On peut s'imaginer l'effet produit dans le monde grec par de pareilles mesures. Quelle désillusion depuis trente ans ! Jusqu'alors on avait pu espérer qu'un équilibre entre Rome et la Macédoine, ou tout au moins la douceur de l'hégémonie romaine, permettrait aux États viables de conserver leur indépendance. Mais le traitement affreux de l'Épire, la Macédoine dépecée, la Ligue achéenne décapitée, l'abaissement de Rhodes, l'humiliation d'Eumène, montraient comment Rome entendait exercer son autorité. Un vif mouvement de sympathie ne tarda pas se manifester pour ses victimes : pour Persée qui devait mourir dans une prison du Latium ; pour les déportés des cités grecques qui, malgré les démarches répétées de leurs compatriotes, devaient attendre dix-sept ans avant de revoir leur patrie ; pour Eumène lui-même, autrefois si décrié pour son dévouement servile à la cause romaine. Les déceptions, les rancunes, le malaise économique, les troubles politiques que provoquait un peu partout l'insolence des partisans de Rome, allaient bientôt revêtir une forme violente. La Macédoine avait d'abord accepté sans difficulté son nouveau sort. Il n'y avait jamais eu chez ces ruraux de patriotisme proprement dit ; mais seulement un vif attachement à la personne de leurs rois et à leur famille. Or la dynastie des Antigonides avait disparu, du moins le croyait-on, quand un aventurier du nom d'Andriscos, qui se donnait pour un fils de Persée, parut en Macédoine à la tête d'une petite armée de fortune recrutée en Thrace. Le prestige de sa naissance supposée lui valut des succès faciles, et la Macédoine le reconnut pour son roi. Une première armée romaine envoyée à sa rencontre fut bousculée ; déjà il avait passé en Thessalie ; il fallut deux légions romaines, la présence d'un bon militaire, Q. Metellus, et la flotte de Pergame, pour réduire le prétendant (146). La même année, un mouvement anti-romain éclatait en Grèce. Des conditions économiques médiocres y avaient augmenté un peu partout la foule des mécontents, et assuré aux classes les plus pauvres un plus grand rôle politique ; cette évolution, très sensible au sein même de la Ligue achéenne, autrefois dirigée par des hommes de condition aisée, s'accompagnait, comme il est souvent arrivé en Grèce, d'un mouvement nationaliste qui n'attendait qu'une occasion pour prendre une forme aiguë. Une fois de plus, cette occasion fut fournie par Sparte. La vieille cité déchue ne pouvait se résigner à son incorporation dans la Ligue ; elle voulait conserver sa juridiction, régler elle- même ses querelles avec ses voisins, envoyer des ambassades à Rome. Les chefs de la Ligue ne pouvaient accepter ces prétentions ; une petite guerre s'ensuivit, le territoire de Sparte fut envahi et pillé. Le Sénat romain, pris pour arbitre, attendit d'en avoir fini avec la Macédoine avant d'envoyer à Corinthe une ambassade qui fit connaître aux Achéens le bon plaisir du Sénat : la Ligue devait renoncer, non seulement à Sparte, mais à Argos et à Corinthe. On comprend l'indignation qui éclata alors dans un pays déjà mécontent, et où l'on espérait que Rome, qui faisait alors la guerre en Espagne et en Afrique, n'aurait pas de légions disponibles pour la Grèce. Les négociations furent rompues, le stratège de la Ligue, Diaios, prit des mesures sociales et économiques très hardies, recruta tant bien que mal une armée, trouva des alliances en Béotie, en Eubée, en Phocide ; en 146 son successeur Critolaos se porta à la rencontre de l'armée romaine qui, sous la conduite de Metellus, traversait la Thessalie. Il fut battu à Scarpheia, en Locride ; Diaios fut défait à l'isthme par Mummius, le successeur de Metellus ; Corinthe fut pillée et rasée, châtiment terrible d'un mouvement dont le caractère révolutionnaire n'avait sans doute pas échappé au Sénat. Ces événements montraient que les mesures prises en 167 avaient encore été insuffisantes. Si Rome voulait avoir la paix en Grèce, c'était trop d'y laisser subsister un fantôme d'indépendance politique. Le Sénat s'habituait de plus en plus à l'idée de soumettre directement à ses magistrats de lointains territoires. Déjà ce régime avait été appliqué à l'Espagne (206) ; Carthage, vaincue pour la troisième fois, allait le subir ; après 146, il fut appliqué à la Macédoine, qui devint une province romaine sous le commandement d'un préteur, et paya tribut. Augmentée de territoires illyriens, elle fut mise par là en contact direct avec l'Adriatique et l'Italie ; une route — la marque de la civilisation romaine — la traversa bientôt depuis Dyrrhachion jusqu'à Thessalonique. Loyalement résignée, elle devait désormais constituer une des provinces les plus paisibles de l'empire romain. La Macédoine était un État centralisé depuis trois siècles, et les magistrats romains y héritaient, vis-à-vis de la population, de l'autorité des anciens rois. La situation était plus difficile à régler en Grèce. Sans doute, il fallait y abattre tout ce qui manifestait la moindre vitalité politique ; la Ligue achéenne fut dissoute, peut-être aussi la Ligue étolienne, et, par la même occasion, ce qui subsistait des confédérations de Béotie et d'Eubée. Cela fait, le Sénat, semble-t-il, se trouva embarrassé devant tous ces petits États disparates, que lui-même ne voulait pas soumettre au même régime politique puisque les uns — ceux qui avaient pris part au mouvement de 146, — allaient avoir à payer tribut, tandis que les autres restaient exempts de toute contribution, et que des conventions particulières réglaient les rapports de certains d'entre eux avec Rome. Aucune mesure d'ensemble ne fut prise, aucun statut ne fut élaboré, mais les États et cités de Grèce furent en fait placés sous le contrôle du gouverneur de Macédoine. Ce régime, peut-être provisoire dans la pensée de ceux qui l'instaurèrent, nous est mal connu dans ses détails. Il devait durer plus d'un siècle, et, somme toute, il donna les résultats qu'on en attendait puisque la Grèce, heureuse de s'en tirer à si bon compte et consciente de sa faiblesse, acceptera désormais l'autorité de Rome, et ne se réveillera que pour un court instant à la voix de Mithridate. ***Un événement imprévu allait amener le Sénat à pratiquer hors d'Europe la politique d'annexion qu'il avait appliquée en Macédoine. Eumène II était mort en 160, après un règne plein de vicissitudes ; il avait lutté toute sa vie, avec une souple opiniâtreté, sur mer, sur terre, par les armes, par la diplomatie, contre Philippe de Macédoine, contre Antiochos III, contre les Galates, contre les roitelets d'Arménie, du Pont, de Bithynie ; le petit territoire légué par son père était devenu un grand royaume asiatique ; et, pour finir, la rancune des Romains qu'il avait si souvent et si loyalement aidés, avait paru tout remettre en question. Mais en somme, malgré les avanies subies à la fin de son règne, il laissa un État considérable et prospère à son frère Attale II, qui sut maintenir et organiser les conquêtes d'Eumène (160-139). De tous les royaumes de l'Orient hellénique, celui de Pergame semblait le plus solidement établi, le plus prospère, le mieux administré, quand on apprit en 133 qu'Attale III, fils d'Eumène et successeur d'Attale II, était mort en instituant le peuple romain son héritier. A quels motifs obéissait ce roi, qu'on représente souvent, sur la foi de quelques anecdotes, comme un maniaque ? On ne sait ; en tous cas sa décision créa un grand embarras à Rome. A qui, au Sénat ou au peuple romain, allaient échoir les richesses mobilières et immobilières du roi — si bien venues en un moment de crise économique et sociale soulignée par les réformes de Tib. Gracchus ? Quel régime appliquer à ses domaines, à ses sujets indigènes, aux cités grecques ? Pendant qu'on discutait là-dessus à Rome, un fils naturel d'Eumène, Aristonicos, peu disposé naturellement à accepter le testament de son demi-frère, recrutait en Asie une petite armée, et soumettait peu à peu presque tout le pays ; la facilité de ses progrès s'explique, dans une certaine mesure, par les mêmes raisons qui avaient fait, quinze ans auparavant, le succès d'Andronicos en Macédoine. Seules quelques villes grecques résistèrent ; Pergame organisa une vigoureuse défense. Néanmoins le mouvement était sérieux. Le premier consul envoyé sur les lieux se fit battre ; il fallut deux ans à son successeur pour venir A bout de la rébellion. Cette guerre avait changé la situation ; le royaume d'Attale n'était plus un héritage embarrassant, mais un pays conquis, et fut traité comme tel, c'est-à-dire réduit en province romaine ; les villes grecques — du moins celles qui n'avaient pas pris parti pour Aristonicos, — conservèrent la liberté théorique dont elles jouissaient sous les rois de Pergame. Ainsi la République entrait dans la voie des annexions hors d'Europe — sans l'avoir voulu, semble-t-il. A cette époque les inconvénients d'une pareille politique lui paraissaient au moins égaux aux bénéfices économiques qu'elle pourrait en retirer ; le grand mouvement qui allait diriger vers la Méditerranée orientale les commerçants et banquiers d'Italie, les publicains de Rome, commençait à peine alors, et n'avait pas eu encore de répercussion politique. Aussi voit-on le Sénat respecter, durant tout le 11e siècle, l'intégrité des autres États d'Orient, quelle que pût être leur faiblesse. Celui des Séleucides était en pleine décadence. Une querelle dynastique, commencée au jour (175) où Antiochos IV, le second fils d'Antiochos III, avait, avec l'appui d'Eumène de Pergame, supplanté son neveu Démétrios, fils de Séleucos IV, remplit presque tout le lIe siècle, et, par une succession de révolutions de palais et d'usurpations, souvent soutenues par Rome ou par l'Égypte, y abrège le règne et la vie des souverains. Chez plusieurs d'entre eux subsistait cependant, avec une ténacité surprenante, le tempérament énergique et batailleur de leurs ancêtres macédoniens ; Antiochos IV, fantasque sans doute et impulsif, s'évertua à répandre dans son royaume, conformément à la tradition de sa dynastie, la civilisation grecque ; Démétrios Ier (162-150), gardé à Rome comme otage, s'évada à la mort de son oncle, et sut s'ira-poser comme roi malgré le mauvais vouloir de Rome et la révolte des favoris d'Antiochos IV ; Démétrios II eut à se débarrasser d'un usurpateur, Alexandre Bala (150-145), fils supposé d'Antiochos Épiphane, et reprit à l'Égypte la Cœlé-Syrie, dérobée pendant ce court interrègne. Mais la brièveté de leur règne ne leur permit pas d'enrayer les causes de désagrégation qui menaçaient leur empire bigarré. Ils ne surent pas résoudre, en particulier, les questions de recrutement militaires, auxquelles s'étaient déjà heurtés les Achéménides, et ne purent jamais lever, dans les moments de crise, que des troupes médiocres et disparates ; Rome d'ailleurs surveillait jalousement leurs armements, et, au lendemain de la mort d'Antiochos IV, un commissaire romain avait fait brûler sous ses yeux les navires de guerre des ports syriens, mutiler les éléphants des écuries royales. Aussi voit-on l'empire craquer de toutes parts. A l'Est, Antiochos III et Antiochos IV furent tués l'un et l'autre en allant réprimer des révoltes en Perse. En 141, les Parthes avaient pénétré jusqu'en Babylonie ; Démétrios II, qui s'était porté à leur rencontre, avait été vaincu et fait prisonnier (138) ; douze ans plus tard, son frère Antiochos VII avait voulu reprendre la lutte ; il fut battu et tué, et l'Euphrate marqua depuis lors la limite du royaume séleucide. A l'Ouest, dès le milieu du ne siècle, la révolte juive attestait la débilité du pouvoir central. Les Juifs avaient mené une existence paisible tant que la Cœlé-Syrie avait appartenu aux Ptolémée, qui, par politique ou par indifférence, leur avaient laissé l'autonomie de fait dont ils jouissaient sous les Achéménides. Mais les choses changèrent avec les Séleucides : ils avaient besoin d'argent, et leur politique d'assimilation ne pouvait s'accommoder de ce petit État vivant sous un régime singulier de rois-prêtres, et qui, entouré de cités helléniques fondées depuis Alexandre, restait hostile par tempérament à l'esprit grec, et par principe religieux au culte des rois. La révolte éclata sous Antiochos IV, qui avait été le premier, semble-t-il, à imposer aux Juifs un tribut régulier ; il entra deux fois de force à Jérusalem, et la seconde fois (167) le sanctuaire de Zeus fut violé, le culte de Zeus Olympien — ou peut-être celui d'Antiochos lui-même — instauré au lieu de celui de Jahveh. Une petite armée de rebelles se constitua sous la conduite de chefs énergiques appartenant à la famille des Macchabées ; pendant plus de trente ans, avec des alternatives diverses, elle tint en échec les troupes royales, et créa de sérieuses difficultés aux souverains en soutenant contre eux tous les usurpateurs, Alexandre Bala contre Démétrios Ier, Tryphon et Alexandre Zabinas contre Démétrios II. Finalement l'indépendance de la Judée, peut-être favorisée par Rome, fut en fait reconnue à la fin du règne de Démétrios II. L'histoire de la dynastie des Ptolémée au ne siècle est aussi lamentable que celle des Séleucides : révolutions de palais, querelles entre femmes, dont le rôle dans le gouvernement devient de plus en plus considérable, rivalités entre favoris, sans parler des soulèvements de la population d'Alexandrie. Après l'invasion d'Antiochos IV, un essai de partage du pouvoir entre les deux frères Ptolémée VI et Ptolémée VII n'aboutit qu'à un long conflit, attisé par les Romains (168-154) ; il fallut beaucoup de ténacité à Ptolémée VI pour conserver son autorité intégrale, et pour refuser même le gouvernement de Chypre à son frère, qui d'ailleurs, à la mort de son aillé, remonta sur le trône (145-116) ; on vit alors ressortir chez ce personnage toutes les tares de cette famille dégénérée. Et cependant cet empire si mal gouverné conservait une certaine stabilité. Elle était due d'abord à son unité géographique et ethnique, qui fait qu'il n'a jamais été question d'un partage de l'Égypte, ensuite à une forte organisation administrative qui résistait aux révolutions, enfin à l'adresse d'une diplomatie dont la force était faite, comme celle de la Turquie de nos jours, des divisions de ses adversaires, habilement exploitées. Elle avait autrefois opposé à la Macédoine les États grecs ; maintenant qu'il n'y avait plus de Macédoine, elle opposait Rome au Séleucide, favorisait chez lui toutes les usurpations et toutes les révoltes — celle des Juifs en particulier —, et à Rome elle saura si bien manœuvrer entre les partis qu'il faudra, après cent cinquante ans de décrépitude, le scandale d'Antoine et de Cléopâtre pour décider Auguste à réduire l'Égypte en province romaine. Bibliographie. — POLYBE, Histoires. — BOUCHÉ-LECLERCQ, ouvrages cités. — FOUCART, La formation de la Province romaine d'Asie.
Mémoires de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1903. |