HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

PREMIÈRE PARTIE. — HÉRODOTE ET SES CRITIQUES ANCIENS ET MODERNES.

LIVRE II. — LES MODERNES.

 

 

CHAPITRE I. — NIEBUHR ET LA TRADITION POÉTIQUE DES GUERRES MÉDIQUES.

Cc n'est pas sans raison que les savants modernes s'autorisent du nom de Niebuhr quand ils font ressortir le caractère poétique et populaire de la tradition des guerres médiques. Niebuhr n'a pas, il est vrai, discuté ce problème historique avec la même ampleur que celui des origines de Rome ; il n'a lui-même rien publié à ce sujet ; mais on a recueilli après sa mort les leçons qu'il avait faites sur l'histoire ancienne, et particulièrement sur l'histoire grecque[1]. Comment s'étonner de retrouver dans cet enseignement la méthode qu'il avait suivie dans ses livres ? Partout, dans l'étude des sources, Niebuhr s'est toujours efforcé de reconnaître l'action de l'imagination populaire ; son mérite propre a été de signaler à l'attention des savants certaines traces de légendes qui avaient échappé jusque-là à l'observation des historiens.

La question pour nous est de savoir dans quelle mesure le principe fondamental de cette critique est applicable au récit des guerres médiques dans Hérodote. La part de la légende et de la poésie dans les données de l'histoire varie suivant les temps et suivant les peuples ; elle dépend aussi du caractère et de l'esprit du premier auteur qui a recueilli, sur un événement, les données encore confuses de la tradition. C'est donc par des faits, par des preuves précises, que la théorie de Niebuhr doit se démontrer. Peut-on dire que la démonstration soit faite ?

Voici, en résumé, les résultats de la critique appliquée par Niebuhr au récit d'Hérodote[2].

Les traits généraux de l'histoire traditionnelle des guerres médiques ne sont pas en cause. Il y a eu, sans conteste, à Marathon un débarquement de troupes barbares, suivi d'une victoire inespérée des Athéniens. Plus tard, une nouvelle invasion, plus considérable que la première, eut lieu à la fois par mer et par terre, sous la conduite de Xerxès ; le combat des Thermopyles ouvrit aux Perses la porte de la Grèce propre ; mais leur flotte fut vaincue à Salamine, et leur armée de terre à Platées. En dehors de ces grandes lignes, aucun détail de la tradition n'offre une garantie suffisante : loin de se recommander à l'attention des savants, le récit abonde en traits légendaires, du genre de cette anecdote célèbre qui nous montre Cynégire frappé d'un coup de hache au moment où il retenait avec sa main un vaisseau ennemi ! C'est de la fable et de la poésie, non de l'histoire. Voyez, par exemple, le combat de Marathon : qu'est-ce que cette ligne de bataille qui présente 1000 hommes de front sur 10 de profondeur, et qui se trouve égale à une armée de 300.000 hommes[3] ? Comment, victorieuse aux deux ailes, cette ligne, d'abord percée au centre, se reforme-t-elle à la fin pour envelopper et écraser ses vainqueurs ? C'est ainsi que les choses se présentent dans l'Iliade ; de la poésie épique cette description légendaire a passé dans l'histoire. Les poètes de chants populaires et de chants de victoire se souciaient peu de rendre un compte exact d'un engagement militaire. Assez croyable, pourtant, est le chiffre de 6.000 pour les Perses tombés sur le champ de bataille, et de 492 pour les Athéniens ; mais un autre récit parlait de 200.000 Perses morts à Marathon ! Bans le détail de la seconde invasion, les sources poétiques ne se révèlent pas moins, soit dans la description pittoresque de l'armée barbare, soit dans les invraisemblances, les incohérences du récit. Comment admettre qu'une armée de terre aussi nombreuse ait pu échapper à la famine en Macédoine, en Thessalie et en Grèce ? Et qu'est-ce que cette petite troupe de Léonidas, cette partie infime des forces grecques, qui tente de contenir aux Thermopyles le flot de l'invasion ? Les mouvements de la flotte perse ne sont pas moins inexplicables : pourquoi s'arrête-t-elle en face d'Artémisium, et s'expose-t-elle, dans une sorte de détroit, à des engagements désavantageux, au lieu de gagner directement Égine ou Salamine ? Bien des anecdotes, celles de Dicæos, de Kyrsilos et d'Arthmios de Zélée, par exemple, trahissent un fond de légende populaire. De l'histoire, il n'en faut pas chercher dans cette suite de faits inintelligibles. La campagne de Mardonius et la bataille de Platées fourmillent de difficultés du même genre, qu'il est même inutile de relever. A quoi bon se demander s'il y avait encore en Béotie 300.000 ou 500.000 barbares ? La question est oiseuse ; car tout ce récit n'est qu'un mélange de traditions éparses, sans lien les unes avec les autres, et qu'Hérodote a recueillies, comme il les entendit raconter, pour charmer un instant son auditoire ![4]

Telle est la thèse que nous retrouverons, avec plus ou moins de développement, chez plusieurs critiques modernes d'Hérodote. Telle est la conception historique qui, récemment encore, paraissait à l'auteur d'un résumé de l'histoire grecque, répondre le mieux à la réalité des faits[5]. Examinons-la cependant de près ; car, si la source de cette théorie contient quelques éléments douteux, toute la série des conséquences qu'on en a tirées sera par cela même légèrement compromise.

Tout d'abord, il y a un danger que Niebuhr n'a pas évité, et où sont tombés après lui quelques-uns de ceux qui, d'un point de vue trop général, ont considéré dans son ensemble la tradition des guerres médiques. Cette erreur consiste à attribuer à Hérodote des traits qui se rencontrent, non pas chez lui, mais chez d'autres auteurs anciens. Sous prétexte de montrer la fertilité de l'imagination populaire, il ne faut pas confondre les époques au point de faire remonter jusqu'au plus ancien témoin les développements ultérieurs que s'est permis la fantaisie des poètes, des orateurs ou des moralistes. Assurément on peut croire que bon nombre d'anecdotes, rapportées par Plutarque ou Pausanias, ont une origine fort ancienne, presque contemporaine des événements ; mais combien aussi portent la marque d'une époque postérieure ! Toutes ensemble contribuent sans doute à prouver la vitalité d'une tradition sans cesse renouvelée ; mais encore ne doivent-elles pas entrer en ligne de compte, quand on se borne à caractériser le récit d'Hérodote. Voilà pourquoi, s'il est légitime de faire allusion à l'aventure de Cynégire — malgré la place relativement modeste qu'Hérodote accorde à ce personnage dans le combat de Marathon —, il ne nous semble pas permis de se faire une arme contre l'historien des chiffres que lui-même n'a pas cités : ce n'est pas Hérodote qui parle de 10.000 Athéniens, non plus que de 300.000 barbares ; ce n'est pas lui qui mentionne une hécatombe de 200.000 Perses ! Les seuls chiffres qu'il fournit sont précisément ceux que Niebuhr déclare acceptables : ce n'est pas là déjà un si mauvais signe contre le reste de son témoignage ! A propos de la seconde guerre médique, Niebuhr commet une confusion du même ordre, quand il rappelle, en même temps que l'aventure miraculeuse racontée par Dicæos, les anecdotes de Kyrsilos et d'Arthmios de Zélée : ni l'un ni l'autre de ces deux noms n'est dans Hérodote. Ici encore c'est à la tradition générale des guerres médiques que Niebuhr emprunte ses arguments, non au récit dont il prétend déterminer le caractère.

Mais laissons de côté cette chicane, et voyons sur quoi Niebuhr fonde l'idée qu'il a des sources d'Hérodote. Il la fonde sur deux faits qui sont l'un et l'autre erronés. En supposant, d'après Dahlmann[6], que le récit des guerres médiques a été écrit par Hérodote soixante ans après l'invasion de Xerxès, soixante-dix ans après la bataille de Marathon[7], Niebuhr ramène à une date trop récente la composition de cet ouvrage. Si l'on doit admettre qu'Hérodote a remanié ses derniers livres dans les premières années de la guerre du Péloponnèse, du moins ne peut-on pas descendre plus bas ; et il reste toujours vraisemblable que les grandes lignes du récit étaient arrêtées alors depuis longtemps. C'est donc quarante ou cinquante ans qu'il faudrait dire, plutôt que soixante ou soixante-dix. La différence n'est pas considérable, il est vrai ; mais cette première erreur en a entraîné une seconde. Niebuhr croit reconnaître, au début du VIIe livre d'Hérodote, dans la brillante peinture de l'armée barbare, une source poétique ; cette source, il la nomme : c'est le poème épique de Chœrilos de Samos[8]. Or est-on bien sûr que Chœrilos de Samos ait pu servir de modèle à Hérodote ? C'est le contraire qui est vrai. Car les textes anciens, qui attestent entre l'historien et le poète des relations d'amitié, permettent d'affirmer que le premier jouissait déjà d'une belle réputation de conteur quand le second vint s'attacher à lui[9]. La légende qui représente Chœrilos comme séduit par les récits d'Hérodote ne laisse guère de doute sur ce point : c'est Hérodote qui est le maitre, Chœrilos qui est l'élève. C'est l'historien qui a fourni la matière du poème, c'est Chœrilos qui a mis en vers les exploits racontés par Hérodote. Aussi bien Plutarque nous apprend-il que Chœrilos devint dans la suite le compagnon fidèle du Lacédémonien Lysandre[10], et Suidas rapporte qu'il mourut à la cour du roi de Macédoine Archélaos, lequel monta sur le trône en 413. Ces deux textes nous confirment dans l'idée que le poète survécut assez longtemps à l'historien, son maître et son modèle. Dès lors à quoi bon relever avec Niebuhr les ressemblances que les fragments de Chœrilos nous font entrevoir entre la Περσηΐς et le récit d'Hérodote[11] ? Chœrilos n'est pas la source ; l'historien n'a pas été chercher ses informations chez le poète : le développement poétique de la tradition est postérieur au récit en prose. Ainsi tombe un des arguments les plus forts de Niebuhr.

La théorie cependant peut encore se défendre : si ce n'est pas Chœrilos de Samos, d'autres poètes n'avaient-ils pas avant Hérodote chanté les exploits des Grecs ? Et si ce n'est pas soixante ans après l'invasion de Xerxès qu'Hérodote a recueilli la tradition populaire des guerres médiques, fallait-il tant d'années pour que la légende se formât et se développât, aux dépens de la vérité ?

Au sujet des sources poétiques d'Hérodote, il est regrettable que Niebuhr n'ait pas expliqué plus nettement sa pensée. Qu'entend-il en effet par ces chants populaires et ces chants de victoire (Volks-und Siegeslieder[12]) qui ont donné, suivant lui, à la tradition son caractère ? Ce n'est pas la poésie épique qu'il peut désigner ainsi, et Chœrilos de Samos lui-même ne saurait passer en aucune façon pour l'auteur d'un poème populaire. Écrite avant ou après Hérodote, la Perséide de Chœrilos a pu être adoptée avec enthousiasme par les Athéniens, et associée même aux œuvres d'Homère ; elle n'en était pas moins au plus haut degré un spécimen curieux de poésie savante ; il n'y avait plus de place en Grèce, au milieu du Ve siècle, pour une épopée véritable, expression naïve de sentiments populaires. Depuis longtemps cc genre était mort, et Panyasis n'en avait pu renouveler que la forme. Le mètre épique ne se prêta plus dès lors qu'à des parodies, comme la Batrachomyomachie, et à des épopées factices, comme la Perséide de Chœrilos, ou bien encore comme ce poème qu'Empédocle consacra, dit-on, au même sujet[13]. Nous ne possédons rien de ce singulier écrit du philosophe d'Agrigente ; mais nous pouvons affirmer que, si cet ouvrage avait vu le jour, il n'aurait eu aucune influence sur l'opinion populaire : de telles œuvres empruntent leurs éléments à la tradition, elles ne la créent pas.

Tout autre est le cas de la poésie dramatique : jamais, à aucune époque de l'histoire, un genre littéraire n'a plus fortement agi sur un peuple que n'a fait le théâtre à Athènes, au Ve siècle. Mais, ici encore, que pouvons-nous accorder à Niebuhr ? Il est vrai que la lutte des Grecs et des barbares a fourni plusieurs sujets à la scène tragique ; trois œuvres, à ce qu'il semble[14], tirées d'événements contemporains, ont paru sur le théâtre de Dionysos : la Prise de Milet[15] et les Phéniciennes[16] de Phrynichos, les Perses d'Eschyle. Mais il est permis de penser que la Prise de Milet, malgré le fond historique du drame, n'était qu'une sorte de thrène lugubre, tout rempli des effusions d'un lyrisme pathétique. Sans doute, s'il faut en croire Hérodote, cette pièce fut pour le peuple d'Athènes l'occasion d'une manifestation patriotique[17] ; mais, loin de viser à peindre des scènes réelles, le poète, dont le génie éclatait, suivant Aristote[18], dans la mélopée, avait surtout cherché dans ce sujet une admirable matière à ces lamentations, à ces κομμοί, qui constituaient le fond de la tragédie primitive ; de plus, il avait, selon toute vraisemblance, adapté la représentation de ces faits contemporains à l'usage traditionnel du théâtre, en les enveloppant dans une action dramatique plus vaste, où des sujets mythiques, rattachés par le lien trilogique à la pièce moderne, en faisaient ressortir l'intention morale ou religieuse[19]. Dans ces conditions, il est possible que la tradition populaire se soit représenté la catastrophe de Milet sous les couleurs les plus sombres et les plus tragiques ; mais Hérodote n'est pas tombé dans cet excès : il a rapporté, sur les derniers efforts de la révolte ionienne, quelques données précises, comme l'énumération des vaisseaux grecs à la bataille de Ladé[20] ; mais, sur la chute même de Milet, il n'a guère mentionné que les détails qui confirmaient à ses yeux un ancien oracle de Delphes[21] ; c'est là, si l'on veut, une des sources d'information où il a puisé[22] ; mais, de la pièce de Phrynichos, il n'a connu, ce semble, que l'amende infligée à son auteur et l'interdiction prononcée contre elle sur le théâtre d'Athènes. Les Phéniciennes du même poète auraient pu avoir une influence plus grave sur la tradition historique de la bataille de Salamine, s'il était prouvé que l'auteur eût exalté à dessein le rôle de Thémistocle[23]. Mais cette hypothèse est douteuse[24], et, ce qui ressort le plus clairement des témoignages anciens, c'est la ressemblance de la tragédie de Phrynichos avec celle d'Eschyle[25]. Aussi bien ne possédons-nous que cette dernière œuvre. Mais elle suffit à nous faire apprécier l'usage qu'Hérodote a fait de la tragédie historique.

Il est incontestable que la pensée grandiose de l'auteur des Perses n'a pas été perdue pour l'historien : soit dans la conception générale des événements, soit dans le détail, il est facile de reconnaître qu'Hérodote a suivi Eschyle, qu'il a eu sous les yeux ou dans la mémoire le texte même du poète[26]. Loin de nous la pensée de nier cette influence d'Eschyle ! C'est lui sans aucun doute qui a répandu dans le public athénien, et parmi les Grecs en général, l'image d'un Xerxès affolé d'orgueil, digne de pitié par l'excès même de ses malheurs, et châtié par une divinité vengeresse ! Hérodote s'est inspiré de ridée religieuse d'Eschyle, et il lui a parfois emprunté jusqu'à des tournures et des expressions ! Mais quelle est, après tout, la portée de cette imitation ? Et jusqu'à quel point la tragédie des Perses a-t-elle déterminé la tradition que représente pour nous Hérodote ? N'exagérons rien : on a cru voir jadis dans un vers d'Eschyle, mal interprété, la source d'une anecdote rapportée par Hérodote : les prétendues entraves jetées par Xerxès dans l'Hellespont n'auraient eu d'autre origine que la comparaison poétique employée par Eschyle pour désigner les deux ponts construits sur le détroit[27]. S'il en était ainsi, quelle preuve excellente du rôle de la poésie dans la formation de la tradition populaire ! Mais c'est là une hypothèse aujourd'hui abandonnée[28], et on ne songe pas davantage à voir l'origine du mot célèbre de Thémistocle à Eurybiade[29] dans un autre vers d'Eschyle, qui exprime à peu près la même pensée[30]. Inversement, il parait légitime de reconnaitre dans Eschyle des allusions à des anecdotes déjà répandues en. Grèce de son temps, et rapportées ensuite par Hérodote, comme l'allusion au mot de l'esclave de Darius (souviens-toi d'Athènes !)[31] ou bien encore le vers emprunté à l'oracle de Delphes qui avait effrayé si vivement les Athéniens avant Salamine[32]. Eschyle a donc reproduit le plus souvent une tradition déjà établie en Grèce ; s'il a mis plus particulièrement en relief certains faits, s'il a arrangé certains événements pour le plus grand effet tragique, il a pu altérer sur quelques points l'aspect véritable de l'histoire ; mais il n'a pas changé pour cela le fond d'une tradition vivante encore dans la mémoire des contemporains. Après lui, Hérodote, s'inspirant de la même tradition, en a pourtant négligé plus d'un trait — témoin la légende du Strymon glacé, qui engloutit une partie des barbares fugitifs[33] —, et, même quand il paraît dominé par le souvenir du drame, il fournit en même temps d'autres données qui dénotent une source différente, et permettent parfois de restituer la vraie physionomie des événements[34]. En un mot, nous voyons que le récit d'Hérodote contient un grand nombre de détails qui ne viennent pas d'Eschyle, et, lors même que l'influence du drame s'y fait sentir, rien ne prouve que cette tradition, pour avoir passé par la bouche du poète, n'ait aucune valeur historique.

Quant à la poésie lyrique, il serait téméraire de prétendre mesurer l'essor qu'elle prit au début du Ve siècle, sous l'influence de l'enthousiasme patriotique. Nous entendons parler d'un grand nombre de pièces, épigrammes, élégies, dithyrambes et autres, en l'honneur des grandes batailles et des grands héros de la guerre. Mais nous ne possédons de ces pièces que des fragments insignifiants : combien d'œuvres peuvent nous avoir tout à fait échappé ! Tout ce mouvement poétique eut pour effet d'entretenir chez les Grecs le souvenir de leurs exploits. Gomment ce souvenir n'eût-il pas grandi sans cesse, à mesure qu'on s'éloignait des événements ? Et n'est-ce pas dans ce genre qu'on trouverait de ces morceaux de poésie populaire qui justifieraient la théorie de Niebuhr ?

Qu'il nous soit permis, ici encore, de distinguer entre la tradition générale des guerres médiques et le récit d'Hérodote. Il s'agit de déterminer dans quelle mesure cette poésie, qui avait eu en Grèce beaucoup d'écho, se lit sentir sur l'esprit d'Hérodote, et comment elle se manifeste encore dans son récit. Et d'abord, n'y a-t-il pas dans le texte de notre auteur des citations poétiques, des emprunts directs à des poètes ? On ne peut nier qu'il n'en soit ainsi. L'historien qui cite les épitaphes des Spartiates, des Péloponnésiens, et du devin Mégistias, morts aux Thermopyles (VII, 228), a eu connaissance de quelques-unes au moins de ces pièces de circonstance que Simonide, entre autres, avait composées, et où il avait déployé un art si bien approprié au sujet[35]. Mais pouvons-nous dire qu'il ait beaucoup consulté ces sortes d'archives officielles des cités grecques, ces épitaphes, plus ou moins véridiques, que les villes mêmes les moins ardentes à la lutte avaient à l'envi multipliées chez elles ? On sait combien Simonide se montra généreux en louanges et disposé à satisfaire tout le monde : il eut des éloges pour tous, et c'est ce qui put donner plus tard à des hommes comme Plutarque l'idée que tous les Grecs avaient déployé un égal héroïsme. Mais Plutarque reproche précisément à Hérodote de n'avoir pas accordé assez de confiance à ces documents, qu'il considérait, lui, comme authentiques, et d'en avoir méconnu l'importance. Nous n'avions pas besoin de cette remarque de Plutarque pour voir qu'Hérodote ne s'était pas laissé éblouir par tous les beaux récits des villes grecques, et qu'il avait en quelque mesure contrôlé le témoignage de ces pièces officielles. Il a donc plutôt résisté que cédé à l'influence de cette tradition suspecte.

Mais à côté de ces épigrammes, toute une littérature poétique s'était développée en Grèce, et surtout à Athènes : il y avait eu des élégies de Simonide sur Marathon[36], Artémisium, Salamine, Platées[37]. Toute la Grèce avait entendu le dithyrambe fameux de Pindare[38]. Est-ce que la tradition suivie par Hérodote n'a pas souffert du mélange de ces éléments poétiques ? Un exemple nous permettra cependant de signaler à cet égard une illusion de la critique : à propos de la victoire d'Artémisium, Simonide rappelait la légende d'Orithye enlevée par Borée[39], et on a pu à bon droit conjecturer, d'après cette allusion, qu'il parlait de la tempête du cap Sépias, de cette heureuse tempête qui avait détruit une partie de la flotte perse, et que les Athéniens avaient attribuée à l'action de Borée, invoqué par eux[40]. Mais Bergk n'a-t-il pas supposé que Simonide était le premier auteur du rapprochement entre la tempête et Borée, et que c'était cette pièce qui avait donné naissance à la tradition suivant laquelle des prières avaient été adressées à Borée par les Athéniens ? L'oracle de Delphes, en ordonnant ces prières, suivant le témoignage d'Hérodote, n'aurait fait qu'emprunter à Simonide une de ses expressions, γαμβρόν Έρεχθήος[41]. On voit, dans cette hypothèse, jusqu'à quel point la poésie lyrique aurait agi sur la tradition ! Mais ce n'est là qu'une hypothèse, et des moins vraisemblables. L'origine d'un rapprochement entre la tempête du cap Sépias et la prétendue intervention de Borée s'explique assez par la reconnaissance des Athéniens à l'égard du dieu qui leur avait rendu un si notable service ; ainsi la tradition naquit d'elle-même dans le peuple ; Delphes s'en empara aussitôt, et les Athéniens ne demandèrent pas mieux que de croire Delphes sur parole. Quant à Simonide, il ne fit que se conformer à un bruit public, transformé déjà en une légende pieuse.

D'autres poésies encore avaient cours, qui touchaient plus directement à l'histoire : c'était l'éloge ou la critique d'un général ou d'un chef d'État. Les pièces satiriques de Timocréon de Rhodes, par exemple, visaient le vainqueur de Salamine[42], et contenaient en même temps l'éloge indirect d'Aristide ; d'autres poètes célébraient dans le même temps Pausanias, Xanthippe ou Léotychide[43], et l'on sait que, pour une époque toute voisine, Cimon fut l'objet de nombreux poèmes, dont Plutarque cite même quelques auteurs, comme Archélaos et Mélanthios[44]. Si les victoires propres de Cimon devaient figurer au premier rang de ces écrits, il est probable aussi que sa participation aux guerres médiques n'avait pas été oubliée, et, d'autre part, les usages traditionnels de la poésie lyrique voulaient que l'éloge du père et des ancêtres fût joint à l'éloge du fils : ainsi Miltiade dut être, lui aussi, chanté dans le temps où sa mémoire profita des succès de Cimon. Mais de tout cela, qu'est-il passé dans l'histoire ? Tout ce que nous pouvons dire, c'est que les fragments conservés de Timocréon signalent des faits qui n'ont laissé aucune trace chez Hérodote[45], et que les éloges poétiques de Cimon n'ont pas trouvé chez lui plus d'écho ; car on est plutôt étonné de voir quelle petite place occupe dans son livre ce fils de Miltiade, ce vainqueur des Perses, à qui nous attribuons volontiers un si grand rôle dans le développement de la tradition athénienne des guerres médiques[46].

Enfin, il y eut à Athènes d'autres pièces de poésie lyrique en l'honneur des guerres médiques, des hymnes qu'on chantait au temps d'Isocrate dans les fêtes solennelles de la cité[47]. A la même catégorie d'œuvres appartenaient sans doute ces chants patriotiques que le défenseur de la vieille éducation athénienne regrette dans la comédie d'Aristophane, ces poèmes tout inspirés de l'esprit guerrier, comme La terrible Pallas qui renverse les cités, ou Une clameur retentit au loin[48]. Mais ici encore nous ne pensons pas qu'Hérodote se soit inspiré de ces poésies. Car manifestement elles ne reproduisaient plus qu'une image fort vague des événements ; c'étaient de ces éloges généraux comme ceux que nous trouvons dans Aristophane à l'adresse des Marathonomaques ; tous les héros du passé y étaient loués en bloc, mais aussi tous les détails y étaient oubliés et confondus[49]. Ce n'est pas là qu'Hérodote a puisé son histoire.

Ainsi Niebuhr a pu justement signaler l'action de la poésie sur la tradition des guerres médiques. Mais il demeure douteux pour nous que ces œuvres aient produit beaucoup d'effet sur l'esprit d'Hérodote, et qu'elles aient laissé des traces dans son livre.

Reste l'argumentation fondamentale de Niebuhr sur la mobilité, l'instabilité d'une tradition orale, abandonnée à elle-même, fût-ce un tout petit nombre d'années. L'observation a un grand poids ; mais pouvons-nous affirmer que les faits racontés par Hérodote ne reposaient effectivement que sur une tradition populaire, exposée à toutes les transformations d'une légende ? Grave question, que nous examinerons dans les chapitres suivants. Quoi qu'il en soit, il n'y a pas lieu d'établir une comparaison entre le vo siècle avant notre ère et les âges primitifs où n'existaient ni l'écriture ni le souci de l'histoire. De même, comparer, comme fait Niebuhr[50], l'impression produite sur les Grecs par l'invasion de Xerxès à celle que produisit de notre temps sur les fellahs de l'Égypte la campagne de Bonaparte, c'est prêter aux Grecs une naïveté qu'ils n'avaient plus au temps de Thémistocle.

En résumé, tous les arguments de Niebuhr se heurtant à de sérieuses objections, il est juste de reconnaître que sa théorie ne suffit pas à expliquer les prétendues incohérences du récit d'Hérodote. Ces incohérences et ces contradictions, il nous faudra les examiner en elles-mêmes ; mais du moins pourrons-nous écarter le système a priori qui d'avance attribue tout l'exposé historique d'Hérodote à une tradition populaire et poétique, dénuée de tout fondement solide.

 

 

 



[1] NIEBUHR, Historische und philologische Vorträge, II Abtheilung, Vortrage über alte Geschichte, t. I (1847).

[2] Nous résumons ici les pages 385 à 414 du tome I des Vorträge über alte Geschichte.

[3] NIEBUHR, ibid., p. 394.

[4] NIEBUHR, ibid., p. 408. — On remarquera que c'est encore la critique de Thucydide qui sert de point d'appui à la thèse de Niebuhr.

[5] PÖHLMANN, Grundzüge der politischen Geschichte Griechenlands, au tome III du Handbuch der klassischen Allertumswissenchaft d'Iwan Müller, p. 396 et suiv.

[6] DAHLMANN, Herodot, aus seinem Buche sein Leben, Alterna, 1823.

[7] NIEBUHR, op. cit., p. 386.

[8] ID., ibid., p. 381-388.

[9] SUIDAS, au mot Χοιρίλος.

[10] PLUTARQUE, Lysandre, 18.

[11] Ces ressemblances, qui sont frappantes, permettent de penser que Chœrilos avait emprunté à l'historien jusqu'à la composition de son poème. La description des peuplades multiples que Xerxès traînait à sa suite y tenait une grande place : nous voyons d'abord mille tribus bourdonner comme des essaims d'abeilles autour des sources abondantes, sans doute en Phrygie, où Hérodote dit que l'armée séjourna à Celænæ (fr. 2 de Chœrilos dans l'édition Kinkel) ; puis, lors du passage du pont (STRABON, VII, p. 303), voici une énumération de peuples divers, avec la mention expresse de leur origine et de leur costume (fr. 3). Ailleurs, du mont Ægaléos, Xerxès assiste sans doute à la bataille de Salamine (fr. 4). On objectera peut-être qu'il est surprenant de voir un poème aussi peu original lu à Athènes, dans les fêtes solennelles de la cité, en même temps que les œuvres d'Homère (d'après Suidas). Mais c'est le sujet du poème plus que le mérite littéraire du poète, qui explique cette mesure officielle. D'ailleurs, Aristote, qui rapproche, lui aussi, Chœrilos d'Homère, nous autorise douter du bon goût de l'auteur de la Perséide (ARISTOTE, Topique, VIII, 4). Nous admettons sans peine que ce récit poétique de la victoire d'Athènes, quoique imité d'Hérodote, ait eu la plus grande vogue à la fin du Ve siècle, et aux siècles suivants.

[12] NIEBUHR, op. cit., p. 394.

[13] DIOGÈNE LAËRCE, VIII, 57. On peut se demander s'il convient de placer ce poème épique avant ou après l'ouvrage d'Hérodote. Empédocle est exactement le contemporain de l'historien : Diogène Laërce fixe son άκμή en 444, et nous apprend, d'après Aristote, qu'il mourut à 60 ans, c'est-à-dire en 424. Aucune existence, on le voit, n'est plus rapprochée par le temps de celle d'Hérodote. Mais rien ne nous permet de décider si le poème épique d'Empédocle est né du même courant d'opinion qui produisit l'histoire d'Hérodote, ou si c'est au contraire cette histoire qui, en fournissant aux poètes une admirable matière, suggéra au philosophe d'Agrigente, qu'Aristote qualifie d'homérique (DIOGÈNE LAËRCE, ibid.), l'idée de mettre en vers un des épisodes les plus brillants des guerres médiques. D'ailleurs aucun fragment de ce poème n'avait pu parvenir b. la connaissance des critiques anciens eux-mêmes, puisqu'il avait été brûlé soit par la sœur du poète, soit par sa fille (DIOGÈNE LAËCE, ibid.).

[14] Nous ne parlons ici que du théâtre avant Hérodote. Après lui, nous entendons parler encore d'une tragédie de Moschion, IVe siècle, intitulée Thémistocle (NAUCK, Tragic. græc. fragm., p. 631), et d'une autre de Philiscos, IIIe siècle, sur le même sujet (NAUCK, ibid., p. 637).

[15] HÉRODOTE, VI, 41. Nauck doute que le titre véritable de la pièce ait été Μιλήτου άλωσις (Tragic. grec. fragm., p. 559). Peu nous importe, si ce titre répond bien au sujet de la tragédie.

[16] Hypothesis des Perses d'ESCHYLE.

[17] Nous reviendrons sur ce point dans l'analyse critique du récit d'Hérodote.

[18] ARISTOTE, Problèmes, XIX, 31.

[19] Nous touchons ici à une question fort controversée, qu'il nous est impossible de traiter à fond. Les preuves manquent pour affirmer que la pièce des Phéniciennes ait été comme encadrée dans des sujets mythologiques ; mais s'il est vrai, suivant la théorie exposée par M. MAURICE CROISET (Revue des études grecques, t. I (1888), p. 369 et suiv.), que la forme tétralogique ait été la règle dès le principe, et que, dans la suite seulement, chacune des parties de la tétralogie, se détachant des autres, soit arrivée peu à peu à former un tout, à constituer une tragédie distincte, il y a lieu de croire que Phrynichos resta fidèle à une règle qu'observa encore Eschyle pendant la plus grande partie de sa carrière. La pièce des Perses, elle aussi, nous semble appartenir à cette forme ancienne de la tragédie , malgré la difficulté qu'on éprouve à déterminer au juste la liaison intime qui pouvait rattacher le Phineus aux Perses, et les Perses au Glaucos et au Prométhée.

[20] HÉRODOTE, VI, 8 et suiv.

[21] ID., VI, 19.

[22] Il n'est pas douteux qu'Hérodote n'ait eu sous les yeux un recueil d'oracles delphiques, et qu'il n'ait souvent disposé son récit de façon à justifier les termes de ces oracles. C'est aussi à Delphes qu'il parait avoir appris les prodiges qui avaient annoncé aux habitants de Chios leurs malheurs (VI, 27).

[23] Cette opinion a été souvent exprimée ; on la trouve, par exemple, dans l'Histoire grecque de CURTIUS (trad. Bouché-Leclercq, t. II, p. 384 et 591), et dans celle de G. BUSOLT (Griechische Geschichte, t. II, p. 359 et 369).

[24] Voici la raison qu'on invoque : en l'année 476, d'après PLUTARQUE (Thémistocle, 5), Thémistocle prit part comme chorège au concours tragique d'Athènes, et la pièce qu'il fit représenter était de Phrynichos. Bentley le premier a exprimé l'avis que cette pièce de Phrynichos devait être celle des Phéniciennes (BENTLEY, Epist. Phal., p. 293). La chose est possible, mais non certaine : comme on l'a fait remarquer récemment (BÜLAU, De Æschyli Persis, Gött., 1866, et BRINCKMEIER, Der Tragiker Phrynichos, Gymn. Progr. Burg, 1884, p. 10 et suiv.), il se peut que Phrynichos ait fait jouer, entre 480 et 472, plusieurs tétralogies, d'autant plus qu'il n'est pas dit que Phrynichos ait remporté la victoire avec ses Phéniciennes. Si Thémistocle qui, au dire de Plutarque, cherchait à gagner ou à retenir la faveur publique par une brillante chorégie, avait justement fait représenter une pièce toute à son honneur, est-il vraisemblable que le nom de cette pièce n'eût pas été conservé ? Mais supposons même que les Phéniciennes datent bien de celte chorégie de Thémistocle. Comment l'ambitieux général aurait-il pu faire que cette tragédie fût composée tout exprès à son intention ? Est-ce que dès cette époque les différentes pièces proposées à l'archonte n'étaient pas réparties par le sort entre les chorèges ? D'ailleurs, les mœurs publiques ne supportaient guère alors l'éloge d'un citoyen aux dépens du peuple tout entier. Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons pas considérer les Phénicienne : comme une œuvre de circonstance, destinée à soutenir devant l'opinion publique la cause compromise d'un chef de parti.

[25] Nous ne doutons pas d'ailleurs qu'Eschyle, en adoptant l'heureuse invention de Phrynichos, qui consistait à transporter à Suse le lieu de la scène, n'ait ajouté, de son propre fonds, plusieurs ressorts, tels que l'apparition de l'ombre de Darius, pour soutenir et augmenter l'intérêt dramatique.

[26] Voici les passages où cette imitation est le plus manifeste : ESCHYNE, v. 50 (cf. HÉRODOTE, VII, 8) ; v. 234 (cf. VII, 8) ; v. 236 (cf. VII, 5) ; v. 241-213 (cf. VII, 103) ; v. 128 (cf. VIII, 68) ; v. 153 (cf. VII, 16) ; v. 702 (cf. VII, 49) ; v. 809-812 (cf. VIII, 109).

[27] ESCHYLE, Perses, v. 745-748. Cf. HÉRODOTE, VII, 35. Cf. VII, 54, et VIII, 109. L'éditeur Stein croit qu'Hérodote a pris à la lettre la comparaison d'Eschyle, exprimée par les mots δεσμώμασιν et πέδαις σφυρηλάτοις.

[28] On a remarqué en effet que la tradition des chaînes imposées à l'Hellespont se lie étroitement dans Hérodote aux paroles que prononcent les prêtres chargés de frapper la mer (VII, 35). Or Duncker a fait ressortir le caractère bien oriental de ces paroles (DUNCKER, Geschichte des Alterthums, t. IV, 4e édit., p. 726). Il est donc invraisemblable qu'une tradition authentique se soit conservée à côté d'une invention gratuite, née d'une méprise, d'un historien grec.

[29] HÉRODOTE, VIII, 61.

[30] ESCHYLE, Perses, v. 348-349.

[31] HÉRODOTE, V, 105. — ESCHYLE, Perses, v. 285. Ibid., 824.

[32] HÉRODOTE, VII, 110. — ESCHYLE, Perses, v. 81.

[33] ESCHYLE, Perses, v. 495 et suiv.

[34] C'est ainsi que le mouvement tournant des Perses avant la bataille de Salamine est déterminé, dans HÉRODOTE (VIII, 76), comme dans ESCHYLE, v. 355 et suiv., par le message secret de Thémistocle à Xerxès. L'historien suit visiblement la tradition du poète. Mais il laisse entendre pourtant, dans un autre passage (VIII, 70), que déjà d'eux-mêmes les Perses avaient fait avancer leurs vaisseaux pour bloquer la flotte grecque à Salamine.

[35] Si l'on était sûr que toutes les épigrammes attribuées par Bergk à Simonide (Poetæ lyrici græci, 4e éd., t. III, p. 426 et suiv.) fussent authentiques, il faudrait reconnaître que cette littérature poétique est demeurée, pour ainsi dire, ignorée d'Hérodote : qui parle des cent quatre-vingt-douze Athéniens tombés à Marathon, ne cite pas l'épitaphe de leur tombeau ; il rappelle l'origine du culte de Pan sur l'Acropole, et il ne parait pas soupçonner l'existence d'une statue dédiée par Miltiade, avec une inscription fameuse (SIDONIDE, fr. 133, éd. Bergk). On pourrait multiplier ces exemples. Faut-il croire que la plupart de ces épigrammes ne datent pas de Simonide ? Ou bien Hérodote a-t-il par principe négligé cette sorte de documents ? La première hypothèse nous parait plus juste.

[36] Une tradition qui n'est pas sans valeur veut que Simonide et Eschyle soient entrés en lutte pour la composition de cette élégie, et qu'Eschyle ait été vaincu (Βίος Αίσχύλου, éd. Westermann. — PLUTARQUE, Propos de table, I, 10, § 3).

[37] Bergk a réuni et discuté tous les fragments de ces pièces (Poetæ lyrici græci, éd., t. Ill, p. 382 et suiv.).

[38] Sur les sentiments de Pindare pendant la période troublée des guerres médiques, voir l'analyse pénétrante de M. A. CROISET, Poésie de Pindare, p. 259-273.

[39] SCOLIASTE D'APOLLONIUS DE RHODES, I, 211 (SIMONIDE, fr. 3, éd. Bergk).

[40] HÉRODOTE, VII, 188-189. — Strabon nous apprend que ce promontoire funeste avait été l'objet de nombreux poèmes (IX, p. 443).

[41] BERGK, dans le commentaire du fragment 3 de Simonide.

[42] PLUTARQUE, Thémistocle, 21.

[43] ID., ibid.

[44] PLUTARQUE, Cimon, 4 et 7. — ESCHYNE, Contre Ctésiphon, 184.

[45] Timocréon, dans son pamphlet, accusait Thémistocle d'avoir favorisé certains exilés, d'en avoir sacrifié d'autres par avarice et ambition, et d'avoir refusé notamment de le ramener, lui, Timocréon, à Ialysos, sa patrie ; il l'accusait encore d'avoir traité chichement le peuple à l'Isthme, en lui servant de mauvaises viandes.

[46] En réhabilitant la mémoire de son père, Cimon contribua plus que personne à ranimer le souvenir de la guerre contre les Perses, et on peut croire que certaines cérémonies publiques et religieuses, célébrées au Céramique, certains monuments comme le Pœcile, et des institutions mêmes comme celle du λόγος έπιτάφιος, remontent au gouvernement de ce grand homme. Mais il serait trop long de citer ici et de discuter tous les textes qui justifient cette hypothèse.

[47] ISOCRATE, Panégyrique, 158.

[48] ARISTOPHANE, Nuées, v. 967. Le premier de ces fragments passait pour le début d'un dithyrambe de Lamproclès, le second pour le début d'un dithyrambe de Kydidès ou Kekeidès. Voir le commentaire de KOCK sur ce passage, Ausgewdhlte Komödien des Aristophanes, Wolken, 3e éd., 1876.

[49] Il n'est pas sans intérêt, pour la question qui nous occupe, d'opposer au récit d'Hérodote les témoignages, presque contemporains, des auteurs de la comédie ancienne. Ceux-ci ne se soucient en rien de dire la vérité sur les guerres médiques : ils en parlent par allusion pour célébrer le beau temps des victoires passées, l'âge d'or de la Grèce ; mais en cela ils visent surtout à rabaisser les chefs nouveaux de la démocratie, les démagogues du temps de la guerre du Péloponnèse. Aussi, de distinctions, de nuances entre les divers représentants du bon vieux temps, la comédie n'en connaît pas : elle vante également Solon, Miltiade, Aristide, Périclès (EUPOLIS, fr. 100) ; le poète comique Télécléidès, au dire d'Athénée (XII, p. 553 e), célébrait la douceur du temps de Thémistocle. A ce moment, tous les héros de la grande guerre sont confondus dans une commune admiration, si ce n'est que Miltiade, le vainqueur de la vraie victoire athénienne, domine tous les autres : Marathon, dit un personnage d'Eupolis dans la pièce des Πόλεις (EUPOLIS, fr. 216), c'est un riche héritage pour Athènes ; aucune victoire ne saurait lui être comparée (ID., fr. 116). Au même point de vue se place Aristophane. Plusieurs traits, il est vrai, sont conformes au récit d'Hérodote : le chœur des vieillards, dans Lysistrata, exprime la crainte de voir les femmes se mettre à commander des vaisseaux et à combattre sur mer comme Artémise (Lysistrata, v. 675) ; le chœur des Lacédémoniens, dans la même pièce, célèbre dans une commune louange les deux journées d'Artémisium et des Thermopyles (ibid., v. 1247 et suiv.). Ailleurs Aristophane parle de la poursuite des Perses à Marathon (Acharniens, v. 697) et de la muraille de bois qui sauva Athènes (Chevaliers, v. 1040). Mais le plus souvent il en prend plus à son aise avec l'histoire. D'abord, d'une façon générale, les Marathonomaques sont les héros des guerres médiques, qu'il s'agisse de la première ou de la seconde invasion : les mêmes vieillards qui rappellent la chasse donnée aux Mèdes à Marathon (Acharniens, v. 697), demandent à être mieux traités en considération des services qu'ils ont rendus sur mer (ibid., 677). A la fin de la pièce des Chevaliers, le bonhomme Démos est rendu à son éclat de Marathon, c'est-à-dire redevient tel qu'au temps d'Aristide et de Miltiade (Chevaliers, v. 1323 et suiv.). Les Marathonomaques sont les hommes du passé, aussi bien ceux qui ont combattu avec le glaive à Marathon (Chevaliers, v. 781), que ceux qui ont usé leurs membres sur les bancs de rameurs à Salamine (ibid., 792). Mais c'est surtout dans la belle parabase des Guêpes, qu'Aristophane mêle les souvenirs des deux guerres médiques : ce qu'il célèbre, c'est la victoire de Marathon (Guêpes, v. 1085) ; mais à cette journée il rattache l'incendie que le barbare promena dans toute la ville (ibid., 1078), et il fait allusion au mot célèbre de Diénécès aux Thermopyles (ibid., 1084).

[50] NIEBUHR, op. cit., p. 386.