CHAPITRE I. — LES ORIGINES DE LA GUERRE. - LA GRÈCE ET LA PERSE DEPUIS LA CHUTE DE LA MONARCHIE LYDIENNE
JUSQU'À LA RÉVOLTE DE
L'IONIE.
§ I. — Les causes premières de la lutte entre la Grèce et la Perse. - Cyrus et la
conquête de l'Ionie.
L'idée maîtresse qui domine l'œuvre d'Hérodote ne saurait
être méconnue : l'historien s'est proposé de raconter la lutte des Grecs et
des barbares, et il a cherché à déterminer les causes de cette lutte. Non
seulement le début de son premier livre atteste cette intention, mais tous
les développements historiques, géographiques et ethnographiques qui
précèdent le récit des campagnes de Darius peuvent être considérés comme une
introduction à l'histoire des guerres médiques proprement dites. Il n'y a
donc pas de doute possible : l'opinion d'Hérodote sur les causes de la guerre
peut avoir plus ou moins de valeur historique ; mais du moins a-t-il exprimé
cette opinion en termes assez clairs pour que l'interprétation de sa pensée
ne donne lieu à aucune équivoque :
Hérodote d'Halicarnasse expose
ici le résultat de ses recherches : il a voulu sauver de l'oubli les
événements du passé, et assurer une gloire durable aux grandes et belles
actions accomplies soit par les Grecs, soit par les barbares ; il s'est
proposé, entre autres choses, de rechercher pour quelle cause ces peuples se
sont fait la guerre[1].
Après ce court préambule, Hérodote rappelle en quelques
mots les traditions relatives aux plus anciens différends survenus entre la Grèce et l'Asie,
c'est-à-dire les histoires légendaires d'Io, d'Europe, de Médée et d'Hélène ;
puis il arrive presque aussitôt à Crésus, parce que, dit-il, je sais que ce prince est le premier des rois barbares qui
ait commis des actes injustes à l'égard des Grecs[2].
Pour fixer d'une manière aussi précise l'origine des
premières hostilités, quelles raisons a donc Hérodote ? Pourquoi rejette-t-il
presque sans discussion les traditions qui faisaient remonter les causes de
la lutte à une époque beaucoup plus ancienne ?
Avant de répondre à cette question, il nous faut expliquer
le sens que donne l'historien aux noms des deux partis en présence, les Grecs
et les barbares.
Le mot barbare
n'avait pas besoin d'être défini au Ve siècle ; c'était un terme courant,
compris de tout le monde. Néanmoins, comme ce mot a pour nous, comme il eut
de bonne heure aussi chez les Grecs, une acception défavorable, il convient
de déterminer au juste l'emploi qu'en fait Hérodote[3].
Pour Hérodote, comme pour Thucydide, ce qui fait
essentiellement l'unité de la race grecque, τό
έλληνικόν, c'est la
langue : la dénomination d'Hellènes s'est propagée, dit Thucydide[4], de ville en ville,
entre gens qui parlaient la même langue ; et c'est seulement quand tous ces groupes
d'hommes qui se comprenaient entre eux se sentirent réunis par le lien commun
du langage, qu'ils songèrent à désigner aussi sous une dénomination commune
les hommes qu'ils ne comprenaient pas, τό
βαρβαρικόν, sans se
soucier d'ailleurs de savoir si ces homme eux-mêmes se comprenaient les uns
les autres. C'est exactement la même opinion qu'a Hérodote. Car, bien qu'il
ne s'explique pas sur ce point à propos des barbares par excellence, les
Perses, il fait clairement connaître au sujet des Pélasges la distinction
qu'il établit entre le Grec et le barbare. Les Hellènes, dit-il, ont toujours
eu la même langue, et cette langue, en se propageant, a fait leur force :
d'abord très faibles au milieu de nombreux voisins, comme les Pélasges, qui
parlaient une autre langue, ils ont réussi à faire adopter la leur par une
bonne partie de ces peuplades, et dès lors celles-ci, de barbares qu'elles
étaient, sont venues grossir le nombre des Hellènes. Celles, au contraire,
qui conservèrent leur langage primitif restèrent barbares[5]. Ainsi la qualité
de barbare ne tient pas, dans Hérodote, à des différences géographiques ou
ethnographiques : demeurés en Grèce, mais fidèles à leur langue, les Pélasges
n'en sont pas moins des barbares, quoique la tradition grecque suivie par
Hérodote établisse entre eux et les Grecs des liens de parenté[6].
Suivant cette conception primitive, Hérodote emploie le
mot barbare pour désigner tous les peuples qui ne parlent pas la langue
grecque, aussi bien les Massagètes dans leur lutte contre Cyrus[7], que les
Carthaginois et leurs alliés occidentaux dans la guerre qu'ils soutiennent
contre les Grecs de Sicile[8]. Bien plus, il
ignore si peu la valeur toute relative de ce terme, qu'il explique comment,
dans un oracle rendu au roi égyptien Nécos, le mot barbare signifiait simplement étranger
; car, dit-il, les Égyptiens appellent barbares tous ceux qui ne parlent pas
leur langue[9].
Gardons-nous donc de croire que ce nom, appliqué aux
ennemis de la Grèce,
entraîne nécessairement iule idée de dénigrement : Hérodote déclare, dès les
premières lignes de son ouvrage, qu'il a voulu conserver le souvenir des
actions mémorables accomplies aussi bien chez les barbares que chez les
Grecs. Dans sa conception générale de la terre habitée, il y a deux sortes
d'hommes : les Grecs et ceux qui ne sont pas Grecs. Si cet emploi du mot barbare répond à une classification des peuples
un peu trop simple, du moins est-il parfaitement conforme au sens
étymologique que ce mot a toujours gardé : le barbare est pour Hérodote le βαρβαρόφωνος
d'Homère[10],
et c'est de ce nom même que l'oracle de Bacis appelle le roi Xerxès[11]. Le barbare
n'est pas forcément l'ennemi ; il est l'étranger qui entoure la Grèce de toutes parts.
Parmi ces peuplades barbares, il y en eut certainement
beaucoup qui furent de bonne heure en lutte avec la Grèce, soit qu'il s'agit
pour elle de s'affermir dans la possession de son territoire continental,
soit qu'elle voulût S'emparer des îles et des côtes voisines. Mais ces luttes
avaient eu le caractère de rivalités locales et d'engagements partiels ;
elles ne s'étaient étendues ni à la
Grèce entière ni à un groupe compact de barbares, et
d'ailleurs elles avaient été suivies de longues périodes pacifiques. Plus
tard seulement, lorsque, grâce aux progrès de l'empire perse, la plupart des
États barbares de l'Asie, réunis sous une seule et même domination, furent
menés ensemble à la conquête de la
Grèce et de l'Europe, l'idée vint de considérer les guerres
antérieures, même les plus lointaines, comme les premières escarmouches de
cette lutte formidable.
Mais cette idée est toute grecque, et c'est en Grèce
qu'elle a fait fortune, particulièrement à Athènes chez les poètes et les
orateurs. Or, chose singulière, Hérodote, en rapportant ces antiques
traditions, les donne pour perses et phéniciennes[12]. Ce qu'il oppose
à sa conviction personnelle, ce n'est pas le témoignage de ses prédécesseurs
ou de ses contemporains grecs ; c'est l'opinion des savants perses et
phéniciens. Est-ce donc que réellement les barbares discutaient, comme les
Grecs, sur les causes premières de la lutte entre la Grèce et l'Asie, ou bien
n'est-ce là chez Hérodote qu'une sorte de fiction et d'artifice littéraire ?
Il ne nous parait pas interdit de prendre ici à la lettre le témoignage de
notre auteur. Quoique grecques, ces idées, déjà répandues en Asie Mineure au
temps des guerres médiques, le furent beaucoup plus encore dans la suite,
lorsque le parti vainqueur se plut à représenter la dernière lutte comme le
développement et le terme d'une hostilité séculaire. Acceptant les faits
mêmes de la légendé grecque, les barbares lettrés que consulta Hérodote
s'étaient mis à réfuter les prétentions helléniques en interprétant ces faits
à leur manière. Il leur était facile, par exemple, de se disculper du rapt
d'Io, la tille d'Inachos, en déclarant que la jeune tille, séduite, avait fui
d'elle-même la colère de ses parents[13]. Les Perses
avaient beau jeu à soutenir que les Grecs avaient en réalité commencé la
guerre, puisque les premiers ils avaient, lors de l'expédition de Troie, armé
une flotte immense, détruit le royaume de Priam, et cela parce que Pâris
avait enlevé Hélène ! Mais bien d'autres rapts n'avaient-ils pas eu lieu
auparavant, sans que jamais pareille entreprise en eût été la conséquence ?
N'était-ce point de la folie que de se battre ainsi pour une femme ? Les
Perses déclaraient donc que l'expédition de Troie avait été le premier acte
de la guerre, et que cette attaque était venue des Grecs : eux-mêmes n'avaient
fait depuis que venger tous les outrages infligés jadis aux barbares ; depuis
la guerre de Troie ils avaient le droit de regarder les Grecs comme leurs
ennemis naturels ; c'est cette guerre qui avait partagé le monde en deux
camps : d'une part, l'Asie et les peuples barbares qui l'habitent ; de
l'autre, l'Europe et les peuples grecs[14].
Faut-il croire qu'Hérodote ait rejeté ces prétendues
causes de la guerre médique afin de pouvoir attribuer aux Grecs la qualité
d'offensés ? S'il avait attaché une telle importance à ces légendes, il
n'aurait pas eu de peine sans doute à trouver dans la tradition elle-même des
arguments à l'appui de la cause grecque. Mais pouvait-il prendre au sérieux
des rancunes qui prétendaient remonter jusqu'au rapt d'Io, et invoquer, pour
condamner Darius, le souvenir de Pâris ? C'est en badinant qu'Hérodote rappelle
ces antiques démêlés, et le ton d'agréable raillerie qui domine tout le
morceau ne laisse aucun doute sur les intentions véritables de l'historien :
les faits antérieurs à la première soumission des villes grecques d'Asie
Mineure ne se rattachent, selon lui, que par des liens factices à la guerre
des Grecs et des barbares ; ni d'un côté ni de l'autre ce ne sont les mêmes
acteurs : la Grèce
n'existe pas au temps de l'enlèvement d'Io (I,
1), et la Perse
existe bien moins encore. A vrai dire, les villes grecques sont demeurées
indépendantes chez elles jusqu'au milieu du VIe siècle ; mais à cette date
une première conquête, celle de Crésus, en amène presque aussitôt une autre, plus
durable, avec Cyrus. Désormais la
Perse, maîtresse de tout le continent asiatique jusqu'à la
mer, ne s'arrête plus dans sa marche : la guerre médique est commencée.
Assurément cette conception d'Hérodote ne répond pas de
tous points aux exigences de la critique moderne : le témoignage même de
l'historien suffit à nous faire entrevoir, bien avant la domination de
Crésus, une série de luttes entre les monarques lydiens et les villes du
littoral. Ce n'est pas seulement depuis l'avènement de Crésus, c'est depuis
Gygès lui-même que les Grecs d'Asie ont dû défendre leur indépendance contre
l'étranger ; et, longtemps avant cette époque, l'établissement des colonies
grecques avait été accompagné et suivi de longues hostilités. Du moment où
Hérodote ne se contente pas de faire commencer la guerre au temps où les
Perses entrent en conflit avec des peuples grecs, il y avait lieu peut-être
de remonter plus haut encore, et de chercher jusque dans la légende, et dans
ces traditions fabuleuses qu'Hérodote néglige volontairement, le souvenir de
faits historiques. Aussi pourrait-on concevoir une étude des causes
lointaines de la guerre médique infiniment plus vaste et plus profonde que ne
l'a faite notre historien. Thucydide fera preuve d'une perspicacité et d'un
génie supérieurs en abordant, dès le début de son livre, la critique même des
traditions poétiques. Hérodote ne cherche pas à démêler des causes si
complexes : s'il représente Crésus comme le premier oppresseur des Grecs,
c'est d'abord qu'il est sûr du fait ; mais c'est aussi parce qu'il a le goût
de la clarté et de la simplicité en histoire : là où peut-être les modernes
chercheraient une cause multiple, impersonnelle, Hérodote aime à trouver un
nom, un homme.
Mais, ces réserves faites, il n'est que juste de reconnaître
toute la distance qui sépare Hérodote de ses prédécesseurs et de ses
contemporains, dans l'appréciation des causes qui agissent sur les événements
humains : tous les logographes sans exception, auteurs de généalogies et de
fondations de villes, rattachaient étroitement les temps modernes au passé
mythologique, et ces logographes n'étaient en cela que les interprètes,
parfois aussi les inspirateurs de l'opinion publique. Poètes, artistes,
orateurs, tous s'accordaient pour unir dans une commune admiration les
demi-dieux mythiques et les héros de la guerre contre les Perses[15] : les fêtes
religieuses surtout contribuaient à confondre ces souvenirs[16]. Hérodote parait
s'être refusé à suivre l'opinion publique jusque dans ce passé fabuleux :
dans le plan qu'il se trace, il prend pour point de départ un événement qui
ne date pas de beaucoup plus de cent ans avant l'époque où il commence à
écrire ; c'est pour lui le moyen de rester sur un terrain solide. Sans doute,
ce plan une fois tracé, il ne craint pas les digressions qui le ramènent
parfois de plusieurs siècles en arrière, et on a pu dire que l'historien, à
la manière du poète de l'Odyssée, jette d'abord son lecteur in medias res. Mais n'abusons pas de ces
comparaisons littéraires : l'imitation d'Homère n'a été certainement pour
rien dans le choix qu'a fait Hérodote de son point de départ historique.
Toute la question se réduit donc pour nous à ceci : pouvons-nous mettre en
doute que le premier roi barbare qui ait contraint les villes grecques d'Asie
Mineure à payer un tribut régulier ait été le roi Crésus ? Non, et dès lors,
pour nous aussi, la conquête lydienne est bien le signal de la guerre qui
devait s'engager presque aussitôt après entre les Grecs et les nouveaux
conquérants de l'Asie.
Crésus, qui parait avoir été malgré tout un roi
philhellène, eut le sentiment qu'il pouvait trouver en Grèce du secours
contre l'invasion menaçante de Cyrus. Il est le premier qui ait convié une
ville de la Grèce
continentale à se joindre aux peuples barbares de l'Asie pour repousser la
conquête perse. Sparte se montra disposée à jouer ce rôle, et, sans la
promptitude de Cyrus, qui prévint ses ennemis coalisés, le conquérant perse
aurait eu à combattre pour la première fois les hoplites lacédémoniens sur le
sol même de l'Asie. Sparte, dit Hérodote (I,
83), considéra le sort de Crésus comme un malheur. Eut-elle alors le
sentiment que la menace devait l'atteindre elle-même un jour ou l'autre ? Une
nouvelle occasion s'offrit bientôt à elle de s'en apercevoir. Mais il devait
lui en falloir bien d'autres pour qu'elle se décidât à agir.
Les villes ioniennes, repoussées par Cyrus, à l'exception
de Milet, implorent l'aide de Sparte (I, 152).
Mais la demande ne vient pas cette fois d'un grand prince, ami de Delphes ;
elle est présentée par des républiques remuantes, dont la cité aristocratique
de Lycurgue redoute la contagion jusque dans sa péninsule : elle n'est pas
accueillie. Cependant, pris de quelque scrupule de conscience, les Spartiates
se ravisent : après le départ des envoyés ioniens, ils expédient un vaisseau
jusqu'à Phocée, et de là dépêchent à Sardes l'un des chefs de cette pauvre
expédition, pour tenir devant Cyrus un langage hautain : Sparte ne souffrira
pas qu'on touche à une seule ville du territoire grec. Cette revendication
éclatante des droits de la
Grèce sur la côte occidentale de l'Asie Mineure touche fort
peu Cyrus : avec mépris le conquérant demande ce que c'est que Lacédémone, ce
que c'est que la Grèce,
et il renvoie chez eux les Spartiates avec une menace formelle : Prenez garde, vous autres Grecs, d'avoir à bavarder
bientôt non plus sur les maux de l'Ionie, mais sur vos propres infortunes
(I, 153). Dès lors l'Ionie abandonnée
tombe, malgré des prodiges de bravoure, sous les coups des généraux perses,
et la domination barbare s'étend jusqu'aux îles, qui d'elles-mêmes offrent
leur soumission.
La forme anecdotique que revêt ici, comme presque partout
d'ailleurs, le récit d'Hérodote, doit-elle nous faire douter de l'exactitude
historique des principaux traits de ce récit ? Ce qui ressort du langage que
prête l'historien à Cyrus, soit dans l'apologue qu'il fait entendre aux
Ioniens, soit dans sa réponse aux Spartiates, c'est la parfaite indifférence
du conquérant pour ces petites villes grecques dont le nom est à peine encore
parvenu jusqu'à ses oreilles. Mais n'est-ce pas là l'expression même de la
vérité ? Et, s'il y a dans ce fait quelque chose qui doive nous surprendre,
n'est-ce pas que cet aveu se rencontre dans une œuvre grecque ? Ce qui est
étonnant, c'est qu'Hérodote se soit si bien rendu compte de la distance qui
séparait alors le Grand Roi des cités encore impuissantes de la Grèce ; ce n'est ni
l'attitude des Ioniens ni la bravade de Sparte.
Cette vue juste d'Hérodote s'explique assez bien, si l'on
songe que son histoire de Cyrus dérive en partie de sources perses (I, 95), et aussi que ses sources grecques
ont une origine presque exclusivement athénienne et delphique[17]. Athènes n'avait
eu aucune part à ce premier acte de la guerre médique, et, plus que jamais au
temps d'Hérodote, elle considérait les Ioniens comme incapables de se
défendre seuls. Delphes, de son côté, qui voyait une sorte de rivalité dans
le grand sanctuaire d'Apollon aux Branchides, et qui avait volontiers
favorisé Crésus, le premier maitre des cités libres de l'Ionie, parait avoir
eu surtout l'idée de pousser les Ioniens à émigrer pour laisser la place
libre au conquérant perse[18]. Quant à
l'opinion personnelle d'Hérodote sur la politique générale de la Grèce en face de Cyrus, il
ne l'exprime pas ouvertement ; mais le propos qu'il met dans la bouche de
Cyrus ne permet pas de douter qu'il n'ait parfaitement compris la menace d'un
choc désormais inévitable entre le roi de Perse et la Grèce.
§ II. — Progrès de la puissance perse au sud et au nord de la Grèce. -L'expédition de
Darius contre les Scythes. - Premières conquêtes de la Perse en Thrace et en
Macédoine.
Les progrès de la
Perse à l'ouest de l'Ionie, c'est-à-dire dans la direction
qui devait mettre le plus vite aux prises les deux adversaires, ne furent pas
aussi rapides qu'on aurait pu s'y attendre : la puissante marine de Polycrate
détourna pour un temps la conquête perse de la voie où Cyrus l'avait engagée.
On put croire un moment que cette nouvelle confédération ionienne allait
devenir une sorte de boulevard pour la Grèce ; mais Sparte fut la première à la
combattre, à la détruire même, dans sa haine de la tyrannie. Même vaincu,
Polycrate inspira encore assez de crainte aux Perses pour qu'on préférât se
débarrasser de lui par la ruse et le crime. Lui mort, l'île tomba aux mains
d'un tyran gagné à la cause des barbares, et dès lors la province perse
d'Ionie comprit toutes les villes ioniennes sans exception et toutes les
côtes grecques d'Asie depuis la
Lycie jusqu'à l'Hellespont[19].
Cependant l'activité conquérante de Cambyse s'était portée
vers le sud, et la soumission de l'Égypte avait permis à la domination perse
de s'établir sur le rivage méridional de la Méditerranée. De
ce côté-là même, le successeur de Cambyse, Darius, fit sentir plus loin encore
la puissance de ses armes, et l'expédition contre Barca lui fournit
l'occasion d'intervenir dans les affaires de la riche colonie grecque de
Cyrène.
Ces événements nous sont connus par Hérodote, dont le
récit, quoique mêlé de fables, ne présente dans ses traits essentiels aucune
incertitude. Aussi bien les Perses, dans cette direction, enveloppaient-ils la Grèce sans devoir jamais
l'atteindre. Au nord, au contraire, la campagne de Darius contre les Scythes
ouvrait l'Europe aux armées perses, et leur montrait le chemin de la Grèce. Cette partie
de la tradition grecque a paru plus altérée que toute autre. L'étude critique
de l'expédition de Darius en Scythie nous entraînerait beaucoup trop en
dehors de notre sujet ; du moins devons-nous examiner les traits principaux
du récit d'Hérodote.
Nous insisterons en particulier sur quelques points qui
intéressent déjà directement l'histoire des guerres médiques proprement
dites, à savoir : les causes de l'expédition, les forces militaires de
Darius, le rôle des Ioniens et de Miltiade au bord du Danube, enfin, les
conséquences de la campagne, c'est-à-dire la conquête d'une partie des villes
de la Thrace
et de la Macédoine.
Hérodote dit expressément, et répète à plusieurs reprises (IV, I, et VII, 10), que l'intention de
Darius, en portant la guerre chez les Scythes, fut de les punir de l'invasion
qu'ils avaient faite autrefois en Asie, au temps du roi mède Cyaxare. Ainsi
Darius se serait constitué le vengeur de ses prédécesseurs les rois mèdes.
Cette conception a paru fausse à la plupart des historiens de la Perse et tic la Grèce : M. Busolt, entre
autres, fait ressortir ce qu'il y a d'invraisemblable dans cette solidarité
qu'établit Hérodote entre des événements si éloignés et des acteurs si
différents[20]
et il explique cette opinion de l'historien par les préoccupations morales
qui dominent tout son livre. Nous savons, en effet, combien Hérodote se plaît
à signaler les conséquences morales des actions humaines ; mais cette
disposition d'esprit l'a-t-elle entraîné à prêter aux personnages de son
histoire des intentions qui leur fussent tout à fait étrangères ?
L'accusation serait grave ; mais la preuve à l'appui nous semble ici
insuffisante. Si l'on veut dire seulement que Darius avait d'autres raisons
encore pour attaquer les Scythes que le souvenir de leurs antiques méfaits en
Asie, soit ; nous accordons volontiers qu'Hérodote n'a pas énuméré toutes les
causes de l'expédition ; il nous paraît certain que Darius dut être attiré
surtout par l'espoir de conquérir les riches contrées du nord du Pont-Euxin,
le grenier de la Grèce.
Mais ne dut-il pas aussi chercher à justifier sa conquête
en la présentant comme une sorte de revendication et de revanche légitime ?
Tout nous porterait à le croire, d'abord l'autorité même d'Hérodote, et
ensuite le fait, que les colonies grecques d'Asie Mineure ont eu un rôle
prépondérant dans cette campagne : on a pensé avec raison que le Grand Roi,
dans cette occasion, avait à la fois satisfait son besoin de conquête et
servi les intérêts commerciaux des villes grecques d'Asie. Quoi de plus
naturel dès lors que de supposer Darius mis au courant par elles de la
redoutable invasion dont elles avaient souffert jadis, et qui avait dû
laisser des traces visibles de son passage ?
Il est vrai que M. de Gobineau rejette même l'idée d'une
attaque directe de Darius contre les Scythes. Suivant lui, l'expédition
aurait eu pour objet la conquête de la Thrace et des pays situés au sud du Danube ;
puis, pour assurer cette conquête, le Grand Roi aurait fait entreprendre une
sorte d'exploration des régions situées au nord du Danube : ce voyage de
reconnaissance n'aurait pas abouti à une nouvelle extension de l'empire
perse, et voilà tout[21]. Dans cette
manière de voir, Darius n'aurait subi aucun échec. Mais, comme nous le dirons
tout à l'heure, le récit des campagnes de Mégabaze et d'Otanès en Thrace
prouve que le Grand Roi dut reconquérir une partie des villes qu'il avait
d'abord soumises : ces villes s'étaient donc soustraites à sa domination,
sans doute à la suite de quelque défaite des armées perses. D'ailleurs,
est-ce que la Thrace
entière fut jamais soumise jusqu'au Danube ? Non. Ainsi, même dans
l'hypothèse de M. de Gobineau, l'expédition de Darius n'atteignit pas son
but.
Le même historien prétend que Darius, au lieu de prendre
part en personne à la guerre contre les Scythes, la confia à ses généraux.
Ctésias dit, en effet, que le Grand Roi envoya en Scythie le général
Ariaramnès[22].
Mais ce témoignage se rapporte probablement à une campagne préparatoire qui
avait précédé l'expédition de Darius lui-même : ces sortes de missions
d'avant-garde semblent avoir été dans les habitudes de la Perse. En outre, M. de
Gobineau invoque comme preuve à l'appui du texte de Ctésias les vers
d'Eschyle où le chœur dit que Darius ne fit jamais la guerre en personne[23]. Mais à ce
compte il faudrait aussi, avec le chœur des Perses, soutenir que
Darius n'a jamais été vaincu, et qu'il est mort en recommandant à son fils
Xerxès de ne jamais faire la guerre au delà des mers ! La figure si dramatique
de l'Ombre de Darius, heureusement imaginée par Eschyle, ne saurait passer
vraiment pour un personnage historique.
La question des forces de Darius dans son expédition
contre les Scythes mérite de nous arrêter un instant, parce que les chiffres donnés
par Hérodote servent ordinairement de base au calcul des forces perses dans
les campagnes contre la
Grèce.
Hérodote rapporte que Darius érigea sur l'une des rives du
Bosphore deux stèles de marbre, et qu'il y lit graver en caractères
helléniques et assyriens les noms de toutes
les nations qu'il avait amenées avec lui. Puis il ajoute que l'on compta, y
compris la cavalerie, 700.000 hommes ; la flotte se composait de 600
vaisseaux (IV, 87). C'est ici une des
rares occasions où Hérodote semble indiquer la source de ses informations.
Aussi ces chiffres ont-ils été généralement adoptés ; l'éditeur Stein va
jusqu'à ranger les deux stèles du Bosphore au nombre des documents qui ont
servi à l'historien dans son énumération des forces perses au VIIe livre[24]. Mais, à regarder
ce texte de plus près, on constate qu'Hérodote n'a pas consulté lui-même le
monument ; il ne l'a même pas vu debout ; les deux stèles avaient été, peu
après leur érection, transportées par les Byzantins à Byzance, et utilisées
pour la construction d'un autel à Artémis Orthosia ; une seule pierre avait
été laissée de côté, et c'est ce morceau, couvert de caractères assyriens,
qu'Hérodote a vu à Byzance, près du temple de Dionysos. Ainsi, même s'il
avait su déchiffrer ces caractères cunéiformes, la lecture de ce fragment
isolé ne lui aurait presque rien appris. C'est donc une tradition recueillie
sans doute à Byzance qui lui a fourni les chiffres de 700.000 hommes et de
600 vaisseaux. Cette tradition se rattachait à un monument depuis longtemps
disparu ; elle n'a pas par elle-même une grande valeur.
Un autre monument, l'ex-voto de Mandroclès, exposé dans le
temple de Héra à Samos, et représentant le passage de Darius sur le Bosphore,
n'était pas de nature à renseigner Hérodote d'une manière plus précise : le
fait qu'on y voyait Darius assis sur un trône parait indiquer que le Roi
lui-même avait pris part à l'expédition ; pour le reste, il est évident que
le peintre n'avait pu reproduire qu'un épisode isolé du passage, une partie
minime de l'armée (IV, 88).
Faut-il croire que le chiffre traditionnel de 700.000
hommes reposât sur une autorité plus sûre, et que ce fût, par exemple, le
contingent militaire exigé d'un certain nombre de satrapies perses ? Hérodote
dit bien que Darius emmenait avec lui tous les peuples de son empire (IV, 87) ; mais cette affirmation n'a d'autre
garant, elle aussi, que les stèles du Bosphore, expliquées et interprétées
après coup par les Byzantins. Le chiffre de 600 vaisseaux est également
douteux en lui-même, et la coïncidence de ce chiffre avec celui de la flotte
perse à la bataille de Ladé (VI, 9), et
encore avec celui de la flotte de Datis à Marathon (VI, 95), ne fait que redoubler nos doutes. Car il ne s'agit
pas dans ces trois cas d'une flotte fournie par les mêmes villes : dans
l'expédition de Scythie, Darius n'a d'autres vaisseaux que les vaisseaux
grecs des villes doriennes, éoliennes et ioniennes d'Asie Mineure ; à Ladé,
au contraire, ces villes combattent dans le camp opposé, et la flotte de 600
vaisseaux se compose de contingents phéniciens et égyptiens ; enfin, à
Marathon, il y a de tout : des Grecs asiatiques, des Phéniciens et des Grecs
insulaires. Comment, avec une composition si différente, ces trois flottes
auraient-elles eu justement le même effectif ?
En raisonnant ainsi, nous ne prétendons pas réduire outre
mesure le corps expéditionnaire de Darius. H nous parait que le Grand Roi dut
avoir avec lui, pour sa première campagne en Europe, un nombre considérable de
soldats ; mais c'est la précision du chiffre qui nous semble inacceptable :
l'importance de l'expédition est hors de cause.
Il n'entre pas dans notre sujet d'étudier dans le détail
le récit de la campagne de Darius en Scythie : une lecture même rapide du IVe
livre d'Hérodote montre que l'historien a recueilli sur les Scythes, à côté
de données exactes, les contes les plus fantaisistes. La situation
géographique, les mœurs, le caractère de chaque peuple y sont décrits avec
toute l'apparence de la vérité ; mais l'expédition de Darius, et surtout les
marches et contremarches des Scythes à travers leurs déserts paraissent
imaginées d'après le caractère et les habitudes connues de ces peuples
nomades. Il faut ajouter qu'Hérodote tient ce récit des populations grecques
du Pont[25],
et que ces populations semblent avoir été menacées par Darius autant que les
Scythes : qu'elles aient reçu de leurs voisins la tradition rapportée par
Hérodote, ou qu'elles en aient imaginé elles-mêmes une bonne part, dans ces
deux cas l'authenticité en est également suspecte ; les Grecs ont toujours
aimé à dépeindre, sous des traits plus ou moins romanesques, ces peuplades
barbares de la Scythie,
que la singularité de leurs mœurs recommandait à l'attention des esprits
curieux et à ta fantaisie des philosophes et des poètes.
L'anecdote célèbre des Ioniens laissés par Darius au bord
du Danube, et invités par les Scythes à couper le pont pour assurer la ruine
totale de l'armée perse, fait apparaître pour la première fois dans
l'histoire le héros de Marathon, Miltiade (IV,
437). On s'est demandé si cette partie du récit ne provenait pas d'une
source athénienne, voire même d'une tradition propre à la famille des
Philaïdes. Ainsi expliquerait-on bien le rôle particulièrement glorieux du
tyran de la Chersonèse,
soutenant seul, en face de la tacheté égoïste des tyrans ioniens, la
proposition héroïque des Scythes. Cette hypothèse nous parait manquer de
fondement. D'abord, dans ce passage d'Hérodote, le style simple et exempt de
toute emphase exclut l'idée d'un récit arrangé pour la plus grande gloire de
Miltiade. Il y avait là pourtant l'occasion d'un éloge mérité : si l'avis de
Miltiade eût alors prévalu, la
Grèce n'eût-elle pas été sauvée de toute invasion ?
Hérodote ne donne point à ce fait une portée si haute ; il l'expose
simplement comme un détail intéressant de la guerre de Darius en Scythie.
D'autre part, si Hérodote avait trouvé ce fait dans une
tradition des Philaïdes, cette tradition lui eût fourni sans doute un récit
continu de l'histoire de Miltiade, depuis son installation comme tyran de la Chersonèse jusqu'à
son retour à Athènes avant Marathon. Or il est manifeste qu'Hérodote ne
possède sur ce sujet particulier aucune donnée complète, aucun récit composé
de manière à préparer le rôle futur du vainqueur de Marathon. Il ne nous
semble donc pas que la tradition relative au rôle des Ioniens dans
l'expédition de Scythie dérive d'une source proprement athénienne : Hérodote
aura entendu rapporter le fait, sinon par les Ioniens eux-mêmes — car tel
propos des Scythes sur leur compte (IV, 142)
ne peut certainement pas venir d'une telle source —, du moins dans les mêmes
villes grecques du Pont qui lui racontèrent l'ensemble de la campagne.
Mais arrivons à la plus grave objection qu'on ait faite au
récit d'Hérodote : comment, dit-on, une armée de 700.000 hommes, réduite après
son échec à 80.000 hommes — c'est l'effectif que garda Mégabaze après le
retour de Darius en Asie[26] —, put-elle
avoir encore assez de prestige et de force pour conquérir une partie de la Thrace, et pour obtenir même,
sans coup férir, une adhésion formelle de la Macédoine à la
domination perse[27] ?
L'objection, sous cette forme, exagère et la défaite de
Darius et la rapidité de la conquête qui suivit. Hérodote ne parle d'une
déroute de l'armée perse que dans les déserts de Scythie au nord du Danube.
Il ne dit pas que Darius ait dû traverser la Thrace en fuyard, ni que
le chiffre de 80.000 hommes représente tout ce qui restait des 70 myriades
qui avaient jadis franchi le Bosphore. Il peut se faire que le corps d'armée
de Mégabaze se soit composé de troupes qui avaient séjourné en Thrace, et que
Darius ait ramené encore en Asie bon nombre de ses soldats. Même réduite à
ces proportions, la défaite du Grand Roi nous semble encore assez grave :
l'expédition n'avait pas abouti à le rendre maître des bouches du Danube ni
des autres voies commerciales dont il avait poursuivi la conquête : le but
principal de la campagne était manqué. Mais allons plus loin : plusieurs
textes anciens et plusieurs passages d'Hérodote permettent de reconnaître que
le retour de Darius à travers l'Europe fut plus rapide qu'il n'aurait convenu
à un conquérant invincible ; les villes qu'il avait traversées au départ se
soulevèrent contre lui, puisque ses généraux durent plus tard les reprendre
de vive force[28],
et lui-même ne revint pas par le même chemin[29]. Hérodote, il
est vrai, ne parle ni du pont détruit par ceux de Chalcédoine ni des
vaisseaux que la ville d'Abydos se disposait à fournir aux Scythes pour les
aider à passer en Asie[30] ; mais les deux
faits sont rendus vraisemblables par le récit d'Hérodote : les Byzantins, qui
détruisirent les stèles érigées par le Roi en souvenir de son passage[31], peuvent bien
avoir comploté avec leurs voisins de Chalcédoine la rupture du pont, et les
Scythes parvinrent sans peine jusqu'à Abydos, puisqu'ils chassèrent alors
Miltiade de la Chersonèse[32]. Ce dernier
détail, qui témoigne de la gravité particulière de l'échec subi par Darius, a
été révoqué en doute, mais à tort, suivant nous, par l'éditeur d'Hérodote,
Stein.
Hérodote, pour une cause qui nous échappe, ne mentionne
pas ce fait à l'endroit où l'on s'attendrait à le trouver, à la suite de
l'expédition de Scythie : c'est à propos du retour de Miltiade à Athènes que
l'historien, rappelant l'établissement du héros en Chersonèse et les
difficultés qu'il y avait rencontrées d'abord, ajoute ces mots : Il était arrivé depuis peu de temps en Chersonèse, lorsque
survinrent des difficultés plus grandes encore que celles qu'il avait eues
jusque-là. En effet, deux ans après, il dut fuir devant les Scythes, qui,
irrités par l'invasion de Darius, se réunirent et pénétrèrent jusqu'en Chersonèse
(VI, 40). Si l'on maintient dans ce
passage la leçon des manuscrits, la traduction que nous venons d'en donner
est la seule possible, et le fait historique attesté par Hérodote est le
suivant : l'établissement de Miltiade en Chersonèse ayant eu lieu au temps où
les Pisistratides étaient encore au pouvoir, c'est-à-dire avant la mort
d'Hipparque (514), l'invasion des
Scythes date au plus tard de l'année 512 ; elle fut donc la conséquence
immédiate ou presque immédiate de la campagne de Darius, qui se place en 513.
L'éditeur Stein et d'autres savants comprennent autrement toute la phrase, en
écrivant : τρέτω
γάρ έτεϊ <πρό>
τούτων, et en considérant que cette
première retraite de Miltiade devant les Scythes précéda de deux ans sa
seconde fuite devant les vaisseaux phéniciens en 493. Outre les doutes
qu'inspire une correction des manuscrits aussi inutile, on ne comprend pas
dans cette hypothèse : 1° comment Miltiade, après s'être ouvertement déclaré,
au bord du Danube, contre Darius, a pu demeurer en Chersonèse depuis l'année
513 jusqu'en l'année 495, sans être troublé par le Grand Roi dans la
possession de son gouvernement ; 2° comment les Scythes attendirent jusqu'en
495 pour répondre à l'invasion de Darius et faire une incursion en Chersonèse.
Stein, il est vrai, regarde la prétendue invasion des Scythes comme une
légende ; mais on ne voit pas sur quoi cette légende reposerait, ni quel
pourrait avoir été le but de cette fiction. Dans notre hypothèse, au
contraire, le récit d'Hérodote présente encore quelques lacunes, puisque
l'historien ne dit pas ce qu'est devenu Miltiade depuis sa première retraite,
en 512, jusqu'à son retour, vers 495 ; mais, l'invasion des Scythes
s'explique naturellement par un désir de vengeance, et l'on comprend aussi
comment Miltiade, fuyant devant les Scythes, ne put pas rentrer en Chersonèse
avant la révolte ionienne.
Si cette invasion des Scythes en Thrace aussitôt après le
départ de Darius paraît un fait suffisamment établi, c'est une preuve
importante de l'échec considérable éprouvé par le Grand Roi ; et cette
indication est confirmée par cette autre assertion d'Hérodote, que le général
Otanès, le successeur de Mégabaze, dut assiéger Byzance, Chalcédoine, et
d'autres villes voisines de l'Hellespont, les accusant. les unes d'avoir fait défection à Darius, les autres
d'avoir maltraité l'armée royale lorsqu'elle revenait de Scythie (V, 27).
Les conquêtes de Mégabaze et d'Otanès ont donc été
précédées d'un soulèvement des villes que Darius croyait avoir déjà soumises.
Il n'en est pas moins vrai que Mégabaze s'avança en Europe sur le littoral de
la Thrace
jusqu'à la frontière de la
Macédoine, et que, dans ce pays même, malgré un acte de
violence commis à l'égard des députés du Grand Roi, un accord intervint, qui
assura à la Perse
tout au moins la neutralité de la dynastie d'Amyntas. Le récit que fait
Hérodote de cette campagne de Mégabaze est, comme toujours, mêlé de fables :
les causes qui décident Darius à transplanter les Permiens en Asie sont
exposées sous la forme d'une gracieuse légende dont l'origine paraît être
péonienne (V, 12-16). Hérodote aura
recueilli cette tradition par l'intermédiaire des villes thraces, qui, depuis
la prise d'Eïon en 474, eurent des relations constantes avec Athènes. Le
récit du meurtre des hérauts perses à la cour d'Amyntas est assurément
d'origine macédonienne : on sait combien les rois de Macédoine ont tenu à
passer pour avoir défendu les intérêts grecs dans la guerre médique :
Hérodote ne perd pas une occasion de signaler leur bienveillance à l'égard de
la cause commune, bien que, d'après son témoignage même, ils aient plutôt
ménagé la puissance perse.
§ III. — Les rapports de la
Grèce et de la
Perse dans les dernières années du VIe siècle.
Pendant que les armées perses consolidaient la domination
du Grand Roi sur la côte septentrionale de la mer Égée, des émissaires royaux
partaient des ports de la
Phénicie, et allaient reconnaître les côtes de la Grèce et de l'Italie
méridionale : il est probable que des émigrés avaient fait eux-mêmes auprès
du Grand Roi l'éloge de leur pays, et que celui-ci se servit d'eux pour
préparer une expédition dans ces parages. Tel est du moins le fait historique
qu'on peut entrevoir à travers les développements qu'Hérodote donne aux
aventures du médecin de Crotone Démocède (III,
429-138). Cette anecdote est par certains côtés fort plaisante, et
elle contient des détails humoristiques, comme la conversation de Darius et
d'Atossa sur la question de savoir si le Grand Roi doit d'abord attaquer les
Scythes ou les Grecs. D'autres parties du récit paraissent empruntées à une
tradition recueillie à Crotone : c'est dans cette ville que l'aventure dut
être contée à Hérodote par des compatriotes de Démocède, déjà enclins à
exagérer le rôle du célèbre médecin ; l'historien ne fit qu'arranger à son
tour une légende déjà formée. Mais tout le monde s'accorde à reconnaître sous
cette légende un fait réel : il y a eu certainement, vers le temps de
l'expédition de Scythie, un envoi de quelques navires phéniciens ou perses,
chargés de reconnaître les côtes de la Grèce, et l'insuccès de cette première campagne
d'exploration explique peut-être comment le Roi, au lieu de continuer à aller
de l'avant et à attaquer directement les Grecs, se contenta plutôt d'attendre
une occasion pour intervenir dans leurs affaires.
La lutte des partis en Grèce ne tarda pas à susciter
plusieurs de ces occasions.
Hérodote cite deux circonstances où les Perses, dans la
personne du satrape de Sardes Artapherne, furent appelés à soutenir l'un des
partis qui divisaient la
Grèce. La première fois, probablement dans l'année attique
508/7, ce fut après le retour de Clisthène à Athènes, quand le parti
aristocratique, représenté par Isagoras et soutenu par le roi de Sparte
Cléomène, se disposa à envahir l'Attique et à soulever contre Athènes une
coalition : à ce moment, une ambassade athénienne se rendit à Sardes pour
solliciter l'alliance des Perses. Artapherne promit son concours, mais à
condition que les Athéniens feraient acte de soumission envers Darius, en lui
accordant l'hommage traditionnel, la terre et l'eau. Les envoyés prirent sur
eux d'accepter ces conditions mais à leur retour le peuple les désavoua et
les accusa. Athènes dut faire face toute seule à la coalition des Spartiates,
des Béotiens et des Chalcidiens (V, 73-74).
La seconde fois qu'Artapherne reçut une ambassade athénienne, ce fut après la
diète fédérale réunie par Cléomène à Lacédémone, en l'année 505, lorsque le
roi de Sparte dut renoncer à rétablir Hippias à la tête du gouvernement
d'Athènes, et que le tyran, retiré à Sigée, se mit à entretenir avec
Artapherne des relations intéressées : par tous les moyens possibles, dit
Hérodote (V, 96), Hippias s'efforçait
de perdre les Athéniens dans l'esprit d'Artapherne, afin de mettre Athènes
sous sa domination et sous celle de Darius. C'est alors qu'une nouvelle
ambassade partit d'Athènes pour Sardes, avec mission de défendre aux Perses
de soutenir les exilés athéniens. Artapherne répondit qu'Athènes devait
recevoir Hippias si elle voulait demeurer saine et sauve ; les Athéniens
refusèrent, et ainsi fut consommée l'hostilité ouverte des deux peuples.
Assurément c'est à Athènes qu'Hérodote a recueilli toute
l'histoire des luttes de Clisthène et de son parti contre les Lacédémoniens
et contre Hippias. Mais les deux faits que nous détachons de cette histoire
n'ont-ils pas en eux-mêmes une valeur historique ? Le caractère de la
première ambassade est tel qu'un historien préoccupé de glorifier avant tout
le rôle patriotique d'Athènes aurait mieux fait, suivant nos idées, de la
passer sous silence : n'est-ce pas à nos yeux une lourde faute pour un parti
que de solliciter l'appui de l'étranger ? C'est pourtant ce qu'a fait
Clisthène après la chute d'Isagoras, et cela s'explique, dans l'état d'esprit
où était alors le peuple, menacé de perdre les institutions nouvelles qu'il
venait de se donner. Il est certain pour nous qu'Athènes alors se préoccupa
beaucoup plus de sa liberté intérieure que des menaces d'une guerre lointaine
avec la Perse,
et le même sentiment dominait encore le peuple, lorsqu'il se montra quelque
temps après si fier à l'endroit d'Artapherne : il s'agissait alors de
repousser Hippias, et la nouvelle cité démocratique ne voulait pas plus d'une
restauration monarchique que d'une réaction aristocratique. Ce n'est pas tant
l'injonction du satrape perse que la perspective d'une nouvelle tyrannie qui
rendit Athènes si pleine de dignité. Ces sentiments de haine irréconciliable
entre les partis politiques, Hérodote ne les exalte pas en termes formels ;
mais il en atteste la vivacité et la puissance par les deux faits qu'il
rapporte.
Il y a donc eu, soit de la part des Athéniens, soit de la
part des Pisistratides, des pourparlers, des essais d'entente, pour décider la Perse à traverser la mer
et à se mêler des affaires intérieures de la Grèce. Les
Pisistratides ont une lourde responsabilité dans les guerres médiques ; mais
les Athéniens eux-mêmes avaient donné l'exemple. Si Artapherne les avait
écoutés, il aurait conduit une expédition contre Cléomène, et la Grèce aurait été envahie
seize ou dix-sept ans avant Marathon.
Bientôt après, des fugitifs de Naxos vont provoquer la révolte
ionienne et l'intervention de la Perse. Tous ces faits sont graves à la charge
de la politique grecque, et ils paraissent justifier d'abord ce que M. de
Gobineau dit des guerres médiques, et particulièrement de Marathon, à savoir
que ce fut simplement une intervention de la Perse en faveur d'un parti politique[33]. L'appréciation
est pourtant injuste ; car, pour les Athéniens, la haine de la tyrannie et de
l'aristocratie fit place de bonne heure à un sentiment plus élevé, le
patriotisme hellénique, et, quant aux barbares, ils étaient poussés vers
l'Occident par une nécessité en quelque sorte fatale : si les occasions
n'étaient pas venues des Grecs, Darius aurait trouvé d'autres prétextes : un
peuple conquérant ne manque jamais de bonnes raisons pour étendre son empire
; il sait toujours se donner les apparences de la justice et du droit.
Sparte eut-elle plus qu'Athènes le sentiment du danger
dont Darius menaçait la Grèce
? On pourrait le croire, si on acceptait une tradition curieuse, rapportée
par Hérodote au sujet de la mort de Cléomène (VI, 84) : les Scythes, pour se
venger de l'invasion de Darius, auraient 'moleté, de concert avec Cléomène,
une formidable attaque contre l'empire perse : il s'agissait pour eux
d'entrer en Asie par la frontière du Phase, et pour Cléomène de les rejoindre
en partant d'Éphèse. Pour s'entendre sur ce beau projet, les Spartiates
racontaient qu'il y avait eu entre les Scythes et Cléomène à Sparte de longs
entretiens où Cléomène avait appris de ses futurs alliés à boire du vin pur.
De là était venue sa folie, qui avait causé sa mort, et on ajoutait que
depuis cette époque à Sparte, pour engager quelqu'un à boire, on disait : έπισκύθισον.
M. Wecklein a fort justement fait remarquer que toute cette histoire reposait
sur une explication légendaire de la locution έπισκύθισον,
et qu'il était imprudent de chercher là le souvenir d'un fait historique
particulier[34].
Nous ajouterons qu'on peut faire à cette tradition une objection d'un autre
ordre : si jamais Cléomène avait rêvé un tel plan d'attaque contre la Perse, comment concevoir
qu'il se montre si mal renseigné sur l'empire de Darius, lorsque quelques
années après, en 499, Aristagoras de Milet vient lui proposer à son tour un
projet de campagne contre le Grand Roi ? Comment expliquer surtout qu'il soit
alors prudent, presque timide, au point de. reculer devant les longueurs de
la route[35]
? D'autre part, l'idée d'une action combinée entre les Scythes et les Grecs,
en vue d'une invasion au centre de l'empire perse, ne nous semble pas de
celles qui aient pu venir à l'esprit d'un Spartiate à la tin du vie siècle,
ce Spartiate fût-il Cléomène. Ce sont là des chimères dont les Spartiates purent
se vanter après les guerres médiques, les Perses une fois refoulés en Asie.
Quoi qu'il en soit, Cléomène n'entraîna pas alors les Spartiates à Éphèse ;
ce fut Athènes qui, peu après, alla débarquer quelques centaines d'hommes
dans le port de cette ville, et donna ainsi le signal des hostilités.
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