans une situation sûre, ce qui lui permettait d'attendre ; en même temps, presque inattaquable, puisqu'il pouvait s'enfermer dans sa vallée, il était à même de surveiller les moindres mouvements des Perses, surtout s'ils tentaient de continuer leur route sur Athènes : pris de flanc, ils devaient sans peine être culbutés dans la mer. Mais surtout les forces des Athéniens, restant cachées, en imposaient à l'armée ennemie : combien d'hommes étaient postés dans ces montagnes qui dominaient la plaine ? Les Perses ne s'étaient pas attendus à tant d'activité et d'audace, et, dès le débarquement, Hippias put se convaincre qu'il avait affaire à forte partie ; peut-être celle extraordinaire promptitude de Miltiade lui donna-t-elle même à craindre déjà pour le résultat de l'expédition. Ce que sous une forme populaire exprime la légende de la dent d'Hippias, tombée de la bouche du vieillard dans le sable de l'Attique (VI, 107), c'est peut-être le vague pressentiment d'un échec, à la vue d'une aussi soudaine apparition de l'ennemi.

 

§ III. — Les Athéniens et les Perses en présence à Marathon. - Arrivée des Platéens. - Réponse des Spartiates. - Conseil de guerre tenu par les généraux d'Athènes.

Cette première déception de Datis et d'Hippias semble les avoir déterminés l'un et l'autre à employer dès lors, avant la force, des moyens plus pacifiques et non moins puissants. C'était ainsi que jadis les Perses avaient, avant la bataille de Ladé, travaillé à entraîner la défection des villes ioniennes. Le même moyen avait réussi à Érétrie. Il est probable que les Perses s'en servirent encore, à ce moment, non pas auprès de l'armée de Miltiade, mais auprès des Athéniens de la ville, par l'envoi d'émissaires et par des communications secrètes avec les partisans d'Hippias.

M. Delbrück n'admet pas l'existence de ce parti perse dans Athènes[33]. Mais ce doute ne se justifie pas. Nous avons vu plus haut que trois partis au moins divisaient Athènes : le parti de la guerre, avec Miltiade à sa tête ; un parti plus modéré dans ses rapports avec la Perse, mais irréconciliable avec Hippias (les Alcméonides), enfin les partisans d'Hippias. Il y avait dans ces dissentiments politiques d'Athènes une chance de succès pour les Perses, et il serait surprenant qu'ils ne s'en fussent pas doutés ; mais Miltiade avait prévu le danger : Athènes dès lors n'était plus dans Athènes.

Si ces négociations sont vraies, et Hérodote indique expressément quelque chose de semblable (VI, 109), on comprend comment l'armée athénienne, postée dans l'enceinte d'Héraclès, à Avlona, eut tout le temps d'attendre l'arrivée des Platéens et la réponse de Sparte. C'est là en effet que vint se joindre à elle le contingent de Platées (VI, 108), et c'est là aussi sans doute que Pheidippidès, en revenant de Sparte, vint rendre compte aux stratèges du mandat qu'ils lui avaient confié. Ce retour du courrier athénien nous paraît même être la cause de la nouvelle délibération que raconte Hérodote, mais que plusieurs critiques considèrent comme incompréhensible. De quoi s'agissait-il alors, dit-on ? Du moment où la résolution de combattre hors des murs avait été prise avant le départ, il n'y avait plus à reculer, et une nouvelle délibération était inutile. Hérodote s'est trompé en reportant à Marathon une discussion qui dut avoir lieu dans Athènes même, parce qu'alors seulement elle avait un objet. A cela on ajoute que certains auteurs parlent d'une résolution prise en une seule fois à Athènes, et d'une attaque subite de l'armée athénienne le lendemain même de son arrivée à Marathon[34]. Mais, avant d'avoir recours à ces témoignages de basse époque, voyons si le récit d'Hérodote ne se prête pas à une interprétation satisfaisante.

Le voyage de Pheidippidès, au retour, eut lieu sans doute aussi vite qu'à l'aller ; or Hérodote nous dit que la réponse des Spartiates lui fut donnée le 9e jour après la nouvelle lune, et qu'il avait mis deux jours pour aller d'Athènes à Sparte : parti le 7e jour, il dut revenir à Athènes le 11 et être à Marathon le 12. C'est donc le 12e jour après la nouvelle lune que se place, suivant nous, la délibération des stratèges à Marathon. Miltiade était là depuis cinq jours environ, et la question qui se posait était celle-ci : étant donné que les Spartiates, s'ils venaient, ne partiraient pas avant la pleine lune (15e jour après la nouvelle lune), et qu'ils arriveraient au plus tôt en trois jours, de telle sorte qu'ils ne pourraient prendre part à un combat avant le 19e jour, y avait-il lieu d'attendre ce délai, ou de se retirer sans affronter la lutte, ou d'attaquer les Perses sans attendre aucun secours ? Attendre l'arrivée des Spartiates était un espoir chimérique, et il ne semble pas que personne y ait alors songé. Mais beaucoup de stratèges, même de ceux qui avaient consenti à suivre Miltiade dans sa marche rapide sur Marathon, durent considérer que la supériorité numérique des Perses ne laissait à Athènes aucun espoir de salut, et qu'il valait mieux se retirer derrière les murs de la ville pour aviser à un nouveau système de défense. C'est contre cette opinion que Miltiade dut s'élever de toutes ses forces : non pas qu'en effet le combat à livrer ne fût difficile et hasardeux ; mais reculer pour le moment, c'était, à ses yeux, risquer de déterminer dans la population athénienne, déjà travaillée par les partisans d'Hippias, un mouvement d'entente avec les Perses ; or il ne fallait de cela à aucun prix, et il valait mieux affronter même une défaite honorable. La situation où se tenait alors l'armée était excellente pour la-défensive ; l'offensive serait plus dangereuse ; mais il fallait s'y résoudre plutôt que de rentrer dans Athènes, si les Perses n'attaquaient pas eux-mêmes. Or il n'était pas probable qu'ils attaquassent, occupés qu'ils étaient encore à se chercher des amis dans la ville, et leurs efforts avaient chance de réussir surtout depuis que la nouvelle du retard des Spartiates devait avoir jeté de nouveau la terreur dans la population. Voilà pourquoi Miltiade considérait la situation comme extrêmement grave : il fallait avant tout rester sur place et ne pas reculer, ou c'en était fait de toute résistance ! Et pour affirmer l'intention des stratèges de se maintenir à Marathon, il fallait prendre le parti d'attaquer les Perses ! C'est sur ce point que portait la discussion, lorsque l'opinion de Callimaque, le polémarque, gagné aux arguments de Miltiade, fit enfin pencher la balance.

C'est ici que triomphent les adversaires du récit d'Hérodote : Comment ? Miltiade attache tant d'importance à une attaque rapide, à une offensive immédiate ! Il redoute un soulèvement intérieur ! Et pourtant, après la décision du conseil de guerre, il retarde encore l'attaque ! Il est si peu pressé que, malgré le désistement successif de ses collègues, il attend pour livrer bataille que son tour de commandement soit revenu ! N'est-ce pas là une raison imaginée après coup pour dissimuler un retard indépendant de sa volonté ? N'est-ce pas un motif insignifiant pour décider d'une question aussi grave ? En réalité, la tradition a inventé ce prétexte pour dissimuler la vérité, qui est que Miltiade attendit d'être attaqué par les Perses, au lieu de prendre, comme on le prétend, une vigoureuse offensive. Tel est en résumé l'avis de M. Delbrück. Mais cet abandon du témoignage formel d'Hérodote ne nous parait nullement nécessaire. Certes, nous ne pensons pas que, si les conditions stratégiques où se trouvait l'armée eussent exigé une action immédiate, le général athénien eût compromis le succès pour rester fidèle à une pure formalité ; mais, d'après ce que nous avons dit des craintes de Miltiade sur l'état des esprits à Athènes, l'important était, à ses yeux, moins d'attaquer aussitôt l'ennemi, que de bien prouver aux Athéniens la résolution où étaient les stratèges de repousser l'invasion et de ne pas reculer. Ce qu'il fallait, c'était maintenir les courages dans la même ardeur qu'au départ de l'armée, c'était ne donner prise à aucune défection, et pour cela il suffisait que la nécessité de combattre à Marathon fût reconnue. D'autre part, les Perses ne se pressant pas d'attaquer, pour les raisons que nous avons dites, Miltiade pouvait trouver un sérieux intérêt à attendre son tour de commandement. De combien de jours s'agissait-il ? De trois ou quatre peut-être. N'était-ce pas pour le général assumer une lourde responsabilité que d'engager l'action alors qu'un autre eût eu droit au commandement ? Miltiade pouvait n'être pas sûr de la victoire : vainqueur ou vaincu, il devait souhaiter de rester fidèle à la constitution, dont certain parti le représentait volontiers comme un ennemi. Ainsi pouvait-il, en attendant, préparer son attaque, tout en continuant à tromper la vigilance des Perses par une feinte inaction ; en même temps, il rassurait dans Athènes les partisans de la guerre en répandant la nouvelle que, si Sparte manquait à l'appel, du moins, avec l'aide des dieux, Athènes saurait pourtant se défendre : Pheidippidès lui-même, en passant par l'Arcadie, n'avait-il pas reçu de Pan la promesse d'une assistance toute-puissante[35] ?

Ainsi s'écoulèrent les quelques jours qui suivirent le retour de Pheidippidès et la délibération des stratèges ; car la bataille n'eut lieu, d'après Hérodote, que la veille ou l'avant-veille de l'arrivée des Spartiates en Attique, c'est-à-dire le IP ou le 18° jour après la nouvelle lune. A ce moment Miltiade put choisir en toute liberté son terrain et combiner sûrement son plan d'attaque. Déjà, dix jours auparavant, sa marche forcée sur Marathon avait arrêté les Perses. Une nouvelle tactique, non moins habile, lui valut cette fois la victoire.

 

§ IV. — La Bataille.

Hérodote n'a pas donné de la bataille une description technique : il n'a indiqué ni la nature du terrain ni la place occupée par chacune des deux armées le jour du combat. On a supposé que lui-même n'avait pas visité le champ de bataille. Rien ne permet pourtant de se prononcer sur ce point : ce qui est sûr, c'est que l'historien n'a pas eu l'idée de décrire la marche stratégique des armées en présence. Toutefois, comme il a donné quelques indications précises sur plusieurs détails de la bataille, notre devoir est de chercher si ces indications peuvent se concilier avec celles que fournit l'examen attentif du terrain.

La plaine de Marathon est aujourd'hui parfaitement connue dans ses moindres détails, grâce à la carte dont nous avons donné ci-dessus un croquis. Les distances dans la plaine, ainsi que le relief des montagnes, peuvent être calculées avec une rigoureuse exactitude.

Rappelons donc en quelques mots les points essentiels du récit d'Hérodote : le jour de l'attaque, le front de l'armée grecque se trouve égal à celui de l'armée perse, grâce à une disposition particulière des rangs : moins profonds au centre, ils sont plus nombreux aux deux ailes (VI, 111). L'attaque a lieu au pas de course, sur une longueur de 8 stades — 1.480 mètres environ — (VI, 112). La mêlée s'engage, et elle dure longtemps (VI, 113). Cependant de ce désordre se dégage le double mouvement que voici : les deux ailes grecques, victorieuses, repoussent le barbare, tandis que le centre, plus faible, cède aux efforts des Perses et des Saces ; mais alors les deux ailes, cessant de poursuivre l'ennemi, se rabattent sur les Perses vainqueurs, les attaquent par derrière et de flanc. Après une lutte acharnée, les Perses prennent la fuite dans la direction de leur flotte, poursuivis par les Athéniens, qui s'emparent de sept vaisseaux (VI, 113-115).

Déterminons d'abord la position des deux armées et l'emplacement du champ de bataille.

Tous les savants sont d'accord aujourd'hui pour placer à Avlona le sanctuaire d'Héraclès et le camp où les Athéniens furent rejoints par les Platéens. Mais cet emplacement, fort bien approprié au but que s'était proposé d'abord Miltiade, ne pouvait pas même se prêter à une action défensive : pour que la bataille eût lieu, il fallait au moins que les Athéniens prissent position en avant de la vallée de Vrana, entre le mont Kotroni et le mont Agrieliki, ou qu'ils s'avançassent davantage dans la plaine. Les mouvements de leur armée durent donc être déterminés par la place et les mouvements de l'armée perse.

Ici se rencontrent deux opinions tout à fait opposées : ou bien on suppose que l'armée perse, campée dans la partie nord de la plaine de Marathon, tout près de l'endroit où elle avait débarqué, ne s'était pas même avancée au delà du torrent appelé Charadra, qu'elle se trouvait par conséquent fort éloignée (à plus de 20 stades) de l'entrée de la vallée de Vrana, et que les Grecs durent aller la chercher jusque-là ; ou bien on pense que les Perses s'étaient avancés vers le sud jusqu'en face de la vallée de Vrana, soit pour attaquer eux-mêmes, soit pour attirer les Grecs dans la plaine et les décider à combattre. Chacune de ces hypothèses vaut la peine d'être examinée, avant que nous donnions nous-mêmes notre explication.

La première position est attribuée aux Perses par un des auteurs de la carte mentionnée ci-dessus, M. von Eschenburg[36], et elle s'accorde avec les hypothèses, pourtant différentes entre elles, de MM. Gunite et Devaux. Suivant M. von Eschenburg, c'est seulement assez loin au nord-est du torrent de Marathon que la bataille dut s'engager, par cette raison, que le bourg antique de Marathon se trouvait sur les bords du torrent, dans la plaine, à l'endroit appelé aujourd'hui Plasi, et non pas, comme l'avait pensé M. Lolling[37] au bourg actuel de Marathona. M. von Eschenburg tient à cette hypothèse à cause des nombreux restes antiques découverts par lui ou avant lui en cet endroit. Mais cette raison ne nous semble nullement concluante ; car, s'il est incontestable qu'à une certaine époque, particulièrement à l'époque romaine, on dut construire des maisons et des édifices divers dans toute la plaine, le bourg primitif de Marathon ne devait pas être ainsi exposé à la première attaque venue du dehors : il serait inouï en Grèce qu'une ancienne localité eût été ainsi fondée ailleurs que dans une situation facile à défendre. Pour la même raison, quoique le dème de Probalinthos ait pu s'étendre dans la suite jusque dans la plaine et aux environs du petit marais appelé Vrexisa, il ne nous semble pas moins établi que le bourg primitif devait être du côté de la montagne, vers l'emplacement actuel de Vrana. Aussi bien la théorie de M. von Eschenburg sur l'emplacement des dèmes de la tétrapole peut-elle se distraire de son appréciation sur la bataille : suivant lui, dans l'espace où se rencontrèrent les deux armées, une partie seulement des troupes perses dut y prendre part, et cela, parce que déjà le reste était rembarqué. Ainsi M. von Eschenburg revient à l'hypothèse célèbre de M. Curtius, suivant laquelle Miltiade se décida à aller attaquer Datis lorsque le général perse opérait son rembarquement pour aborder sur un autre point de l'Attique. C'est au même endroit que M. Devaux place aussi la bataille, puisqu'il suppose, à l'encontre de M. Curtius, que l'attaque de Miltiade eut lieu avant que le débarquement ne fût achevé[38]. Dans ce cas aussi, Miltiade dut traverser toute la plaine, et passer le torrent pour aller surprendre les Perses au moment où ils se disposaient seulement à se mettre en marche.

Ces deux hypothèses nous paraissent invraisemblables : celle de M. Devaux, parce qu'on ne s'explique pas comment la tradition rapportée par Hérodote aurait signalé une si longue attente de Miltiade à Marathon, si l'attaque avait été soudaine et suivie d'un plein succès ; celle de M. Curtius, parce que, d'abord, elle repose sur un texte sans valeur de Suidas[39], ensuite et surtout, parce que, pour les Perses, jusque-là toujours vainqueurs, se rembarquer, c'était reculer, c'était se déclarer vaincus, et que d'ailleurs l'opération d'un débarquement n'était pas chose si simple qu'on pût facilement changer de point d'attaque. La descente ayant eu lieu depuis plusieurs jours déjà, les Perses devaient penser en finir, soit par une action militaire, soit par des négociations.

L'autre opinion sur la position des Perses dans la plaine est ancienne : elle s'appuie d'abord sur ce fait, que le célèbre tumulus de Marathon, passant pour être le tombeau des Athéniens, doit se trouver à peu près au centre de la bataille. Cette assimilation est aujourd'hui confirmée par les fouilles récentes (1890 et 1894), qui ont amené la découverte d'ossements calcinés et de fragments de vases archaïques , comme dans plusieurs autres tombeaux attiques du VIe siècle[40] ; mais les conclusions qu'on peut tirer de là manquent de précision. Le centre de l'action se déplace pendant une bataille, et d'ailleurs rien ne dit que les Athéniens n'aient pas choisi, pour élever ce monument, l'endroit le plus dégagé et le plus visible dans la plaine où s'était livré le combat. Laissons donc de côté cette indication ; la possibilité d'une position de l'armée perse en face du débouché de la vallée de Vrana n'en subsiste pas moins. Il faut seulement supposer que les Perses s'étaient décidés à venir d'eux-mêmes engager la bataille, quitte à perdre l'avantage du nombre et de la situation : les Athéniens restant en ligne à l'entrée de la vallée de Vrana, les Perses, pour les attaquer, devaient ne pas étendre plus qu'eux leur ligne de bataille, et risquer ainsi une attaque dans des conditions défavorables. C'est cette offensive des Perses que M. Delbrück considère comme la seule explication possible de la victoire : les Grecs, fortifiés entre leurs deux montagnes par la nature et par des abatis d'arbres[41], n'avaient à redouter ni cavalerie ni mouvement tournant ; en prenant à leur tour l'offensive, après avoir attiré les Perses sur leur terrain, ils avaient pu sans peine jeter le désordre dans une armée que sa position avait dès le début empêchée de déployer tous ses moyens. A l'appui de cette hypothèse, M. Delbrück remarque que la tradition, pour relever la gloire d'Athènes, avait dû chercher à dissimuler l'attaque des Perses, et insister seulement sur l'offensive prise après coup par Miltiade. Mais, outre que dans cette hypothèse le témoignage d'Hérodote sur le jour choisi par Miltiade pour le combat est nul et non avenu, il nous semble difficile d'admettre que les Perses aient, avec une sorte de complaisance, accepté l'appel de Miltiade et se soient exposés à une défaite aussi probable.

Il va sans dire que M. Delbrück, dans celte conception de la bataille, considère la course de 8 stades comme une absurdité, vu l'espace où dut se livrer la bataille[42], et comme une impossibilité matérielle[43]. Telle est aussi à peu près l'opinion de M. Fleischmann, bien qu'il attribue à Miltiade une tactique encore plus habile : Miltiade aurait fait mine de sortir de sa vallée, pas trop, pour ne pu s'exposer à une attaque de flanc, mais juste assez pour attirer les Perses en face du débouché de Vrana. L'opinion de M. Lolling est à peu près la même. Dans ces trois cas, l'action se serait engagée entre la mer à l'est et la montagne à l'ouest ; le centre de l'armée grecque se serait retiré ές τήν μεσόγαιαν (VI, 113), c'est-à-dire vers la montagne et Vrana, position sûre, où la véritable défaite aurait eu lieu. M. Lolling pense même que le tombeau des Perses fut élevé en cet endroit, et que les tumuli de Vrana en sont encore les restes.

Entre ces deux théories, on en a proposé une troisième, qui se tient plus près du texte d'Hérodote et que nous adoptons en partie. Suivant Duncker[44], Miltiade se décide bien. à prendre l'offensive et à sortir de sa vallée ; il s'élance au pas de course et va attaquer l'armée perse, alors rangée en avant du fleuve Charadra, dans une situation défensive, le front tourné au sud-ouest, vers la route d'Athènes. Telle était la position que Datis avait prise dès son arrivée, bien résolu à livrer bataille en cet endroit même. C'est sur ce dernier point que l'hypothèse de Duncker nous semble inadmissible : si les Perses s'étaient tenus sur leurs gardes, prêts. à combattre, dans la position qu'on leur attribue, nous ne concevons pas comment l'avantage aurait pu leur échapper, et comment une partie de leurs troupes, la cavalerie par exemple, serait restée en dehors du champ de bataille. Nous comprenons autrement la marche des choses.

L'armée perse n'avait jamais considéré Marathon que comme un lieu facile de débarquement ; elle n'avait pas voulu y livrer bataille, et elle le voulut encore moins après que Miltiade se fut montré sur les hauteurs voisines ; car aller l'attaquer là-haut était chose impossible. Que faire ? Attendre que le passage fût libre, et pour cela compter sur le découragement des Grecs et sur les menées secrètes d'Hippias et de ses amis. C'était pour les Perses une question de temps, et, en effet, Miltiade paraissait leur donner raison, puisque, depuis neuf ou dix jours qu'il était là, il n'avait rien fait contre eux. Les Perses étaient donc campés à Marathon comme une armée qui ne s'attend ni à être attaquée ni à attaquer elle-même. Dans cet état, elle devait seulement s'être portée en avant de ses navires, de manière à les soustraire à une surprise des Grecs. Les vaisseaux rangés sur le rivage occupaient certainement une bonne partie de la baie entre la pointe de Cynosura et l'embouchure du torrent de Marathon. Il fallait donc se placer en avant de cette embouchure tout le long du torrent et même un peu plus au sud ; car la distance qui séparait cette ligne du débouché de la vallée de Vrana était encore telle qu'on pouvait se croire à l'abri d'une surprise.

Ce fut en effet une vraie surprise que l'attaque de Miltiade, et elle consista en ce que, sortant de sa vallée, le général athénien se porta à la course sur le front de l'ennemi. Mais où faut-il placer l'espace de 8 stades parcouru ainsi au pas de course ? Il y avait bien plus de 8 stades entre le lit du torrent et l'entrée de la vallée de Vrana, et on ne peut supposer que la tradition ait diminué l'espace parcouru par les Grecs. Nous pensons donc qu'une partie de ce mouvement se fit tranquillement au pas, de très bonne heure, sinon de nuit, pour échapper à la surveillance des Perses ; il s'agissait de pivoter en quelque sorte autour de l'extrémité orientale du mont Kotroni, de façon à ce que l'aile droite décrivit un arc de cercle entre le fond de la vallée de Vrana et un point situé à quelque distance de la mer en avant du tumulus ; de ce côté, il y avait une assez longue marche à faire, mais sans danger, et probablement sans même éveiller l'attention des Perses. De l'autre côté, l'aile gauche se tenait presque immobile, au pied du mont Kotroni, et en suivait seulement la pente vers le nord, jusqu'à ce que, le mouvement tournant achevé, toute l'armée athénienne se trouvât en ligne, faisant face au nord-est à la ligne des Perses, tournée vers le sud-ouest. C'est à ce moment seulement que les Perses purent se voir enfin attaqués, et par une ligne égale à la leur ; mais alors, la course de 8 stades, exécutée en même temps par toute l'armée athénienne, permit de les surprendre, avant que leurs mesures eussent été prises pour la défensive. Leurs chevaux, entre autres, se trouvaient sans doute en arrière de l'armée, dans les pâturages du marais[45] ; aussi la cavalerie ne put-elle pas prendre part au début de l'action. Plus tard, la mêlée engagée, elle devenait inutile ; aussi alla-t-elle vite se rembarquer, pendant que la bataille continuait au centre.

D'après cette explication, la course de 8 stades n'avait pas pour but de laisser l'armée moins longtemps exposée à la portée des traits ennemis — une aussi longue marche eût été bien inutile, comme le remarque justement M. Delbrück — ; elle avait pour objet, et elle eut pour résultat, de surprendre les Perses et de jeter le désarroi dans leurs rangs. C'est ce désarroi qui les empêcha tout d'abord de faire usage de tous leurs moyens, et, lorsque les ailes grecques, renforcées à dessein par Miltiade, eurent chassé victorieusement une bonne partie de l'armée perse, ces troupes désorientées ne cherchèrent qu'à trouver un refuge dans leurs vaisseaux. A ce moment eut lieu le mouvement des ailes décrit par Hérodote, et qui servit à envelopper le corps des Perses et des Saces. Le champ de bataille s'était alors un peu déplacé : les Grecs avaient reculé vers la montagne ; mais ce fut là précisément la cause de l'extermination presque complète du corps d'armée d'abord victorieux. En effet, lorsque, abandonnés par leurs ailes, ces Perses furent attaqués de toutes parts, ils s'enfuirent, eux aussi, dans la direction des vaisseaux ; mais la route était longue : sans armures, exposés aux coups de lance des hoplites, et incapables de se servir encore de leurs arcs, ils trouvèrent presque tous la mort dans cette poursuite. Pendant ce temps, le gros de l'armée perse avait pu se mettre en sûreté sur la flotte, et les vainqueurs s'emparèrent seulement de sept vaisseaux ; mais ils avaient fait un véritable massacre.

Le chiffre donné par Hérodote (VI, 117) pour les pertes de l'armée perse (6.400 hommes) n'a rien de surprenant, si l'on pense que les blessés durent être sans pitié achevés par le vainqueur. En revanche, le petit nombre des morts athéniens (492 hommes) s'explique par la supériorité de leur armement et la soudaineté de leur attaque. D'ailleurs, beaucoup d'autres hoplites purent être blessés, qui, n'étant pas morts sur le champ de bataille, n'y obtinrent pas les honneurs de la sépulture publique. Enfin le nombre des esclaves et des Platéens tués dans la bataille doit encore être ajouté à ce chiffre.

 

V. — La flotte perse devant Phalère et la prétendue trahison des Alcméonides. - Hypothèse sur la date de la bataille.

Le dernier acte de la bataille a paru à de nombreux savants plus difficile encore à admettre que les précédents : les Perses, quoique vaincus, abordent, en quittant la baie de Marathon, dans l'île où ils avaient laissé leurs prisonniers d'Érétrie ; puis de là ils contournent le cap Sunium, et se présentent devant Phalère, avec l'espoir de devancer les Athéniens dans la ville. Mais, déçus dans leur attente, ils se retirent bientôt et font voile vers l'Asie (VI, 115-116).

Il y a dans ce passage une difficulté réelle, et une autre purement imaginaire. Jamais, dit-on, après une telle bataille, la flotte perse n'aurait pu faire le même jour tous les mouvements qu'on lui prête, et jamais Miltiade n'aurait pu ramener le soir même ses troupes fatiguées à Athènes. Assurément, ce serait une absurdité que de soutenir pareille hypothèse ; mais c'est la tradition postérieure qui a inventé ces fantaisies[46]. Hérodote ne dit pas cela, et son récit se prête sans peine à une tout autre interprétation : le soir de la bataille, tandis que l'armée grecque se repose dans la plaine, la flotte perse atteint

et elle y passe la nuit. C'est le lendemain seulement que, quittant ce mouillage, Datis tente de contourner l'Attique et de surprendre Phalère. Miltiade alors ramène à la hâte ses troupes à Athènes, et devance facilement, par une marche de huit heures, l'arrivée de la flotte ennemie[47].

La difficulté qui subsiste est la suivante : quelle a été réellement l'intention de Datis en faisant voile vers Phalère ?

Hérodote ne doute pas qu'il ne se soit agi d'une attaque directe contre Athènes ; car il ajoute que les Athéniens accusèrent les Alcméonides d'avoir, par un signal convenu d'avance, invité le général perse à tenter cette entreprise. Ainsi la tradition était formelle : Athènes croyait que, le jour où Datis s'était montré devant Phalère, il avait voulu essayer un nouveau débarquement et une prise de possession de la ville. Dans cette tentative il aurait été aidé par une fraction de la population athénienne.

De cette tradition Hérodote rejette absolument la culpabilité des Alcméonides, et sur ce point sa démonstration est concluante : les ennemis d'Hippias et de la tyrannie ne peuvent pas avoir favorisé Datis et son client. Qui donc avait donné ce signal, élevé ce bouclier, qui passait pour avoir décidé Datis à faire voile vers Phalère ? Hérodote ne se prononce pas ; mais il croit au signal donné, et il ne nie pas que ce n'ait pu être le fait des partisans d'Hippias. Telle parait même être son opinion, si l'on pense aux craintes qu'il fait exprimer à Miltiade dans son allocution à Callimaque (VI, 109).

C'est donc cette tradition athénienne qu'il faut examiner : est-ce bien un parti athénien qui appela Datis à Phalère ? et, s'il en est ainsi, comment expliquer que Datis ait eu encore quelque espoir de succès après la défaite qu'il venait d'essuyer ?

En réponse à cette question, nous trouvons deux hypothèses : l'une, due à M. Curtius, a été souvent reprise par d'autres savants, en particulier par M. Wecklein ; l'autre a été récemment exposée par M. Delbrück.

MM. Curtius et Wecklein admettent l'existence d'un parti perse à Athènes, et les conventions intervenues entre ce parti et l'armée de Datis ; pour eux, le signal fut donné, à l'aide d'un bouclier, avant la bataille, et aussitôt les Perses se mirent en mesure de prendre la mer ; ce que voyant, Miltiade se hâta de les attaquer ; mais déjà une partie de leurs troupes était hors de sa portée[48].

Outre les objections générales qu'on peut faire à cette conception de la bataille, il faut remarquer surtout qui Hérodote parle d'un signal donné après, et non avant le combat (VI, 115). Une hypothèse aussi importante devrait au moins, ce semble, s'accorder sur ce point essentiel avec Hérodote.

Il est vrai que M. Delbrück en prend plus à son aise encore avec le témoignage de notre auteur : à ses yeux, toute cette histoire est pure illusion ; de signal, il n'y en eut que dans l'imagination des Grecs, qui crièrent à la trahison ; de parti perse, il n'y en avait pas l'ombre dans Athènes[49].

Nous avons montré déjà combien cette dernière assertion est erronée : toute la conduite de Miltiade nous a prouvé, au contraire, la crainte que lui inspirait le parti perse dans l'intérieur de la ville. Quant aux illusions qui font voir partout des traitres, elles sont en général le privilège des peuples vaincus. On comprendrait qu'Athènes eût imaginé de crier à la trahison, si elle avait dû tomber au pouvoir de Datis ; mais, victorieuse, qu'avait-elle besoin d'une telle excuse ?

Nous admettons donc qu'un signal fut donné aux Perses par un émissaire des partisans d'Hippias, et cela lorsque les Perses étaient déjà dans leurs vaisseaux. Mais quelle était alors la signification de ce signal ? Les auteurs de cette convention n'avaient pas encore connaissance de la bataille ; ils croyaient les Perses tranquilles à Marathon et leur signal voulait dire : Les dispositions sont prises à Athènes pour vous y recevoir ; vous pouvez donc sans crainte affronter la lutte avec la poignée d'Athéniens qui sont postés dans la montagne ; vainqueurs, vous ne trouverez plus d'obstacle pour entrer dans la ville ; hâtez-vous ; car plus tard le secours de Sparte pourrait arriver ! En d'autres termes, ce que redoutait Miltiade s'était produit : le parti perse ,avait secrètement travaillé les esprits ; un jour de plus, et il était trop tard pour que les Grecs prissent l'offensive : les Perses, préparés à se battre, auraient su mieux profiter de leur avantage numérique, et peut-être tont le résultat de la campagne eût-il été changé. Heureusement la bonne fortune de Miltiade l'avait aussi bien servi que son génie : quand le signal leur fut donné, les Perses n'avaient plus à prendre l'initiative de la bataille ; ils étaient déjà vaincus et repoussés.

lin moyen cependant restait encore à Datis pour réparer cette défaite : c'était de voir si le parti d'Hippias était réellement capable de provoquer un mouvement en faveur des Perses. Peut-être, sans hasarder un nouveau débarquement, suffirait-il à la flotte de se montrer pour faire éclater une révolution. Les partisans d'Hippias qui accompagnaient Datis devaient nourrir cette espérance, et c'est assurément la dernière chance qu'ils voulurent tenter. Puisque quelque chose avait été fait pour eux, du moins ne fallait-il pas se retirer sans se montrer. Ainsi peut s'expliquer la démonstration navale de Datis. Mais le chef perse devait être dès ce moment édifié sur la confiance qu'il fallait avoir dans les promesses de ses protégés. La victoire seule avait déjà fait rentrer dans le devoir les hésitants et les révoltés mêmes : le retour de Miltiade acheva d'étouffer les germes de sédition.

Nous avons terminé l'étude critique du récit d'Hérodote, en nous attachant à en expliquer la suite, à en combler au besoin les lacunes, mais à en respecter les principaux traits. La simplicité, la sobriété de ce récit le recommandent particulièrement à l'attention de l'historien qui ne se complet pas dans des théories toutes faites, dans des conceptions a priori, et qui ne pousse pas le scepticisme jusqu'à voir partout des inventions de l'imagination populaire. Certes Hérodote n'ignorait pas que bien des récits légendaires avaient cours sur Marathon ; il en avait entendu beaucoup, il en rapporte peu : témoin l'exploit de Cynégire, qu'il expose en deux mots (VI, 114). Il s'étend plus longuement sur le prodige dont l'Athénien Epizélos avait été l'objet (VI, 117) ; mais il ne donne cette anecdote que pour ce qu'elle vaut, comme une tradition curieuse. Ces récits mêmes étaient-ils tous saris fondement ? La critique, qui s'est tant exercée sur Hérodote, nous parait ici encore pousser beaucoup trop loin ses analyses ; n'est-il pas suffisant de suspendre notre jugement, sans aller jusqu'à nier ? Et à quelles erreurs ne s'expose-t-on pas, quand on veut interpréter jusqu'aux noms que portent les personnages de ces prétendues légendes ? On a remarqué que le père d'Epizélos s'appelle Κουφαγόρας ; ne serait-ce pas là, dit-on, un de ces sobriquets comme on en trouve tant dans la comédie attique ? Et que penser de Callimaque lui-même, qui porte un nom si bien approprié à son courage ? M. Müller-Strübing a été jusqu'à supposer que le nom du stratège mort à Marathon avec Callimaque, Στησίλεως, pourrait bien être aussi un sobriquet appliqué à l'un des chefs qui avaient arrêté les guerriers dans la bataille, au moment où le centre reculait[50] ? L'absurdité de ces excès montre les dangers des principes mêmes que la critique a trop souvent acceptés.

Il nous reste à dire deux mots de la date de la bataille de Marathon. La seule indication que fournisse Hérodote est celle-ci : Pheidippidès est à Sparte le 9e jour après la nouvelle lune, et les Spartiates, au nombre de 2000,  partent immédiatement après la pleine lune (le 15e jour après la nouvelle lune) ; ils arrivent en trois jours en Attique (VI, 120), et apprennent que la bataille vient d'être livrée. D'après cette indication, la bataille doit avoir eu lieu deux ou trois jours après la pleine lune, soit le jour même de l'arrivée des Spartiates, soit plutôt la veille, puisque, le soir de la bataille, c'est à peine si en Attique on pouvait en avoir connaissance. Böckh se prononce cependant pour le 3e jour après la pleine lune de septembre, soit le 12 septembre, correspondant au 17 du mois de Métageitnion[51]. Dans cette hypothèse, l'obstacle qui empêchait les Spartiates de partir avant le 15 était la fête d'Apollon, qui se célébrait du 7 au 15 du mois Carneios. Cette date a paru à quelques-uns mal établie, parce qu'Hérodote ne nomme pas les Carnéennes, comme il fait ailleurs dans un cas semblable (VII, 206), et aussi, parce que la campagne de Datis, commencée au printemps, n'avait pas été si remplie qu'elle dût se prolonger aussi tard dans la saison. Aussi M. Busolt se prononce-t-il pour la pleine lune du mois d'août ; en d'autres termes, il place la bataille à la date du 12 ou du 13 août 490. La seconde raison invoquée par M. Busolt ne nous parait pas convaincante ; car il n'est pas dit dans Hérodote que la campagne de Datis ait commencé au printemps[52], et, comme nous savons d'ailleurs que, da côté des Grecs, bien des événements se placent dans les premiers mois de cette même année, il y a lieu de penser que la menace des Perses ne devint pas dès le printemps imminente. Quant à l'argument tiré du silence d'Hérodote sur les fêtes Carnéennes, il est loin aussi d'être décisif. Voici du reste une ; raison qui nous paraît de nature à faire pencher la balance en Terreur de l'opinion de Böckh. Elle nous est suggérée par une remarque de M. Aug. Mommsen, bien que cet auteur n'en ait pas tiré, je crois, les conséquences qu'elle comporte[53].

La fête de Marathon eut lieu chaque année le 6 Boédromion. Ce n'était pas la date de la bataille ; mais on choisit cette date parce que c'était la fête d'Artémis Agrotéra, et qu'il s'agissait pour Athènes de s'acquitter d'un vœu fait à Artémis. Ce vœu du polémarque avait été sans doute prononcé un jour consacré à Artémis, c'est-à-dire le 6 d'un mois athénien, et suivant toute vraisemblance à l'occasion du départ de l'armée pour Marathon. Le départ avait donc eu lieu le 6, et voilà pourquoi, dès le mois suivant, à la fête d'Artémis Agrotéra, on célébra pour la première fois la fête de Marathon en s'acquittant du vœu fait par Callimaque. C'est donc bien le 6 Métageitnion (mois qui précède Boédromoin) qu'eut lieu le départ, et Böckh avait raison sur ce point. Mais la même remarque ne nous fournit-elle pas un nouvel argument à l'appui de la date du 16 Métageitnion (au lieu du 17) pour le jour de la bataille ? Si Miltiade eut le commandement le 16, il l'avait eu aussi le 6, par suite du roulement établi entre les stratèges[54], et il est permis de penser que c'est lui déjà qui avait pris l'initiative de conduire les troupes à Marathon. Nous avons exprimé plus haut l'hypothèse qu'il avait dans cette circonstance déterminé le conseil des stratèges à prendre cette mesure : il put le faire avec d'autant plus de force et de succès que lui-même se chargeait d'exécuter le jour même la décision commune. On sait comment son plan réussit. Le 6 au soir, il était à Marathon, et il reprenait le commandement dix jours après, pour remporter la victoire.

 

§ VI. — L'expédition de Paros et la mort de Miltiade.

Une chose surprend d'abord dans les derniers chapitres du liv. VI d'Hérodote : c'est le nombre et l'étendue des digressions que l'auteur mêle à son récit, au lieu de s'attacher à l'histoire de Miltiade et à sa mort tragique. Loin de rapprocher l'expédition contre Paros du grand exploit de Marathon, Hérodote sépare ces deux faits par plusieurs développements accessoires : d'abord, c'est une description du puits d'asphalte, de sel et d'huile, situé en Perse, à 40 stades de la ville d'Ardericca, où furent transportés les prisonniers d'Érétrie (VI, 119) ; puis, c'est une digression sur le patriotisme des Alcméonides, et à ce sujet sur l'origine de leur fortune et sur les fameuses noces d'Agariste, épisodes curieux et amusants, mais qui nous éloignent singulièrement de la bataille de Marathon (VI, 121-131). Enfin l'auteur rapporte l'expédition de Paros et la mort de Miltiade (VI, 132-136), mais sans s'y arrêter longtemps, et il termine par le récit des démêlés d'Athènes avec les Pélasges, l'établissement des Pélasges à Lemnos, et leur expulsion de cette île, en vertu d'un oracle habilement interprété par Miltiade (VI, 137-140).

Il est certain qu'Hérodote n'a pas, dans cette partie de son livre, suivi une tradition unique. Déjà pour le début de l'histoire de Miltiade, nous avons fait la même remarque : si l'historien avait exposé une tradition de famille, il aurait donné à son récit une suite qui n'y est pas. Il aurait aussi sans doute présenté les faits sous un autre jour ; car, si Miltiade à Marathon apparaît comme un général consommé, irréprochable, tout autre est le Miltiade qui demande aux Athéniens une flotte et de l'argent pour satisfaire une rancune personnelle contre un citoyen de Paros ; le vainqueur de Marathon n'est plus qu'un général aussi coupable que malheureux, qui se perd en voulant commettre une tentative sacrilège contre la statue d'une divinité redoutable. La mort lamentable de Miltiade est racontée par Hérodote sans un mot de pitié ou de blâme, avec ce flegme qui est bien dans la nature de l'historien, et qui se marque également dans ses plus grandes admirations[55], mais qui est plus surprenant que jamais en présence d'un fait aussi extraordinaire.

L'influence des traditions propres aux Alcméonides ne saurait être méconnue dans tout ce passage : le rôle joué par Xanthippe dans le procès de Miltiade explique assez la réserve de l'historien. Ajoutons que sur ce point les sentiments particuliers d'Hérodote étaient certainement conformes à ceux des partisans les plus résolus de la démocratie athénienne : les procédés tyranniques de Miltiade, malgré sa victoire, ne devaient pas trouver grâce devant lui.

Mais est-il vrai que Miltiade ait entrepris l'expédition de Paros pour des motifs personnels ? L'échec de sa campagne doit-il être attribué aux causes que signale Hérodote ?

On a quelquefois considéré l'expédition de Miltiade comme une offensive énergique d'Athènes pour reprendre immédiatement au Grand Roi ses conquêtes récentes dans la mer Égée, et pour étendre déjà de ce côté l'empire d'Athènes[56]. Mais n'est-il pas téméraire de faire de Miltiade le précurseur d'Aristide et de Cimon ? Athènes ne pouvait guère alors, à peine délivrée d'un immense danger, et embarrassée toujours par ses démêlés avec Égine, tourner ses regards vers l'Orient. Si Miltiade tenta d'extorquer 100 talents aux Pariens, ce ne fut pas sur l'ordre des Athéniens (ils n'avaient pas encore appris ce genre de traitement appliqué aux insulaires) ; c'est évidemment l'ancien tyran de Chersonèse qui reparaissait alors, et qui comptait faire approuver, par un nouveau succès, l'exécution de ses projets personnels et de ses ambitions. La condamnation de Miltiade serait incompréhensible, si le général avait eu seulement le tort d'échouer dans une campagne avouée par le peuple.

Cet échec se rattache dans Hérodote à une cause religieuse, ou plutôt l'historien rapporte une tradition parienne qui présentait la mort du héros comme une suite de l'acte sacrilège commis pendant le siège de Paros. Cette conception religieuse a paru à M. Wecklein de nature à rendre suspect tout le récit des Pariens[57] ; et, plutôt que d'adopter cette version choisie par Hérodote d'après ses idées et ses goûts, M. Wecklein admet que la vérité nous ait été conservée par Éphore[58], qui attribue la levée du siège à la crainte de la flotte perse. de Datis, dont les assiégés et les assiégeants avaient cru voir un signal dans la direction de Myconos. Nous ferons observer que la tradition parienne, suivie par Hérodote, comprend deux parties bien distinctes : d'abord, le récit d'une tentative de Miltiade pour pénétrer dans le temple et s'assurer ainsi, avec la statue de la divinité, la possession de la ville ; ensuite les conséquences de cet attentat, l'envoi d'émissaires à Delphes pour savoir s'il faut châtier la prêtresse coupable, et la réponse de l'oracle, qui prononce que Miltiade lui-même sera puni. Cette seconde moitié de la tradition a été certainement arrangée après la mort de Miltiade, de façon à montrer dans cet événement tragique la juste punition du sacrilège. Mais la première partie du récit n'inspire pas les mêmes doutes, et cette triste mésaventure explique beaucoup mieux que la version d'Éphore le mécontentement général des Athéniens contre Miltiade. Tel est l'avis de Grote et de Curtius. Nous ajouterons à l'appui de la même opinion une autre preuve.

Le récit d'Éphore suppose que la flotte de Datis était encore dans les eaux de Myconos lors de l'expédition de Miltiade. Or c'est là une hypothèse invraisemblable, bien qu'elle puisse avoir son origine, nous le reconnaissons, dans Hérodote, qui représente la campagne des Athéniens contre Paros comme entreprise peu après la bataille de Marathon (VI, 132). Mais nous avons déjà vu que l'historien ne fournit pas toujours des indications chronologiques très exactes, et de même que, aussitôt après la bataille, il a pu donner à entendre que les Athéniens étaient revenus le jour même à Athènes il a donné lieu de croire ici que Miltiade était parti pour Paros presque au lendemain de sa victoire. Tel n'a pas dû être l'ordre des événements : Miltiade vainqueur demeura quelque temps dans la ville, entouré d'une gloire et d'une puissance incontestées, et c'est durant cette période qu'il entreprit de rendre de justes honneurs aux morts qui avaient sauvé la patrie[59], aux Platéens, ces braves alliés d'Athènes[60], aux dieux, qui avaient aussi contribué à la victoire[61]. Quelques-uns des monuments commémoratifs de Marathon doivent remonter à cette époque[62]. Pendant ce temps, les Alcméonides et les ennemis politiques du héros ne pouvaient pas relever la tête, et ainsi dut se passer l'hiver 490-489. Cependant la popularité de Miltiade avait besoin de se soutenir par de nouveaux exploits, maintenant que le danger qui avait fait sa force était écarté. Voilà ce qui le détermina, au printemps de l'année suivante, à l'expédition malheureuse qui devait donner à ses adversaires une excellente occasion de se produire. Le souvenir de Marathon était déjà moins vif, après six mois, chez ce peuple mobile et jaloux de ses droits, et ce fut la cause d'une condamnation qui serait inexplicable au lendemain de la victoire.

 

 

 



[1] Les dernières lignes du chap. 98 seules ont ce caractère.

[2] CORNELIUS NEPOS, Miltiade, 4-5.

[3] SIMONIDE, fr. 90 (éd. Bergk). L'orateur LYCURGUE (contre Léocrate, 109) cite cette épigramme sous la forme suivante :

Έλλήνων προμαχοΰντες Άθηναΐοι Μαραθώνι

χρυσοφόρων Μήδων έστόρεσαν δύναμιν.

Mais le scoliaste d'Aristide le Rhéteur (II, 511) cite ainsi le second vers : έκτειναν Μήδων έννέα μυριάδας. Bergk propose de considérer cette variante comme authentique, à condition de lire έκλειναν (ont mis en fuite) au lieu de έκτειναν (ont mis en pièces).

[4] DEVAUX (P.), Mémoire sur les guerres médiques, dans les Mémoires de l'Académie royale de Belgique, t. XLI (1875), p. 17.

[5] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 114 et 132.

[6] FLEISCHMANN, Die Schlacht bei Marathon, dans Blätter für das bay. Gymnasialwesen, t. XIX (1883), Beilage I.

[7] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 84, note 4.

[8] XÉNOPHON, Helléniques, V, 4, § 56.

[9] DUNCKER, Strategie und Tactik des Miltiades, dans les Sitzungsberichte der k. preuss. Akademie, 1886, p. 393 et suiv.

[10] FLEISCHMANN, op. cit., p. 237.

[11] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 29.

[12] Les Déliens entretinrent soigneusement dans la suite le souvenir des hommages rendus à leur dieu par le général perse : les inventaires de l'année 279 mentionnent une offrande qui porte le nom de Datis (HOMOLLE, Comptes et inventaires des temples déliens de l'année 279, dans le Bull. de corr. hellén., t. XV (1891), p. 140-141) ; mais il est évident que ce nom, gravé en surcharge, à la place d'un autre, dans l'inventaire de 279, a été mis là d'une façon arbitraire, pour rappeler seulement le souvenir dont se glorifiaient les Déliens.

[13] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 116.

[14] THUCYDIDE, II, 8.

[15] WECKLEIN, op. cit., p. 16. — BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 65, note 3.

[16] WECKLEIN, op. cit., p. 39-40.

[17] HÉRODOTE, VI, 102. Au lieu de κατέργοντες, qui est la leçon des meilleurs manuscrits, Dietsch écrit κατοργέοντες, et Nitzsch κατασπέρχοντες.

[18] Contrairement aux témoignages formels de THUCYDIDE (I, 89, § 3) et d'HÉRODOTE (IX, 13), M. U. von Wilamovitz-Müllendorff a supposé qu'Athènes n'avait pas d'enceinte fortifiée avant la construction des murs de Thémistocle (Philologische Untersuchungen, t. I, p. 97 et suiv.).

[19] Dans la phrase (VI, 102), il faut entendre : les Perses pensaient bien qu'ils en finiraient avec les Athéniens comme ils en avaient fini avec les Érétriens.

[20] Voir le croquis de la plaine de Marathon, dessiné d'après l'excellente carte de MM. VON TWARDOWSKI et VON ESCHENBURG, publiée dans les Karten von Attika de Curtius et Kaupert, pl. XVIII et XIX, Berlin, 1889. Duncker avait eu connaissance de cette carte avant sa publication : il s'en est servi pour calculer le nombre d'hommes et de vaisseaux que pouvait compter l'expédition de Datis (Sitzungsberichte der K. preuss. Akademie, 1886, p. 393 et suiv.). Mais ces calculs sont nécessairement très vagues.

[21] Pour la situation de l'armée perse, cf. notre Rapport sur une mission scientifique en Grèce, Marathon, Salamine, Platées, Paris, 1892, p. 19-20 (extrait des Nouvelles Archives des missions scientifiques et Littéraires, t. II, p. 323 et suiv.).

[22] CORNELIUS NEPOS, Miltiade, 5.

[23] JUSTIN, II, 9.

[24] PAUSANIAS, X, 20, § 2.

[25] SUIDAS, au mot Ίππίας.

[26] Pour ce contingent de Mycale, il est permis de compter approximativement 2.000 hoplites et 2.000 soldats armés à la légère.

[27] PAUSANIAS, X, 20, § 2.

[28] Dans tout ce calcul, nous croyons pouvoir négliger les idées exprimées par M. Delbrück, suivant lesquelles l'armée grecque ne comptait que des hoplites. Nous avons montré plus haut que ces idées reposaient sur une critique arbitraire des textes.

[29] ARISTOTE, Constitution d'Athènes, 22.

[30] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 68, note 3.

[31] Comme Hérodote dit que Pheidippidès alla d'Athènes à Sparte en deux jours (VI, 106), il faut supposer un intervalle de cinq jours au moins entre son départ et son retour.

[32] DÉMOSTHÈNE, Sur les prévarications de l'ambassade, § 303. — ARISTOTE, Rhétorique, III, 10, § 7. — PLUTARQUE, Propos de table, I, 10, § 3.

[33] DELBRÜCK, op. cit., p. 59-83. — Aux arguments que nous avons déjà fait valoir ci-dessus (p. 156-157) contre cette assertion de M. Delbrück, ajoutons que, d'après ARISTOTE, Constitution d'Athènes, 22, le chef du parti des Pisistratides à Athènes, Hipparchos, ne fut frappé par l'ostracisme que deux ans après la bataille de Marathon.

[34] CORNELIUS NEPOS, Miltiade, 4 et 5. — Suivant ISOCRATE, Panégyrique, 87, les Athéniens, dans la même journée, apprennent la descente des Perses à Marathon, livrent bataille et élèvent le trophée.

[35] Nous admettons que quelque vérité historique se cache sous la légende de l'apparition miraculeuse du dieu Pan au courrier Pheidippidès. Plusieurs historiens ou savants modernes se contentent de rappeler que Pan avait inspiré aux Perses, débarqués à Marathon, cette terreur soudaine qui porte son nom, et qui avait déjà, dit-on, saisi les Titans en lutte contre les dieux (BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 83. — DECHARME, Mythologie de la Grèce antique, 2e éd., 1886, p. 489). D'autres font observer que Pan était l'objet d'un culte dans les environs de Marathon, puisque Pausanias parle d'une grotte qui lui était consacrée à quelque distance du champ de bataille : on y montrait même un groupe de rochers qui formait comme le troupeau du dieu, Πανός αίπόλιον (PAUSANIAS, I, 32, § 7). Ces deux explications font comprendre, tout au plus, comment les Athéniens, qui déjà connaissaient le dieu Pan (ESCHYLE, Perses, v. 449, et PAUSANIAS, I, 36, § 2), purent accepter l'idée de lui vouer un culte public, et le considérer comme un de leurs alliés contre les Perses. Mais c'est le dieu d'Arcadie qui, suivant la tradition, avait promis de venir en aide aux Athéniens. L'introduction d'une divinité étrangère, à ce moment de l'histoire d'Athènes, ne s'explique bien que par une circonstance déterminée, comme celle dont parle Hérodote : une ambassade envoyée à Sparte pour demander du secours, et revenant les mains vides, mais avec des espérances et des promesses divines. Si Miltiade, comme on l'a dit quelquefois, avait voulu inventer ce récit de toutes pièces, pour frapper les esprits superstitieux d'Athènes par l'annonce de quelque miracle, aurait-il été chercher un dieu d'ordre secondaire, qui manquait, après tout, de prestige ? Nous hésitons à voir là une combinaison imaginée par Miltiade : le héraut Pheidippidès. revenant de Sparte, où il n'avait trouvé que froideur et mauvaise volonté, avait dû passer par Tégée avant de franchir le mont Parthénion ; n'avait-il pas rencontré chez les Arcadiens plus de sympathie, et, à défaut d'une assistance effective, n'avait-il pas reçu les encouragements et les souhaits d'un peuple patriote, qui devait faire ses preuves dans la seconde guerre médique ? Tégée, la rivale de Sparte, avait dû témoigner au représentant d'Athènes une amitié d'autant plus vive que Sparte avait été plus réservée. Que Pheidippidès, gagné par ces bons traitements, ait invoqué le dieu du pays en faveur d'Athènes, et que, préparé par les prêtres à honorer Pan dans le temple antique du mont Parthénion, il ait entendu dans les vallons de la montagne la voix retentissante du dieu, il n'y a là rien que de naturel, et nous pouvons admettre que le messager arriva à Athènes plein de confiance dans les promesses du dieu qu'un peuple ami lui avait appris à honorer.

[36] ESCHENBURG, Das Schlachtfeld und die Schlacht von Marathon, dans Wochenschrift für Klassische Philologie, 1887, n° 5 et 6.

[37] LOLLING, Die tetrapolis von Marathon, dans Miltheilungen des deutschen archäologischen Instituts in Athen, t. I (1876), pl. IV.

[38] DEVAUX, Mémoire sur les guerres médiques, p. 29 et suiv.

[39] SUIDAS, au mot χωρίς ίππεΐς.

[40] AM. HAUVETTE, Rapport sur une mission scientifique en Grèce, p. 8-17. — M. Stais a rendu compte de ces fouilles dans les Mittheilungen des deutschen archaologischen Instituts in Athen, t. XVIII (1893), p. 48 et suiv.

[41] CORNELIUS NEPOS, Miltiade, 5.

[42] Entre l'embouchure de la vallée de Vrana et le rivage de la mer, il y a environ 12 stades. Si les Athéniens avaient parcouru 8 stades dans la direction même du rivage, ils auraient dû culbuter toute l'armée perse dans la mer.

[43] A l'appui de cette assertion, M. Delbrück cite un règlement en vigueur dans l'armée prussienne, sur les exercices gymnastiques de l'infanterie. Ce règlement interdit de dépasser, dans l'exercice du pas de course, les mesures suivantes : 1° sans armes ni bagages, 4 minutes de course, § minutes de pas, 4 minutes de course ; 2° avec armes et bagages, 2 minutes de course, 2 minutes de pas, 2 minutes de course. D'après le même règlement, il faut compter en moyenne, dans la course en armes, 170 pas à la minute ; un espace de 340 pas environ serait donc la distance la plus longue que pût parcourir un fantassin sans s'arrêter. — Ces prescriptions, fort utiles sans doute quand il s'agit d'exercer de jeunes soldats, existent aussi chez nous ; mais elles sont loin de répondre à ce qu'on peut demander à des hommes vigoureux et bien entraînés, comme étaient les Athéniens. La preuve en est, que le capitaine d'artillerie de Raoul, en adoptant ; est vrai, un mode nouveau de marche et de pas gymnastique, a obtenu récemment des résultats extraordinaires : le peloton qu'il commandait aux grandes manœuvres du XI° corps d'armée, en 1890, est arrivé à taire jusqu'à 15 kilomètres au pas de course, avec armes et bagages. Cf. un article du Dr Félix Regnault dans le journal La Nature, n° 1052, 29 juillet 1893.

[44] DUNCKER, Strategie und Tactik des Miltiades, dans les Silsungsberichte der K. preuss. Akademie, 1886, p. 404 et suiv.

[45] On peut croire aussi que la cavalerie était alors du côté d'Œnoë ou dans d'autres régions montagneuses de la Diacrie. Cf. notre Rapport sur une mission, p. 20-24.

[46] PLUTARQUE, Aristide, 5.

[47] HÉRODOTE, VI, 116.

[48] CURTIUS, Histoire grecque, trad. Bouché-Leclercq, t. II, p. 281, note 1. — WECKLEIN, op. cit., p. 34 et suiv.

[49] DELBRÜCK, op. cit., p. 52-81.

[50] MÜLLER-STRÜBING, Zur Schlacht von Marathon dans les Neue Jahrbücher, t. CXIX (1879), p. 448.

[51] BÖCKH, De pugnæ Marathoniæ tempore, dans les Kleine Schriften, t. IV, p. 85 et suiv. Il faut dire d'ailleurs que ces calculs de Böckh ont été souvent contestés depuis. Cf. BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 69, note 2, et p. 83, note 4.

[52] M. Busolt cite à tort les chap. 43, 48, 95 du liv. VI.

[53] MOMMSEN (AUG.), Heortologie, p. 212.

[54] HÉRODOTE, VI, 110.

[55] Voir, par exemple, l'allusion d'Hérodote à la naissance de Périclès (VI, 131).

[56] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 149.

[57] WECKLEIN, op. cit., p. 7-9.

[58] ÉPHORE, fr. 107 (Fragm. histor. græc., t. I, p. 263).

[59] Le tombeau des Athéniens, qui s'éleva dans la plaine de Marathon, date, sans aucun doute, du temps même de la bataille (cf. Rapport sur une mission scientifique, p. 8-11). Des fêtes durent y être célébrées aussitôt après. On sait que dans la suite ce fut pour les Athéniens un véritable lieu de pèlerinage.

[60] L'emplacement du tombeau des Platéens à Marathon n'a pas été retrouvé. A Platées même, le temple magnifique d'Athéna Areia (PLUTARQUE, Aristide, 20) avait été construit, disait-on, avec le butin de Marathon (PAUSANIAS, IX, 4, § 1). Comme la ville fut incendiée par Xerxès en 480, le témoignage de Pausanias est certainement inexact. Il est également douteux que le même chef, Arimnestos, ait commandé les Platéens à Marathon, en 490, et à Platées, en 479 (PAUSANIAS, IX, 4, § 2).

[61] Les sacrifices à Artémis Agrotéra et à Pan ont été institués, selon nous, au lendemain même de la bataille.

[62] Nous n'ignorons pas que la plupart de ces monuments sont bien postérieurs ; beaucoup datent du temps où Cimon, devenu maître des affaires, voulut à la fois réhabiliter la mémoire de son père, auquel il éleva un tombeau à Marathon, et ranimer l'ardeur des Grecs contre les Perses. Au gouvernement de Cimon nous attribuons, avec la décoration du Pœcile, l'Athéna Promachos et le groupe des Marathonomaques à Delphes, deux œuvres qui passaient pour être de Phidias. Mais il y a lieu de penser que ceux de ces monuments commémoratifs qui furent détruits dans le pillage et l'incendie d'Athènes, en 480, avaient été consacrés avant la condamnation de Miltiade plutôt qu'après. Tel serait, par exemple, ce cavalier, au costume éclatant, qu'on a retrouvé dans les fouilles de l'Acropole (STUDNICZKA, Ein Denkmal des Sieges bei Marathon, dans le Jahrbuch d. deutsch. Arch. Instituts, t. VI (1891), p. 239). Peut-être conviendrait-il aussi de rapporter à l'époque la plus voisine de la bataille le Trésor des Athéniens, à Delphes (PAUSANIAS, X, 11, § 5) : les restes de cet édifice, découverts par M. Homolle au cours des fouilles de 1893, ont un caractère archaïque très marqué (Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, séance du 9 juin 1893).