HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

DEUXIÈME PARTIE. — L'HISTOIRE DES GUERRES MÉDIQUES DANS HÉRODOTE.

LIVRE I. — LA PREMIÈRE GUERRE MÉDIQUE.

 

 

CHAPITRE III. — L'EXPÉDITION DE MARDONIUS. - LES ENVOYÉS DE DARIUS À SPARTE ET À ATHÈNES. - LA GUERRE ENTRE ATHÈNES ET ÉGINE.

 

§ I. — L'expédition de Mardonius.

Après la soumission de l'Ionie et les réformes opérées par Artapherne dans les villes vaincues (493), Darius reprend, dès l'année suivante, ses projets de conquête en Europe. Il confie cette fois la conduite de l'expédition à son gendre Mardonius : la flotte et l'armée de terre, réunies d'abord en Cilicie, se séparent ensuite : tandis que l'une se rend par terre jusqu'à l'Hellespont, l'autre, sous le commandement de Mardonius, suit les côtes et se dirige par mer vers le même but (VI, 43).

Ici se place une assertion d'Hérodote que les savants modernes ont cru devoir suspecter : Mardonius, en suivant la côte d'Asie, parvint en Ionie ; et làgrande merveille pour ceux des Grecs qui n'admettent pas qu'Otanès, l'un des Sept, ait proposé d'établir un gouvernement démocratique chez les Perses —, là, dis-je, Mardonius déposa tous les tyrans des villes ioniennes, et établit dans ces villes des démocraties (VI, 43). L'insistance que met Hérodote à appuyer sur Ce fait témoigne d'une profonde conviction, sans qu'on puisse soupçonner chez lui une prévention quelconque : il s'agit d'un fait en réalité indifférent, mais que les Grecs, avec leur opinion fausse des barbares, n'étaient pas tentés d'admettre. Hérodote prétend rectifier leur erreur et convaincre les incrédules. Déjà le discours démocratique d'Otanès, au HP livre, avait provoqué des doutes en Grèce (III, 80) ; Hérodote revient cette fois à la charge, en apportant un nouvel argument à l'appui de son dire. Que faut-il penser de cette double assertion ? Et l'historien a-t-il, autant qu'il parait le croire, prouvé l'authenticité de la mesure prise par Mardonius, en rappelant le discours tenu par Otanès ?

Les deux cas nous semblent, au fond, assez différents, bien qu'Hérodote les assimile l'un à l'autre : la délibération des Sept après la mort du mage est une scène que l'historien n'a pas inventée de toutes pièces, mais où l'imagination a une bonne part. Que le discours d'Otanès ait eu quelque fondement historique, on peut le croire, mais à condition d'admettre que le régime proposé par Otanès différait essentiellement de la démocratie grecque. Hérodote a pu avoir connaissance, dans ses voyages en Perse, de l'existence d'un parti comparable au parti démocratique des Grecs ; mais ce qu'il a développé dans la scène de la délibération, ce sont les avantages et les inconvénients des trois formes possibles de gouvernement d'après les idées grecques. Le cas n'est pas le même au livre VI, lorsqu'il s'agit d'un régime institué par Mardonius dans les villes grecques de la côte d'Asie. Les éléments de la population dans ces villes ne se prêtaient pas, en effet, à d'autres formes de gouvernement que celles que tout le monde désignait en Grèce par les noms de monarchie, d'aristocratie et de démocratie : ces villes, avant l'arrivée de Mardonius, avaient des tyrans, qu'Artapherne et ses généraux avaient rétablis après la révolte ; si Mardonius suspendit ces tyrans et rendit le pouvoir aux assemblées populaires, c'est bien la démocratie qu'il reconstitua, et Hérodote n'a pas pu s'y tromper. Il n'y a pas ici de milieu ; l'historien ne peut pas être soupçonné d'erreur ou de confusion. Ou la tradition est fausse ou elle est vraie : si elle est fausse, comment en comprendre l'origine ? Vraie, elle s'explique par ce fait, que la pacification de l'Ionie était désormais définitive, et que les mesures prises par Artapherne pour le règlement des affaires judiciaires, et surtout pour la répartition de l'impôt, suffisaient à maintenir dans le devoir une contrée impuissante. N'était-il pas sage dès lors de rendre aux cités grecques ce qu'elles aimaient tant, leurs délibérations sur l'agora ? Et le sentiment de Mardonius n'était-il pas assez voisin de celui qu'exprimait jadis Cyrus, quand il disait : Je ne crains point ces hommes qui ont au milieu de leur cité une place où ils se réunissent pour se tromper les uns les autres (I, 153).

On objecte que plus tard, lors de l'expédition de Xerxès, l'armée perse comprit des contingents ioniens commandés par des tyrans[1]. Mais la réforme de Mardonius, imaginée par un esprit hardi et novateur, peut fort bien n'avoir pas vécu plus que son influence auprès de Darius, et l'on sait que cette influence ne résista pas à l'échec qu'il subit près du mont Athos.

Il semble donc qu'Hérodote rapporte, sur la conduite de Mardonius en Ionie, une tradition locale, dont nous ne saurions contester l'exactitude.

Nous avons apprécié plus haut le reste de la campagne de Mardonius en Thrace et en Macédoine, et expliqué comment se justifie à nos yeux l'opinion qui représente cette expédition comme un échec. Ajoutons que le désastre du mont Athos dut produire sur l'esprit des Perses une impression très vive, puisque plus tard le Grand Roi entreprit de percer l'isthme. Mais les chiffres que donne Hérodote (VI, 44) ne peuvent guère être tenus pour authentiques. L'auteur ne fait que rapporter un on dit, et la nature du désastre avait dû rendre difficile l'évaluation des pertes : 20.000 hommes disparaissant dans un naufrage, n'est-ce pas là une estimation approximative ? Le nombre de 300 vaisseaux, qui rappelle le chiffre traditionnel de 600 pour la flotte  entière, nous paraît seulement signifier que la moitié peut-être de la flotte perse avait sombré.

 

§ II. — Nouveaux préparatifs de Darius. - Les envoyés du Grand Roi à Sparte et à Athènes.

Une des causes de l'échec de Mardonius avait été la mauvaise saison survenue avant la fin de la campagne. Le roi de Perse prit, l'année suivante, des mesures pour éviter le retour d'une pareille surprise : dès l'été de 491, il envoya dans toutes ses provinces des commissaires, chargés de préparer les levées de troupes et l'équipement des vaisseaux, pour que tout fût prêt au printemps de 490. En même temps, dit Hérodote, partaient des envoyés royaux pour toutes les villes de la Grèce, avec ordre d'exiger un gage formel de soumission (VI, 48).

Le meurtre des envoyés de Darius à Athènes et à Sparte est un des faits les plus connus de la première guerre médique ; il a pourtant soulevé depuis quelques années d'assez fortes objections. Quelques savants, il est vrai, l'acceptent presque sans contrôle comme un acte tout naturel de la part des Grecs : ainsi fait M. de Gobineau, qui ne songe pas à critiquer Hérodote quand il s'agit d'un fait peu honorable pour les adversaires de la Perse[2]. D'autres cherchent et croient trouver dans Hérodote des raisons de douter qu'Athènes du moins se soit rendue coupable d'un meurtre sur la personne des envoyés royaux ; ils attribuent ce coup à la violence de Cléomène, et soutiennent qu'Athènes se vanta plus tard d'une mauvaise action qu'elle n'avait pas commise. Ainsi pensent MM. Kirchhoff[3] et Wecklein[4] suivis dans cette opinion par MM. Duncker[5] et Busolt[6].

Bien que cette question particulière n'ait pas une importance capitale dans l'histoire de la guerre, il est intéressant de rechercher comment un fait aussi grave que le meurtre des hérauts perses à Athènes a pu paraître de nos jours inventé longtemps après les événements.

Le témoignage d'Hérodote serait sans doute incontesté, si l'anecdote ne portait pas en elle-même la trace d'un arrangement artificiel, et si de plus elle se trouvait à sa place dans le récit des préparatifs de Darius, avant l'expédition de Marathon. Examinons d'abord la première objection.

Voici comment s'exprime Hérodote : Auparavant, comme Darius avait envoyé des hérauts à Athènes et à Sparte pour demander la terre et l'eau, ces deux villes les avaient jetés, Athènes, dans le Barathron, Sparte, dans un puits, en leur disant qu'ils eussent à prendre là la terre et l'eau qu'ils devaient porter au Roi (VII, 133). Outre l'ironie manifeste de cette réponse, on remarque que les deux actes en question, accomplis sans doute isolément, sont ici associés de telle sorte qu'il semble y avoir eu entente entre Athènes et Sparte pour offrir, à elles deux, au Roi le double symbole de la soumission. Il y a là une sorte de plaisanterie, de jeu de mots, et le tour humoristique qu'affecte l'anecdote trahit une tradition née tout au moins quelque temps après l'attentat. Mais, pour revêtir une forme piquante, cette tradition est-elle dénuée de fondement ? Une version un peu arrangée d'un fait ne permet pas de conclure nécessairement à la fausseté de ce fait, surtout lorsque, comme ici, l'on voit sans peine ce qui a pu donner lieu à la plaisanterie : Athènes et Sparte ayant toutes deux répondu par la même violence aux sommations injurieuses de la Perse, quoi de plus naturel que de voiler ce double attentat sous l'apparence d'une bravade spirituelle ? N'était-ce pas en quelque sorte excuser, que dis-je ? glorifier les deux villes que de présenter ainsi le traitement infligé par elles aux messagers du Grand Roi ? Quelle que soit l'origine de cette tradition, elle nous semble reposer sur un fait certain, et même sur deux ; car il n'y a pas lieu de douter de l'un si l'on accepte l'autre, et Athènes dans cette affaire apparaît comme aussi coupable que Sparte.

Mais, ajoute-t-on, pourquoi Hérodote ne parle-t-il pas de la chose à l'endroit où c'était le plus naturel, au chap. 49 du liv. VI, lorsqu'il mentionne le départ des messagers royaux pour les villes grecques ? Pourquoi attend-il jusqu'au chap. 133 du liv. VII, pour rappeler cette première ambassade, à propos des hérauts envoyés par Xerxès avant la seconde guerre médique ? Plusieurs raisons, qu'on peut être tenté d'invoquer d'abord, n'ont pas de valeur : il arrive souvent, par exemple, qu'Hérodote fait allusion d'avance à un récit qu'il réserve pour un chapitre suivant ; mais dans ce cas il annonce toujours par un mot le renvoi à un développement ultérieur, et en outre la place qu'il donne alors à l'anecdote se justifie toujours d'elle-même par une raison de clarté. Tel n'est pas le cas ici : pour la suite du récit, le meurtre des ambassadeurs serait de toutes manières mieux placé au livre VI qu'au livre VII. Dira-t-on, d'autre part, que l'historien n'a pas voulu, avant l'exposé de la bataille de Marathon, rappeler un acte après tout coupable des deux grandes cités grecques, afin de ménager l'honneur d'Athènes ? Mais la prévention de l'historien en faveur de la Grèce ne va jamais jusqu'à lui faire oublier ni dissimuler les fautes, les violences, les discordes de ses compatriotes. D'ailleurs, la même raison l'aurait empêché d'avouer au livre VII ce qu'il aurait caché au livre précédent. Il était même plus facile, au livre VI, d'expliquer la violence de Sparte et d'Athènes par un beau mouvement de patriotisme et d'indignation, en présence de l'humble soumission des autres cités. La raison du silence d'Hérodote est, d'après M. Kirchhoff, toute différente : c'est que l'historien, en écrivant le livre VI, n'avait pas connaissance du meurtre des envoyés de Darius ; il apprit cette tradition plus tard, au moment où il composait le livre VII, et il l'introduisit aussitôt dans la partie qu'il rédigeait alors.

Bien que nous ayons déjà, dans notre Introduction, examiné et réfuté, ce semble, cette théorie, voyons comment l'hypothèse de M. Kirchhoff, à supposer même qu'elle fût justifiée d'ailleurs par les faits, lui permet de considérer comme légendaire la tradition relative au meurtre commis par les Athéniens.

En écrivant le chap. 49 du liv. VI, Hérodote, dit M. Kirchhoff, ne connaissait rien de toute cette affaire ; il n'en avait pas davantage entendu parler, lorsqu'il écrivit le chap. 94 du même livre, puisque, rappelant alors les causes de la campagne dirigée par Darius contre la Grèce, il ne fait pas allusion à cette violation flagrante du droit des gens. Mais, entre l'époque où il composa le second de ces chapitres (c'est-à-dire après l'été de 431[7]) et celle où il composa le chap. 137 du liv. VII (c'est-à-dire après l'automne de 430), il eut connaissance de toute cette tradition à l'occasion du fait suivant : vers la fin de l'été de 430, cinq ambassadeurs de Lacédémone, envoyés auprès du Grand Roi pour solliciter son appui contre Athènes, furent arrêtés en route par le fils du roi thrace Sitalcès, et livrés aux Athéniens, qui les mirent à mort. Or, parmi ces cinq députés, il y en avait deux, Anéristos et Nicolaos, au sujet desquels on remarqua alors que leurs pères, Sperthias et Boulis, avaient été déjà envoyés en ambassade auprès du roi de Perse, mais pour une cause tout autre : il s'agissait d'apaiser le courroux de Talthybios, et ces deux citoyens s'étaient offerts pour aller expier le meurtre commis jadis sur les députés de Darius, au temps de Cléomène. Ce meurtre fut ainsi rappelé en 430 à l'occasion d'un fait tout récent, et voilà comment il vint à la connaissance d'Hérodote. La parenté d'Anéristos et de Nicolaos avec Sperthias et Boulis n'a pu être signalée qu'à Sparte, et c'est à Sparte aussi que tout ce récit a été fait à Hérodote.

Jusqu'ici cette explication, on le voit, ne tend à rejeter aucun des faits attestés par l'historien, ni le dévouement de Sperthias et Boulis, ni la cause première de ce dévouement. Toutefois on peut trouver déjà dans cette hypothèse une forte invraisemblance. Que l'acte héroïque des deux citoyens spartiates ait échappé jusqu'en l'année 430 aux recherches d'Hérodote, et que ce souvenir de famille ait été évoqué seulement plus tard, à propos d'une coïncidence singulière, cela se comprend ; mais est-ce que le meurtre ancien des députés perses, s'il était authentique (et M. Kirchhoff ne le nie pas), n'avait pas dû produire en Grèce quelque éclat ? et peut-on admettre sans invraisemblance que l'historien, si bien renseigné d'ailleurs sur Cléomène et sur l'histoire de Sparte avant la campagne de Marathon, n'en ait jamais entendu parler ?

Ce n'est pas tout : le chap. 133 du liv. VII, qui, d'après M. Kirchhoff, aurait été composé en même temps que l'histoire de Sperthias et Boulis, en 430, contient la mention du meurtre commis à Athènes sur la personne des députés de Darius, et l'historien ajoute qu'il ignore les conséquences que ce crime a eues pour Athènes. Ainsi la même tradition spartiate aurait appris à Hérodote l'envoi de Sperthias et Boulis à Suse et le meurtre commis par les Athéniens en 491, ou du moins Hérodote aurait recueilli en même temps à Sparte la tradition relative à Sperthias et Boulis, et à Athènes celle du meurtre des messagers perses. Dans les deux cas, conclut M. Kirchhoff, la tradition relative à Athènes n'a aucune valeur : car ou bien les Spartiates ont prêté aux Athéniens un acte semblable au leur, ou bien ceux-ci, en apprenant l'acte de bravoure, le haut fait des Spartiates en réponse à l'indigne sommation de Darius, se sont attribué volontairement un exploit analogue.

Nous ne pouvons accepter ni l'une ni l'autre de ces deux alternatives. Si c'est Sparte qui attribuait à Athènes le crime de 491, on ne comprend pas qu'Hérodote, en 430, ait accepté les yeux fermés et rapporté sans preuve un tel fait. De plus, d'après la forme du récit, la tradition représentait ce double attentat plutôt comme glorieux que comme coupable, et dès lors il n'est pas probable que Sparte en ait gratuitement fait honneur à Athènes. D'autre part, si, comme le pense M. Wecklein, c'est Athènes qui n'a pas voulu rester en arrière de Sparte dans le traitement infligé aux ambassadeurs de Darius, comment se fait-il que cette fanfaronnade n'ait pas été connue plus tôt d'Hérodote ? Antérieure aux événements de 430, elle n'aurait pas échappé à l'historien ; imaginée seulement après 430, elle est invraisemblable ; car les Athéniens n'auraient pas songé, à l'occasion même du meurtre des ambassadeurs de Lacédémone en 430, à se charger dans le passé d'une autre infraction au droit des gens.

Ainsi, même en acceptant provisoirement le système de M. Kirchhoff sur la composition des livres VI et VII d'Hérodote, on n'arrive pas à expliquer l'origine de la prétendue légende relative au meurtre des envoyés perses à Athènes.

Une autre hypothèse sur la composition de l'ouvrage d'Hérodote consiste, nous l'avons vu, à supposer des additions au texte primitif. C'est celle que nous avons adoptée plus haut. Comment peut-elle servir à résoudre la question particulière qui nous occupe ? De deux chose l'une : ou bien tous les chap. 133-137 du liv. VII ont été ajoutés par Hérodote après l'année 430, à l'occasion du meurtre récent des ambassadeurs spartiates, ou bien le chap. 137 seul, qui se rapporte expressément à ce fait, doit être considéré comme une addition. De ces deux explications, la première se heurte exactement aux mêmes objections que nous venons de faire au système de M. Kirchhoff, et, de plus, on ne comprend pas alors pourquoi l'historien a introduit cette addition à un endroit de son œuvre où elle n'est vraiment pas à sa place. Reste la seconde explication : l'historien avait déjà écrit les chapitres 133-136, c'est-à-dire toute l'histoire de Sperthias et Boulis, lorsqu'il apprit, après 430, l'aventure de leurs fils, et il se contenta d'ajouter la mention de cette aventure à la suite du chapitre 136. Dans cette hypothèse, il n'y a plus à expliquer qu'une chose : pourquoi cette histoire de Sperthias et Boulis, rattachée au souvenir du meurtre commis à Sparte en 491, se trouvait-elle là, dans le récit de la seconde guerre médique, et non au livre VI ? Bien que la priorité des trois derniers livres d'Hérodote ne nous ait pas paru un fait démontré, nous n'avons pas écarté l'hypothèse que certains morceaux aient pu être composés d'avance par l'historien : de ce nombre seraient précisément ces chapitres du livre VII, qui appartiennent à un ensemble facile à séparer du reste de l'ouvrage, à l'exposé des grands préparatifs de Xerxès contre la Grèce.

Si l'on accepte cette hypothèse, on conçoit qu'Hérodote ait pu connaître dès son arrivée en Grèce, et peut-être même auparavant, la tradition relative au meurtre des envoyés perses, tant à Athènes qu'à Sparte, et qu'il ait placé ce récit à l'endroit où nous le lisons encore aujourd'hui.

Il faut ajouter que le silence d'Hérodote sur cette affaire au chap. 94 du liv. VI peut s'expliquer encore par d'autres raisons. Et d'abord, le fait même du crime n'avait pas eu peut-être autant d'importance aux yeux des Perses qu'on serait tenté de le croire. Les ambassadeurs du Grand Roi sont assurément des interprètes, c'est-à-dire des sujets grecs[8], et non pas de hauts personnages de la cour perse ; dès lors Darius pouvait attacher un médiocre intérêt à la question de savoir si ces hérauts avaient été tués ou étaient revenus les mains vides : le fait de la rébellion était toujours le même, et nous voyons en effet Datis, malgré le meurtre des hérauts à Sparte, attaquer directement Érétrie et Athènes. En outre, il faut remarquer que l'historien rappelle en cet endroit les causes de la guerre antérieures à l'envoi des hérauts : il ne dit pas que l'expédition était dirigée contre ceux qui avaient violé le droit des gens ; il ne dit même pas que Darius voulait soumettre ceux qui avaient refusé de donner la terre et l'eau ; il dit : τούς μή δόντας αύτώ γήν τε καί ϋδωρ (VI, 94). Il se place donc en quelque sorte avant l'envoi des hérauts, et, très justement, il cite comme la raison dernière et la meilleure de l'expédition ce besoin de conquête qui poussait Darius à soumettre par la force les villes qui ne reconnaîtraient pas sa domination.

Aucun des autres textes anciens relatifs au même sujet ne nous semble indépendant de celui d'Hérodote. Si les uns nomment Miltiade comme l'auteur de l'attentat commis à Athènes[9], et d'autres Thémistocle[10], c'est parce que la tradition aime toujours à trouver un homme à qui imputer la responsabilité ou l'honneur d'un acte aussi important. En réalité, une pareille action ne put guère s'accomplir que sous le coup d'une violente exaspération populaire, dont aucun homme d'État peut-être n'aurait été le maître. Il n'en est pas moins vrai que Miltiade et Cléomène, alors tout-puissants à Athènes et à Sparte, doivent avoir été, sinon les complices, du moins les témoins responsables de cette violation du droit des gens.

 

§ III. — La guerre entre Athènes et Égine.

L'envoi des hérauts perses eut pour résultat de diviser aussitôt la Grèce. Égine ayant donné à Darius la terre et l'eau, Athènes et Sparte se tournèrent contre elle ; mais cet essai d'alliance ne devait pas durer. Tandis qu'Athènes, fortement engagée par Miltiade dans une politique active, ne se départit plus désormais de l'attitude qu'elle avait prise d'abord, il n'en fut pas de même à Sparte : à peine l'initiative d'Athènes eut-elle provoqué la démarche personnelle de Cléomène à Égine, que l'hostilité du roi Démarate, soutenu par les éphores, se déclara. Dès lors ce fut entre les deux rois et ensuite entre leurs successeurs une rivalité constante, dont le résultat fut d'isoler Athènes en face du barbare.

Les détails de cette lutte sont rapportés par Hérodote avec une exactitude incontestée (VI, 87-93) : l'échec de Cléomène à Égine, par suite des manœuvres secrètes de Démarate ; l'accusation dirigée contre Démarate, à l'instigation de Cléomène, par Léotychide, la consultation de l'oracle de Delphes, qui, gagné par Cléomène, se prononce contre Démarate ; la déposition et la fuite de ce prince ; son séjour à la cour du roi de Perse ; l'entreprise commune de Cléomène et de Léotychide contre Égine ; la remise des otages éginètes à Athènes ; puis la découverte des menées de Cléomène contre Démarate, son voyage en Thessalie, ses intrigues en Arcadie, son retour à Lacédémone et sa mort ; à partir de ce moment, la prépondérance à Sparte des éphores et du parti hostile à Léotychide, c'est-à-dire à la politique d'action inaugurée par Cléomène ; la démarche inutile de Léotychide auprès des Athéniens pour obtenir la reddition des otages ; enfin le commencement des hostilités entre Égine et Athènes, le secours de vingt vaisseaux prêté par Corinthe aux Athéniens, le soulèvement populaire de Nicodromos, la répression sanglante exercée par le parti aristocratique à Égine, les batailles livrées sur mer entre Athéniens et Éginètes avec des chances variées : voilà tous les faits qu'Hérodote place entre l'envoi des hérauts perses et l'expédition de Datis et d'Artapherne.

La seule question qui divise ici les historiens modernes de cette guerre est de savoir si tous ces événements se sont passés effectivement, comme l'indique Hérodote, avant la bataille de Marathon, ou bien si une partie ne doit pas être reportée au delà de cette date[11]. Cette question chronologique ne peut pas être laissée tout à fait de côté, bien qu'elle n'intéresse pas directement la guerre médique ; car, pour bien apprécier le rôle d'Athènes à Marathon, il est important de savoir si, à ce moment même, sa marine était exposée aux dangers d'une guerre avec Égine ; d'un autre côté, l'attitude de Sparte en présence de l'invasion barbare doit être expliquée différemment suivant qu'on suppose Cléomène encore au pouvoir avec Léotychide, ou Léotychide dominé par le parti adverse.

En considérant les motifs invoqués de part et d'autre, il nous semble que deux objections seulement ont été présentées à la suite chronologique des faits, telle qu'elle apparaît dans le récit d'Hérodote. C'est d'abord la difficulté de placer tant d'événements entre le printemps de 491 et l'été de 490 ; et ensuite c'est l'assertion, souvent reproduite ailleurs dans Hérodote, que la guerre avec Égine fut ce qui détermina la formation de la marine athénienne avant Salamine.

La première objection n'est pas décisive ; car M. Busolt a montré, par le détail, qu'il n'y avait aucune impossibilité à faire tenir dans l'espace de douze ou de quatorze mois tous les faits que raconte Hérodote. En effet, d'une manière certaine, l'avènement de Léotychide eut lieu dans l'été de 491[12]. Entre l'envoi des hérauts perses au printemps et cet avènement se placent donc nécessairement tous les faits relatifs à la destitution de Démarate ; l'automne et l'hiver suffisent amplement pour les voyages et la mort de Cléomène ; la guerre avec Égine éclate au printemps de 490, et c'est avant Marathon qu'a lieu le soulèvement de Nicodromos avec ses conséquences. Mais Hérodote lui-même indique que la guerre se prolongea encore après cette époque : c'est ainsi qu'il attribue à un temps ultérieur les incursions de Nicodromos établi à Sunium (VI, 90). Et ce fait nous amène à la seconde objection, qui n'est pas plus concluante que la première : la vraie formation de la marine athénienne date d'une époque certainement postérieure à Marathon ; la loi de Thémistocle est de l'année 483/2[13], et la guerre peut s'être continuée jusque-là. Mais ce n'est pas de cette époque que parle Hérodote dans le passage qui nous occupe : quand Athènes emprunte à Corinthe 20 vaisseaux, elle possède une flotte composée en tout de 70 navires (VI, 89) ; or c'est précisément une flotte de 70 navires que le peuple confie à Miltiade après Marathon (VI, 132). Il y a là un indice qui nous parait décisif.

Nous ne pensons donc pas qu'Hérodote ait intercalé à tort le récit de ces événements entre l'envoi des hérauts perses et l'expédition de Datis. Nous acceptons sur ce point son témoignage comme sur la plupart des détails de cette guerre. Toutefois, comme l'historien touche ici à un sujet particulièrement délicat, aux rivalités des villes grecques, il est intéressant de déterminer dans quelle mesure ses dispositions personnelles peuvent s'être fait jour dans ce récit.

Un aveu qui nous paraît d'abord singulier, mais qui révèle chez Hérodote une remarquable franchise, est la remarque qu'il fait à propos de la plainte portée par les Athéniens à Sparte contre Égine : les Athéniens, dit-il, saisirent avec joie l'occasion d'accuser les Éginètes (VI, 49). Sans doute il ajoute ensuite qu'Athènes reprochait à Égine d'avoir trahi la Grèce ; mais il n'oublie pas que l'intérêt et un secret désir de vengeance secondaient alors dans l'esprit des Athéniens leur généreux souci de la défense nationale.

Aussi impartial parait Hérodote dans le récit des rivalités des rois spartiates. Il déclare, il est vrai, que Cléomène, en agissant contre Égine, travaillait pour le bien commun de la Grèce, et que Démarate le calomniait dans un esprit de haine (VI, 61). Mais aussitôt après il s'étend longuement sur Démarate, sur sa naissance et sur les manœuvres de Cléomène à son égard : toute l'histoire de Démarate est racontée avec complaisance et sympathie, sans que jamais on sente chez l'historien la moindre aversion pour le traître à la cause grecque. Démarate est plutôt une victime de Cléomène et de Léotychide, et la mort de Cléomène semble même à Hérodote la juste punition des fraudes commises par lui pour perdre Démarate : point de vue moral et religieux sans doute, mais en somme point de vue favorable à l'exilé, au futur compagnon de Xerxès dans la campagne de Salamine. Et, de fait, on a supposé que quelques récits relatifs à Démarate avaient été recueillis par Hérodote en Asie, chez les descendants du roi spartiate, devenus les hôtes de la Perse[14]. On voit que de toutes façons l'historien, à la veille de raconter la bataille de Marathon, est exempt de préjugés patriotiques.

Il est moins exempt peut-être de préventions à l'égard d'Athènes. Sa complaisance pour cette ville est sensible dans le récit de la guerre avec Égine : quoique le signal de la guerre nous paraisse résulter du refus d'Athènes de rendre les otages éginètes, Hérodote tient à ce qu'Athènes n'ait eu aucun tort ; ce n'étaient là, dit-il, que de légitimes représailles (VI, 87) : Égine n'avait pas été punie des mauvais traitements qu'elle avait jadis infligés aux Athéniens pour faire plaisir à Thèbes ; et de même, faisant allusion à un fait récent de la guerre du Péloponnèse (431), à l'expulsion des Éginètes chassés de leur île par les Athéniens, l'historien rattache ce châtiment au crime commis par le parti aristocratique sur les partisans de Nicodromos (VI, 91). C'est là, il faut le reconnaître, faire servir un peu trop facilement la morale à la défense d'une cause. Mais nous devons ajouter qu'Hérodote ne se dissimule pas, au fond, le procédé injuste d'Athènes à l'égard des otages, et la leçon que Léotychide fait entendre aux Athéniens, sous la forme d'une sorte d'apologue historique (VI, 86). n'est autre chose que l'opinion même d'Hérodote sur la conduite de ses amis les Athéniens.

Ainsi l'impartialité de l'historien entre les villes et les partis n'est légèrement compromise que par sa prédilection pour Athènes ; mais cette prédilection ne lui fait pas méconnaître les actes de violence dont les Athéniens se rendent coupables comme les autres Grecs.

Cette disposition d'esprit a permis à Hérodote d'apprécier équitablement et de rapporter sans feinte les principaux faits de la guerre entre Égine et Athènes : ce qui ressort avant tout de son récit, c'est que, sous la conduite de Miltiade, la ville, directement menacée par le barbare, dut agir à l'égard d'Égine avec plus de fermeté et de décision que jamais ; car, après avoir eu Cléomène pour allié, elle se trouvait désormais abandonnée par les éphores et le gouvernement de Sparte.

 

 

 



[1] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 55, note 2.

[2] GOBINEAU (DE), Histoire des Perses, t. II, p. 138.

[3] KIRCHHOFF (AD.), Ueber die Entstehungszeit des herodotischen Geschichtswerkes, 2e éd., 1878, p. 23-24.

[4] WECKLEIN, Ueber die Tradition der Perserkriege, p. 42.

[5] DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 108, note 1.

[6] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 58, note 1.

[7] A cause d'une allusion, dans le ch. 91, à un fait de l'été de 431.

[8] Cf. PLUTARQUE, Thémistocle, 6.

[9] PAUSANIAS, III, 12, § 7.

[10] PLUTARQUE, Thémistocle, 8.

[11] Duncker place en l'année 487 seulement le début de cette guerre (Gesch. des Alterth., t. VII, p. 170). Curtius est d'un avis différent (Histoire grecque, tr. BOUCHÉ-LECLERCQ, t. II, p. 233, note 2), ainsi que Busolt (Griech. Gesch., t. II, p. 62, note 1).

[12] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 60, note 2.

[13] Sous l'archontat de Nicodémos ou Nicomédès (ARISTOTE, Constitution d'Athènes, 22).

[14] XÉNOPHON, Helléniques, III, 1,S 6 ; Anabase, II, 1, S3 ; VII, 8, 817. — Cf. DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. VII, p. 164, note 1 ; p. 206, note 1 ; p. 259, et BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 115, note 1. — On a vu plus haut, que M. Trautwein suppose, mais sans raison suffisante, un écrit inspiré directement par le roi Démarate lui-même, les Mémoires de Dicæos.