HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XXXVII. — ÉTAT DE LA CIVILISATION GRECQUE AU MOMENT DE LA CONQUÊTE ROMAINE. CONCLUSION.

 

 

Au IIe siècle la civilisation grecque est en recul. Son domaine se restreint. A l'Ouest, la conquête romaine arrête naturellement son expansion, et c'est à grand'peine que la langue et certains usages helléniques se maintiennent dans certains cantons siciliens. A l'Est, on a vu les frontières de l'empire séleucide ramenées à l'Euphrate ; le royaume de Bactriane s'écroule vers 130 sous la poussée des nomades du Turkestan ; les petites souverainetés du Pendjab, qui constituaient des foyers actifs d'hellénisme, disparaissent au début du Ier siècle. A l'intérieur même des États grecs se manifestent des défaillances : on a vu l'échec des Séleucides pour helléniser la Judée ; en Égypte, certains souverains, en particulier Ptolémée VII, favorisent même, au détriment des Grecs, la population indigène, qui joue un rôle de plus en plus considérable dans l'armée et l'administration. Et sans doute ce recul peut-il être considéré, dans une certaine mesure, comme le reflux qui devait suivre tout naturellement l'expansion trop rapide de la fin du IVe siècle. Mais il atteste aussi que la vitalité de l'hellénisme est en déclin. Dans la Grèce d'Europe, qui, pendant six siècles, avait semblé un réservoir inépuisable d'hommes, la population diminue maintenant d'une manière assez sensible pour que les auteurs de l'époque l'aient re marqué. L'importance de certaines grandes villes commerçantes, comme Corinthe avant sa destruction, Rhodes ou Athènes, l'accroissement rapide d'un port cosmopolite comme Délos, ne font que masquer le fait essentiel qui est la dépopulation des petites villes et des campagnes ; elle s'explique par une restriction des naissances dont les causes étaient, comme toujours, l'égoïsme civique et le goût du bien-être.

En Grèce, pas plus qu'ailleurs, cette diminution en quantité n'a pas pour compensation un progrès de la qualité. La conséquence la plus sensible en est la mort politique de l'hellénisme. L'histoire de la Grèce en tant que nation s'arrête au ne siècle ; on a vu la fin de la Macédoine, des ligues achéennes et étoliennes, du royaume de Pergame, la décomposition de l'empire séleucide, la décrépitude de l'Égypte ; ces deux derniers États ne subsistent que parce que Rome ne veut pas s'en emparer ; mais ils sont à la merci d'une conjuration de politiciens et de financiers. Et sans doute existe-t-il encore un certain nombre de villes libres, mais la liberté dont elles jouissent sous l'autorité de Rome ou des Séleucides est réduite à des questions de police intérieure, parfois au règlement de minuscules conflits locaux ; la gestion des affaires de la cité n'est plus désormais que ce joujou municipal dont parle Renan, amusement des citoyens, risée des hommes d'État romains. Et ce joujou fonctionne souvent d'une manière irrégulière et spasmodique ; à Délos, c'est toute la population cosmopolite de l'île qu'on voit parfois réunie pour honorer quelque personnage de marque ; à Alexandrie, c'est par des mouvements tumultuaires que s'exprime l'humeur de la populace.

 

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La décadence politique ne va pas sans un ralentissement de l'activité intellectuelle. Sans doute les établissements créés à Alexandrie et, sur leur modèle, à Pergame et à Rhodes, se font une concurrence féconde et maintiennent assez haut le niveau scientifique en dépit des persécutions dont furent victimes, sous le règne de Ptolémée VII, les savants du Musée : en astronomie Hipparque, en mécanique Héron, en médecine Asclépiade, en philologie Didyme, sont les dignes héritiers des érudits du siècle précédent. D'autre part les grands événements qui se sont déroulés entre 250 et 150 ont été racontés, sans talent d'écrivain, mais avec conscience et intelligence, par Polybe de Mégalépolis, le fils de Lycortas ; envoyé à Rome après Pydna, il a pu juger avec un certain recul les événements de Grèce et démêler les causes essentielles du déclin des États helléniques et le principe de la puissance romaine. Mais la faculté proprement créatrice parait abolie. La poésie est morte. Il n'y a plus d'éloquence, ni de philosophie, mais seulement des maîtres de philosophie et de rhétorique. Le rôle de ces vulgarisateurs n'a d'ailleurs pas été négligeable ; c'est par eux, trop souvent à travers eux, que les Romains de la fin du IIe siècle et du début du Ier ont appris à connaître les orateurs et les penseurs de la Grèce ; les conférences de l'académicien Carnéade, envoyé à Rome comme ambassadeur par les Athéniens en 156, marquent une date dans l'histoire de la civilisation et de la littérature latines.

Dans la plupart des cités de Grèce la médiocrité des ressources financières ne permet plus les constructions soignées des siècles précédents ; on est frappé, dans une ville pourtant prospère comme Délos, de l'aspect bâclé des édifices publics du milieu ou de la fin du IIe siècle. Seuls les souverains d'Égypte et d'Asie peuvent se payer le luxe de bâtir à grands frais. Nous ne saurons sans doute jamais ce qu'étaient les palais et les temples d'Alexandrie, d'Antioche, ou de Daphné, le Versailles des Séleucides ; mais outre les portiques dont Eumène II et Attale II dotèrent Athènes, nous connaissons les terrasses, temples, autels, théâtres, palais, disposés suivant un plan libre et grandiose sur l'Acropole de Pergame. Et, pour la dernière fois peut-être dans le monde grec, à côté de ces grands chantiers de construction se constituent de féconds ateliers de sculpture ; des statues émouvantes et des bas-reliefs, dont le pathétique et la splendeur font oublier l'emphase, commémorent, à Pergame, le triomphe des Attalides sur iles Galates.

 

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Au reste, l'hellénisme verra bientôt s'arrêter son déclin. A partir du Ier siècle, étayé par la force et l'organisation romaines, il conservera ses positions. Le grec demeurera pendant trois cents ans de Marseille jusqu'à l'Euphrate, d'Alexandrie à la Mer Noire, la grande langue des échanges intellectuels et commerciaux. Et une véritable renaissance artistique et philosophique sera dans le monde hellénique la conséquence de la paix romaine. Les États grecs n'existeront plus, mais il restera la civilisation grecque avec ses qualités essentielles, la douceur de mœurs, le goût des choses de l'intelligence, l'esprit critique, le sens artistique. Ce que Rome, et, à travers Rome, l'Europe moderne lui doivent, on le sait du reste et il n'entre pas dans le plan de ce livre d'y insister. On notera simplement, au point de vue politique, les conséquences d'une des principales tendances de l'hellénisme au IIe siècle. De plus en plus, grâce au déclin de l'idée de cité, à la facilité des communications, et au progrès de certaines doctrines philosophiques, se répandait l'idée de l'égalité entre les hommes et la tendance vers un état de choses où tous jouiraient sans distinction de nationalité des bienfaits de la civilisation. Ce cosmopolitisme se réalise, on peut le dire, dans les grandes villes commerçantes, accueillantes aux étrangers, conférant largement le droit de cité un exemple frappant nous est fourni par Délos, où, à côté d'une population grecque elle-même bigarrée, des communautés italiennes, syriennes, égyptiennes, vivent en bonne intelligence et participent même dans une certaine mesure à la chose publique. La même tendance se manifeste dans le domaine intellectuel : savants et philosophes s'adressent à un public sans cesse élargi, Polybe a le sentiment très net que les grands événements qui se sont déroulés depuis cent ans dans le bassin méditerranéen sont solidaires les uns des autres. Cet état d'esprit devait influer sur la mentalité et sur la politique romaines. Cette grande communauté que rêvent, que pressentent les Grecs, Rome se sentira bientôt en mesure de la réaliser sous une forme grandiose. De plus en plus l'idée de l'empire du monde, sous la direction du Sénat, hantera la pensée des hommes d'État romains ; elle est, non pas, comme on le dit souvent, le mobile de la conquête des États grecs, mais bien plutôt la conséquence du contact qui, à la suite de cette conquête, s'établit d'une manière permanente entre la Grèce et Rome.

Dans une autre direction, le cosmopolitisme du IIe siècle devait donner de surprenants résultats. On a vu quels furent les rapports entre les Séleucides et le judaïsme ; ils furent, et ne pouvaient être que mauvais. Ils n'eurent pour résultat que d'exalter le nationalisme juif et de favoriser, par réaction contre les brutalités des administrations grecques, cette notion de messianisme qui sera à la base de la prédication de Jésus. Mais l'hellénisme et le judaïsme devaient avoir d'autres contacts. A Antioche, à Tarse, à Alexandrie où, dès la fin du me siècle peut-être, l'Ancien Testament avait été traduit en grec, à Délos où l'on a retrouvé les ruines d'une synagogue, les Juifs apprirent à connaître d'autres Grecs que des fonctionnaires et des soldats. Le judaïsme devait, lui aussi, se pénétrer de cet esprit de cosmopolitisme qui lui avait été autrefois si complètement étranger, et qui sera un des éléments essentiels de la diffusion du christianisme naissant.

 

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On peut se demander s'il vaut la peine aujourd'hui, pour un homme cultivé, de se renseigner sur l'histoire politique d'un petit peuple dont le développement économique était si différent du nôtre, qui n'a jamais connu une forme politique stable, et dont la vie n'a été qu'un long conflit entre cités jalouses et États éphémères. Et sans doute y a-t-il quelque chose de décevant à voir les Grecs s'approcher tant de fois d'une organisation qui leur aurait permis de constituer un vaste et solide État, sans pouvoir jamais la réaliser d'une manière durable. Mais d'abord il n'est peut-être pas sans profit de constater ces tentatives, de rechercher la cause de ces échecs, de se dire qu'il n'a peut-être manqué à Athènes au Ve siècle qu'un plus grand souci de l'instruction publique et une application sincère du principe de la représentation des cités alliées, à la Ligue achéenne qu'une meilleure législation militaire et un peu plus d'esprit civique, pour que les destinées du monde grec eussent été changées. Mais surtout on est frappé de voir se manifester dans l'histoire de la Grèce des formes et des tendances politiques qui nous sont familières : à l'intérieur des États, royauté, aristocratie de naissance ou d'argent, démocraties diversement nuancées ; dans les rapports des États entre eux, un nationalisme passionné ; un impérialisme vigoureux et maladroit ; le rêve, réalisé pendant quelques années, de la conquête et de l'organisation du monde ; un fédéralisme qui, s'il avait su se développer, aurait peut-être assuré le salut de la Grèce ; enfin l'esprit de cosmopolitisme et de fraternité humaine. Ces tendances et ces formes, il n'est pas indifférent de les voir s'affronter chez un peuple qui, intellectuellement, était très près de nous, et chez qui elles se sont exprimées avec une netteté singulière et dans un raccourci saisissant ; car nous les retrouvons dans notre Europe contemporaine, et de l'issue de leur conflit dépend sans doute l'avenir de notre civilisation.

 

FIN DE L'OUVRAGE