HÉRODOTE, HISTORIEN DES GUERRES MÉDIQUES

PREMIÈRE PARTIE. — HÉRODOTE ET SES CRITIQUES ANCIENS ET MODERNES.

LIVRE II. — LES MODERNES.

 

 

PRÉAMBULE.

Lorsque l'œuvre d'Hérodote revit le jour, après plusieurs siècles d'oubli, d'abord dans la traduction latine de Laurent Valla[1], puis sous sa forme originale dans l'édition aldine publiée à Venise en 1502[2] elle attira, comme il était naturel, l'attention et l'admiration du monde savant ; mais la même renaissance qui faisait revivre tant d'auteurs anciens ramenait en même temps à la lumière tous les textes qui contenaient les attaques sévères de l'antiquité contre Hérodote. De bonne heure, les fragments de Ctésias prenaient place à côté des Histoires[3], et les éditeurs consciencieux qui rapprochaient ainsi les témoignages contradictoires des deux adversaires ne manquaient pas, dans leur préface, de répondre aussi aux accusations de Plutarque[4]. Ainsi se ranima dès le XVIe siècle le débat qui avait occupé si longtemps les anciens, et qui dure encore aujourd'hui.

Toutefois, dans cette période nouvelle de la critique d'Hérodote, il convient de distinguer deux phases, que sépare une transformation profonde de l'esprit historique. Jusqu'au début de notre siècle, les attaques dirigées contre Hérodote ont été, ce semble, de deux sortes : tantôt, sous l'influence des critiques anciennes qu'Aulu-Gelle résumait en un mot : Herodotus homo fabulator[5], des écrivains philosophes ou moralistes[6], des jurisconsultes et des hommes politiques[7], condamnaient chez notre auteur le goût des récits merveilleux, le mélange des fables et de l'histoire ; tantôt des érudits relevaient avec soin, dans telle ou telle partie de l'œuvre, des inexactitudes ou des lacunes, et opposaient à Hérodote le témoignage d'autres auteurs anciens[8]. Mais, ni dans l'une ni dans l'autre de ces deux directions, on n'aboutit à des résultats nouveaux et intéressants. A ceux qui reprochaient à Hérodote la couleur anecdotique et légendaire de ses récits, Henri Estienne, avec une sorte d'instinct scientifique plutôt qu'au nom d'une science déjà mûre, répondit, il est vrai, qu'il était dangereux de rejeter tout ce qui parait fabuleux, parce que la fable même peut contenir une part de vérité ; mais il ne tira pas de ce principe toutes les conséquences qu'il entraîne, et moins préoccupé de rechercher dans Hérodote la vérité cachée sous les apparences de la fable que de comparer aux merveilles contées par l'historien ancien les merveilles non moins incroyables qu'acceptaient ses contemporains, il composa un livre de polémique religieuse, qui n'avait plus aucun rapport avec la critique historique[9]. Aussi bien tous ces contes, qu'on se plaisait à signaler dans l'ouvrage d'Hérodote, appartenaient-ils surtout aux premiers livres, à la description des pays et des mœurs barbares. L'histoire grecque elle-même en paraissait généralement exempte. Les érudits s'attaquaient peu à cette partie essentielle de l'ouvrage, et pendant trois siècles tous leurs efforts visèrent ailleurs : il s'agissait avant tout de mettre d'accord les textes grecs sur les dynasties assyrienne, mède et perse, avec les données chronologiques des livres saints. Cette discussion provoqua toute une série de dissertations savantes, où le témoignage d'Hérodote fut tour à tour attaqué et défendu. Il nous suffit de citer, pour le XVIe et le XVIIe siècle, les traités chronologiques de Scaliger[10] et de Petau[11], de Leo Allatius[12] et de Marsham[13]. La querelle se poursuivit avec plus de vivacité encore au xvine siècle, comme en témoignent dé nombreux mémoires de l'ancienne Académie des Inscriptions et Belles-lettres[14], ainsi que deux ouvrages spéciaux, où la chronologie des vieilles dynasties asiatiques est étudiée avec toute la précision que comportait alors la connaissance qu'on avait de l'Orient : le grand ouvrage de Des Vignoles sur la Chronologie de l'histoire sainte[15], et les Recherches du président Bouhier sur Hérodote[16]. A vrai dire, les critiques de Des Vignoles dépassaient, en ce qui regarde Hérodote, le champ où l'on s'était enfermé jusqu'alors : non content de sacrifier les données chronologiques de cet historien à celles de Ctésias, Des Vignoles suspectait, comme nous l'avons vu précédemment, la véracité du voyageur, et, dans l'ardeur de la lutte, il touchait même à certaines parties de l'ouvrage qui ne rentraient pas dans son sujet, alléguant jusqu'à ces vers célèbres de Juvénal : Velificatus Athos et quidquid Græcia mendax Audet in historia. Ces attaques furent justement relevées soit par Bouhier, soit par Wesseling : il n'était vraiment pas équitable de faire retomber sur Hérodote la responsabilité des exagérations et des mensonges que, longtemps après lui, la poésie et la rhétorique avaient accumulés à l'envi autour des événements de la guerre médique. Ce n'était là d'ailleurs, de la part de Des Vignoles, qu'une indication jetée en passant. Cette note sceptique ne trouva pas alors d'écho parmi les historiens de la Grèce, et le XVIIIe siècle s'acheva sans que le fond du récit des guerres médiques eût été sérieusement contesté[17].

Une phase nouvelle s'ouvrit pour la critique historique à peu près dans le même temps où Wolf renouvelait l'histoire littéraire de la Grèce. Le même esprit d'investigation qui pénétra si loin dans la connaissance du génie populaire de la race grecque éclaira d'un jour nouveau l'histoire même des siècles classiques. L'étude des littératures primitives amena les savants à suivre l'influence de la poésie et de la légende jusque dans les âges historiques. Ce fut le signal de nouvelles recherches sur Hérodote, et ces recherches, cette fois, furent des plus fructueuses ; car, au lieu de s'attacher à la personne même de l'historien, à son caractère et à sa véracité, qui décidément semblaient inattaquables, on se mit à la poursuite des sources où il avait puisé, et on s'efforça d'apprécier, avec la part personnelle de l'auteur, la valeur de la tradition qu'il représentait. Ce mouvement de la critique est encore aujourd'hui en pleine activité : depuis près d'un siècle, c'est toujours la question des sources d'Hérodote qui a occupé et qui occupe les historiens des guerres médiques. Ajoutons que la question est bien posée ainsi, et que les solutions qu'on en a données ont marqué de réels progrès dans la science.

Mais ce problème délicat a donné lieu aussi à des hypothèses peu solides, à des théories trop exclusives pour être complètement vraies. Faire la part de la vérité et celle de l'erreur dans les systèmes proposés, telle est la tache que nous entreprenons maintenant.

 

 

 



[1] Herodoti historiarum libri IX, traductio e græco in latinum per virum eruditissimum, Laur. Vallensem, Venetiis, 1474, in-folio.

[2] Herodoti libri XI, quibus Musarum indita sunt nomina, Venetiis, in domo Aldi, 1502, in-folio.

[3] On trouve déjà les fragments de Ctésias, en latin, dans la traduction latine d'Hérodote publiée par Henri Estienne en 1566, et en grec, dans l'édition publiée par le même savant en 1570.

[4] C'est ainsi qu'Henri Estienne publia, dès 1566, son Apologia pro Herodoto, successivement reproduite par Thomas Gale (Londini, 1679, in-fol.), Gronovius (Lugduni Batavorum, 1715, in-fol.) et Wesseling (Amstelodami, 1763, in-fol.). Il ne faut pas confondre cet écrit latin avec l'écrit français dont nous parlons un peu plus bas.

[5] AULU-GELLE, Nuits attiques, III, 10.

[6] Parmi les plus anciens de ces adversaires d'Hérodote, on cite Louis Vivès (FABRICIUS, Bibliotheca græca, éd. Harles, t. II, p. 331).

[7] De ce nombre fut au XVIe siècle Jean Bodin (FABRICIUS, ibid.).

[8] Cette critique porta principalement sur les données chronologiques d'Hérodote, comparées à celles de Ctésias et des autres historiens.

[9] Cet écrit, souvent réédité, a pour titre exact : L'Introduction au traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, ou Traité préparatif à l'apologie pour Hérodote, Genève, 1566, in-12.

[10] SCALIGER, De emendatione temporum, 1583.

[11] PETAU, De doctrina temporum, 1627.

[12] LEO ALLATIUS, De mensura temporum, 1645.

[13] MARSHAM, Canon Chronicus, 1662.

[14] Citons seulement les articles de l'abbé GELNOZ, Défense d'Hérodote contre les accusations de Plutarque, Mémoires, t. XIX, p. 115 ; XXI, p. 120 ; XXIII, p. 101 ; DE BOUGAINVILLE, Mémoire dans lequel on essaie de concilier Hérodote avec Ctésias au sujet de la monarchie des Mèdes, t. XXIII, p. 1-32 ; DE GUIGNES, De quelques peuples scythes dont il est parlé dans Hérodote, t. XXXV, p. 539-572 ; DE ROCHEFORT, Mémoire sur la morale d'Hérodote, t. XXXIX, p. 4-53. A ces mémoires, il en faut ajouter plusieurs sur la géographie d'Hérodote.

[15] DES VIGNOLES, Chronologie de l'histoire sainte et des histoires étrangères qui la concernent depuis la sortie d'Égypte jusqu'à la captivité de Babylone, Berlin, 1738.

[16] BOUHIER, Recherches et dissertations sur Hérodote, Dijon, 1746, in-4.

[17] On peut s'en convaincre en lisant l'introduction historique mise par Barthélemy en tête du Voyage du jeune Anacharsis en Grèce.