HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

DEUXIÈME PARTIE. — L'HISTOIRE DES GUERRES MÉDIQUES DANS HÉRODOTE.

LIVRE I. — LA PREMIÈRE GUERRE MÉDIQUE.

 

 

CHAPITRE I. — LES ORIGINES DE LA GUERRE. - LA GRÈCE ET LA PERSE DEPUIS LA CHUTE DE LA MONARCHIE LYDIENNE JUSQU'À LA RÉVOLTE DE L'IONIE.

 

§ I. — Les causes premières de la lutte entre la Grèce et la Perse. - Cyrus et la conquête de l'Ionie.

L'idée maîtresse qui domine l'œuvre d'Hérodote ne saurait être méconnue : l'historien s'est proposé de raconter la lutte des Grecs et des barbares, et il a cherché à déterminer les causes de cette lutte. Non seulement le début de son premier livre atteste cette intention, mais tous les développements historiques, géographiques et ethnographiques qui précèdent le récit des campagnes de Darius peuvent être considérés comme une introduction à l'histoire des guerres médiques proprement dites. Il n'y a donc pas de doute possible : l'opinion d'Hérodote sur les causes de la guerre peut avoir plus ou moins de valeur historique ; mais du moins a-t-il exprimé cette opinion en termes assez clairs pour que l'interprétation de sa pensée ne donne lieu à aucune équivoque :

Hérodote d'Halicarnasse expose ici le résultat de ses recherches : il a voulu sauver de l'oubli les événements du passé, et assurer une gloire durable aux grandes et belles actions accomplies soit par les Grecs, soit par les barbares ; il s'est proposé, entre autres choses, de rechercher pour quelle cause ces peuples se sont fait la guerre[1].

Après ce court préambule, Hérodote rappelle en quelques mots les traditions relatives aux plus anciens différends survenus entre la Grèce et l'Asie, c'est-à-dire les histoires légendaires d'Io, d'Europe, de Médée et d'Hélène ; puis il arrive presque aussitôt à Crésus, parce que, dit-il, je sais que ce prince est le premier des rois barbares qui ait commis des actes injustes à l'égard des Grecs[2].

Pour fixer d'une manière aussi précise l'origine des premières hostilités, quelles raisons a donc Hérodote ? Pourquoi rejette-t-il presque sans discussion les traditions qui faisaient remonter les causes de la lutte à une époque beaucoup plus ancienne ?

Avant de répondre à cette question, il nous faut expliquer le sens que donne l'historien aux noms des deux partis en présence, les Grecs et les barbares.

Le mot barbare n'avait pas besoin d'être défini au Ve siècle ; c'était un terme courant, compris de tout le monde. Néanmoins, comme ce mot a pour nous, comme il eut de bonne heure aussi chez les Grecs, une acception défavorable, il convient de déterminer au juste l'emploi qu'en fait Hérodote[3].

Pour Hérodote, comme pour Thucydide, ce qui fait essentiellement l'unité de la race grecque, τό έλληνικόν, c'est la langue : la dénomination d'Hellènes s'est propagée, dit Thucydide[4], de ville en ville, entre gens qui parlaient la même langue ; et c'est seulement quand tous ces groupes d'hommes qui se comprenaient entre eux se sentirent réunis par le lien commun du langage, qu'ils songèrent à désigner aussi sous une dénomination commune les hommes qu'ils ne comprenaient pas, τό βαρβαρικόν, sans se soucier d'ailleurs de savoir si ces homme eux-mêmes se comprenaient les uns les autres. C'est exactement la même opinion qu'a Hérodote. Car, bien qu'il ne s'explique pas sur ce point à propos des barbares par excellence, les Perses, il fait clairement connaître au sujet des Pélasges la distinction qu'il établit entre le Grec et le barbare. Les Hellènes, dit-il, ont toujours eu la même langue, et cette langue, en se propageant, a fait leur force : d'abord très faibles au milieu de nombreux voisins, comme les Pélasges, qui parlaient une autre langue, ils ont réussi à faire adopter la leur par une bonne partie de ces peuplades, et dès lors celles-ci, de barbares qu'elles étaient, sont venues grossir le nombre des Hellènes. Celles, au contraire, qui conservèrent leur langage primitif restèrent barbares[5]. Ainsi la qualité de barbare ne tient pas, dans Hérodote, à des différences géographiques ou ethnographiques : demeurés en Grèce, mais fidèles à leur langue, les Pélasges n'en sont pas moins des barbares, quoique la tradition grecque suivie par Hérodote établisse entre eux et les Grecs des liens de parenté[6].

Suivant cette conception primitive, Hérodote emploie le mot barbare pour désigner tous les peuples qui ne parlent pas la langue grecque, aussi bien les Massagètes dans leur lutte contre Cyrus[7], que les Carthaginois et leurs alliés occidentaux dans la guerre qu'ils soutiennent contre les Grecs de Sicile[8]. Bien plus, il ignore si peu la valeur toute relative de ce terme, qu'il explique comment, dans un oracle rendu au roi égyptien Nécos, le mot barbare signifiait simplement étranger ; car, dit-il, les Égyptiens appellent barbares tous ceux qui ne parlent pas leur langue[9].

Gardons-nous donc de croire que ce nom, appliqué aux ennemis de la Grèce, entraîne nécessairement iule idée de dénigrement : Hérodote déclare, dès les premières lignes de son ouvrage, qu'il a voulu conserver le souvenir des actions mémorables accomplies aussi bien chez les barbares que chez les Grecs. Dans sa conception générale de la terre habitée, il y a deux sortes d'hommes : les Grecs et ceux qui ne sont pas Grecs. Si cet emploi du mot barbare répond à une classification des peuples un peu trop simple, du moins est-il parfaitement conforme au sens étymologique que ce mot a toujours gardé : le barbare est pour Hérodote le βαρβαρόφωνος d'Homère[10], et c'est de ce nom même que l'oracle de Bacis appelle le roi Xerxès[11]. Le barbare n'est pas forcément l'ennemi ; il est l'étranger qui entoure la Grèce de toutes parts.

Parmi ces peuplades barbares, il y en eut certainement beaucoup qui furent de bonne heure en lutte avec la Grèce, soit qu'il s'agit pour elle de s'affermir dans la possession de son territoire continental, soit qu'elle voulût S'emparer des îles et des côtes voisines. Mais ces luttes avaient eu le caractère de rivalités locales et d'engagements partiels ; elles ne s'étaient étendues ni à la Grèce entière ni à un groupe compact de barbares, et d'ailleurs elles avaient été suivies de longues périodes pacifiques. Plus tard seulement, lorsque, grâce aux progrès de l'empire perse, la plupart des États barbares de l'Asie, réunis sous une seule et même domination, furent menés ensemble à la conquête de la Grèce et de l'Europe, l'idée vint de considérer les guerres antérieures, même les plus lointaines, comme les premières escarmouches de cette lutte formidable.

Mais cette idée est toute grecque, et c'est en Grèce qu'elle a fait fortune, particulièrement à Athènes chez les poètes et les orateurs. Or, chose singulière, Hérodote, en rapportant ces antiques traditions, les donne pour perses et phéniciennes[12]. Ce qu'il oppose à sa conviction personnelle, ce n'est pas le témoignage de ses prédécesseurs ou de ses contemporains grecs ; c'est l'opinion des savants perses et phéniciens. Est-ce donc que réellement les barbares discutaient, comme les Grecs, sur les causes premières de la lutte entre la Grèce et l'Asie, ou bien n'est-ce là chez Hérodote qu'une sorte de fiction et d'artifice littéraire ? Il ne nous parait pas interdit de prendre ici à la lettre le témoignage de notre auteur. Quoique grecques, ces idées, déjà répandues en Asie Mineure au temps des guerres médiques, le furent beaucoup plus encore dans la suite, lorsque le parti vainqueur se plut à représenter la dernière lutte comme le développement et le terme d'une hostilité séculaire. Acceptant les faits mêmes de la légendé grecque, les barbares lettrés que consulta Hérodote s'étaient mis à réfuter les prétentions helléniques en interprétant ces faits à leur manière. Il leur était facile, par exemple, de se disculper du rapt d'Io, la tille d'Inachos, en déclarant que la jeune tille, séduite, avait fui d'elle-même la colère de ses parents[13]. Les Perses avaient beau jeu à soutenir que les Grecs avaient en réalité commencé la guerre, puisque les premiers ils avaient, lors de l'expédition de Troie, armé une flotte immense, détruit le royaume de Priam, et cela parce que Pâris avait enlevé Hélène ! Mais bien d'autres rapts n'avaient-ils pas eu lieu auparavant, sans que jamais pareille entreprise en eût été la conséquence ? N'était-ce point de la folie que de se battre ainsi pour une femme ? Les Perses déclaraient donc que l'expédition de Troie avait été le premier acte de la guerre, et que cette attaque était venue des Grecs : eux-mêmes n'avaient fait depuis que venger tous les outrages infligés jadis aux barbares ; depuis la guerre de Troie ils avaient le droit de regarder les Grecs comme leurs ennemis naturels ; c'est cette guerre qui avait partagé le monde en deux camps : d'une part, l'Asie et les peuples barbares qui l'habitent ; de l'autre, l'Europe et les peuples grecs[14].

Faut-il croire qu'Hérodote ait rejeté ces prétendues causes de la guerre médique afin de pouvoir attribuer aux Grecs la qualité d'offensés ? S'il avait attaché une telle importance à ces légendes, il n'aurait pas eu de peine sans doute à trouver dans la tradition elle-même des arguments à l'appui de la cause grecque. Mais pouvait-il prendre au sérieux des rancunes qui prétendaient remonter jusqu'au rapt d'Io, et invoquer, pour condamner Darius, le souvenir de Pâris ? C'est en badinant qu'Hérodote rappelle ces antiques démêlés, et le ton d'agréable raillerie qui domine tout le morceau ne laisse aucun doute sur les intentions véritables de l'historien : les faits antérieurs à la première soumission des villes grecques d'Asie Mineure ne se rattachent, selon lui, que par des liens factices à la guerre des Grecs et des barbares ; ni d'un côté ni de l'autre ce ne sont les mêmes acteurs : la Grèce n'existe pas au temps de l'enlèvement d'Io (I, 1), et la Perse existe bien moins encore. A vrai dire, les villes grecques sont demeurées indépendantes chez elles jusqu'au milieu du VIe siècle ; mais à cette date une première conquête, celle de Crésus, en amène presque aussitôt une autre, plus durable, avec Cyrus. Désormais la Perse, maîtresse de tout le continent asiatique jusqu'à la mer, ne s'arrête plus dans sa marche : la guerre médique est commencée.

Assurément cette conception d'Hérodote ne répond pas de tous points aux exigences de la critique moderne : le témoignage même de l'historien suffit à nous faire entrevoir, bien avant la domination de Crésus, une série de luttes entre les monarques lydiens et les villes du littoral. Ce n'est pas seulement depuis l'avènement de Crésus, c'est depuis Gygès lui-même que les Grecs d'Asie ont dû défendre leur indépendance contre l'étranger ; et, longtemps avant cette époque, l'établissement des colonies grecques avait été accompagné et suivi de longues hostilités. Du moment où Hérodote ne se contente pas de faire commencer la guerre au temps où les Perses entrent en conflit avec des peuples grecs, il y avait lieu peut-être de remonter plus haut encore, et de chercher jusque dans la légende, et dans ces traditions fabuleuses qu'Hérodote néglige volontairement, le souvenir de faits historiques. Aussi pourrait-on concevoir une étude des causes lointaines de la guerre médique infiniment plus vaste et plus profonde que ne l'a faite notre historien. Thucydide fera preuve d'une perspicacité et d'un génie supérieurs en abordant, dès le début de son livre, la critique même des traditions poétiques. Hérodote ne cherche pas à démêler des causes si complexes : s'il représente Crésus comme le premier oppresseur des Grecs, c'est d'abord qu'il est sûr du fait ; mais c'est aussi parce qu'il a le goût de la clarté et de la simplicité en histoire : là où peut-être les modernes chercheraient une cause multiple, impersonnelle, Hérodote aime à trouver un nom, un homme.

Mais, ces réserves faites, il n'est que juste de reconnaître toute la distance qui sépare Hérodote de ses prédécesseurs et de ses contemporains, dans l'appréciation des causes qui agissent sur les événements humains : tous les logographes sans exception, auteurs de généalogies et de fondations de villes, rattachaient étroitement les temps modernes au passé mythologique, et ces logographes n'étaient en cela que les interprètes, parfois aussi les inspirateurs de l'opinion publique. Poètes, artistes, orateurs, tous s'accordaient pour unir dans une commune admiration les demi-dieux mythiques et les héros de la guerre contre les Perses[15] : les fêtes religieuses surtout contribuaient à confondre ces souvenirs[16]. Hérodote parait s'être refusé à suivre l'opinion publique jusque dans ce passé fabuleux : dans le plan qu'il se trace, il prend pour point de départ un événement qui ne date pas de beaucoup plus de cent ans avant l'époque où il commence à écrire ; c'est pour lui le moyen de rester sur un terrain solide. Sans doute, ce plan une fois tracé, il ne craint pas les digressions qui le ramènent parfois de plusieurs siècles en arrière, et on a pu dire que l'historien, à la manière du poète de l'Odyssée, jette d'abord son lecteur in medias res. Mais n'abusons pas de ces comparaisons littéraires : l'imitation d'Homère n'a été certainement pour rien dans le choix qu'a fait Hérodote de son point de départ historique. Toute la question se réduit donc pour nous à ceci : pouvons-nous mettre en doute que le premier roi barbare qui ait contraint les villes grecques d'Asie Mineure à payer un tribut régulier ait été le roi Crésus ? Non, et dès lors, pour nous aussi, la conquête lydienne est bien le signal de la guerre qui devait s'engager presque aussitôt après entre les Grecs et les nouveaux conquérants de l'Asie.

Crésus, qui parait avoir été malgré tout un roi philhellène, eut le sentiment qu'il pouvait trouver en Grèce du secours contre l'invasion menaçante de Cyrus. Il est le premier qui ait convié une ville de la Grèce continentale à se joindre aux peuples barbares de l'Asie pour repousser la conquête perse. Sparte se montra disposée à jouer ce rôle, et, sans la promptitude de Cyrus, qui prévint ses ennemis coalisés, le conquérant perse aurait eu à combattre pour la première fois les hoplites lacédémoniens sur le sol même de l'Asie. Sparte, dit Hérodote (I, 83), considéra le sort de Crésus comme un malheur. Eut-elle alors le sentiment que la menace devait l'atteindre elle-même un jour ou l'autre ? Une nouvelle occasion s'offrit bientôt à elle de s'en apercevoir. Mais il devait lui en falloir bien d'autres pour qu'elle se décidât à agir.

Les villes ioniennes, repoussées par Cyrus, à l'exception de Milet, implorent l'aide de Sparte (I, 152). Mais la demande ne vient pas cette fois d'un grand prince, ami de Delphes ; elle est présentée par des républiques remuantes, dont la cité aristocratique de Lycurgue redoute la contagion jusque dans sa péninsule : elle n'est pas accueillie. Cependant, pris de quelque scrupule de conscience, les Spartiates se ravisent : après le départ des envoyés ioniens, ils expédient un vaisseau jusqu'à Phocée, et de là dépêchent à Sardes l'un des chefs de cette pauvre expédition, pour tenir devant Cyrus un langage hautain : Sparte ne souffrira pas qu'on touche à une seule ville du territoire grec. Cette revendication éclatante des droits de la Grèce sur la côte occidentale de l'Asie Mineure touche fort peu Cyrus : avec mépris le conquérant demande ce que c'est que Lacédémone, ce que c'est que la Grèce, et il renvoie chez eux les Spartiates avec une menace formelle : Prenez garde, vous autres Grecs, d'avoir à bavarder bientôt non plus sur les maux de l'Ionie, mais sur vos propres infortunes (I, 153). Dès lors l'Ionie abandonnée tombe, malgré des prodiges de bravoure, sous les coups des généraux perses, et la domination barbare s'étend jusqu'aux îles, qui d'elles-mêmes offrent leur soumission.

La forme anecdotique que revêt ici, comme presque partout d'ailleurs, le récit d'Hérodote, doit-elle nous faire douter de l'exactitude historique des principaux traits de ce récit ? Ce qui ressort du langage que prête l'historien à Cyrus, soit dans l'apologue qu'il fait entendre aux Ioniens, soit dans sa réponse aux Spartiates, c'est la parfaite indifférence du conquérant pour ces petites villes grecques dont le nom est à peine encore parvenu jusqu'à ses oreilles. Mais n'est-ce pas là l'expression même de la vérité ? Et, s'il y a dans ce fait quelque chose qui doive nous surprendre, n'est-ce pas que cet aveu se rencontre dans une œuvre grecque ? Ce qui est étonnant, c'est qu'Hérodote se soit si bien rendu compte de la distance qui séparait alors le Grand Roi des cités encore impuissantes de la Grèce ; ce n'est ni l'attitude des Ioniens ni la bravade de Sparte.

Cette vue juste d'Hérodote s'explique assez bien, si l'on songe que son histoire de Cyrus dérive en partie de sources perses (I, 95), et aussi que ses sources grecques ont une origine presque exclusivement athénienne et delphique[17]. Athènes n'avait eu aucune part à ce premier acte de la guerre médique, et, plus que jamais au temps d'Hérodote, elle considérait les Ioniens comme incapables de se défendre seuls. Delphes, de son côté, qui voyait une sorte de rivalité dans le grand sanctuaire d'Apollon aux Branchides, et qui avait volontiers favorisé Crésus, le premier maitre des cités libres de l'Ionie, parait avoir eu surtout l'idée de pousser les Ioniens à émigrer pour laisser la place libre au conquérant perse[18]. Quant à l'opinion personnelle d'Hérodote sur la politique générale de la Grèce en face de Cyrus, il ne l'exprime pas ouvertement ; mais le propos qu'il met dans la bouche de Cyrus ne permet pas de douter qu'il n'ait parfaitement compris la menace d'un choc désormais inévitable entre le roi de Perse et la Grèce.

 

§ II. — Progrès de la puissance perse au sud et au nord de la Grèce. -L'expédition de Darius contre les Scythes. - Premières conquêtes de la Perse en Thrace et en Macédoine.

Les progrès de la Perse à l'ouest de l'Ionie, c'est-à-dire dans la direction qui devait mettre le plus vite aux prises les deux adversaires, ne furent pas aussi rapides qu'on aurait pu s'y attendre : la puissante marine de Polycrate détourna pour un temps la conquête perse de la voie où Cyrus l'avait engagée. On put croire un moment que cette nouvelle confédération ionienne allait devenir une sorte de boulevard pour la Grèce ; mais Sparte fut la première à la combattre, à la détruire même, dans sa haine de la tyrannie. Même vaincu, Polycrate inspira encore assez de crainte aux Perses pour qu'on préférât se débarrasser de lui par la ruse et le crime. Lui mort, l'île tomba aux mains d'un tyran gagné à la cause des barbares, et dès lors la province perse d'Ionie comprit toutes les villes ioniennes sans exception et toutes les côtes grecques d'Asie depuis la Lycie jusqu'à l'Hellespont[19].

Cependant l'activité conquérante de Cambyse s'était portée vers le sud, et la soumission de l'Égypte avait permis à la domination perse de s'établir sur le rivage méridional de la Méditerranée. De ce côté-là même, le successeur de Cambyse, Darius, fit sentir plus loin encore la puissance de ses armes, et l'expédition contre Barca lui fournit l'occasion d'intervenir dans les affaires de la riche colonie grecque de Cyrène.

Ces événements nous sont connus par Hérodote, dont le récit, quoique mêlé de fables, ne présente dans ses traits essentiels aucune incertitude. Aussi bien les Perses, dans cette direction, enveloppaient-ils la Grèce sans devoir jamais l'atteindre. Au nord, au contraire, la campagne de Darius contre les Scythes ouvrait l'Europe aux armées perses, et leur montrait le chemin de la Grèce. Cette partie de la tradition grecque a paru plus altérée que toute autre. L'étude critique de l'expédition de Darius en Scythie nous entraînerait beaucoup trop en dehors de notre sujet ; du moins devons-nous examiner les traits principaux du récit d'Hérodote.

Nous insisterons en particulier sur quelques points qui intéressent déjà directement l'histoire des guerres médiques proprement dites, à savoir : les causes de l'expédition, les forces militaires de Darius, le rôle des Ioniens et de Miltiade au bord du Danube, enfin, les conséquences de la campagne, c'est-à-dire la conquête d'une partie des villes de la Thrace et de la Macédoine.

Hérodote dit expressément, et répète à plusieurs reprises (IV, I, et VII, 10), que l'intention de Darius, en portant la guerre chez les Scythes, fut de les punir de l'invasion qu'ils avaient faite autrefois en Asie, au temps du roi mède Cyaxare. Ainsi Darius se serait constitué le vengeur de ses prédécesseurs les rois mèdes. Cette conception a paru fausse à la plupart des historiens de la Perse et tic la Grèce : M. Busolt, entre autres, fait ressortir ce qu'il y a d'invraisemblable dans cette solidarité qu'établit Hérodote entre des événements si éloignés et des acteurs si différents[20] et il explique cette opinion de l'historien par les préoccupations morales qui dominent tout son livre. Nous savons, en effet, combien Hérodote se plaît à signaler les conséquences morales des actions humaines ; mais cette disposition d'esprit l'a-t-elle entraîné à prêter aux personnages de son histoire des intentions qui leur fussent tout à fait étrangères ? L'accusation serait grave ; mais la preuve à l'appui nous semble ici insuffisante. Si l'on veut dire seulement que Darius avait d'autres raisons encore pour attaquer les Scythes que le souvenir de leurs antiques méfaits en Asie, soit ; nous accordons volontiers qu'Hérodote n'a pas énuméré toutes les causes de l'expédition ; il nous paraît certain que Darius dut être attiré surtout par l'espoir de conquérir les riches contrées du nord du Pont-Euxin, le grenier de la Grèce. Mais ne dut-il pas aussi chercher à justifier sa conquête en la présentant comme une sorte de revendication et de revanche légitime ? Tout nous porterait à le croire, d'abord l'autorité même d'Hérodote, et ensuite le fait, que les colonies grecques d'Asie Mineure ont eu un rôle prépondérant dans cette campagne : on a pensé avec raison que le Grand Roi, dans cette occasion, avait à la fois satisfait son besoin de conquête et servi les intérêts commerciaux des villes grecques d'Asie. Quoi de plus naturel dès lors que de supposer Darius mis au courant par elles de la redoutable invasion dont elles avaient souffert jadis, et qui avait dû laisser des traces visibles de son passage ?

Il est vrai que M. de Gobineau rejette même l'idée d'une attaque directe de Darius contre les Scythes. Suivant lui, l'expédition aurait eu pour objet la conquête de la Thrace et des pays situés au sud du Danube ; puis, pour assurer cette conquête, le Grand Roi aurait fait entreprendre une sorte d'exploration des régions situées au nord du Danube : ce voyage de reconnaissance n'aurait pas abouti à une nouvelle extension de l'empire perse, et voilà tout[21]. Dans cette manière de voir, Darius n'aurait subi aucun échec. Mais, comme nous le dirons tout à l'heure, le récit des campagnes de Mégabaze et d'Otanès en Thrace prouve que le Grand Roi dut reconquérir une partie des villes qu'il avait d'abord soumises : ces villes s'étaient donc soustraites à sa domination, sans doute à la suite de quelque défaite des armées perses. D'ailleurs, est-ce que la Thrace entière fut jamais soumise jusqu'au Danube ? Non. Ainsi, même dans l'hypothèse de M. de Gobineau, l'expédition de Darius n'atteignit pas son but.

Le même historien prétend que Darius, au lieu de prendre part en personne à la guerre contre les Scythes, la confia à ses généraux. Ctésias dit, en effet, que le Grand Roi envoya en Scythie le général Ariaramnès[22]. Mais ce témoignage se rapporte probablement à une campagne préparatoire qui avait précédé l'expédition de Darius lui-même : ces sortes de missions d'avant-garde semblent avoir été dans les habitudes de la Perse. En outre, M. de Gobineau invoque comme preuve à l'appui du texte de Ctésias les vers d'Eschyle où le chœur dit que Darius ne fit jamais la guerre en personne[23]. Mais à ce compte il faudrait aussi, avec le chœur des Perses, soutenir que Darius n'a jamais été vaincu, et qu'il est mort en recommandant à son fils Xerxès de ne jamais faire la guerre au delà des mers ! La figure si dramatique de l'Ombre de Darius, heureusement imaginée par Eschyle, ne saurait passer vraiment pour un personnage historique.

La question des forces de Darius dans son expédition contre les Scythes mérite de nous arrêter un instant, parce que les chiffres donnés par Hérodote servent ordinairement de base au calcul des forces perses dans les campagnes contre la Grèce.

Hérodote rapporte que Darius érigea sur l'une des rives du Bosphore deux stèles de marbre, et qu'il y lit graver en caractères helléniques et assyriens les noms de toutes les nations qu'il avait amenées avec lui. Puis il ajoute que l'on compta, y compris la cavalerie, 700.000 hommes ; la flotte se composait de 600 vaisseaux (IV, 87). C'est ici une des rares occasions où Hérodote semble indiquer la source de ses informations. Aussi ces chiffres ont-ils été généralement adoptés ; l'éditeur Stein va jusqu'à ranger les deux stèles du Bosphore au nombre des documents qui ont servi à l'historien dans son énumération des forces perses au VIIe livre[24]. Mais, à regarder ce texte de plus près, on constate qu'Hérodote n'a pas consulté lui-même le monument ; il ne l'a même pas vu debout ; les deux stèles avaient été, peu après leur érection, transportées par les Byzantins à Byzance, et utilisées pour la construction d'un autel à Artémis Orthosia ; une seule pierre avait été laissée de côté, et c'est ce morceau, couvert de caractères assyriens, qu'Hérodote a vu à Byzance, près du temple de Dionysos. Ainsi, même s'il avait su déchiffrer ces caractères cunéiformes, la lecture de ce fragment isolé ne lui aurait presque rien appris. C'est donc une tradition recueillie sans doute à Byzance qui lui a fourni les chiffres de 700.000 hommes et de 600 vaisseaux. Cette tradition se rattachait à un monument depuis longtemps disparu ; elle n'a pas par elle-même une grande valeur.

Un autre monument, l'ex-voto de Mandroclès, exposé dans le temple de Héra à Samos, et représentant le passage de Darius sur le Bosphore, n'était pas de nature à renseigner Hérodote d'une manière plus précise : le fait qu'on y voyait Darius assis sur un trône parait indiquer que le Roi lui-même avait pris part à l'expédition ; pour le reste, il est évident que le peintre n'avait pu reproduire qu'un épisode isolé du passage, une partie minime de l'armée (IV, 88).

Faut-il croire que le chiffre traditionnel de 700.000 hommes reposât sur une autorité plus sûre, et que ce fût, par exemple, le contingent militaire exigé d'un certain nombre de satrapies perses ? Hérodote dit bien que Darius emmenait avec lui tous les peuples de son empire (IV, 87) ; mais cette affirmation n'a d'autre garant, elle aussi, que les stèles du Bosphore, expliquées et interprétées après coup par les Byzantins. Le chiffre de 600 vaisseaux est également douteux en lui-même, et la coïncidence de ce chiffre avec celui de la flotte perse à la bataille de Ladé (VI, 9), et encore avec celui de la flotte de Datis à Marathon (VI, 95), ne fait que redoubler nos doutes. Car il ne s'agit pas dans ces trois cas d'une flotte fournie par les mêmes villes : dans l'expédition de Scythie, Darius n'a d'autres vaisseaux que les vaisseaux grecs des villes doriennes, éoliennes et ioniennes d'Asie Mineure ; à Ladé, au contraire, ces villes combattent dans le camp opposé, et la flotte de 600 vaisseaux se compose de contingents phéniciens et égyptiens ; enfin, à Marathon, il y a de tout : des Grecs asiatiques, des Phéniciens et des Grecs insulaires. Comment, avec une composition si différente, ces trois flottes auraient-elles eu justement le même effectif ?

En raisonnant ainsi, nous ne prétendons pas réduire outre mesure le corps expéditionnaire de Darius. H nous parait que le Grand Roi dut avoir avec lui, pour sa première campagne en Europe, un nombre considérable de soldats ; mais c'est la précision du chiffre qui nous semble inacceptable : l'importance de l'expédition est hors de cause.

Il n'entre pas dans notre sujet d'étudier dans le détail le récit de la campagne de Darius en Scythie : une lecture même rapide du IVe livre d'Hérodote montre que l'historien a recueilli sur les Scythes, à côté de données exactes, les contes les plus fantaisistes. La situation géographique, les mœurs, le caractère de chaque peuple y sont décrits avec toute l'apparence de la vérité ; mais l'expédition de Darius, et surtout les marches et contremarches des Scythes à travers leurs déserts paraissent imaginées d'après le caractère et les habitudes connues de ces peuples nomades. Il faut ajouter qu'Hérodote tient ce récit des populations grecques du Pont[25], et que ces populations semblent avoir été menacées par Darius autant que les Scythes : qu'elles aient reçu de leurs voisins la tradition rapportée par Hérodote, ou qu'elles en aient imaginé elles-mêmes une bonne part, dans ces deux cas l'authenticité en est également suspecte ; les Grecs ont toujours aimé à dépeindre, sous des traits plus ou moins romanesques, ces peuplades barbares de la Scythie, que la singularité de leurs mœurs recommandait à l'attention des esprits curieux et à ta fantaisie des philosophes et des poètes.

L'anecdote célèbre des Ioniens laissés par Darius au bord du Danube, et invités par les Scythes à couper le pont pour assurer la ruine totale de l'armée perse, fait apparaître pour la première fois dans l'histoire le héros de Marathon, Miltiade (IV, 437). On s'est demandé si cette partie du récit ne provenait pas d'une source athénienne, voire même d'une tradition propre à la famille des Philaïdes. Ainsi expliquerait-on bien le rôle particulièrement glorieux du tyran de la Chersonèse, soutenant seul, en face de la tacheté égoïste des tyrans ioniens, la proposition héroïque des Scythes. Cette hypothèse nous parait manquer de fondement. D'abord, dans ce passage d'Hérodote, le style simple et exempt de toute emphase exclut l'idée d'un récit arrangé pour la plus grande gloire de Miltiade. Il y avait là pourtant l'occasion d'un éloge mérité : si l'avis de Miltiade eût alors prévalu, la Grèce n'eût-elle pas été sauvée de toute invasion ? Hérodote ne donne point à ce fait une portée si haute ; il l'expose simplement comme un détail intéressant de la guerre de Darius en Scythie.

D'autre part, si Hérodote avait trouvé ce fait dans une tradition des Philaïdes, cette tradition lui eût fourni sans doute un récit continu de l'histoire de Miltiade, depuis son installation comme tyran de la Chersonèse jusqu'à son retour à Athènes avant Marathon. Or il est manifeste qu'Hérodote ne possède sur ce sujet particulier aucune donnée complète, aucun récit composé de manière à préparer le rôle futur du vainqueur de Marathon. Il ne nous semble donc pas que la tradition relative au rôle des Ioniens dans l'expédition de Scythie dérive d'une source proprement athénienne : Hérodote aura entendu rapporter le fait, sinon par les Ioniens eux-mêmes — car tel propos des Scythes sur leur compte (IV, 142) ne peut certainement pas venir d'une telle source —, du moins dans les mêmes villes grecques du Pont qui lui racontèrent l'ensemble de la campagne.

Mais arrivons à la plus grave objection qu'on ait faite au récit d'Hérodote : comment, dit-on, une armée de 700.000 hommes, réduite après son échec à 80.000 hommes — c'est l'effectif que garda Mégabaze après le retour de Darius en Asie[26] —, put-elle avoir encore assez de prestige et de force pour conquérir une partie de la Thrace, et pour obtenir même, sans coup férir, une adhésion formelle de la Macédoine à la domination perse[27] ?

L'objection, sous cette forme, exagère et la défaite de Darius et la rapidité de la conquête qui suivit. Hérodote ne parle d'une déroute de l'armée perse que dans les déserts de Scythie au nord du Danube. Il ne dit pas que Darius ait dû traverser la Thrace en fuyard, ni que le chiffre de 80.000 hommes représente tout ce qui restait des 70 myriades qui avaient jadis franchi le Bosphore. Il peut se faire que le corps d'armée de Mégabaze se soit composé de troupes qui avaient séjourné en Thrace, et que Darius ait ramené encore en Asie bon nombre de ses soldats. Même réduite à ces proportions, la défaite du Grand Roi nous semble encore assez grave : l'expédition n'avait pas abouti à le rendre maître des bouches du Danube ni des autres voies commerciales dont il avait poursuivi la conquête : le but principal de la campagne était manqué. Mais allons plus loin : plusieurs textes anciens et plusieurs passages d'Hérodote permettent de reconnaître que le retour de Darius à travers l'Europe fut plus rapide qu'il n'aurait convenu à un conquérant invincible ; les villes qu'il avait traversées au départ se soulevèrent contre lui, puisque ses généraux durent plus tard les reprendre de vive force[28], et lui-même ne revint pas par le même chemin[29]. Hérodote, il est vrai, ne parle ni du pont détruit par ceux de Chalcédoine ni des vaisseaux que la ville d'Abydos se disposait à fournir aux Scythes pour les aider à passer en Asie[30] ; mais les deux faits sont rendus vraisemblables par le récit d'Hérodote : les Byzantins, qui détruisirent les stèles érigées par le Roi en souvenir de son passage[31], peuvent bien avoir comploté avec leurs voisins de Chalcédoine la rupture du pont, et les Scythes parvinrent sans peine jusqu'à Abydos, puisqu'ils chassèrent alors Miltiade de la Chersonèse[32]. Ce dernier détail, qui témoigne de la gravité particulière de l'échec subi par Darius, a été révoqué en doute, mais à tort, suivant nous, par l'éditeur d'Hérodote, Stein.

Hérodote, pour une cause qui nous échappe, ne mentionne pas ce fait à l'endroit où l'on s'attendrait à le trouver, à la suite de l'expédition de Scythie : c'est à propos du retour de Miltiade à Athènes que l'historien, rappelant l'établissement du héros en Chersonèse et les difficultés qu'il y avait rencontrées d'abord, ajoute ces mots : Il était arrivé depuis peu de temps en Chersonèse, lorsque survinrent des difficultés plus grandes encore que celles qu'il avait eues jusque-là. En effet, deux ans après, il dut fuir devant les Scythes, qui, irrités par l'invasion de Darius, se réunirent et pénétrèrent jusqu'en Chersonèse (VI, 40). Si l'on maintient dans ce passage la leçon des manuscrits, la traduction que nous venons d'en donner est la seule possible, et le fait historique attesté par Hérodote est le suivant : l'établissement de Miltiade en Chersonèse ayant eu lieu au temps où les Pisistratides étaient encore au pouvoir, c'est-à-dire avant la mort d'Hipparque (514), l'invasion des Scythes date au plus tard de l'année 512 ; elle fut donc la conséquence immédiate ou presque immédiate de la campagne de Darius, qui se place en 513. L'éditeur Stein et d'autres savants comprennent autrement toute la phrase, en écrivant : τρέτω γάρ έτεϊ <πρό> τούτων, et en considérant que cette première retraite de Miltiade devant les Scythes précéda de deux ans sa seconde fuite devant les vaisseaux phéniciens en 493. Outre les doutes qu'inspire une correction des manuscrits aussi inutile, on ne comprend pas dans cette hypothèse : 1° comment Miltiade, après s'être ouvertement déclaré, au bord du Danube, contre Darius, a pu demeurer en Chersonèse depuis l'année 513 jusqu'en l'année 495, sans être troublé par le Grand Roi dans la possession de son gouvernement ; 2° comment les Scythes attendirent jusqu'en 495 pour répondre à l'invasion de Darius et faire une incursion en Chersonèse. Stein, il est vrai, regarde la prétendue invasion des Scythes comme une légende ; mais on ne voit pas sur quoi cette légende reposerait, ni quel pourrait avoir été le but de cette fiction. Dans notre hypothèse, au contraire, le récit d'Hérodote présente encore quelques lacunes, puisque l'historien ne dit pas ce qu'est devenu Miltiade depuis sa première retraite, en 512, jusqu'à son retour, vers 495 ; mais, l'invasion des Scythes s'explique naturellement par un désir de vengeance, et l'on comprend aussi comment Miltiade, fuyant devant les Scythes, ne put pas rentrer en Chersonèse avant la révolte ionienne.

Si cette invasion des Scythes en Thrace aussitôt après le départ de Darius paraît un fait suffisamment établi, c'est une preuve importante de l'échec considérable éprouvé par le Grand Roi ; et cette indication est confirmée par cette autre assertion d'Hérodote, que le général Otanès, le successeur de Mégabaze, dut assiéger Byzance, Chalcédoine, et d'autres villes voisines de l'Hellespont, les accusant. les unes d'avoir fait défection à Darius, les autres d'avoir maltraité l'armée royale lorsqu'elle revenait de Scythie (V, 27).

Les conquêtes de Mégabaze et d'Otanès ont donc été précédées d'un soulèvement des villes que Darius croyait avoir déjà soumises. Il n'en est pas moins vrai que Mégabaze s'avança en Europe sur le littoral de la Thrace jusqu'à la frontière de la Macédoine, et que, dans ce pays même, malgré un acte de violence commis à l'égard des députés du Grand Roi, un accord intervint, qui assura à la Perse tout au moins la neutralité de la dynastie d'Amyntas. Le récit que fait Hérodote de cette campagne de Mégabaze est, comme toujours, mêlé de fables : les causes qui décident Darius à transplanter les Permiens en Asie sont exposées sous la forme d'une gracieuse légende dont l'origine paraît être péonienne (V, 12-16). Hérodote aura recueilli cette tradition par l'intermédiaire des villes thraces, qui, depuis la prise d'Eïon en 474, eurent des relations constantes avec Athènes. Le récit du meurtre des hérauts perses à la cour d'Amyntas est assurément d'origine macédonienne : on sait combien les rois de Macédoine ont tenu à passer pour avoir défendu les intérêts grecs dans la guerre médique : Hérodote ne perd pas une occasion de signaler leur bienveillance à l'égard de la cause commune, bien que, d'après son témoignage même, ils aient plutôt ménagé la puissance perse.

 

§ III. — Les rapports de la Grèce et de la Perse dans les dernières années du VIe siècle.

Pendant que les armées perses consolidaient la domination du Grand Roi sur la côte septentrionale de la mer Égée, des émissaires royaux partaient des ports de la Phénicie, et allaient reconnaître les côtes de la Grèce et de l'Italie méridionale : il est probable que des émigrés avaient fait eux-mêmes auprès du Grand Roi l'éloge de leur pays, et que celui-ci se servit d'eux pour préparer une expédition dans ces parages. Tel est du moins le fait historique qu'on peut entrevoir à travers les développements qu'Hérodote donne aux aventures du médecin de Crotone Démocède (III, 429-138). Cette anecdote est par certains côtés fort plaisante, et elle contient des détails humoristiques, comme la conversation de Darius et d'Atossa sur la question de savoir si le Grand Roi doit d'abord attaquer les Scythes ou les Grecs. D'autres parties du récit paraissent empruntées à une tradition recueillie à Crotone : c'est dans cette ville que l'aventure dut être contée à Hérodote par des compatriotes de Démocède, déjà enclins à exagérer le rôle du célèbre médecin ; l'historien ne fit qu'arranger à son tour une légende déjà formée. Mais tout le monde s'accorde à reconnaître sous cette légende un fait réel : il y a eu certainement, vers le temps de l'expédition de Scythie, un envoi de quelques navires phéniciens ou perses, chargés de reconnaître les côtes de la Grèce, et l'insuccès de cette première campagne d'exploration explique peut-être comment le Roi, au lieu de continuer à aller de l'avant et à attaquer directement les Grecs, se contenta plutôt d'attendre une occasion pour intervenir dans leurs affaires.

La lutte des partis en Grèce ne tarda pas à susciter plusieurs de ces occasions.

Hérodote cite deux circonstances où les Perses, dans la personne du satrape de Sardes Artapherne, furent appelés à soutenir l'un des partis qui divisaient la Grèce. La première fois, probablement dans l'année attique 508/7, ce fut après le retour de Clisthène à Athènes, quand le parti aristocratique, représenté par Isagoras et soutenu par le roi de Sparte Cléomène, se disposa à envahir l'Attique et à soulever contre Athènes une coalition : à ce moment, une ambassade athénienne se rendit à Sardes pour solliciter l'alliance des Perses. Artapherne promit son concours, mais à condition que les Athéniens feraient acte de soumission envers Darius, en lui accordant l'hommage traditionnel, la terre et l'eau. Les envoyés prirent sur eux d'accepter ces conditions mais à leur retour le peuple les désavoua et les accusa. Athènes dut faire face toute seule à la coalition des Spartiates, des Béotiens et des Chalcidiens (V, 73-74). La seconde fois qu'Artapherne reçut une ambassade athénienne, ce fut après la diète fédérale réunie par Cléomène à Lacédémone, en l'année 505, lorsque le roi de Sparte dut renoncer à rétablir Hippias à la tête du gouvernement d'Athènes, et que le tyran, retiré à Sigée, se mit à entretenir avec Artapherne des relations intéressées : par tous les moyens possibles, dit Hérodote (V, 96), Hippias s'efforçait de perdre les Athéniens dans l'esprit d'Artapherne, afin de mettre Athènes sous sa domination et sous celle de Darius. C'est alors qu'une nouvelle ambassade partit d'Athènes pour Sardes, avec mission de défendre aux Perses de soutenir les exilés athéniens. Artapherne répondit qu'Athènes devait recevoir Hippias si elle voulait demeurer saine et sauve ; les Athéniens refusèrent, et ainsi fut consommée l'hostilité ouverte des deux peuples.

Assurément c'est à Athènes qu'Hérodote a recueilli toute l'histoire des luttes de Clisthène et de son parti contre les Lacédémoniens et contre Hippias. Mais les deux faits que nous détachons de cette histoire n'ont-ils pas en eux-mêmes une valeur historique ? Le caractère de la première ambassade est tel qu'un historien préoccupé de glorifier avant tout le rôle patriotique d'Athènes aurait mieux fait, suivant nos idées, de la passer sous silence : n'est-ce pas à nos yeux une lourde faute pour un parti que de solliciter l'appui de l'étranger ? C'est pourtant ce qu'a fait Clisthène après la chute d'Isagoras, et cela s'explique, dans l'état d'esprit où était alors le peuple, menacé de perdre les institutions nouvelles qu'il venait de se donner. Il est certain pour nous qu'Athènes alors se préoccupa beaucoup plus de sa liberté intérieure que des menaces d'une guerre lointaine avec la Perse, et le même sentiment dominait encore le peuple, lorsqu'il se montra quelque temps après si fier à l'endroit d'Artapherne : il s'agissait alors de repousser Hippias, et la nouvelle cité démocratique ne voulait pas plus d'une restauration monarchique que d'une réaction aristocratique. Ce n'est pas tant l'injonction du satrape perse que la perspective d'une nouvelle tyrannie qui rendit Athènes si pleine de dignité. Ces sentiments de haine irréconciliable entre les partis politiques, Hérodote ne les exalte pas en termes formels ; mais il en atteste la vivacité et la puissance par les deux faits qu'il rapporte.

Il y a donc eu, soit de la part des Athéniens, soit de la part des Pisistratides, des pourparlers, des essais d'entente, pour décider la Perse à traverser la mer et à se mêler des affaires intérieures de la Grèce. Les Pisistratides ont une lourde responsabilité dans les guerres médiques ; mais les Athéniens eux-mêmes avaient donné l'exemple. Si Artapherne les avait écoutés, il aurait conduit une expédition contre Cléomène, et la Grèce aurait été envahie seize ou dix-sept ans avant Marathon.

Bientôt après, des fugitifs de Naxos vont provoquer la révolte ionienne et l'intervention de la Perse. Tous ces faits sont graves à la charge de la politique grecque, et ils paraissent justifier d'abord ce que M. de Gobineau dit des guerres médiques, et particulièrement de Marathon, à savoir que ce fut simplement une intervention de la Perse en faveur d'un parti politique[33]. L'appréciation est pourtant injuste ; car, pour les Athéniens, la haine de la tyrannie et de l'aristocratie fit place de bonne heure à un sentiment plus élevé, le patriotisme hellénique, et, quant aux barbares, ils étaient poussés vers l'Occident par une nécessité en quelque sorte fatale : si les occasions n'étaient pas venues des Grecs, Darius aurait trouvé d'autres prétextes : un peuple conquérant ne manque jamais de bonnes raisons pour étendre son empire ; il sait toujours se donner les apparences de la justice et du droit.

Sparte eut-elle plus qu'Athènes le sentiment du danger dont Darius menaçait la Grèce ? On pourrait le croire, si on acceptait une tradition curieuse, rapportée par Hérodote au sujet de la mort de Cléomène (VI, 84) : les Scythes, pour se venger de l'invasion de Darius, auraient 'moleté, de concert avec Cléomène, une formidable attaque contre l'empire perse : il s'agissait pour eux d'entrer en Asie par la frontière du Phase, et pour Cléomène de les rejoindre en partant d'Éphèse. Pour s'entendre sur ce beau projet, les Spartiates racontaient qu'il y avait eu entre les Scythes et Cléomène à Sparte de longs entretiens où Cléomène avait appris de ses futurs alliés à boire du vin pur. De là était venue sa folie, qui avait causé sa mort, et on ajoutait que depuis cette époque à Sparte, pour engager quelqu'un à boire, on disait : έπισκύθισον. M. Wecklein a fort justement fait remarquer que toute cette histoire reposait sur une explication légendaire de la locution έπισκύθισον, et qu'il était imprudent de chercher là le souvenir d'un fait historique particulier[34]. Nous ajouterons qu'on peut faire à cette tradition une objection d'un autre ordre : si jamais Cléomène avait rêvé un tel plan d'attaque contre la Perse, comment concevoir qu'il se montre si mal renseigné sur l'empire de Darius, lorsque quelques années après, en 499, Aristagoras de Milet vient lui proposer à son tour un projet de campagne contre le Grand Roi ? Comment expliquer surtout qu'il soit alors prudent, presque timide, au point de. reculer devant les longueurs de la route[35] ? D'autre part, l'idée d'une action combinée entre les Scythes et les Grecs, en vue d'une invasion au centre de l'empire perse, ne nous semble pas de celles qui aient pu venir à l'esprit d'un Spartiate à la tin du vie siècle, ce Spartiate fût-il Cléomène. Ce sont là des chimères dont les Spartiates purent se vanter après les guerres médiques, les Perses une fois refoulés en Asie. Quoi qu'il en soit, Cléomène n'entraîna pas alors les Spartiates à Éphèse ; ce fut Athènes qui, peu après, alla débarquer quelques centaines d'hommes dans le port de cette ville, et donna ainsi le signal des hostilités.

 

 

 



[1] HÉRODOTE, I, 1.

[2] ID., I, 5.

[3] L'erreur contre laquelle tout lecteur impartial d'Hérodote doit être mis en garde est celle où est tombé, entre autres, M. de Gobineau qui considère comme contradictoires les éloges donnés par Hérodote aux Perses et le titre de barbares. Cf., en particulier, Histoire des Perses, t. I, p. 403, et beaucoup d'autres passages analogues.

[4] THUCYDIDE, I, 3, § 4.

[5] HÉRODOTE, I, 58.

[6] ID., VII, 81 et 150.

[7] ID., I, 214.

[8] ID., VII, 167.

[9] ID., II, 158.

[10] HOMÈRE, Iliade, II, v. 801.

[11] HÉRODOTE, VIII, 20.

[12] ID., I, 1-5.

[13] HÉRODOTE, I, 5.

[14] ID., I, 4.

[15] C'est dans les monuments de l'art que se manifeste surtout le mélange des traditions héroïques avec le souvenir des événements contemporains. Les sculptures d'Égine en sont le plus ancien exemple. Bien que les historiens de l'art aient beaucoup hésité sur la date du temple d'Athéna et des sculptures qui en décoraient les frontons, l'opinion la plus probable est celle que vient de défendre encore M. Maxime Collignon, après MM. Brunn et Overbeck (COLLIGNON, Histoire de la sculpture grecque, t. I, 1892, p. 286 et suiv.) : le temple d'Athéna fut élevé à la suite des glorieuses campagnes de 480, et les artistes qui sculptèrent les fameux marbres d'Égine s'inspirèrent, dans le choix du sujet, des sentiments patriotiques que venait de ranimer la victoire commune des Grecs. En représentant, d'une part, le combat d'Ajax et de Teucer autour du cadavre de Patrocle, de l'autre, la lutte de Télamon et d'Héraclès contre le Troyen Laomédon, ils voulurent figurer les héros dont l'exemple avait soutenu les Éginètes dans la guerre contre les Perses. — Une intention analogue inspira les artistes Polygnote, Micon et Panienos, dans la décoration du Pœcile : la bataille de Marathon y était associée à deux autres sujets héroïques, la lutte de Thésée contre les Amazones et la guerre de Troie (PAUSANIAS, I, 15, § 4). M. C. Robert estime, il est vrai, que, dès l'origine, une seconde bataille historique, livrée en 459/8, y figurait (Hermes, t. XXV (1890), p. 412 et suiv.). Mais il nous parait difficile que, même après l'exil de Cimon (459), les Athéniens aient pu associer une victoire sur Sparte aux souvenirs de la guerre de l'indépendance. — Thésée avait aussi sa place parmi les statues qui composaient le groupe de Phidias à Delphes (PAUSANIAS, X, 10, § 1), et, d'une manière générale, les sujets guerriers, les luttes héroïques, dominent dans les peintures de vases durant la période qui suit immédiatement les guerres médiques (RAYET et COLLIGNON, Histoire de la céramique grecque, Paris, 1888, p. 127). — Pour les poètes, nous avons exprimé ci-dessus l'hypothèse, que Phrynichos et Eschyle avaient encadré, pour ainsi dire, leurs tragédies historiques dans des sujets mythologiques. Enfin, dans le domaine de l'éloquence, nous apprenons par Plutarque (Périclès, 28) un mot de Périclès, attesté par Ion de Chios : après la prise de Samos, Périclès disait avec orgueil qu'Agamemnon avait mis dix ans à prendre une ville barbare, et que lui-même en neuf mois avait réduit les premiers et les plus puissants des Ioniens. Cette comparaison fut appliquée aussi à la guerre médique et adoptée par la tradition oratoire : Isocrate compare les vainqueurs de Xerxès aux Grecs qui avaient pris Troie : les uns étaient restés dix ans autour d'une seule ville, les autres, en peu de temps, avaient vaincu les forces de l'Asie tout entière (Panégyrique d'Athènes, 83).

[16] Outre la fête de Thésée, renouvelée par Cimon et rattachée à la fête ancienne des Έπιτάφια (sur les rapports de ces deux fêtes, cf. AUG. MOMMSEN, Heortologie, p. 269 et suiv., et A. MARTIN, Notes sur l'héortologie athénienne, dans la Revue de Philologie, t. X (1888), p. 17 et suiv.), citons la fête des Roédromia, célébrée le 6 Boédromion, qui confondait dans un commun souvenir l'ancienne attaque des Amazones contre Athènes et la victoire de Marathon (MOMMSEN, Heortologie, p. 214). Nous n'accordons pas, d'ailleurs, à M. Aug. Mommsen, que la procession guerrière qui se célébrait dans cette fête ait donné lieu à la tradition légendaire d'une course des Athéniens à Marathon.

[17] C'est ce que nous avons essayé de montrer dans un travail intitulé Hérodote et les Ioniens (extrait de la Revue des Études grecques, t. I (1888), p. 257-296).

[18] L'opinion émise à ce sujet par le philosophe Bias, l'un des Sept Sages, semble inspirée par Delphes (HÉRODOTE, I, 170). L'oracle donnera aux Athéniens le même conseil au début de la seconde invasion médique (VII, 140).

[19] Pour ces faits, si connus, de l'histoire de Polycrate, nous croyons inutile de renvoyer à tous les passages correspondants d'Hérodote.

[20] BUSOLT, Griech. Gesch., t. II, p. 13, note 1. — Cette idée se trouvait déjà dans DUNCKER, Gesch. des Alterth., t. IV, le édition, p. 487, et dans M. DE GOBINEAU, Histoire des Perses, t. II, p. 99.

[21] GOBINEAU (DE), op. cit., t. II, p. 98 et suiv. — L'auteur de cette hypothèse s'appuie sur un texte de CTÉSIAS, Persica, § 16 (du résumé de Photius). Mais Ctésias ajoute (ibid., § 17) que Darius lui-même, après son satrape Ariaramnès, réunit une armée et marcha en personne contre les Scythes.

[22] CTÉSIAS, Persica, § 16.

[23] ESCHYLE, Perses, v. 865-866 et 900.

[24] STEIN, édition classique d'HÉRODOTE, VII, 61.

[25] HÉRODOTE, IV, 8-10, 24, 78, 93, 105.

[26] HÉRODOTE, IV, 143.

[27] HÉRODOTE, V, 17-21. Tout le récit d'Hérodote sur les envoyés du Grand Roi à la cour du roi de Macédoine, sur le meurtre de ces envoyés, et sur les arrangements intervenus ensuite entre le Perse Boubarès et le roi Alexandre, est évidemment de source macédonienne, et tend à dissimuler le fait réel, à savoir la soumission effective de la Macédoine à la Perse.

[28] ID., V, 26.

[29] ID., IV, 143 ; V, 11.

[30] STRABON, XIII, p. 591.

[31] HÉRODOTE, IV, 87.

[32] ID., VI, 40.

[33] GOBINEAU (DE), Histoire des Perses, t. I, p. 136 : L'esprit de parti singeait le patriotisme. Il a assez bien réussi à tromper la postérité.

[34] WECKLEIN, op. cit., p. 41.

[35] HÉRODOTE, V, 40-51.