CHAPITRE III. — DU CARACTÈRE GÉNÉRAL DE Malgré les objections fondamentales que soulève la théorie de M. Nitzsch, elle n'a pas cessé de trouver des adeptes. Un des plus récents auteurs qui aient disserté sur la méthode historique d'Hérodote, M. R. Adam[1], se rattache directement à M. Nitzsch, puisqu'il admet pour l'histoire des guerres médiques chez Hérodote des sources purement orales[2], dont il essaie de retrouver la trace dans le récit des batailles de Salamine et de Platées. Le Mme savant, il est vrai, se sépare de son prédécesseur sur la question de savoir quel usage Hérodote a fait de ces traditions : tandis que M. Nitzsch fait honneur à l'historien d'un choix judicieux, qui ressemble assez à de la critique, M. R. Adam estime qu'Hérodote n'a eu à aucun degré la préoccupation du vrai, et qu'il a voulu seulement consigner dans son livre les faits les plus curieux et les plus propres à intéresser le lecteur[3]. Mais, à cela près, les deux auteurs considèrent le récit d'Hérodote comme composé de pièces d'origines diverses, mal ajustées les unes aux autres, et encore aujourd'hui reconnaissables. Nous avons vu à combien de difficultés se heurte cette théorie de M. Nitzsch : l'existence de ces traditions fût-elle prouvée, il nous semblerait impossible de les retrouver encore chez un conteur comme Hérodote. Telle paraît avoir été aussi l'opinion de M. N. Wecklein[4], malgré l'approbation sans réserve qu'il accorde au travail de son devancier : du moins renonce-t-il à dégager du récit d'Hérodote ces prétendus éléments, pour s'attacher à caractériser dans son ensemble la tradition des guerres médiques. En d'autres termes, il revient à la conception générale de Niebuhr, mais en la précisant, en l'appuyant de considérations nouvelles. La conclusion de cette élude est que la tradition rapportée par Hérodote repose sur des récits oraux dont l'autorité est des plus suspectes. Partant de là, comme d'une vérité démontrée, un autre savant, M. H. Delbrück, a entrepris de prouver l'inconsistance de cette tradition au point de vue militaire, et en a rejeté presque toutes les données, y compris celles qui passaient jusqu'ici pour le plus authentiques[5]. Ces deux ouvrages contiennent un assez grand nombre de remarques utiles, dont nous ferons à l'occasion notre profit dans l'analyse critique du récit d'Hérodote. Mais ils reposent l'un et l'autre sur des principes contestables, qu'il nous paraît nécessaire de signaler. M. Wecklein présente son raisonnement sous une forme, pour ainsi dire, enveloppée, avec une discrétion, une mesure et une habileté qui déconcertent d'abord la critique. Peu d'affirmations absolues ; aucun esprit de système ; des conclusions précises, mais appliquées seulement à un petit nombre de faits : telle est la première impression que laisse ce travail, qui séduit en même temps par la variété des exemples et par une composition hardiment synthétique. Mais, sous ces apparences modestes, l'écrit de M. Wecklein aurait une portée considérable, si l'on devait en accepter le point de départ et toutes les conséquences. En effet, dès les premières pages, et avant de caractériser
d'après Hérodote la tradition orale des guerres médiques, l'auteur appelle
notre attention sur deux points : la tendance générale de l'esprit grec à se
nourrir de fables, de mensonges, et la tendance particulière d'Hérodote à
chercher dans l'histoire des leçons de morale. Voilà résolues en quelques
mots des questions singulièrement délicates ! Et n'est-il pas dangereux de
jeter d'abord dans l'esprit du lecteur, sans démonstration suffisante, des
idées aussi générales ? Pour soutenir que l'opinion publique en Grèce, au Ve
siècle, n'a pas eu le moindre respect de la vérité, quels témoignages
invoque-t-on ? La liberté effrénée des poètes comiques ? Mais il s'agit là
d'un genre où se déploie une véritable débauche d'esprit, une sorte de fureur
bachique, qui justifie les plus étranges écarts de l'imagination. Dira-t-on
que la foule, à l'agora et dans les tribunaux, faisait peu de cas du vrai
parce qu'elle permettait aux orateurs de se lancer les uns aux autres les
pires calomnies ? Mais nous ne connaissons cette coutume que pour une époque
postérieure ; et de telles pratiques, fussent-elles plus anciennes,
appartiennent plus ou moins à tous les peuples qui ont connu la liberté de la
parole. Les jurés d'Athènes étaient plus exposés que d'autres, vu leur nombre,
à se laisser tromper par des artifices d'avocats, et le succès même de ces
artifices ne prouverait pas l'indifférence des Grecs à l'égard de la vérité.
Comment enfin juger de l'état d'esprit d'un peuple ancien mieux que par les
actes de ses grands hommes et les œuvres de ses écrivains ? Or on ne peut
guère soutenir que le goût du vrai et du réel ait fait défaut à des hommes
comme Périclès et Thucydide ! A vrai dire, quand on parle de l'imagination
inventive des Grecs dans le domaine de l'histoire, on pense soit aux vieilles
épopées héroïques, qui furent longtemps la seule histoire primitive de C'est aussi exprimer sur le compte de notre historien un jugement incomplet, que de signaler seulement chez lui des préoccupations morales : il faudrait encore se demander si le plus souvent son récit ne dérive pas d'une information impartiale, et si le simple désir de savoir n'a pas ordinairement dominé tout le reste. Il ne suffit pas de relever çà et là une réflexion morale ; il faudrait rechercher dans quelle mesure l'aurait de cette réflexion a déterminé le choix de l'auteur entre plusieurs versions différentes. A cet égard, l'exemple cité par M. Wecklein n'est pas concluant[6] : la tradition des habitants de Paros sur les négociations de Miltiade avec une prêtresse de Déméter[7] présente autant et plus de garanties d'authenticité que la version rapportée par Éphore[8], et imaginée peut-être par cet historien pour expliquer le départ précipité de Miltiade. Comment douter d'ailleurs que les faits historiques eux-mêmes ne portent parfois avec eux leur enseignement moral ? Hérodote a, le plus souvent qu'il a pu, dégagé cette leçon de l'histoire. Mais, de l'aveu même de M. Wecklein, c'est dans les discours que se révèle surtout le moraliste ; c'est là aussi que percent le mieux les imitations d'Eschyle, les réminiscences poétiques. Avouons donc sans peine que les discours chez Hérodote n'ont pas la même valeur historique que chez Thucydide ; mais, dans ces discours mêmes, ne nions pas qu'on ne puisse trouver des faits historiques, et gardons-nous d'appliquer à tout le cours du récit le jugement qui convient seulement à certaines parties déterminées de l'ouvrage. Aussi bien ces considérations générales de M. Wecklein ne servent-elles que d'introduction à l'étude des influences qui ont modifié, dans la tradition populaire, la physionomie propre des guerres médiques. Ces influences peuvent se résumer ainsi : 1° dans l'enthousiasme de la victoire, les Grecs attribuèrent aux dieux une bonne part du succès, et se plurent à reconnaître l'action de la puissance divine, soit dans les heureuses inspirations des Grecs, soit dans la conduite aveugle et insensée des barbares ; 2° pour léguer à leurs descendants le souvenir le plus glorieux possible de cette guerre, ils s'efforcèrent de rehausser encore l'éclat de leur victoire, et d'effacer tout ce qui aurait pu faire tache dans le tableau ; 3° moins préoccupés d'exposer la suite des faits que de recueillir les détails les plus curieux et les plus piquants, ils composèrent un récit où dominaient les anecdotes et les fables ; 4° dès le temps même de la guerre, et pendant de longues années encore, la tradition s'altéra sous l'influence des divisions intestines qui se produisirent en Grèce, et de l'hostilité qu'encourut tel ou tel personnage dans sa ville, telle ou telle ville dans ses rapports avec Athènes ou avec Sparte. Il est hors de doute que chacune de ces observations convient d'une manière générale à toute espèce de tradition populaire, et, en particulier, à la tradition des guerres médiques. Si de tout temps les vainqueurs ont embelli leurs exploits pour accroître leur mérite, et s'il est toujours vrai que le peuple conserve, des grands événements dont il est le témoin, un souvenir confus d'où se détachent des anecdotes et de petits détails, plutôt qu'une image complète de l'ensemble, nulle part les rivalités politiques, les haines de personnes et d'États, n'ont agi plus fortement qu'en Grèce, au Ve siècle, sur une tradition populaire, et jamais non plus il ne s'est rencontré une époque plus favorable à une conception religieuse et morale des faits historiques. Mais examinons un à un ces caractères de la tradition, en commençant par ceux qui sont le plus manifestement communs à tous les temps et à tous les pays. Tout vainqueur dissimule ses fautes et exalte sa valeur. Les Grecs ont dû faire comme les autres, voilà une vérité incontestable. Mais est-ce bien ainsi qu'Hérodote raconte les guerres médiques ? Et ne convient-il pas toujours de distinguer la tradition populaire, telle qu'elle a dû se répandre de bonne heure en Grèce, et le récit que nous a laissé l'historien ? M. Wecklein reconnaît que l'histoire des guerres médiques dans Hérodote n'a pas l'apparence d'un panégyrique, et qu'on y trouve l'aveu de bien des faiblesses : résistance de plusieurs villes au mouvement patriotique des principaux États, hésitation des plus braves devant le danger, trahison même de quelques-uns. Un auteur qui ne craint pas de montrer ainsi le revers de la médaille, ne donne-t-il pas par là même une excellente preuve de son impartialité ? — Non, dit M. Wecklein ; car c'est là seulement l'effet d'une influence qui a dominé l'esprit d'Hérodote, l'influence d'Athènes. — Certes, il est vrai que les villes les plus malmenées par Hérodote sont bien celles qui ont dans la suite résisté le plus à la domination athénienne ; mais la question est de savoir si Athènes a vraiment calomnié ces villes, parce qu'elles étaient ses ennemies, ou bien si elles ne sont pas restées en dehors de la confédération athénienne précisément par les mêmes raisons qui déjà les avaient fait se séparer d'Athènes et de Sparte pendant l'invasion médique. Aussi bien la sévérité d'Hérodote à l'égard de plusieurs États ne se marque-t-elle pas seulement dans des récits où domine l'inspiration athénienne : telle faute commise par les Phocidiens, par exemple, est naïvement exposée dans un récit qu'Hérodote parait avoir puisé surtout à des sources spartiates[9]. La vérité est que la guerre médique ne se présente pas dans son ouvrage comme le tableau idéal d'une aventure de tout point héroïque. Loin de songer, comme plus tard Isocrate, à arranger l'histoire pour la plus grande gloire de tous les États grecs, Hérodote rapporte simplement ce qu'il croit être la vérité, au risque de révéler des faits peu honorables pour tel ou tel de ses compatriotes. Dans l'histoire même d'Athènes, trouvons-nous chez notre auteur la trace de ces omissions voulues ou de ces altérations de la vérité par lesquelles une tradition intéressée dissimule ses fautes ? M. Wecklein parle, d'après Plutarque[10], de la conspiration tramée sur le champ de bataille de Platées par de jeunes Athéniens, partisans de l'aristocratie, et il cite ce fait comme un exemple des dissensions intestines que cherchait à cacher la tradition athénienne. Mais l'authenticité de l'anecdote rapportée par Plutarque est des plus douteuses : elle s'accommode trop bien, pour n'être pas suspecte, au rôle de conciliateur habile et vertueux, de sage politique, que semble avoir attribué à Aristide toute une école d'historiens moralistes. Du reste un événement comme celui-là, un complot ourdi sur le champ de bataille, est de ces trahisons qu'une tradition populaire retient le mieux, et qu'elle aggrave plutôt que de les passer sous silence : la victoire d'Athènes dans les guerres médiques avait été une victoire avant tout démocratique ; la tradition athénienne n'avait aucune tendance à dissimuler les fautes d'un parti vaincu. Ailleurs, suivant M. Wecklein, les Athéniens ont voulu faire croire à une défense héroïque de l'acropole[11], tandis qu'en réalité, d'après Ctésias, les prêtres et les citoyens demeurés dans l'enceinte sacrée ne virent pas plus tôt leur palissade enfoncée et brûlée, qu'ils s'enfuirent par un escalier dérobé ! Entre ces deux versions, pourquoi préférer celle de Ctésias, sinon parce qu'elle offre une explication moins noble et moins belle des faits ? Mais, en bonne critique, si le dévouement des vieillards d'Athènes s'explique assez par la force du sentiment religieux et l'obstination d'un patriotisme aveugle, pourquoi leur attribuer plutôt une lâcheté ? C'est surtout la victoire de Marathon que M. Wecklein considère comme un exploit surfait dans Hérodote : s'inspirant de la critique de Théopompe, il se range à l'avis de ceux qui, selon Plutarque, voyaient dans cette bataille une attaque de l'armée athénienne contre l'arrière-garde des Perses, déjà en grande partie rembarqués[12]. Mais nous avons dit plus haut que la critique de Théopompe s'adressait à Éphore, non à Hérodote ; et, d'une façon générale, nous savons que la bataille de Marathon donna lieu de bonne heure à une foule de traditions suspectes, qui Hérodote lui-même n'a pas accueillies. Nous trouvons la trace de ces récits fabuleux, soit dans la description des tableaux du Pœcile chez Pausanias[13], soit dans les allusions du même voyageur à certains détails de la bataille[14], soit enfin dans les Vies de Plutarque[15]. Il ne faut donc pas condamner le récit d'Hérodote sous prétexte que les anciens eux-mêmes ont signalé l'excès des louanges que se donnaient les Athéniens [16]. C'est ce récit seul qu'il faut examiner, sans le confondre avec des traditions accessoires. Or, sans entrer ici dans une discussion qui trouvera sa place ailleurs, ne peut-on pas dire que M. Wecklein, avec la prétention de rendre aux faits leur physionomie véritable, substitue à un récit qu'il trouve trop glorieux l'hypothèse d'une bataille moins importante peut-être, mais à certains égards plus héroïque encore ? L'ingénieux auteur suppose, en effet, un engagement livré au bord de la mer seulement, contre les Perses qui n'avaient point encore rejoint leurs navires ; mais, pour concilier certaines données d'Hérodote, de Cornelius Nepos et de Plutarque, il veut que cet engagement ait eu lieu le jour même où les troupes athéniennes étaient sorties d'Athènes, c'est-à-dire avec une promptitude extraordinaire. Or c'est là supprimer un trait qui nous semble chez Hérodote des plus caractéristiques, nous voulons dire la lenteur des opérations de l'armée athénienne. Il eût été beaucoup plus beau de raconter que Miltiade avait pris énergiquement l'offensive dés le premier jour de son arrivée en face du barbare, et pourtant la tradition a gardé le souvenir d'une temporisation, d'une hésitation de plusieurs jours. Négliger ce trait essentiel du récit, c'est imaginer des hypothèses sans fondement, au nom de principes préconçus. Il ne nous parait donc pas évident qu'Hérodote ait donné de la bataille de Marathon un récit qui altère la vérité, et sur ce point les conclusions de M. Wecklein sont excessives. Presque partout, les observations du même savant se heurtent à des objections du même genre, quand il s'agit d'en faire l'application à des faits précis. Comment méconnaître, par exemple, le caractère anecdotique et légendaire de la tradition, quand on rencontre à chaque pas dans Hérodote des historiettes amusantes, visiblement arrangées par l'imagination inconsciente du peuple pour rendre compte d'une impression, d'une situation ? Un spécimen curieux de ces anecdotes significatives nous est fourni par le récit qui nous montre Xerxès en fuite, assailli par une tempête : comme le vaisseau allait sombrer, les nobles perses qui accompagnaient le roi durent se jeter à la mer, non sans avoir eu soin d'abord de se prosterner devant lui en signe d'adoration[17]. Ce trait seul suffirait à trahir l'origine de l'anecdote, quand même Hérodote n'aurait pas fait valoir contre cette version plusieurs arguments décisifs. Nous ne contestons pas que, dans d'autres cas, l'historien n'ait cité, sans exprimer les mêmes doutes, des légendes aussi suspectes, soit qu'il y ait vraiment ajouté foi, soit qu'il ait jugé inutile, dans de si petits détails, de formuler ses objections. La seconde de ces explications doit être, ce me semble, souvent adoptée ; car Hérodote n'a pas ignoré que beaucoup de traditions fausses avaient cours en Grèce ; et il a même finement indiqué l'origine de quelques-unes d'entre elles. C'est lui-même qui appelle notre attention sur les récits imaginaires dont le plongeur Scyllias de Scioné était l'objet (VIII, 8), et, quand il rapporte sur le compte de l'Athénien Sophanès de Décélie, combattant avec une ancre à la bataille de Platées, les deux versions que l'on sait (IX, 74), il ne nous est guère permis de douter que l'historien n'ait parfaitement saisi comment l'une de ces versions était sortie de l'autre, par une sorte d'interprétation humoristique. Mais, dans la plupart des cas, personne ne peut aujourd'hui discerner si les anecdotes rapportées par Hérodote ont une origine de ce genre, ou si elles reposent sur quelque fait historique. M. Wecklein, voulant rejeter l'idée que les Éginètes se soient enrichis vraiment du butin de Platées (IX, 80), rappelle l'origine légendaire de la richesse de Callias λακκόπλουτος[18] ; mais il n'y a aucune liaison nécessaire entre ces deux faits, et d'ailleurs, chose digne d'attention, Hérodote s'est bien gardé de rapporter l'aventure de Callias le dadouque, se promenant sur le champ de bataille de Marathon dans son costume sacerdotal ! C'est Plutarque qui est ici en cause. A Plutarque aussi appartient la légende de la πομπή Λυδών, institution spartiate qui avait, disait-on, son origine dans un épisode de la bataille de Platées[19], tandis 'que nous y reconnaissons un reste de vieilles coutumes religieuses, une survivance de ces sacrifices humains qui s'accomplissaient primitivement sur l'autel d'Artémis Orthia. A Plutarque enfin nous devons l'anecdote piquante du chien de Xanthippe, enterré au promontoire de Κυνός σήμα à Salamine[20] ! Toutes ces légendes étaient nées peut-être dès le temps d'Hérodote ; mais l'historien ne les a pas accueillies, et c'est une raison pour nous de ne pas écarter trop facilement les traditions qu'il rapporte. Nous en dirons autant des calomnies qui ont leur source dans la rivalité des partis politiques et des États. Hérodote en a peut-être accepté quelques-unes sans le savoir : tel nous a paru être le récit relatif à l'attitude des Thébains devant les Perses, lors de l'attaque suprême des Thermopyles. Quelques autres traits du même genre ont sans doute la même origine, et. M. Wecklein a peut-être raison de suivre quelquefois les indications de Plutarque. Mais qu'on y prenne garde cependant : pour Corinthe et pour Argos, Hérodote signale à deux reprises les attaques injustes dont ces villes étaient l'objet ; ni pour l'une ni pour l'autre, il n'adopte sans restriction la tradition athénienne. Pour expliquer la conduite d'Argos en face de Xerxès, il préfère le rapport des Argiens eux-mêmes aux deux versions différentes qui avaient cours en Grèce, et qui provenaient d'Athènes et de Sparte[21]. Pour justifier le général corinthien Adeimantos, accusé d'avoir fui à Salamine, il rejette résolument la version des Athéniens, et leur oppose le témoignage de toute la Grèce[22]. Est-il prudent dès lors de soupçonner dans le récit de Platées d'autres calomnies à l'égard de Corinthe ? Et ne voit-on pas que c'est attribuer au même auteur, ici une perspicacité digne d'éloges, là un étrange aveuglement ? Même pour ce qui touche Thèbes, il faut distinguer entre les différents témoignages d'Hérodote : telle tradition, il est vrai, peut paraitre plus ou moins arrangée pour satisfaire une rancune politique ; mais en même temps nous avons cru découvrir que cette tradition avait été ajoutée après coup par l'historien[23]. D'autres traits, au contraire, comme le serment prononcé par les Grecs contre Thèbes et contre toutes les villes qui embrasseraient le parti du barbare[24], ne donnent prise à aucune critique, à moins qu'on n'invoque le témoignage contraire d'historiens postérieurs ; mais pourquoi préférer l'autorité de Théopompe[25] ou de Diodore de Sicile[26] à celle d'Hérodote ? Il nous reste à parler de l'influence religieuse et morale qui semble à M. Wecklein avoir altéré gravement la tradition des guerres médiques. Il est certain que l'état des esprits en Grèce, au début du Ve siècle, se prêtait admirablement à une conception religieuse d'un événement aussi considérable que la guerre de l'indépendance nationale : la campagne de Xerxès prit, dans l'imagination pieuse des croyants de l'époque, l'apparence d'une attaque dirigée contre leur religion traditionnelle ; en se défendant eux-mêmes, les Grecs se donnaient encore le mérite de défendre leurs dieux. N'était-ce pas là une illusion ? Et l'entreprise du Grand Roi n'avait-elle pas avant tout un but politique ? Nous accordons sans peine à M. Wecklein que les Grecs ont interprété dans le sens de leur foi des actes qui n'avaient point par eux-mêmes cette signification. Mais ici encore c'est Hérodote qui nous fournit les indices les plus sûrs pour trouver la vérité ; c'est lui qui, en exposant les préparatifs de Darius et ceux de Xerxès, nous laisse entendre que ni l'un ni l'autre de ces deux princes ne poursuivait en Grèce une guerre religieuse ; c'est lui qui nous fait toucher du doigt les causes politiques de toute cette campagne[27]. Que si parfois il fait tenir à Xerxès ou à ses ministres un langage qui parait justifier la conception des Grecs, ne serait-ce pas qu'en effet, à côté des raisons profondes qui entraînaient l'empire perse à la conquête de l'Europe, certains prétextes spécieux étaient mis en avant, et que le premier de ces prétextes consistait justement dans cet incendie de Sardes, qui devait être vengé par la ruine et l'incendie des sanctuaires athéniens ? Beaucoup plus contestable encore est l'idée de M. Wecklein
au sujet du personnage que joue Mardonius dans toute la seconde guerre
médique. Ce rôle de mauvais conseiller et de funeste séducteur, que lui
attribue la tradition, n'aurait d'autre raison d'être que la mort même du
vaincu de Platées : coïncidant avec la fin de la guerre, cette mort aurait
été considérée comme le juste châtiment de toute une vie politique, et ainsi
aurait pris corps, dans l'imagination des Grecs, tout un système complexe de
faits qui n'auraient rien d'historique. Nous avouons que cette ingénieuse
hypothèse nous semble tout à fait inutile : si les Grecs ont vu, ce que ne
nie pas M. Wecklein, que les Aleuades, d'une part, et les Pisistratides, de
l'autre, secondés par le devin Onomacrite, avaient travaillé à exciter le Roi
contre la Grèce[28],
pourquoi n'auraient-ils pas eu connaissance aussi des dispositions propres à
tel ou tel des personnages de la cour perse ? La part prise par Mardonius à
la première campagne dirigée contre Ainsi la physionomie générale de la guerre n'a pas été déformée, au moins chez Hérodote, par une conception religieuse des événements. En est-il autrement dans le détail ? Assurément les Grecs ont rapporté à cette époque, comme des signes de la protection divine, plusieurs phénomènes qui s'étaient produits un peu avant ou un peu après[29] ; ils ont raconté des miracles qui n'ont à nos yeux aucune valeur ; ils ont parlé d'oracles et de prédictions, qui n'ont pu se répandre en Grèce qu'après les faits mêmes qu'ils semblaient avoir annoncés. Hérodote a cru quelques-uns de ces oracles, il en a rejeté d'autres, et il a cité bon nombre de prodiges auxquels il n'ajoutait pas foi. Mais, quelle que soit notre opinion sur la crédulité d'Hérodote, la plupart des faits qu'il signale dans cet ordre d'idées n'ont-ils pas une valeur historique ? N'est-il pas vrai que le peuple en Grèce ait cru, par exemple, que Delphes avait annoncé la prise de l'Acropole, et indiqué d'avance aux Athéniens les moyens de salut (VII, 140-141) ? que Borée avait secouru les Grecs en détruisant la flotte perse (VII, 489) ? N'est-il pas vrai aussi que les chefs confédérés, réunis à Salamine, aient fait chercher à Égine les antiques héros Æacides, pour s'assurer leur assistance dans la bataille (VIII, 64) ? Il n'est pas douteux que, du côté des Grecs, le sentiment du danger n'ait produit d'abord un élan de ferveur religieuse, et que plus tard la reconnaissance n'ait fait attribuer aux dieux une foule de merveilles . Hérodote n'a pas raconté tout ce qu'on disait à Athènes ou ailleurs de l'action bienfaisante de ces divinités locales, qui toutes, après la victoire, durent avoir eu leur part du succès. Sans doute il a été plus loin dans ce sens que ne l'exige la rigueur de l'histoire, quand il a parlé, par exemple, des deux héros de Delphes, Phylacos et Autonoos, poursuivant les barbares qui avaient menacé le temple (VIII, 39), et d'autres prodiges analogues. Mais, en rapportant ce que les prêtres lui avaient dit, il croyait trouver dans cette tradition une part de vérité ; et n'est-ce pas dépasser les droits de la critique, que de supprimer tout à fait l'attaque des barbares contre Delphes, parce que le récit de cet événement se présente mêlé de fables et d'exagérations manifestes[30] ? En résumé, M. Wecklein n'a pas, selon nous, infirmé, autant qu'il le croit, le témoignage d'Hérodote ; au milieu d'une quantité d'anecdotes douteuses, parmi des récits inspirés tantôt par un enthousiasme excessif, tantôt par un esprit de malveillance et de jalousie, nous croyons saisir encore un fond de vérité, qui doit rester pour nous la base de l'histoire des guerres médiques. M. H. Delbrück n'est pas de cet avis ; et, non content de rejeter le témoignage d'Hérodote dans les passages où se fait sentir quelqu'une des influences signalées par M. Wecklein, il écarte même certaines données fondamentales qui n'avaient excité jusqu'ici aucun soupçon. Mais, en s'appuyant sur une critique aussi radicale des textes, l'auteur donne un fondement fragile aux hypothèses ingénieuses et aux considérations stratégiques à l'aide desquelles il prétend restituer l'image exacte des faits militaires. Nous discuterons plus loin plusieurs de ces hypothèses ; contentons-nous de signaler ici deux faits attestés par Hérodote, et que M. Delbrück rejette, à notre avis, sans raison. Un principe essentiel dans la thèse de M. Delbrück, et dans la comparaison qu'il établit entre les guerres médiques et les guerres des Suisses contre Charles le Téméraire, est le suivant : les Grecs n'ont eu que des troupes pesamment armées, des hoplites rangés en phalange, capables d'opposer un corps compact à un ennemi qui comptait seulement des soldats armés à la légère[31]. Certes le fond de cette théorie repose sur le témoignage d'Hérodote, qui parle à plusieurs reprises de la supériorité de l'armement grec (IX, 62-63). Mais le même Hérodote signale, à côté des hoplites, dans l'armée de Platées, un nombre considérable de soldats non hoplites, d'hommes armés à la légère : il y en avait un par hoplite pour les contingents de toutes les villes grecques, et sept par hoplite dans l'armée spartiate (IX, 29). Voilà le fait, et il se présente dans Hérodote avec une telle précision, que, pour se refuser à l'admettre, M. Delbrück est obligé de supposer une erreur inexplicable de l'historien, ou, ce qui est pis encore, une altération voulue de la vérité : énumérant les forces de l'armée perse, et voulant les grossir démesurément, Hérodote aurait été amené, pour tenir compte de la foule des serviteurs de toutes sortes qui suivent une armée, à doubler le chiffre des combattants[32] ; puis, transportant ce calcul à l'armée grecque, il aurait ajouté au nombre des hoplites un nombre égal de mais cela d'une façon tout arbitraire ; car il n'y avait pas de place auprès de la phalange grecque pour des troupes légères[33]. En raisonnant ainsi, M. Delbrück ne s'aperçoit pas que c'est un calcul contraire, de la part d'Hérodote, qui offre le plus de vraisemblance : si Hérodote a doublé le chiffre des combattants perses, c'est bien plutôt parce que l'armée grecque, composée surtout d'hoplites, comptait en outre un soldat ψιλός par hoplite, comme il l'atteste lui-même pour Platées. En outre, l'explication de M. Delbrück ne convient pas au chiffre de sept hilotes spartiates, qui est, lui aussi, bien attesté, et qui reçoit même une confirmation partielle de ce fait, que les Idiotes eurent à Platées un tombeau, comme les autres combattants (IX, 85). N'est-il pas dit enfin dans Pausanias que les esclaves obtinrent une sépulture publique sur le champ de bataille de Marathon[34] ? C'est encore un texte que rejette sans hésiter M. Delbrück, malgré l'autorité d'un témoignage qui reposait sur un monument encore debout. Le même genre de critique est appliqué par M. Delbrück à
un autre texte d'Hérodote, relatif à la bataille de Marathon. S'inspirant
sans doute des remarques de M. Wecklein sur le caractère des discours chez
notre historien, M. Delbrück traite d'imaginaire la crainte qu'exprime
Miltiade, avant la bataille, au sujet des agissements coupables de certain
parti dans Athènes[35]. C'est là,
suivant lui, un exemple de ces prétendues trahisons que le peuple ne manque
jamais de découvrir dans les temps de crise. Un historien sérieux n'aurait
pas dû ajouter foi à de pareilles rumeurs : de traîtres, il n'y en avait
point dans Athènes, et c'est en dégageant de cette idée fausse le récit d'Hérodote
qu'on peut arriver à reconnaître la vraie face des choses. Ne voit-on pas que
l'auteur de cette théorie, au moment même où il prétend se montrer si versé
dans la connaissance des traditions populaires, oublie un des caractères
propres de ces traditions : c'est que les trahisons du genre de celle qu'il
signale ici se découvrent généralement chez les peuples vaincus, non chez les
vainqueurs ; elles sont un moyen d'expliquer et d'excuser une défaite. En
outre, M. Delbrück ne peut soutenir son assertion, qu'en écartant du même
coup plusieurs autres faits rapportés par Hérodote, et qui éclairent la situation
des partis dans Athènes depuis le début des hostilités avec En réalité, si le point de vue de M. Delbrück peut éclairer parfois l'historien des guerres médiques, nous croyons que plus souvent il l'égare. Les règles de la tactique militaire ne nous semblent pas aussi absolues que les lois du monde physique, et les conditions toutes particulières où se présente dans l'histoire l'invasion de Xerxès ne sont pas de celles qui se soient jamais reproduites à une autre époque de la civilisation. Quel danger n'y a-t-il point à dire d'un fait qui remonte à plus de deux mille ans : Il n'a pas pu se passer ainsi ; voici comme il faut le comprendre ! Et voilà pourtant comment, chez ce dernier disciple de Niebuhr, la critique, de négative qu'elle était à l'origine, est devenue singulièrement affirmative et dogmatique ! |
[1] ADAM (R.), De Herodoti ratione historica questiones selectæ, sive De pugna Salaminia atque Platæensi, dissert. inaugur., Berolini, 1890.
[2] ID., ibid., p. 3.
[3] ID., ibid., p. 2.
[4] WECKLEIN (N.), Ueber die Tradition der Perserkriege, Munich, 1876.
[5] DELBRÛCK (H.), Die Perserkriege und die
[6] WECKLEIN, op. cit., p. 7-9.
[7] HÉRODOTE, VI, 134-136.
[8] ÉPHORE, fr. 107 (Fragm. histor. græc.,
t. I, p. 263).
[9] HÉRODOTE, VII, 217-218.
[10] PLUTARQUE, Aristide, 13.
[11] HÉRODOTE, VIII, 51 et suiv.
[12] PLUTARQUE, Malignité d'Hérodote, 27, § 3.
[13] PAUSANIAS, I, 15. Le héros Echétlos figurait avec Callimaque et Miltiade parmi les combattants. On racontait, dit ailleurs PAUSANIAS (I, 32, § 5), que pendant la bataille un homme était apparu, qui avait l'aspect et le costume d'un paysan ; armé de sa charrue, cet homme avait tué une quantité de barbares ; mais, après l'action, personne ne l'avait plus revu. Les Athéniens interrogèrent l'oracle, et le dieu se contenta de leur répondre d'avoir à honorer le héros Echétlæos, c'est-à-dire l'homme à la charrue. La présence du héros Marathon, de Thésée, d'Athéna et d'Héraclès dans le même tableau nous révèle l'esprit qui avait inspiré le peintre, et la conception religieuse qui s'était emparée de bonne heure de cet événement historique. Sur le Pœcile, en général, voir C. WACHMUTH, Die Stadt Athen im Alterthun, t. II, Leipzig, 1890, p. 445 et suiv., et sur les peintures de ce portique, un article récent de M. C. Robert, dans Hermes, t. XXV (1890), p. 412 et suiv.
[14] Il est difficile de dire à quelle époque remontent les légendes que signale PAUSANIAS (I, 32) : quelques-unes peut-être avaient une origine fort ancienne.
[15] PLUTARQUE, Aristide, Thémistocle, Cimon. On racontait même que plusieurs combattants de Marathon avaient vu en armes l'image de Thésée marchant à leur tête contre les barbares (PLUTARQUE, Thésée, 35).
[16] Aristophane invente un mot, έγγλωττοτυπεΐν, pour se moquer de ces forfanteries athéniennes. Le charcutier dit au Démos : Car toi, qui as tiré l'épée contre les Mèdes pour sauver le pays à Marathon, et qui, vainqueur, nous as fourni la matière de grands effets de langue.... (Chevaliers, v. 781-782.)
[17] HÉRODOTE, VIII, 118-119.
[18] PLUTARQUE, Aristide, 5.
[19] ID., ibid., 17.
[20] ID., Thémistocle, 10.
[21] HÉRODOTE, VII, 148-152.
[22] ID., VIII, 94.
[23] ID., VII, 233.
[24] ID., VII, 132.
[25] THÉOPOMPE, fr. 167 (Fragm. histor. græc.,
t. I, p. 306).
[26] DIODORE, XI, 3.
[27] Nous reviendrons sur ce point dans la seconde partie de ce travail, en analysant le récit d'Hérodote.
[28] HÉRODOTE, VII, 8.
[29] Comme le tremblement de terre de Délos (VI, 98) et l'éclipse de soleil (VII, 37).
[30] WECKLEIN, op. cit., p. 25-30.
[31] DELBRÜCK, op. cit., p. 1-43.
[32] HÉRODOTE, VII, 186.
[33] DELBRÜCK, op. cit., p. 6.
[34] PAUSANIAS, I, 32, § 3. — D'après ce texte, il y avait un seul tombeau pour les Platéens et pour les esclaves. Le texte ne serait-il pas ici corrompu ? Nous proposons de corriger : καί <τρίτος> δούλοις (le mot τρίτος étant représenté par la lettre γ).
[35] HÉRODOTE, VI, 109.