HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

PREMIÈRE PARTIE. — HÉRODOTE ET SES CRITIQUES ANCIENS ET MODERNES.

LIVRE II. — LES MODERNES.

 

 

CHAPITRE II. — EXAMEN DE LA THÉORIE DE M. K.-W. NITZSCH SUR LA TRADITION ORALE DES GUERRES MÉDIQUES.

L'opinion de Niebuhr sur les guerres médiques ne lit pas d'abord beaucoup de bruit dans le monde savant : exposée dans une œuvre posthume, elle avait surtout le tort de ne pas s'appuyer sur une démonstration rigoureuse. Or, dans le même temps, la critique historique était beaucoup plutôt attirée vers l'observation de certains faits précis, qui, rapportés par Hérodote, se trouvaient, depuis peu, confirmés par les découvertes de l'archéologie orientale. Tout le crédit que gagnait auprès des archéologues le précieux auteur des descriptions de l'Égypte, de l'Assyrie, de la Perse, se reportait sur le compte de l'historien de la Grèce, et pendant longtemps les éditeurs et commentateurs d'Hérodote, aussi bien que les historiens de la Grèce et de la littérature grecque, s'appliquèrent surtout à faire valoir les résultats acquis par ses recherches patientes et judicieuses. Les commentaires de Bähr[1] et de Rawlinson[2], auxquels il faut ajouter les éditions plus récentes de Stein[3] et d'Abicht[4], sont animés de cet esprit ; et c'est aussi la même confiance dans la sincérité d'Hérodote et dans la sûreté de ses informations qui domine les grandes histoires de Grote, de Curtius, de Max Duncker. Dans un domaine plus restreint, Rüstow et Köchly n'hésitèrent pas à prendre Hérodote pour guide dans l'histoire de l'art militaire chez les Grecs au début du Ve siècle[5] : tant on était loin alors d'accorder à Niebuhr que tous ces récits fussent le fruit merveilleux d'une imagination échauffée par l'enthousiasme patriotique !

Cependant, en 1871, M. K.-W. Nitzsch entreprit de soumettre à un examen nouveau les sources d'Hérodote dans l'histoire des guerres médiques[6], et ce travail, quoique fort court, a inspiré depuis lors presque tous les auteurs qui ont touché au même sujet. Bien qu'en désaccord avec Niebuhr sur plusieurs points essentiels, M. Nitzsch se rattache cependant à lui par la conception générale qu'il a de la méthode historique d'Hérodote.

En appréciant le récit des guerres médiques d'après la valeur des sources où Hérodote avait puisé, Niebuhr supposait par cela même que l'historien s'était contenté de reproduire les idées courantes, les bruits publics, les on dit, en un mot, les données diverses, et souvent contradictoires, d'une tradition poétique, en vers ou en prose, répandue en Grèce dans la première moitié du Ve siècle ; il ne recherchait pas le caractère propre de cette tradition pour chacun des faits rapportés par l'historien ; mais il laissait entendre qu'Hérodote n'avait pas réagi contre cette tradition, qu'il en avait accepté les grandes lignes, sans songer à les mettre d'accord, et qu'il s'était, dans cette partie de son livre comme dans l'exposé des mœurs et des récits barbares, conformé à la méthode formulée ainsi par lui-même : έγώ δέ όφείλω λέγειν τά λεγόμενα, πείθεσθαί γε μήν ού παντάπασι όφείλω, καί μοι τοΰτο τό έπος έχέτω ές πάντα λόγος[7]. Or c'est du même principe que part M. Nitzsch : déterminer la nature des sources qui ont servi à Hérodote, et cela d'après le texte seul de l'historien, voilà le but qu'il s'est. proposé ; et il a cru pouvoir y atteindre, en établissant que ces sources étaient encore reconnaissables après le travail de remaniement qu'Hérodote avait dû leur faire subir, ou plutôt il a nié ce remaniement, si ce n'est dans l'ordre et le choix des matériaux. Hérodote, suivant M. Nitzsch, a combiné avec goût et critique des éléments jusque-là isolés ; mais ces éléments, il les a conservés tels quels dans la trame de son histoire, et il a permis ainsi de les reconstituer. Seulement — et c'est ici que M. Nitzsch se sépare entièrement de Niebuhr —, au lieu d'être variables et sans cesse renouvelées, insaisissables par conséquent, comme les mouvements mêmes de l'opinion publique, M. Nitzsch suppose que ces traditions avaient revêtu, aussitôt après les événements, une forme fixe, durable, imprimée pour toujours dans la mémoire des hommes. Telle est la nouveauté de cette doctrine, qu'un accueil trop favorable, à ce qu'il nous semble, a presque imposée depuis lors aux critiques d'Hérodote et aux historiens des guerres médiques.

La thèse se fonde, d'abord, sur une prétendue analogie de la tradition des guerres médiques avec les récits égyptiens, libyens, perses ou phéniciens, qu'Hérodote a consignés dans les quatre premiers livres de son histoire ; ensuite, sur quelques textes qui semblent à M. Nitzsch de nature à prouver l'existence de traditions de ce genre, définitivement fixées dans la mémoire des Grecs. Enfin l'auteur croit pouvoir confirmer ces vues par l'examen détaillé du récit d'Hérodote. Reprenons une à une les différentes parties de cette argumentation.

Et d'abord, est-il prouvé que même ces traditions égyptiennes ou libyennes, à la ressemblance desquelles M. Nitzsch veut ramener la tradition des guerres médiques, aient affecté la forme d'un récit arrêté une fois pour toutes, et toujours répété de la même manière ? Est-ce ainsi que se présentaient même les légendes qu'Hérodote entendit à Memphis ou à Babylone ? L'historien, après nous avoir exposé les résultats de son enquête personnelle sur l'Égypte, dit en propres termes : Je rapporterai maintenant des traditions égyptiennes, d'après ce que j'ai entendu dire ; j'y ajouterai toutefois quelque chose de ce que j'ai observé moi-même[8]. Il ne dit pas, comme on traduit d'ordinaire : Je rapporterai les traditions égyptiennes, comme s'il y avait dans le texte τούς αίγυπτίους λόγους. Cette dernière tournure pourrait désigner, à la rigueur, une tradition fixe, conservée dans une sorte de moule, quelque chose comme le boniment, toujours identique à lui-même, d'un cicérone officieux. Mais le mot d'Hérodote est beaucoup plus vague, et rien ne nous autorise à penser que tous les développements qui suivent cette déclaration aient eu ce caractère. Il est vrai que l'historien dit un peu plus loin : Jusqu'à ce point du récit, les Égyptiens et les prêtres m'ont dit que[9]... Mais ce λόγος n'est pas la tradition égyptienne elle-même, c'est le compte rendu qu'en donne Hérodote, et il faut traduire, ce me semble : Jusqu'à ce point de mon récit, je rapporte ce que m'ont dit les Égyptiens et les prêtres. De même, quand Hérodote, au chap. 161 du liv. II, parlé des récits libyens, c'est de son propre livre qu'il parle, et non d'une tradition orale, nettement définie, qui ait eu par elle-même une existence réelle.

N'allons pas cependant trop loin dans ce sens : il est évident, d'après cette partie même de l'ouvrage d'Hérodote, que les récits relatifs à la fondation de Cyrène[10] étaient bien distincts les uns des autres, suivant qu'on les puisait à la source de Théra[11], de Lacédémone[12], ou de la ville même de Cyrène[13], et on peut admettre surtout que les contes et les légendes historiques de l'Égypte, ainsi que les vieilles traditions de l'Assyrie, avaient pris, dans le souvenir des prêtres, une forme en quelque sorte hiératique. Mais est-ce une raison pour que tel fût aussi le caractère d'une tradition grecque, relative à des événements beaucoup plus récents, comme les guerres médiques ? Nous voyons sans doute que le même terme, λόγος, s'applique chez Hérodote à ces légendes antiques et aux récits de cette guerre : à propos de l'attitude d'Argos, par exemple, l'historien rapporte trois versions, qu'il énumère l'une après l'autre, comme les versions relatives à la fondation de Cyrène[14]. Mais le mot λόγος a plusieurs autres sens encore ; c'est un nom qui convient à des choses très différentes. Quelle vraisemblance y a-t-il à assimiler le récit de Marathon ou celui de Platées à la légende de Min ou de Sésostris ? M. Nitzsch invoque ici un fait intéressant, bien mis en lumière par M. Erdmannsdörffer[15], mais qui n'a pas, selon nous, toute la portée qu'on lui prête : beaucoup de traditions anciennes, grecques et barbares, ont été colportées au vie siècle sur toutes les côtes de la Méditerranée ; quoique de provenances diverses, elles ont perdu peu à peu, à force de passer de main en main, leur marque primitive, et sont devenues, dans le commerce intellectuel qui rapprochait alors l'Orient de l'Occident, une sorte de monnaie courante, destinée à défrayer les conversations d'une société qui avait perdu le goût de la grande épopée, et qui n'avait pas encore celui de la vérité historique et de la raison. Nul doute que nous ne devions à cette source beaucoup des anecdotes et des nouvelles que contient le livre d'Hérodote : c'est bien dans ce fonds commun de traditions tantôt amusantes, tantôt sérieuses, que l'historien a puisé notamment les légendes de Gygès, de Crésus et de Solon. Nous admettons sans peine aussi que l'antique rivalité de l'Europe et de l'Asie, depuis Médée et la guerre de Troie, ait été l'objet de traditions analogues chez les Perses et chez les Phéniciens en même temps que chez les Grecs. Peut-être même les événements de la guerre médique, eux aussi, ont-ils été compris dans ce mouvement des esprits qui tendait à réduire l'histoire en anecdotes. C'est là un caractère incontestable du récit chez Hérodote. Mais faut-il croire pour cela que toutes ces traditions populaires et poétiques, dans cet âge de la nouvelle, aient revêtu cette forme définitive dont on parle, et qui se serait imposée au conteur et à l'historien ? Voilà ce qu'aucune analogie ne nous parait établir, et ce que ne permet guère de croire la lecture du livre d'Hérodote, si original de composition et de style.

M. Nitzsch a recours, pour appuyer son système, à des arguments plus précis : il croit pouvoir démontrer, par des textes formels, l'existence à Sparte de récits traditionnels, fidèlement conservés par la mémoire des hommes. Cette sorte de littérature orale, rédigée aussitôt après les guerres médiques, et pieusement respectée depuis, se serait offerte sous cette forme à Hérodote, qui nous l'aurait transmise.

Deux textes sont ici mentionnés, à titre de preuves. Le premier est un passage du Premier Hippias de Platon : le dialogue roule en cet endroit sur les succès obtenus par le sophiste à Lacédémone ; ses leçons ordinaires, d'un caractère scientifique, ne lui avaient valu que peu d'applaudissements ; mais il avait eu un plein succès lorsqu'il s'était mis à débiter des discours[16]. Les généalogies de familles, la vie des héros et des hommes de l'ancien temps, les fondations de villes, l'archéologie enfin, quel rapport tout cela a-t-il avec l'histoire de Sparte pendant les guerres médiques ? Ces sujets que traite le sophiste à Sparte ressemblent beaucoup (c'est là un fait curieux) à la matière ordinaire des logographes. On peut encore voir dans ce texte une preuve de la mémoire que les hommes de ce temps pouvaient acquérir, puisque le sophiste se vante à Socrate de pouvoir réciter une liste de cinquante noms après l'avoir entendue une seule fois. Mais ces listes n'ont rien de commun avec les guerres médiques, elles ne peuvent être la matière de ces 147ot qu'Hérodote est censé avoir trouvés à Sparte, car lui-même ne nous en a conservé aucune.

L'autre texte est tiré de l'écrit de Xénophon sur la République des Lacédémoniens : Lycurgue a voulu que l'instruction des jeunes gens fût due presque tout entière à l'expérience des vieillards ; car c'est un usage traditionnel dans les φιλίτια de rappeler les belles actions accomplies dans la ville[17]. On ne saurait contester que ce texte ne prouve l'existence de récits oraux destinés à entretenir la jeunesse dans l'admiration des nobles exploits des ancêtres, et certes, au nombre des ancêtres, on doit compter les vaillants compagnons de Léonidas et en général les héros des guerres médiques. Mais par contre, rien ne prouve que ces exploits racontés aux jeunes gens fussent des traditions toujours semblables à elles-mêmes, invariables, et définitivement traduites sous une forme immuable. Nous comprenons au contraire ces propos de table comme des récits d'aventures sans cesse renouvelés, selon la curiosité et l'imagination du conteur, selon le goût de l'auditeur aussi, et selon les circonstances. Hérodote parle quelque part des mots nombreux que l'on prêle au Spartiate Diénécès[18], et il rapporte au sujet des Thermopyles plusieurs anecdotes toutes spartiates[19]. Voilà bien la matière de ces conversations édifiantes des φιλίτια, matière essentiellement flexible, susceptible de développements et d'additions presque à l'infini. Nous ne voyons là rien qui rappelle l'idée que se fait M. Nitzsch de la tradition des guerres médiques à Sparte.

En résumé, le premier témoignage invoqué par l'auteur de cette hypothèse prouve bien que les Spartiates ont eu le goût des longs récits, déclamés par un sophiste avec une mémoire prodigieuse, mais non pas que cet effort de mémoire se soit appliqué le moins du monde aux événements de l'histoire moderne ; et, d'autre part, le second témoignage prouve qu'on a dû beaucoup parler à Sparte des exploits des Thermopyles et de Platées, mais non pas qu'on en ait parlé dans de longs discours comme ceux que faisaient les sophistes.

H ne reste donc d'autre ressource à M. Nitzsch, pour démontrer l'existence des Mye tels qu'il les conçoit, que de les tirer du texte d'Hérodote. Mais désormais toute base solide manque à son argumentation : car c'est l'existence des 16yot, sûrement démontrée, qui seule pourrait faire accepter quelques-unes des observations de l'auteur sur le texte de l'historien. Admettons toutefois que réellement, en dehors d'Hérodote, la tradition ait pris cette forme arrêtée, invariable que veut M. Nitzsch. Nous disons, et nous prouvons, qu'Hérodote n'a pas reproduit cette tradition.

A Athènes, par exemple, M. Nitzsch croit à l'existence de λόγοι propres à deux familles, celle des Philaïdes (ou de Miltiade) et celle des Alcméonides (ou de Périclès), et il prétend reconnaître, au VIe livre, l'usage qu'a fait Hérodote de cette double tradition. Selon lui, les détails relatifs à Miltiade avant son retour à Athènes, et tout le récit de Marathon jusqu'au chap. 115, proviendraient d'une source philaïde, ou plutôt (car il faut aller jusque-là dans la théorie de M. Nitzsch) tous ces chapitres reproduiraient un récit traditionnel des Philaïdes ; la preuve, c'est l'accusation que contient le chap. 115 contre les Alcméonides, accusation citée en cet endroit par Hérodote sans la moindre objection. A partir du chapitre 123, au contraire, apparaîtrait une source alcméonide, qui serait la réponse aux attaques des Philaïdes. Ainsi raisonne M. Nitzsch[20]. Mais, d'abord, si Hérodote attend, pour réfuter l'accusation dirigée contre les Alcméonides, la fin de son récit de la bataille de Marathon, c'est, pourrait-on dire, par une raison d'art et de composition, afin de ne pas interrompre un développement qui se tient, par des détails rétrospectifs destinés à prouver le patriotisme des Alcméonides et leur haine des tyrans. Mais surtout nous pouvons affirmer qu'Hérodote n'a pas recueilli sur Miltiade une tradition complète et suivie, comme le croit M. Nitzsch. Si une telle tradition avait existé, ou si seulement elle avait été connue d'Hérodote. l'historien nous aurait fourni sur l'histoire de Miltiade, depuis son établissement en Chersonèse jusqu'à sa victoire de Marathon, un exposé continu, où la suite des faits se fût présentée, non pas peut-être dans un ordre rigoureusement chronologique, mais de manière à faire du moins pressentir, dès le début de sa carrière, le rôle illustre du futur vainqueur des Perses. Or ce n'est pas ce qui arrive. Qu'on lise les chapitres 34 à 41 du livre VI, où Hérodote, ayant à mentionner la fuite de Miltiade en 493 devant la flotte phénicienne — après la prise de Milet et l'écrasement de la révolte ionienne —, résume l'histoire antérieure de ce personnage : de la vie de Miltiade durant cette longue période, il ne sait que fort peu de chose, et même ces données incomplètes paraissent si peu empruntées à une source propre à la famille du héros qu'elles ne mentionnent aucun de ses exploits, ni son attitude énergique sur les bords du Danube lorsqu'il s'était agi de couper toute retraite à l'armée de Darius, ni plus tard sa conquête de Lemnos ; l'historien ne trouve moyen de citer en cet endroit que deux faits peu glorieux : la fuite de Miltiade devant les Scythes, et son expulsion de la Chersonèse en 493. C'est dans une tout autre partie du récit qu'Hérodote parle du rôle de Miltiade dans la délibération des tyrans ioniens au bord du Danube, et quant à la prise de Lemnos, elle forme un épisode à part, puisé certainement à une source athénienne, mais non pas spécialement propre aux Philaïdes.

Pour l'histoire de Thémistocle, M. Nitzsch la considère aussi comme dérivée de sources peu favorables au véritable fondateur de la démocratie ; il estime que la nature de ces sources explique le silence d'Hérodote sur les services rendus par Thémistocle, avant l'année 480, dans l'organisation intérieure de la cité ; ainsi s'expliquerait aussi l'absence de renseignements sur les changements qui, après Salamine, amenèrent au pouvoir les adversaires de Thémistocle, Aristide et Xanthippe. Mais quoi ? Même s'il en était ainsi, faudrait-il croire que ces sources fussent des λόγοι, au sens qu'entend M. Nitzsch ? Une tendance défavorable à Thémistocle ne devait-elle pas dominer toutes les traditions, quelles qu'elles fussent, répandues dans une ville d'où Thémistocle avait été dans la suite exilé ? En outre, Hérodote, préoccupé avant tout des grands événements de la guerre, n'a pas eu la prétention de raconter l'histoire des partis athéniens et de suivre toute la marche des révolutions politiques : ne serait-ce pas là plutôt la cause des lacunes qu'on signale dans la carrière de Thémistocle ?

Répondons enfin brièvement, et sans entrer dans tous les détails, à la partie de l'argumentation de M. Nitzsch qui se rapporte aux λόγοι spartiates. Ces λόγοι se rencontrent, suivant M. Nitzsch, dans le récit des Thermopyles, de Platées et de Mycale ; mais, tandis que pour les Thermopyles et pour Mycale ils n'offrent aucun mélange de traditions athéniennes, le λόγος spartiate ne vient dans le récit de Platées qu'après un λόγος athénien : la transition se fait exactement au chap. 61 du liv. IX. A l'appui de cette thèse, un des arguments les plus séduisants consiste à signaler, au début de chacune de ces traditions spartiates, l'énumération des ancêtres royaux de Léonidas, de Léotychide et de Pausanias. Mais de ce fait même nous tirons une conclusion assez différente : admettons que la chose soit vraie pour les Thermopyles et pour Mycale ; elle ne peut plus l'être pour Platées, puisque, dans l'hypothèse de M. Nitzsch, Hérodote aurait emprunté seulement à la tradition spartiate la fin de son récit : tout le début des opérations, les préliminaires de la bataille dériveraient d'une source athénienne, et le λόγος officiel de Sparte apparaîtrait seulement au moment de l'engagement décisif. Mais à ce moment la tradition spartiate devait avoir depuis longtemps introduit et présenté Pausanias avec tout le cortège de ses ancêtres ; c'est donc bien Hérodote ici, et non le λόγος, qui a placé à dessein cette généalogie royale, et cela pour faire mieux ressortir le moment capital de la bataille. Il faut donc en revenir à cette idée, que l'historien a pu trouver dans des sources officielles quelques éléments de son exposé historique, mais que cet exposé lui appartient réellement en propre, non pas seulement, comme le soutient M. Nitzsch, par le choix et l'ordre des λόγοι, mais aussi par la composition même de ces traditions et surtout par l'esprit qui les anime toutes.

Or c'est là précisément ce que nie M. Nitzsch : suivant lui, la critique d'Hérodote se borne à choisir habilement, prudemment les traditions, et cette tâche, il s'en acquitte à merveille, quoique, à cet égard même, M. Nitzsch suppose chez Hérodote de singulières préoccupations[21] ; mais une fois ce devoir accompli, adieu sa personnalité d'historien adieu sa vivacité de conteur, son originalité d'écrivain ! C'est mot à mot que notre auteur, devenu tout à coup d'une docilité enfantine, reproduit le texte anonyme du λόγος avec un respect scrupuleux ! Il pousse la superstition jusqu'à admettre, sur la foi de la tradition, des expressions mêmes qu'il n'entend pas, qu'il devrait considérer comme absurdes, et qui s'éclairent seulement à la lumière de la théorie ingénieuse de M. Nitzsch ! Mais il nous faudrait des raisons bien fortes pour faire à un critique moderne des concessions qui compromissent à ce point la personnalité d'Hérodote, et aussi sa bonne foi. Car, en même temps que M. Nitzsch supprime chez notre auteur, dans la reproduction d'une tradition historique, toute initiative de composition et de style, il suppose chez lui un autre défaut : du moment où Hérodote mentionne quelquefois expressément, dans son histoire des guerres médiques, certaines traditions locales qu'il admet ou rejette, avons-nous le droit de soupçonner que dans d'autres passages le même historien dissimule ses sources, au point de transcrire, sans le dire, des λόγοι exactement semblables à ceux qu'il lui arrive parfois de citer ? Heureusement, ces conclusions fâcheuses ne s'imposent nullement à notre esprit, puisque, comme nous l'avons démontré, l'existence des prétendues traditions orales de M. Nitzsch, traditions conservées par la mémoire, mais rédigées sous une forme définitive et en quelque sorte littéraire, n'est ni vraisemblable a priori, ni justifiée a posteriori par aucune analogie ni par aucun texte.

 

 

 



[1] Herodoti Musæ, 2e éd. (1856-1861), 4 vol.

[2] History of Herodot, new englisch version, edited with copious notes and appendix, by GEORGE RAWLINSON, London, 4 vol.

[3] Herodotos, erklärt VON HEINRICH STEIN, Berlin, Weidmann, 5 vol. (nombreuses rééditions).

[4] Herodotos, für den Schulgebrauch erklärt, VON K. ABICHT, Leipzig, Teubner, 5 vol. (nombreuses rééditions).

[5] RÜSTOW et KÖCHLY, Geschichte des griech. Kriegswesens von den ältesten Zeiten bis auf Pyrrhos, Aarau, 1852.

[6] NITZSCH, Ueber Herodots Quellen für die Geschichte der Perserkriege, dans le Rheinisches Museum, t. XXVII (1872), p. 226-268.

[7] HÉRODOTE, VII, 152. Cf. II, 123.

[8] HÉRODOTE, II, 99.

[9] HÉRODOTE, II, 142.

[10] ID., IV, du chap. 145 à la fin du livre.

[11] Les chap. 146-153 représentent la tradition de Théra.

[12] ID., ibid., ch. 145-150.

[13] ID., ibid., ch. 154-158.

[14] ID., ibid., 148-152.

[15] ERDMANNSDÖRFFER (B.), Des Zeitalter der Novelle in Hellas, Berlin, 1870 (extrait des Preussische Jahrbücher, t. XXV).

[16] PLATON, Premier Hippias, p. 285.

[17] XÉNOPHON, République des Lacédémoniens, 5, § 5.

[18] HÉRODOTE, VII, 226.

[19] ID., ibid., 229-232.

[20] NITZSCH, op. cit., p. 243.

[21] Le récit de Mycale, par exemple, semble à M. Nitzsch (op. cit., 268) emprunté à une tradition spartiate qui avait, aussitôt après la bataille, glorifié le roi Léotychide. Soit ! Mais quelle est la raison de ce choix ? Est-ce que ce récit présentait en lui-même les meilleures garanties d'authenticité ? Non ; M. Nitzsch pense qu'Hérodote, en choisissant cette tradition, ménageait le roi Archidamos, le petit fils de Léotychide, et se mettait en même temps à couvert du reproche de partialité en faveur d'Athènes. Cette singulière hypothèse, si peu vraisemblable en elle-même, repose sur cette autre opinion, également contestable, que cette partie de l'histoire d'Hérodote a été rédigée pendant la guerre du Péloponnèse.