CHAPITRE III. — LES HISTORIENS DU IVe SIÈCLE ET DE L'historien Josèphe écrivait, à la fin du premier siècle de notre ère, cette phrase souvent citée : Les écrivains grecs se contredisent les uns les autres dans leurs ouvrages, et ne craignent pas de rapporter sur les mêmes faits les versions les plus opposées. Je perdrais mon temps à rappeler toutes les contradictions d'Hellanicus et d'Acusilaos dans le domaine des généalogies, et toutes les erreurs qu'Acusilaos relève chez Hésiode ; chacun sait mieux que moi comment Éphore convainc de fausseté la plupart des allégations d'Hellanicus, et comment Timée en fait autant pour Éphore ; à son tour, Timée est attaqué par ses successeurs, Hérodote par tout le monde sans exception[1]. En s'exprimant ainsi, Josèphe avait encore entre les mains l'immense production littéraire et historique des quatre derniers siècles, aujourd'hui presque entièrement perdue, et le fait qu'il signale au sujet d'Hérodote ne saurait être contesté : tous les écrivains grecs depuis le ive siècle, historiens, philosophes, érudits, avaient à l'envi attaqué celui qui déjà portait le titre de Père de l'histoire[2]. La perte de ces écrits, où dominait la polémique, n'est
pas de celles que nous devions le. plus regretter dans l'histoire de la
littérature grecque. Car, dans le temps même où écrivait Josèphe, paraissait
un traité, que nous possédons, et qui, tout entier dirigé contre Hérodote —
notamment contre Hérodote historien des guerres médiques —, contient, ce
semble, le résumé de la plupart des discussions antérieures. C'est le livre
de Plutarque sur Mais, avant d'aborder l'étude de ce petit écrit, demandons-nous si les attaques dont Hérodote avait été jusque-là l'objet ne s'expliquent point en général par des circonstances faciles à déterminer, par certaines habitudes propres aux historiens de ce temps, et surtout par d'importantes transformations dans la pensée grecque. Le même passage de Josèphe nous fournit à cet égard une
indication précieuse : c'est que Thucydide lui-même, malgré son grand amour
de la vérité, n'était pas à l'abri du reproche que les historiens se
prodiguaient les uns aux autres[3]. Faut-il
s'étonner dès lors qu'un esprit chicaneur comme Timée (qu'on surnomma Έπιτίμαιος)
ait bataillé dans ses écrits avec les historiens antérieurs de Hâtons-nous de dire que cette critique dut être souvent légitime. Parmi les nombreux écrivains qui attaquèrent Hérodote, beaucoup le firent sans aucun esprit de dénigrement, pour rectifier des fautes plutôt que pour accuser l'auteur. Tel parait avoir été entre autres Manéthon[5], qui avait pourtant composé un ou plusieurs livres contre Hérodote[6] ; mais ce prêtre égyptien ne prétendait pas que l'historien grec de l'Égypte eût menti à dessein ; il attribuait ses erreurs à l'ignorance[7]. C'est la même pensée qu'a Diodore quand il passe en revue les données des historiens grecs sur l'Égypte : rendant hommage à la curiosité d'Hérodote et à la variété de ses connaissances historiques, il lui reproche seulement d'avoir suivi et accepté des opinions contradictoires[8]. Dans un autre ordre de connaissances, il est permis de croire qu'Aristote, qui citait d'ailleurs Hérodote au premier rang des historiens, ne cherchait pas à le décrier quand il relevait chez lui des notions fausses d'histoire naturelle, et Strabon se contente souvent, dans ses critiques à l'adresse d'Hérodote, de reproduire des observations d'Ératosthène[9]. Cependant ces savants mêmes, à commencer par Aristote, emploient parfois des termes qui dépassent les bornes d'une simple critique de détail, et qui révèlent de leur part un dissentiment plus profond avec notre auteur. Hérodote est pour Aristote un μυθολόγος[10]. Diodore estime que les auteurs d'Άίγυπτιακά, y compris Hérodote, ont préféré l'étrange au vrai, et qu'ils ont arrangé des fables pour le plus grand plaisir de leurs lecteurs[11]. Strabon surtout est sévère dans ce sens : il accuse Hérodote et ses semblables d'une naïveté excessive et d'un goût fâcheux pour les fables[12] ; il leur attribue la préoccupation constante de rendre leurs ouvrages agréables par un mélange de merveilleux, et de raconter des fables, non par ignorance, mais pour frapper l'imagination par des prodiges[13] : enfin d'un mot il traite de bavardage les données d'Hellanicus et d'Hérodote sur les Scythes[14]. Il ne nous appartient pas ici d'examiner si ces reproches,
d'un caractère général, sont toujours justifiés dans le détail par les faits
particuliers qui en ont été l'occasion ; mais ils nous font toucher du doigt
le point qui sépare d'Hérodote les philosophes et les érudits du IVe siècle
et de la période alexandrine. Ce qui choque ces écrivains, c'est, dans le
domaine historique, l'introduction de la fable, du merveilleux, et, nous
pouvons ajouter, l'intervention fréquente de la divinité. En d'autres termes,
toute cette critique dérive de Thucydide, qui le premier exclut de l'histoire
les causes surnaturelles. Après lui, les deux historiens les plus renommés,
Éphore et Polybe, marquèrent plus fortement encore cette tendance. L'un
entreprit de raconter l'histoire primitive de Ce désaccord fondamental entre Hérodote et quelques-uns de ses critiques, sur les principes de la science historique, a-t-il entraîné des divergences profondes dans la manière de traiter les guerres médiques ? Josèphe nous dit que les meilleurs historiens n'étaient pas d'accord sur cette partie de l'histoire grecque[18]. Pouvons-nous entrevoir quelques-unes de ces divergences ? Le récit que faisait Éphore de ces événements nous est
moins connu par quelques fragments de cet auteur que par le résumé qu'en a
donné Diodore de Sicile. Mais ce qui ressort le plus clairement de la lecture
du XIe livre de cet historien, c'est l'imitation d'Hérodote[19] : non seulement
la plupart des faits traditionnels se retrouvent chez Diodore, mais les
réflexions mêmes d'Hérodote y sont parfois transcrites avec de très légères
modifications. Un exemple curieux de cette imitation nous est fourni par le
chap. 43 du livre XI de Diodore. Hérodote, après avoir raconté le double
naufrage qui avait décimé la flotte perse avant les batailles d'Artémisium et
de Salamine, affirme ainsi sa foi dans la conduite de Ailleurs Éphore, dont le patriotisme athénien, bien formé à l'école des orateurs, est plus susceptible que celui d'Hérodote, sent le besoin d'expliquer certains faits : Athènes, à Salamine, n'a pas reçu le prix de la valeur ; ce fut Égine ; Hérodote rapporte la chose sans commentaire, comme elle se passa[22] ; mais Éphore fait remarquer que ce fut le résultat de la jalousie de Sparte, qui pressentait déjà la domination maritime d'Athènes[23]. On n'oserait affirmer que cette pensée ne fût pas déjà dans l'esprit d'Hérodote, et qu'elle ne répondit pas effectivement à la vérité. Mais Éphore insiste avec force sur ce qu'Hérodote laisse à peine entendre ou deviner. Souvent Éphore modifie chez son modèle l'ordonnance du récit, et cela d'une manière assez ingénieuse : tandis qu'Hérodote raconte le naufrage de la flotte perse au cap Sépias, puis la bataille des Thermopyles, et ensuite seulement les combats d'Artémisium, Éphore, plus logique, rattache le naufrage à l'histoire de la flotte, et n'en sépare pas le récit d'Artémisium[24]. Ce besoin de clarté, propre à l'orateur, fait aussi qu'il abrège les longs préliminaires de la bataille de Platées ; mais le goût des morceaux à effet l'entraîne à célébrer sur le ton du lyrisme les glorieux vaincus des Thermopyles[25], voire même (ce qui est plus grave) à imaginer de toutes pièces des circonstances nouvelles dans le récit de ce combat : une attaque nocturne des Grecs, avant la catastrophe finale, va menacer Xerxès jusque dans sa tente[26] ! Toutefois, si l'on reconnait l'influence d'Hérodote même
sous ces transformations de la tradition, il y a aussi chez Éphore quelques
faits, en petit nombre, entièrement nouveaux, ou qui du moins ne peuvent pas
provenir de la même source : l'alliance de Xerxès avec les Carthaginois[27], pour attaquer Un texte isolé de Théopompe fournit au contraire des armes
aux adversaires du récit d'Hérodote. Au XXVe livre de ses Φιλιππικά,
Théopompe, qui se complaisait, nous dit-on, dans de longues digressions,
formulait ainsi, d'après le grammairien Théon, ses critiques sur la tradition
athénienne des guerres médiques : Tout le monde
n'est pas d'accord avec Athènes pour célébrer la victoire de Marathon et tout
ce que la république athénienne se plaît à raconter pour éblouir le reste de
la Grèce[31].
Si la valeur de ce texte est incontestable, encore faut-il bien en limiter la
portée : Théopompe ne nous apprend rien de nouveau quand il dit que les
Athéniens célèbrent Marathon avec une excessive fécondité d'imagination,
qu'ils ne se lassent pas d'en fatiguer les oreilles de tous, et que tout le
monde ne partage pas leur enthousiasme. Mais est-ce que cette critique porte
sur Hérodote ? Est-ce que déjà avant Hérodote, et surtout après, les
monuments, la poésie, l'éloquence n'ont pas exalté outre mesure l'exploit
propre des Athéniens ? La question est de savoir si Hérodote a été au delà de
la vérité ; mais il n'est pas douteux qu'il ne soit resté bien en deçà de ce
que racontait certaine tradition. La critique de Théopompe nous paraît
d'autant moins atteindre notre auteur, que le grammairien Théon, dans le même
passage, affirme que Théopompe considérait comme apocryphes le prétendu
serment de Platées et les prétendues conventions de La critique directe d'Hérodote alla-t-elle ainsi en s'affaiblissant de plus en plus, à mesure que de nouveaux historiens donnaient prise à de nouvelles attaques ? C'est probable, bien que les textes nous manquent pour suivre le développement de cette polémique. Tout ce que nous savons, c'est que nous nous trouvons avec Plutarque en présence d'une critique qui poursuit la personne même d'Hérodote avec une animosité et un acharnement extraordinaires. Mais cette fois, ce n'est plus au nom des rigoureux principes de Polybe ou de Thucydide que parle l'adversaire d'Hérodote ; ce n'est pas la naïveté, la φιλομυθία du conteur ionien qui est en jeu, c'est au contraire ce que Plutarque appelle sa malignité, c'est-à-dire sa tendance à tout dénigrer, même au prix de véritables mensonges. |
[1] JOSÈPHE, Contre Apion, I, 3.
[2] C'est le titre que lui donne déjà CICÉRON, De legibus, I, 1, § 5.
[3] JOSÈPHE, Contre Apion, I, 3.
[4] JOSÈPHE, Contre Apion, I, 3.
[5] D'après JOSÈPHE, Contre Apion, I, 14.
[6] Elymologicum Magnum, au mot λεοντοκόμος. — Cf. EUSTATHE, Commentaire sur l'Iliade, liv. XI, v. 480.
[7] JOSÈPHE, Contre Apion, I, 14.
[8] DIODORE, I, 37, § 3-4.
[9] STRABON, I, p. 61 ; II, p. 98 et 100.
[10] ARISTOTE, Histoire des animaux, III, 5.
[11] DIODORE, I, 89, § 7.
[12] STRABON, XI, p. 507, 508.
[13] ID., I, p. 43.
[14] ID., XII, p. 550.
[15] STRABON, IX, p. 646 (fr. 70 d'ÉPHORE, dans les Fragm. histor. græc., t. I, p. 255).
[16] POLYBE, VI, 58, 6 et suiv.
[17] STRABON, XI, p. 507, 508.
[18] JOSÈPHE, Contre Apion, I, 3.
[19] Cf. AD. BAUER, Die Benutzung Herodots durch Ephoros bei Diodor, dans Neue Jahrbücher, Supplementband X, 1879, p. 281 et suiv.
[20] HÉRODOTE, VIII, 13.
[21] DIODORE, XI, 13.
[22] HÉRODOTE, VIII, 93.
[23] DIODORE, XI, 27, § 2.
[24] ID., ibid., 12.
[25] ID., ibid., 11.
[26] ID., ibid., 9, 10.
[27] ID., ibid., 1.
[28] DIODORE, XI, 4.
[29] ID., ibid., 17.
[30] ID., ibid., 29.
[31] THÉOPOMPE, fr. 167 (Fragm. histor.
græc., t. I, p. 306).