CHAPITRE IV. — LES SOURCES ÉCRITES DE L'HISTOIRE DES GUERRES MÉDIQUES DANS HÉRODOTE. - EXAMEN SOMMAIRE DES THÉORIES DE MM. SAYCE, DIELS, PANOFSKY ET TRAUTWEIN. Tous les savants que nous avons énumérés jusqu'ici, Niebuhr, Nitzsch, Wecklein, Delbrück. admettent qu'Hérodote a puisé son histoire des guerres médiques dans une tradition orale, ou du moins presque exclusivement telle. Ils accordent sans doute que certains monuments ont pu fournir à l'historien le texte d'une inscription, et que des poètes, comme Simonide et Eschyle, lui ont inspiré quelques idées, voire même quelques expressions, encore reconnaissables dans sa prose. Mais ils s'attachent à cette opinion, que l'auteur a poursuivi lui-même sur place la plupart de ses recherches, qu'il a vu de ses yeux les monuments dont il parle, et les inscriptions qu'il cite, qu'il a entendu raconter dans les temples les traditions pieuses et les prédictions qu'il rapporte. En un mot, ils rejettent l'idée qu'Hérodote ait reproduit dans son livre une histoire déjà faite, et ils inclinent à penser que, s'il n'a pas cité ses devanciers les logographes, c'est qu'il n'a pas eu à faire usage de leurs travaux : sur l'histoire des guerres médiques en particulier, les logographes n'avaient presque rien écrit, et ne pouvaient fournir à Hérodote que des traditions locales et isolées. Cette opinion a longtemps dominé dans le monde savant : on la trouve dans le livre de Dahlmann, où Niebuhr l'a prise, puis chez Bähr et Stein, les savants éditeurs et commentateurs d'Hérodote ; enfin, avec quelques réserves et quelques nuances, chez Grote, Curtius et Duncker. Une théorie toute contraire, indiquée déjà au commencement du siècle par Creuzer [1], et défendue depuis par quelques autres savants[2], a pris de nos jours, depuis dix ans surtout, une place prépondérante dans la critique d'Hérodote. Elle consiste à soutenir, avec plus ou moins de ménagements, que l'historien a compilé sans le dire un grand nombre de travaux antérieurs, qu'il a véritablement pillé ses devanciers. Appliquée d'abord, d'une façon générale, à tout le livre d'Hérodote, cette théorie ne l'a été que récemment à la partie de l'œuvre qui traite des guerres médiques. C'est aussi à cette partie que nous nous bornerons dans l'examen que réclame cette doctrine nouvelle. Mais il nous faut dire auparavant quelques mots des arguments par lesquels MM. Sayce et Diels ont essayé de démontrer la méthode ordinaire d'Hérodote dans l'emploi des sources écrites. C'est M. Sayce qui a, pour ainsi dire, ouvert le feu, dans son introduction aux trois premiers livres d'Hérodote[3]. Nous avons déjà réfuté en partie sa doctrine, dans l'étude que nous avons faite ci-dessus des voyages de notre historien : en montrant qu'Hérodote a réellement voyagé dans la plupart des pays qu'il décrit, nous avons du même coup réduit le nombre des emprunts qu'il a dû faire aux livres de ses devanciers. Toutefois, comme M. Sayce soupçonne de la part d'Hérodote un emploi continu des logographes, non seulement dans la description des pays et des mœurs, mais aussi dans les récits historiques, il nous faut voir sur quoi se fonde en somme cette théorie. Il s'agit d'abord pour M. Sayce d'écarter une objection : comment se fait-il que l'historien qui cite la plupart des poètes grecs, Homère et les Homérides, Hésiode, Archiloque, Solon, Sappho, Alcée, Simonide de Céos, Anacréon, Pindare, Eschyle, Phrynichos, sans compter Olen, Musée, Bacis, Aristéas de Proconnèse et Lysistratos[4], n'ait pas eu à cœur aussi de mentionner, s'il les avait connus et s'il avait dû leur emprunter quelques traits, les auteurs de κτίσεις, de γενεαλογίαι, de περίοδος, en un mot les logographes ? N'est-ce pas la preuve que ces auteurs lui avaient peu servi ? A cette objection M. Sayce répond qu'Hérodote, en nommant les poètes, a voulu faire étalage de son érudition, de ses connaissances littéraires et, en quelque sorte, de sa bonne éducation classique, mais qu'il s'est bien gardé de mentionner les logographes, par la raison qu'il voyait en eux des rivaux, et qu'il prétendait les supplanter dans la faveur publique. Certes, dit M. Sayce, il les a tous connus ; mais il ne les a pas cités, parce qu'il voulait les dépouiller sans qu'on le sût. Il se vantait d'établir sur eux sa supériorité, en ne rapportant rien qu'il n'eût vu de ses yeux ou appris d'un témoin oculaire ; mais, malgré ces belles déclarations, il ne se faisait pas faute de les copier et de donner pour nouveau ce qu'il trouvait chez eux. Ainsi ne parlait-il qu'avec mépris de ceux mêmes dont il compilait les œuvres : c'était le moyen de plaire à une société avide de nouveauté[5]. Ces rivalités de métier sont incontestables dès le Ve siècle, et c'est à cet esprit sans doute qu'il faut attribuer les traits de malice que lance Hérodote contre les auteurs qu'il désigne sous le nom général de Grecs, notamment contre le seul d'entre eux qu'il nomme, Hécatée de Milet[6]. Mais remarquons bien que les passages où percent ces traits comportent une critique de ces auteurs, tandis que M. Sayce y découvre à la fois une critique ouverte et des emprunts cachés. C'est là une conclusion que n'autorise pas la constatation même des jalousies inhérentes chez les Grecs à la profession d'écrivain. Il faut se faire une singulière idée du caractère d'Hérodote, pour croire que le même homme reproduise textuellement les écrits de ses devanciers, et déclare qu'il ne veut pas répéter ce que d'autres ont dit avant lui[7] ; et il ne faut pas avoir une meilleure idée de l'esprit du public, pour admettre qu'il ne se lasse pas d'entendre toujours les mêmes choses, pourvu qu'on les lui donne pour nouvelles. En réalité, il ne nous semble point que la plupart des logographes aient été pour Hérodote, au milieu du Ve siècle, des rivaux bien redoutables : le plus connu, Hécatée, était mort depuis longtemps ; les autres, dont l'antiquité a recueilli à peine quelques fragments, n'ont pas joui d'une grande réputation en dehors de leur ville natale, et la nature de leurs travaux a dû surtout leur valoir une célébrité locale, dans certaines provinces, autour de certains sanctuaires. Quoi qu'il en soit, M. Sayce énumère, d'après Denys d'Halicarnasse[8], les auteurs qui avaient écrit avant Hérodote, et il affirme que l'historien a largement puisé dans leurs œuvres. Contentons-nous de reprendre la question au point de vue des guerres médiques seules. L'écrivain à la fois le plus ancien et le plus illustre
qui s'offre à nous dans cette recherche est Hécatée de Milet. Car le
prédécesseur d'Hécatée, Cadmus de Milet — dont l'existence même a pu être
mise en doute[9]
—, ne saurait entrer ici en ligne de compte. Pour Hécatée, au contraire, nous
apprenons qu'il assista aux premières luttes de Disons d'abord que, parmi les 380 fragments qu'ont réunis MM. C. et T. Müller, aucun ne contient la moindre allusion soit aux guerres médiques proprement dites, soit aux événements de la révolte ionienne. Mais, à défaut de témoignages directs, on doit se demander : 1° si Hécatée avait vécu assez longtemps pour voir la première guerre médique ; 2° si les faits mêmes de la révolte ionienne, à laquelle il avait assisté, il les avait racontés dans ses ouvrages. C'est une opinion généralement adoptée, qu'Hécatée de Milet mourut peu après les guerres médiques, c'est-à-dire après Platées et Mycale[10]. Mais cette hypothèse ne repose que sur un texte sans valeur de Suidas. Au mot Έκαταΐος, Suidas fixe seulement la date de l'άκμή d'Hécatée (65e Olympiade, 520-516 av. J.-C.). C'est au mot Έλλάνικος que le même lexicographe ajoute cette autre indication : καί Έλλάνικος τώ Μιλησίω έπέβαλε γεγονότι κατά τά Περσικά καί μικρώ πρός. Mais comment donner quelque prix à un témoignage qui contient d'ailleurs une erreur manifeste ? Hellanicus se place certainement, parmi les logographes, à une époque beaucoup plus basse qu'Hécatée, et il n'a pu y avoir entre eux aucune rencontre. Du reste l'expression τά Περσικά est des plus vagues, et, au temps où écrivait Suidas, elle pouvait aussi bien désigner la révolte de l'Ionie que les guerres médiques proprement dites. Ainsi les derniers témoignages historiques sur Hécatée se rapportent à son ambassade auprès d'Artapherne après la prise et la ruine de Milet[11]. Il est évident qu'Hécatée était alors un personnage respecté et vénérable, probablement déjà vieux. Rien n'autorise à penser qu'il ait encore vécu quatorze ou quinze ans, jusqu'à la bataille de Mycale. Si aucune allusion à la guerre médique ne parait dans les fragments de ses œuvres, c'est peut-être pour la bonne raison qu'il ne vécut pas jusque-là. Mais Hécatée avait-il même écrit le récit des événements qu'il avait vus ? Rien dans les fragments de ses ouvrages (γής περίοδος en deux livres, et γενεηλορίαι en quatre livres) ne justifie cette opinion. Et pourtant, plusieurs savants, M. G. Busolt entre autres, considèrent que le récit de la révolte ionienne chez Hérodote dérive en grande partie d'Hécatée[12] ; ils voient la preuve de cette origine dans la tendance hostile au tyran Aristagoras, et aussi dans la connaissance qu'a Hérodote de certaines propositions secrètes faites par Hécatée au début de la révolte, comme celle qui consistait à mettre en vente les richesses sacrées des Branchides[13]. Mais on peut admettre avec M. Busolt que cette partie de l'histoire d'Hérodote repose sur des données fournies par Hécatée, ses amis ou ses descendants, sans croire pour cela que le logographe ait laissé des mémoires pour servir à l'histoire de son temps. On ne s'expliquerait pas qu'Hécatée eût composé un ouvrage spécial sur ces événements contemporains, sans que le souvenir s'en fût conservé. Aussi bien Hérodote mentionne-t-il cette intervention dans les affaires politiques de Milet sans indiquer d'où il tire ses informations ; au contraire, quand il emprunte au même logographe une version, qu'il conteste d'ailleurs, sur les causes de l'expulsion des Pélasges hors de l'Attique, il dit en termes formels qu'il la puise dans les ouvrages de cet auteur[14]. D'autre part, nous. doutons aussi que le plan de l'ouvrage intitulé Description de la terre admit des digressions assez longues sur Milet et l'Ionie, pour qu'Hécatée y exposât en détail son rôle politique dans les affaires de sa patrie. Quant aux γενεηλογίαι nous savons sans doute que ce genre d'écrit pouvait embrasser l'antiquité la plus éloignée et le temps présent ; mais ce qui nous reste des livres généalogiques d'Hécatée donne à penser qu'il s'en tenait aux traditions mythologiques les plus reculées. Dans tous les cas, si l'auteur avait traité quelque part des affaires de l'Ionie pendant les premières années du r siècle, il nous semble que ce devait être seulement dans de courtes allusions, et moins d'une manière générale qu'à propos d'une ville, d'un sanctuaire ou de quelque particularité locale[15]. Dionysios de Milet nous est signalé par Suidas comme un
contemporain d'Hécatée[16] ; ce fut un
écrivain des plus féconds, s'il est vrai qu'il ait composé tous les ouvrages
qu'on lui attribue. Mais les savants ont depuis longtemps reconnu que Suidas
a dans cet article confondu les œuvres de plusieurs personnages du même nom.
La question est de celles qui ne peuvent se résoudre d'une manière définitive
; toutefois, pour ce qui regarde les écrits historiques de Dionysios de
Milet, voici les deux opinions en présence : les auteurs des Fragmenta
historicorum græcorum, MM. C. et T. Müller, estiment qu'un seul écrit de
ce genre, intitulé Περσικά, peut
lui être attribué, et que le même ouvrage figure encore dans la liste de
Suidas sous le titre de τά μετά
Δαρεΐον, ou plutôt, suivant une
correction considérée par MM. Müller comme nécessaire, τά
μεχρι Δαρείου[17]. M. Hachtmann,
au contraire, croit que les Περσικά
étaient une œuvre authentique de Dionysios de Milet, et que le titre τά
μετά Δαρεΐον appartenait
à une continuation postérieure de cette œuvre[18]. Ainsi ces
auteurs sont d'accord pour attribuer à Dionysios de Milet un écrit historique
sur Nous en dirons autant des autres logographes que Denys d'Halicarnasse classe parmi les prédécesseurs d'Hérodote, ou que d'autres auteurs nous font connaitre : Eugéon de Samos, Délochos de Proconnèse, Eudémos de Paros, Démodés de Pygela, Acusilaos d'Argos, Mélésagoras de Chalcédoine (cités par Denys d'Halicarnasse[20]), Phérécyde de Léros, Hippys de Rhégium (Suidas), Bion de Proconnèse (Diogène Laërce[21]). Assurément ces noms devaient représenter au Ve siècle une littérature assez vaste, et, parmi ces ouvrages, quelques-uns avaient déjà sans doute un caractère historique ; mais nous ne savons pas si l'histoire des guerres médiques tenait quelque place dans des œuvres comme les ώροι Σαμίων d'Eugéon, l'Άτθίς de Mélésagoras, les Χρονικά d'Hippys de Rhégium. Du moins les seuls fragments conservés de ces logographes se rapportent-ils à la mythologie. Charon de Lampsaque, parmi les auteurs de cette période,
fait pourtant exception à cette règle[22]. Il est le seul
qui, certainement antérieur à Hérodote, nous ait laissé quelques fragments
relatifs aux entreprises de Darius contre Enfin, parmi les écrivains antérieurs à Hérodote, il nous faut mentionner encore Scylax de Caryanda, cet amiral de Darius, chargé par le roi de Perse de reconnaître le littoral de l'océan Indien[33]. L'ouvrage principal attribué à Scylax, un périple, n'avait aucun rapport avec la guerre contre la Grèce[34] ; mais Suidas cite, au nombre des écrits du même auteur, un livre intitulé τά κατά τόν Ήρακλείδην τόν Μυλασέων βασιλέα ; or un personnage de Mylasa, Héracleidès, est nommé par Hérodote dans le récit de la guerre soutenue en Carie par les Ioniens révoltés[35]. Le même Scylax aurait-il donc composé cette monographie d'un contemporain, et aurions-nous sous ce titre une des sources écrites d'Hérodote ? Le fait est des plus douteux[36] ; car le titre de roi donné à cet Héracleidès ne convient pas à l'époque de la révolte ionienne. Il s'agit probablement d'un petit dynaste de Carie, contemporain d'Alexandre ou de ses successeurs, et l'écrit en question n'a rien de commun avec les œuvres des logographes. Il nous reste à dire quelques mots des auteurs qui se
placent, suivant Denys d'Halicarnasse, un peu avant la guerre du Péloponnèse,
et qui sont proprement les contemporains d'Hérodote : deux seulement ont
laissé d'importants fragments, Xanthus de Lydie et Hellanicus de Lesbos.
Xanthus avait-il écrit ses Λυδιακά
avant Hérodote ? Éphore l'affirmait[37], mais la
question est débattue. Aussi bien n'aurait-elle ici d'intérêt que s'il était
prouvé que ces Λυδιακά comprissent
l'histoire de Pour Hellanicus, il n'est pas douteux que son Atthide ne commençât aux plus lointaines origines de la royauté athénienne, et ne descendit jusqu'à la période la plus rapprochée de la guerre du Péloponnèse. En outre, le même auteur avait composé deux livres de Περσικά, et d'autres écrits, géographiques et chronologiques, qui pouvaient contenir nombre de faits relatifs à la guerre médique. Mais cette œuvre considérable est, de l'avis même de M. Sayce[39], postérieure à Hérodote ; et, fût-elle antérieure, il ne semble pas qu'elle ait pu être pour lui une source abondante d'informations : d'après le jugement de Thucydide sur l'Atthide d'Hellanicus, ce logogriphe racontait les événements sous une forme très sommaire, et sans aucune rigueur chronologique[40]. La même critique s'appliquerait sans doute à tous les écrits de cette époque qui ont pu toucher de près ou de loin à l'histoire des guerres médiques. Il est bien vrai, suivant la remarque de M. Sayce, qu'il y a eu des livres à Athènes au temps de Périclès, et que ces livres coûtaient moins cher à se procurer que des voyages à faire. Mais cette littérature des logographes, si tant est qu'elle se fût fort répandue en Grèce, n'était pas, ce semble, de nature à inspirer Hérodote. Les logographes n'avaient jamais eu l'idée de raconter dans son ensemble la lutte des Grecs et des barbares depuis Cyrus jusqu'à Xerxès ; ils s'étaient toujours enfermés dans des histoires ou des descriptions locales, quitte à remonter dans le passé le plus lointain de chaque ville ou de chaque État. Ainsi n'avaient-ils montré que des côtés isolés de la guerre médique, sans embrasser le tout. Hérodote a dû les connaître ; mais il avait peu de chose à tirer d'eux, et c'est pourquoi, malgré les assertions contraires de M. Sayce, il ne les a pas nommés. M. Diels n'a pas tenté de prouver que le récit des guerres médiques chez Hérodote fût puisé tout entier à des sources écrites. Mais, en signalant l'usage que cet historien lui parait avoir fait d'Hécatée dans la partie de son ouvrage qui est relative à l'Égypte, il a donné à d'autres savants la pensée de rechercher les traces d'une méthode semblable dans les derniers livres[41]. Or voici en résumé ce qu'a trouvé, ou cru trouver, M. Diels, d'après la comparaison des fragments d'Hécatée avec l'exposé d'Hérodote : non seulement il faut croire sur parole Porphyre, quand il affirme que plusieurs descriptions célèbres du second livre ont été empruntées à Hécatée (le Phénix, l'hippopotame, la chasse au crocodile)[42] ; mais encore dans maint endroit où Hécatée n'est point nommé, c'est lui qui a fourni le fond du développement, c'est lui qui a suggéré parfois à Hérodote l'expression elle-même. A l'appui de cette dernière assertion, M. Diels cite notamment le mot bien connu : L'Égypte est un présent du Nil, mot qui se trouve à la fois dans les fragments d'Hécatée[43] et chez Hérodote[44]. Quel en est le premier auteur ? M. Diels n'hésite pas à se prononcer pour Hécatée, par la raison, dit-il, que la manière même dont s'exprime Hérodote permet d'entrevoir qu'il n'est pas l'inventeur de cette élégante métaphore : il se contente de contrôler de visu un fait connu, et de constater la justesse d'un mot qu'il a entendu. Cette tournure, suivant M. Diels, signifie, dans le langage d'Hérodote : alors même que je ne l'aurais pas lu chez un de mes devanciers, et ce devancier ne peut être qu'Hécatée. Fort de cette nouvelle indication, qui vient confirmer plusieurs témoignages anciens, M. Diels conclut que la méthode d'Hérodote, dans le second livre, a consisté à prendre Hécatée pour guide dans toutes les parties de sa narration, et à ne jamais le nommer, mais à indiquer seulement ses auteurs dans les notices où il avait l'occasion de compléter ou de rectifier le dire de son devancier. Tel est le résumé d'une thèse que M. Diels appuie de considérations générales sur l'histoire littéraire de l'antiquité tout entière : il ne faut pas faire un reproche à Hérodote d'avoir usé de procédés qui de son temps étaient couramment admis, pas plus qu'on ne reproche à Tite-Live d'avoir suivi Polybe, à Diodore d'avoir puisé largement dans les historiens antérieurs. Ces rapprochements littéraires ne doivent point nous faire perdre de vue le point de départ de cette argumentation. Diodore est un pur compilateur, et Tite-Live un Romain qui s'inspire d'une œuvre grecque. Aussi bien ressort-il de la dissertation de M. Diels que les contemporains de Périclès ont eu une tout autre idée que nous de la propriété littéraire ; et nous accordons encore volontiers au savant critique que la nature du livre d'Hérodote le dispensait, plus encore que d'autres écrivains peut-être, de justifier la provenance de ses moindres informations. Mais enfin dans quelle mesure Hérodote a-t-il mis à contribution Hécatée ? Les preuves données par M. Diels reposent toutes sur la croyance à l'authenticité des fragments de ce logographe. Or cette authenticité est des plus contestables, et il demeure toujours permis de se demander, avec M. Cobet, si, des deux auteurs, le volé n'est pas Hérodote[45] ; ou plutôt M. Cobet ne doute pas que dans cette discussion, qui remonte à l'antiquité elle-même, Callimaque n'ait eu raison de considérer comme apocryphe la description de l'Asie attribuée à Hécatée[46]. Ératosthène rejeta cette opinion de son maître[47], mais cela d'après ses propres conjectures et sans avancer aucune preuve décisive[48]. S'il en est ainsi, les œuvres qui avaient cours au temps des rois d'Alexandrie et de Pergame sous le nom d'Hécatée de Milet risquent fort d'avoir été apocryphes, comme le croit M. Cobet, et composées de morceaux empruntés à Hérodote. D'autres critiques estiment que la περιήγησις d'Hécatée a été seulement interpolée[49]. Dans l'une ou l'autre de ces explications, c'est Hérodote qui reste l'auteur original des belles descriptions que l'on sait, et la thèse générale de M. Diels est également compromise. Quant à l'exemple particulier du mot δώρον τοΰ ποταμοΰ, il ne comporte pas la preuve rigoureuse que prétend en tirer l'auteur : qu'on lise toute la phrase d'Hérodote, et l'on verra que les mots καί μή προακούσαντι ίδόντι δέ se rapportent, non pas à l'expression même δώρον τοΰ ποταμοΰ, mais à cette idée générale que l'Égypte est une terre gagnée sur la mer (II, 5). Le fait constaté depuis longtemps, et que tous les voyageurs avaient appris avant même d'avoir vu l'Égypte, c'était que le Delta était le produit des alluvions du fleuve : le reste, c'est-à-dire l'image précise et élégante, peut bien appartenir à l'écrivain lui-même. La dissertation de M. fiels avait été précédée, en 1885, d'un travail conçu dans le même esprit, mais beaucoup plus étendu, sur les sources écrites d'Hérodote[50]. L'auteur de cette dissertation, M. Panofsky, a poussé très loin dans le détail ses minutieuses recherches, et il a embrassé dans la même étude tous les livres de notre auteur. C'est dire qu'il s'est occupé aussi des guerres médiques. Sans le suivre pas à pas dans ces subtiles discussions, nous examinerons quelques-uns de ses arguments principaux. On était généralement d'accord jusqu'à ce jour pour admettre que chez la plupart des historiens, mais surtout chez Hérodote, les mots λέγουσί τινες, λόγος έστί, λέγεται, ώς πυνθάνομαι, ήκουσα, etc. devaient être pris à la lettre, et se rapportaient à des on dit, à des traditions orales. Sans doute on n'ignorait pas que le verbe λέγειν, quand il est précédé du nom d'un écrivain, peut s'entendre aussi comme le français dire ou raconter dans des phrases comme : Tite-Live dit..., Tacite raconte.... Mais, en l'absence d'un sujet précis, et vu le petit nombre des écrits antérieurs à Hérodote, on considérait le plus souvent comme des récits anonymes ou collectifs les anecdotes ou les épisodes présentés sous cette forme par Hérodote. M. Panofsky renverse cette manière de voir : pour lui, la tradition orale est l'exception, ou, pour mieux dire, il ne l'accepte qu'une fois, à propos du récit de Thersandros d'Orchomène[51]. Partout ailleurs il soupçonne et découvre des sources écrites, et même, ce qui est plus grave, il déclare qu'Hérodote fait semblant d'emprunter à des récits oraux des opinions qu'il s'est faites par ses lectures, et qu'il prête ensuite aux gens ou aux peuples intéressés. Ainsi, pour résumer l'idée de M. Panofsky, Hérodote dissimule ses sources écrites, ou invente de prétendues traditions orales qui n'ont jamais existé. Cette double accusation est-elle fondée ? On en jugera par les exemples suivants. Voici quelques-uns des cas où M. Panofsky voit une source écrite cachée sous les verbes λέγουσι, λέγεται, ήκουσα. A la nouvelle de l'incendie de Sardes, Darius, avec humeur, demande quel est ce peuple qui a osé violer le sol de l'Asie, et il jure de punir les Athéniens (V, 105). Suit l'anecdote de l'arc que le Roi bande en regardant le ciel, et celle de l'esclave qui lui dit à chaque repas : Μέμνεο τών Άθηναίων. Nous avons vu qu'Eschyle a fait allusion dans les Perses à ce mot célèbre : faut-il croire qu'Eschyle, lui aussi, l'avait pris dans un livre ? — Lors du passage de l'Hellespont, un habitant du voisinage s'écrie : Ô Zeus, pourquoi prendre ainsi la figure d'un homme et le nom de Xerxès ?.... Cette admiration qui s'exprime sous une forme si naïve n'est-elle pas essentiellement propre à une tradition orale et populaire ? Mais Hérodote dit : λέγεται... άνδρα είπεΐν Έλλησπόντιον (VII, 56), et M. Panofsky croit que le mot vient d'une source écrite. C'est la même origine qu'il attribue, avec aussi peu de raison, aux mots du Spartiate Diénécès, mots dont on citait un grand nombre, dit Hérodote (VII, 226), et le même verbe λέγεται sert à amener l'anecdote, également bien populaire, du festin servi par Pausanias après la bataille de Platées, d'abord à la mode perse, ensuite à la mode spartiate (IX, 82). — D'autres exemples, relevés par M. Panofsky, sont beaucoup moins concluants encore : Hérodote compare l'entreprise de Xerxès aux expéditions antérieures, et dans le nombre il cite la guerre de Troie (VII, 20) : pourquoi veut-on qu'Hérodote fasse allusion au texte précis d'Homère, au Catalogue des vaisseaux, plutôt qu'à ce que tout le monde sait et dit de la guerre de Troie ? — Il y a sur l'Acropole un temple d'Érechthée, que l'on dit fils de la terre (VIII, 55). — On dit qu'Asopos eut deux filles (V, 80). — Le nom d'Άφέται vient, dit-on, de ce qui Héraclès fut laissé là par Jason (VII, 193). — Même tournure pour introduire la légende relative à la mort de Minos en Sicile (VII, 170) : rien n'était plus connu, plus généralement répandu que cette tradition, dont Sophocle lit une pièce de théâtre[52]. — Voici maintenant un exemple de la locution ώς έγώ πυνθάνομαι, employée, suivant M. Panofsky, pour indiquer, ou plutôt pour dissimuler, une source écrite : Xerxès savait tous les trésors amassés à Delphes, ώς έγώ πυνθάνομαι (VIII, 35). Mais dans le même passage Hérodote affirme qu'il a vu à Delphes les deux rochers tombés du Parnasse : c'est donc à Delphes qu'on lui a raconté tout l'épisode, et c'est là qu'on lui a vanté le renom des trésors qui avaient fait envie même au Grand Roi. Moins exclusif dans notre opinion que M. Panofsky dans la sienne, nous admettons que parfois Hérodote ait fait allusion à des faits consignés dans des écrits, et cela sous une forme assez voisine de celle qu'il emploie pour désigner une tradition orale : quand il dit, par exemple : Masistios, que les Grecs appellent Μακίστιος (IX, 20), on peut croire qu'il rectifie l'ignorance de quelques écrivains, ou du moins une erreur accréditée autrement que par des récits oraux. De même, on soupçonne une allusion à un fait rapporté par un historien, lorsque, après avoir exposé les bruits qui avaient cours en Grèce sur la conduite d'Argos, Hérodote ajoute que ces bruits semblent confirmés par ce que quelques Grecs racontent de l'ambassade de Callias à Suse (VII, 151) : l'épithète de Μεμνόνια donnée dans ce passage à la ville de Suse a paru à Stein empruntée directement à l'écrivain que visait Hérodote. C'est possible, mais non certain, et nous n'acceptons même pas cette possibilité ou cette vraisemblance pour la plupart des autres cas cités par M. Panofsky. Oui, Hérodote a connu des écrits qui touchaient par quelque endroit à son sujet, et il a sans doute gardé le souvenir de ses lectures. Mais. loin qu'il s'en rapportât au témoignage de ses devanciers, sa méthode de travail et d'investigation a consisté précisément à vérifier lui-même sur place ce que d'autres avaient appris déjà avant lui ; ainsi a-t-il pu répéter des choses déjà dites, mais nulle part il n'a compilé des ouvrages en dissimulant ses emprunts. Il est avant tout sincère et consciencieux. On ne pourrait guère lui reconnaître ce mérite, si l'on admettait, avec M. Panofsky, qu'il présente au public ses propres opinions en les attribuant à des témoins autorisés. Partout M. Panofsky repousse l'idée qu'Hérodote ait interrogé directement les gens d'un pays sur leur histoire : les légendes qu'il rapporte, il les a trouvées dans ses livres, et, chaque fois qu'il a l'occasion d'en mentionner quelqu'une, il la prête au peuple qu'elle intéresse (VI, 127, — VII, 153, — VII, 74), — VIII, 55, — IX, 73, — VIII, 138, etc.). D'où vient donc, chez M. Panofsky, ce soupçon que ne justifient pas les exemples ci-dessus ? De quatre ou cinq passages qui peuvent, en effet, au premier abord embarrasser la critique. A propos de la mort horrible du roi de Sparte Cléomène,
Hérodote expose en ces termes les causes attribuées à cette mort : Il mourut ainsi, selon la plupart des Grecs, pour avoir
gagné Cette critique spirituelle serait plus solide, si M.
Panofsky avait tenu compte d'un quatrième passage, où Hérodote rapporte, sur
le même fait, une tradition spartiate : Cléomène se serait adonné à
l'ivrognerie à la suite de longs pourparlers qu'il aurait eus avec les
Scythes[54].
Certes cette tradition ne laisse pas que d'être suspecte[55] ; mais elle a
tout à fait la saveur d'un on dit spartiate, et c'est bien à Sparte qu'elle
est née : ce n'est pas Hérodote qui l'a inventée. Si donc les Spartiates ont
eu sur ce sujet une tradition propre, pourquoi les Argiens n'en auraient-ils
pas eu une aussi ? Et, d'autre part, est-ce que le fait d'avoir corrompu Nous ferons une réponse analogue à l'interprétation que M. Panofsky propose de donner à deux autres passages : on sait comment, en l'année 431, des députés lacédémoniens, envoyés au Grand Roi, furent arrêtés en Thrace et tués à Athènes ; parmi ces hommes étaient les fils de Sperthias et Boulis, deux citoyens de Sparte qui s'étaient proposés jadis comme victimes expiatoires pour apaiser le courroux de Talthybios ; ainsi le châtiment qui avait épargné Sperthias et Boulis avait atteint leurs fils. N'est-ce pas là, dit M. Panofsky, une remarque personnelle d'Hérodote ? Et pourtant l'historien la donne pour une observation faite par les Lacédémoniens (VII, 137). — De même, pendant l'hiver 480-479, pendant que le Perse Artabaze assiégeait Potidée, une partie des assaillants fut submergée, à la suite d'un reflux inusité de la mer, et la cause de cette catastrophe fut, au dire des Potidéates (VIII, 1), le sacrilège commis par ces barbares dans un temple de Poséidon : n'est-ce pas encore le religieux Hérodote qui a inventé cette belle et édifiante raison ? — A cette conclusion s'opposent, suivant nous, deux choses : d'abord, Hérodote n'hésite jamais à mettre en avant sa propre manière de voir, et des formules comme celles-ci, ώς έμοί δοκεΐ, ώς έγώ σημαινόμενος εύρίσκω, sont trop fréquentes pour qu'on lui prête des opinions qu'il ne s'attribue pas à lui-même ; il ne cache nulle part l'idée qu'il a de la justice divine, et il n'a pas besoin de se couvrir de l'autorité d'autrui. Ensuite, pourquoi supposer que les idées religieuses et morales que professe Hérodote n'appartenaient qu'à lui ? A Sparte, aussi bien qu'à Potidée, on avait, comme Hérodote lui-même, l'habitude de chercher les causes surnaturelles des faits ; la tradition populaire était religieuse autant que l'historien qui s'en est fait l'écho. Il nous reste à parler d'un texte qui semble décisif à M.
Panofsky : à propos des Mèdes, qui figurent parmi les troupes de Xerxès,
Hérodote dit que ces Mèdes s'appelaient d'abord Άριοι,
et qu'ils ont pris ensuite le nom de Μήδοι,
lorsque Médée est passée d'Athènes chez eux : voilà, ajoute l'historien, ce
que racontent les Mèdes eux-mêmes sur leur propre compte (VII, 64). Comment expliquer ce passage ?
Pour M. Panofsky, c'est la preuve manifeste de la fiction par laquelle
Hérodote attribue aux Perses les idées qu'il s'est faites lui-même d'après
des traditions grecques. Mais cette conclusion n'est pas nécessaire : pour
l'éditeur Stein, le témoignage des Mèdes ne se rapporte qu'à la première
partie de la phrase, c'est-à-dire au nom primitif d'Άριοι
changé plus tard en Μήδοι,
sans qu'il faille leur attribuer aussi la croyance à la légende grecque de
Médée. Si l'ordre des mots dans la phrase grecque parait se prêter
difficilement à cette hypothèse, on peut recourir à une autre explication :
assez souvent, par exemple au début du Ier livre, Hérodote mentionne, comme
admis par les Perses, des faits dont l'origine est sûrement grecque. Plutôt
que de voir là un subterfuge de l'historien, on a le droit de penser que les
légendes grecques, qui depuis le temps d'Homère et d'Hésiode étaient
répandues dans toute Ainsi M. Panofsky n'a pas démontré que le savoir d'Hérodote, dans le récit des guerres médiques, ait eu sa source unique dans des livres. Le contraire reste vrai, et l'hypothèse de certains emprunts aux ouvrages des logographes demeure fort vague. M. Trautwein a récemment cherché à préciser cette hypothèse, en l'appliquant à une partie déterminée du récit, et en nommant la source écrite où Hérodote a puisé : les Mémoires de l'Athénien Dicæos[56]. Ce personnage est celui dont Hérodote invoque le témoignage à propos du fameux prodige qui se produisit dans la plaine de Thria, un peu avant la bataille de Salamine : exilé d'Athènes, Dicæos se trouvait seul avec le roi Démarate dans la plaine de Thria, alors occupée par les Perses, tandis que toute l'Attique, abandonnée par ses habitants, était livrée au fer et au feu. A ce moment ils aperçurent un nuage de poussière qui s'élevait au-dessus de la ville d'Éleusis, et de ce nuage sortait une voix qui faisait entendre le cri mystique Iacchos. Démarate surpris demande à son compagnon ce que signifie cette voix, et Dicæos lui explique le prodige : Tous les ans, à pareille date, 30.000 Athéniens célèbrent la grande fête de Déméter et de Coré ; cette année, la procession solennelle n'a pas eu lieu ; mais les déesses ont voulu du moins donner aux Athéniens un signe de leur bienveillance ; c'est la perte des Perses qu'annonce ce nuage : s'il se porte du côté du Péloponnèse, c'est l'armée de terre de Xerxès qui est menacée ; s'il se dirige vers Salamine et la flotte grecque, c'en est fait des vaisseaux perses. Et, pendant que Démarate recommande à Dicæos le secret sur ce présage funeste, les deux exilés aperçoivent le nuage qui s'envole vers l'île de Salamine et leur prédit ainsi la ruine de la flotte barbare. Voilà, ajoute Hérodote, le récit qu'a fait Dicæos l'Athénien, et il s'appuyait, en disant cela, sur le témoignage de Démarate et de quelques autres[57]. Tous les critiques d'Hérodote ont cité ce passage comme un de ceux où la source orale de la tradition apparaît avec le plus d'évidence. Tel n'est pas l'avis de M. Trautwein : l'ingénieux auteur se propose de détruire ce préjugé, en démontrant que le tour employé par Hérodote ne peut désigner ni un témoignage recueilli directement par l'historien de la bouche même de Dicæos, ni un on dit rapporté par un ou deux intermédiaires. Cette démonstration se fonde sur deux textes, qui nous montrent une formule plus complète et plus précise appliquée à l'un et à l'autre de ces deux cas : quand Hérodote veut dire qu'il a vu lui-même Thersandros d'Orchomène, et qu'il lui a entendu raconter le repas donné par le Thébain Attaginos à Mardonius et aux officiers perses, il insiste expressément sur cette relation directe d'un témoin oculaire (IX, 16). D'autre part, quand il déclare qu'il a entendu dire seulement qu'Épizélos, devenu subitement aveugle pendant la bataille de Marathon, avait raconté à d'autres son aventure, il emploie une formule qui ne laisse aucun doute sur la transmission de ce témoignage (VI, 117). De ce rapprochement il résulte, aux yeux de M. Trautwein, que la formule simple έφη ό Δίκαίος, ou ταΰτα Δίκαιος έλεγε, ne peut avoir le sens ni de l'une ni de l'autre des deux formules développées ; une autre explication est donc à trouver. Or il existe dans Hérodote d'autres passages où les verbes simples, έφη ou έφησε, ou έλεγε ou έλεξε, désignent le témoignage écrit d'un historien ou d'un poète. Quand Hérodote rappelle les données du poète Aristéas de Proconnèse sur les Issédons, il commence ainsi son chapitre : έφη δέ Άριστέης ό Καϋστοβίου (IV, 13), et un peu plus loin, invoquant le témoignage du même auteur, il emploie indifféremment l'aoriste έφησε et l'imparfait έλεγε (IV, 16). Ailleurs, citant Homère, il dit : τών καί Όμηρος έφησε (VII, 161), et, à propos d'Hécatée de Milet : έκεΐνα μέν δή Έκαταΐος έλεξε (VII, 137). Ainsi le doute n'est plus possible : Dicæos avait composé un livre, et c'est dans cet ouvrage qu'Hérodote a pris le récit du nuage d'Éleusis. La rigueur de ce raisonnement n'est qu'apparente ; car, ici encore, c'est le point de départ que nous contestons ; c'est l'idée, considérée comme un axiome, qu'un historien comme Hérodote se sert toujours des mêmes formules et ne varie jamais sa manière de citer ses sources. N'est-ce pas plutôt le contraire qui semblera vraisemblable, si l'on songe au caractère d'Hérodote et à la manière dont il a composé son ouvrage, rassemblant des notes prises à différentes époques de sa vie ? Et cette vraisemblance ne deviendra-t-elle pas certitude, si l'on ajoute qu'il s'agissait avant tout pour lui de raconter des faits, sans renseigner exactement son auditeur ou son lecteur sur ses sources d'information ? Nous avouons sans peine qu'Hérodote a dû prendre plaisir à mettre en lumière ses relations personnelles avec des survivants de la grande guerre ; aussi ne pensons-nous pas à soutenir qu'il ait lui-même vu et entendu Dicæos. Mais, entre la formule qu'il emploie pour le témoignage de Dicæos et celle qu'il applique au récit d'Epizélos, ne peut-on pas voir, pour le sens, une identité complète ? Et les mots, (VIII, 65), par lesquels il termine le récit de Dicæos, n'impliquent-ils pas l'intervention de témoins qui ont pu ensuite répéter les paroles du premier auteur ? La seule objection à cette équivalence serait l'observation de M. Trautwein sur le sens particulier des mots έφη ou έλεγε, appliqués à Aristéas ou à Hécatée de Milet. Mais cette observation n'est pas exacte ; et, si M. Trautwein tient à ne donner la même signification qu'à des formules absolument identiques, nous lui ferons remarquer que les exemples qu'il invoque vont à l'encontre de sa théorie. Car, si l'on excepte Homère, trop ancien et trop connu pour qu'il y eût le moindre doute dans l'esprit du public sur la nature de son témoignage, Hérodote n'a cité Aristéas et Hécatée qu'en rappelant que l'un était poète, l'autre logographe ; bien plus, il a dit expressément qu'il empruntait ces témoignages à leurs écrits (IV, 13). Car il faut, dans cette phrase, rapprocher les mots il a dit dans ses poèmes, absolument comme au chap. 16 du même livre. De même, pour Hécatée, c'est après avoir résumé son récit de l'expulsion des Pélasges qu'Hérodote dit simplement έκεΐνα μέν δή Έκαταΐος έλεξε (VI, 137) ; mais, au début du chapitre, il s'exprime aussi clairement que possible. Ainsi, dans les cas où Hérodote cite sûrement un auteur, nous voyons qu'il a soin de rappeler la qualité de cet auteur et la nature de ses écrits. Au contraire, le mot έφη à lui seul est l'expression vague d'un témoignage oral, dont Hérodote ne précise en rien l'origine. L'examen des arguments invoqués par M. Trautwein nous conduit donc à une conclusion opposée à la sienne. Nous ne disons pas avec lui : Dicæos avait certainement laissé un écrit, d'où Hérodote a tiré l'anecdote du nuage mystérieux ; mais nous disons : Dicæos est l'auteur d'une tradition qui avait cours en Grèce, sans qu'Hérodote mit au juste les témoins intermédiaires qui en avaient conservé le souvenir. Est-il nécessaire dès lors de poursuivre avec M. Trautwein une discussion qui ne repose pas sur un principe commun ? L'auteur de cette curieuse dissertation accumule les hypothèses sur la personne de Dicæos, sur la nature du livre qu'il avait composé, sur l'esprit qui animait ce livre, et il recherche dans Hérodote les passages qui, paraissant provenir d'une source écrite, et se rapportant soit à Démarate, soit à des détails de la marche et de la conduite de Xerxès, peuvent être attribués à cette source. Cette analyse pénétrante a conduit M. Trautwein à des remarques particulières qui ne manquent ni d'intérêt ni de vraisemblance. Mais la thèse elle-même est insoutenable ; car il s'agit de prouver que tous les détails relatifs à Démarate viennent uniquement des Mémoires de Dicæos ; si un seul fait peut venir d'ailleurs, la thèse tombe, de l'aveu même de M. Trautwein[58]. Or il y a des cas où l'existence d'une source écrite est vraiment impossible à admettre : pour interpréter dans ce sens une formule comme ώς ή φάτις μιν έχει (VII, 3), il faut détourner le mot φάτις de son acception courante. M. Trautwein, il est vrai, rapproche de ce mot le sens qu'il a donné aux verbes φάναι et λέγειν ; mais ces verbes mêmes, nous l'avons vu, ne se prêtent à cette explication que dans des cas bien déterminés. Les observations de M. Trautwein ont donc isolément peut-être quelque valeur, et nous devrons nous demander, dans l'analyse critique du récit d'Hérodote, si tel ou tel épisode ne vient pas d'un témoignage écrit. Mais l'ensemble du travail pèche par la base, et, cette fois encore, la source écrite, le livre qui aurait servi de guide à Hérodote n'est pas découvert. Il n'est pas découvert, suivant nous, parce qu'il n'a jamais existé. Telle est la conviction que nous gardons, malgré les savantes dissertations que nous venons de passer en revue, et cette conviction subsiste parce que, d'un côté, les arguments contraires nous semblent faibles, et que, de l'autre, le récit d'Hérodote continue à nous paraître avant tout personnel et original. C'est cette personnalité de l'écrivain que presque tous les critiques modernes ont, à notre avis, beaucoup trop négligée. Presque tous, qu'ils s'attachent à la recherche des sources orales ou à celle des sources écrites, se croient capables de retrouver dans Hérodote soit la pure tradition populaire de Sparte ou d'Athènes, de Delphes ou d'Argos, soit le texte d'un logographe. La même erreur se rencontre chez tous : ils font dépendre trop étroitement Hérodote de ses sources, surtout dans une partie de son histoire où le citoyen d'Halicarnasse, devenu presque un citoyen d'Athènes, pouvait sans peine se faire une opinion, choisir parmi les récits qu'il entendait, et composer lui-même une œuvre originale, que personne avant lui n'avait jamais écrite. Mais ces qualités personnelles d'Hérodote apparaîtront mieux dans l'étude que nous allons consacrer, dans la seconde partie de cet ouvrage, à son histoire des guerres médiques. Cette étude, nous pouvons l'entreprendre avec assurance, maintenant que nous avons écarté les doutes que quelques auteurs anciens avaient exprimés sur la véracité de notre historien, et les objections que des savants modernes ont faites à la valeur historique de son témoignage. |
[1] CREUZER, Historicorum græcorum antiquissimorum fragmenta, p. 5.
[2] URLICHS, dans Eos, I, p. 558 et suiv.
[3] SAYCE, The ancient empires of the
East, Herodotos, I-III,
[4] HOMÈRE (II, 33, 53, 116 ; IV, 29, 32 ; V, 67 ; VII, 161) ; les HOMÉRIDES (II, 117 ; IV, 32) ; HÉSIODE (II, 53 ; IV, 32) ; ARCHILOQUE (I, 12) ; SOLON (V, 113) ; SAPPHO (II, 135) ; ALCÉE (V, 95) ; SIMONIDE DE CÉOS (V, 102 ; VII, 228) ; ANACRÉON (III, 121) ; PINDARE (III, 38) ; ESCHYLE (II, 156) ; PHRYNICHOS (VI, 21) ; OLEN (IV, 35) ; MUSÉE et BACIS (VII, 6 ; VIII, 20, 77, 96 ; IX, 43) ; ARISTÉAS DE PROCONNÈSE (IV, 13) ; LYSISTRATOS (VIII, 96).
[5] SAYCE, op. cit., p. XXI-XXII.
[6] HÉRODOTE, II, 143 ; VI, 137.
[7] ID., VI, 55.
[8] DENYS D'HALICARNASSE, Sur Thucydide, 5, p. 818 et suiv.
[9] ARN. SCHÆFER, Abriss der Quellenkunde der griechischen Geschichte, 2e éd., Leipzig, 1873, p. 10.
[10] C. MÜLLER, De vita et scriptis Hecatæi, dans les Fragm. histor. græc., t. I, p. IX.
[11] DIODOPE DE SICILE, X, 25, § 2.
[12] BUSOLT, Griechische Geschichte, t.
II, p. 4.
[13] HÉRODOTE, V, 36.
[14] ID., VI, 137.
[15] M. Diels lui-même, qui admet un grand nombre d'emprunts faits par Hérodote à son prédécesseur Hécatée (Hermes, t. XXII (1887), p. 411 et suiv.), ne signale pas une seule trace de cette influence dans les livres relatifs aux guerres médiques.
[16] SUIDAS, aux mots Διονύσιος Μιλήνιος et Έκαιαΐος.
[17] Fragm. histor. græc., t. IV, p. 653.
[18] HACHTMANN, De Dionysio Mytilenæo seu Scytobrachione, diss. inaug., Bonn, 1885. Nous empruntons cette indication à la dissertation de M. B. HEIL, intitulée : Logographis qui dicuntur num Herodotus usus esse videatur, Marpurgi Cattorum, 1884.
[19] SAYCE, op. cit., p. XXII, en bas.
[20] DENYS D'HALICARNASSE, Sur Thucydide, 5, p. 818 et suiv.
[21] DIOGÈNE LAËRCE, IV, 58.
[22] Voir la notice sur Charon de Lampsaque dans le tome I des Fragm. histor. græc., et la dissertation, ci-dessus mentionnée, de M. B. Heil.
[23] PLUTARQUE, Thémistocle, 27.
[24] Fragm. histor. græc., t. I, p. 32 (CHARON DE LAMPSAQUE, fr. 5).
[25] CHARON DE LAMPSAQUE, fr. 1 (Fragm. histor. græc., t. I, p. 32).
[26] ID., fr. 2.
[27] ID., fr. 3.
[28] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 20, § 2, et 21, § 4.
[29] ATHÉNÉE, IX, p. 394 e.
[30]
Le sens de ce prodige est d'ailleurs encore douteux. Cf. Fragm. histor. græc.,. t. I, p.
XVIII, note 1.
[31] HÉRODOTE, VI, 37.
[32] CHARON DE LAMPSAQUE, fr. 6. — Cf. STRABON, XIII, p. 589.
[33] HÉRODOTE, IV, 44.
[34] Cf. A. CROISET, Histoire de la littérature grecque, t. II, p. 540-541.
[35] HÉRODOTE, V, 126.
[36] A. von Gutschmid a défendu cette hypothèse dans un article récemment réédité (Rheinisches Museum, t. XIX (1853), p. 141-146 ; et Kleine Schriften, herausgeg. VON FRANZ RÜHL, t. IV (1893), p. 139-144). Il admet que ce livre de Scylax est le plus ancien de ceux où les logographes aient abordé des sujets contemporains. D'ailleurs, il estime qu'Hérodote ne reprit pas pour son compte ce qui avait été raconté par Scylax (Kleine Schriften, t. IV, p. 112).
[37] EPHORE, fr. 102 (Fragm. histor. græc.,
t. I, p. 262).
[38] STRABON, I, p. 46.
[39] SAYCE, op. cit., p. XXII, n. 2.
[40] THUCYDIDE, I, 97.
[41] DIELS, Herodot und Hekataios, dans Hermes, t. XXII (1887), p. 411 et suiv.
[42] PORPHYRE, dans EUSÈBE, Préparation évangélique, X, 3, p. 166 b.
[43] HÉCATÉE, fr. 279.
[44] HÉRODOTE, II, 5.
[45] COBET, Hecatæi Milesii scripta ψευδεπίγραφα, dans Mnemosyne, nouvelle série, t. XI (1883), p. 1-7.
[46] ATHÉNÉE, II, p. 70 b.
[47] STRABON, I, p. 7.
[48] C'est ce qu'on peut conclure de la phrase de STRABON, I, p. 7.
[49] SCHMIDT (MAX-C.-P.), Zur Geschichte der
geogr. Litt. bei Griechen und Römern,
[50] PANOFSKY (H.), Questionum de historiæ herodoteæ fontibus pars prima, Diss. inaug., Berlin, 1885.
[51] HÉRODOTE, IX, 15. — PANOFSKY, op. cit., p. 61.
[52] C'était le sujet de la tragédie intitulée Καμίκιοι.
[53] HÉRODOTE, VI, 75.
[54] HÉRODOTE, VI, 84.
[55] Nous dirons plus loin les raisons de nos doutes.
[56] TRAUTWEIN (P.), Die Memoiren des Dikaios, Eine Quelle des herodoteischen Geschichtswerkes (dans Hermes, t. XXV (1890), p. 527-566).
[57] HÉRODOTE, VIII, 65.
[58] TRAUTWEIN, op. cit., p. 544.