Au moment où Alexandre passait l'Hellespont, on peut dire que, depuis deux siècles, l'hellénisme n'avait pas fait de progrès territoriaux. C'est là un fait que l'éclat de la civilisation du Ve et du IVe siècle ne doit pas faire oublier. Le grand mouvement colonisateur de la Grèce archaïque s'était arrêté à la fin du VIe siècle ; depuis, les territoires conquis à l'influence et à la langue grecques avaient été peu de chose. Athènes, les tyrans siciliens avaient fondé quelques colonies dans l'Adriatique ; Dionysios l'ancien avait peut-être essayé de policer les indigènes de la Sicile occidentale ; en Asie Mineure les circonstances — surtout après la chute de l'empire athénien — ne permettent à l'hellénisme que des progrès modestes et précaires ; le petit royaume grécisé de Mausole et d'Artémise n'est qu'une curieuse exception. Mais de 338 à 323 des armées gréco-macédoniennes traversent le Nord des Balkans, l'Égypte, et une moitié de l'Asie ; dans ces vastes territoires elles laissent, comme un sédiment, des colonies dont quelques-unes devaient prendre un prodigieux développement. Les successeurs d'Alexandre, à ce point de vue, suivirent sa politique ; et la plupart d'entre eux ont été de grands fondateurs de villes. En Égypte il est vrai, pays agricole, dont la population était depuis longtemps habituée à obéir, les Ptolémée s'appliquent surtout à développer Alexandrie, dont ils font leur capitale. En Europe, si Cassandreia et Démétrias, fondées par Cassandre et par Démétrios Poliorcète, l'une en Chalcidique, l'autre au pied du Pélion, c'est-à-dire en des régions essentiellement grecques, ne peuvent naturellement contribuer à l'extension de l'hellénisme, il n'en va pas de même de Thessalonique, créée par Cassandre au fond du golfe Thermaïque, ni de Philippopolis fondée par Philippe en pleine Thrace, ni de Lysimacheia en Chersonèse. Mais c'est surtout en Asie que se manifeste, à ce point de vue, l'activité des successeurs d'Alexandre ; en Asie Mineure, où Lysimaque rebâtit, dans une situation plus favorable, Éphèse ; où s'élèvent, sur la grande voie du Méandre, Laodicée et Apamée ; où Pergame, petite forteresse encore au temps de Xénophon, deviendra au IIIe siècle une magnifique capitale ; — en Syrie, terre de prédilection des Séleucides, avec Antioche et son port Séleucie, au débouché de la route qui joint à la mer le cours supérieur de l'Euphrate ; — en Mésopotamie, où une autre Séleucie supplantera Babylone ; jusqu'en Perse et même dans le Turkestan, où une autre Antioche prendra de l'importance dans l'oasis de Merv. — Il n'en va pas de même à l'Occident, où l'extension de Carthage, puis celle de Rome, arrêtent définitivement les progrès de l'hellénisme, et où les expéditions d'Agathocle en Afrique, de Pyrrhos dans l'Italie centrale, resteront sans lendemain. Il ne faudrait pourtant pas croire que ces immenses territoires d'Orient aient été intégralement gagnés à l'hellénisme, comme l'avaient été, au vite et au VIe siècle, la Grande-Grèce et la Sicile orientale. D'abord beaucoup de ces colonies avaient un caractère essentiellement militaire, et leur rôle civilisateur n'a pu être que médiocre. De plus, malgré les efforts d'Alexandre et de ses successeurs pour attacher au sol nouvellement conquis les vétérans de leurs armées, ils n'ont pu donner à la colonisation agricole, sauf peut-être en Égypte et en particulier dans le Fayoum, le développement qu'elle devait prendre plus tard dans certaines régions de l'empire romain. La colonisation grecque de la fin du IVe et du IIIe siècles a été essentiellement urbaine, et les plus florissantes de ces villes neuves ne mordaient que très peu sur la campagne environnante ; le parler araméen s'est maintenu jusqu'à la fin de l'empire romain dans la banlieue d'Antioche de Syrie, qui est cependant un des plus grands centres d'hellénisme du monde ancien ; et les efforts des Ptolémée n'ont pas empêché la langue égyptienne de résister, dans les campagnes, au grec, langue officielle. D'autre part, dans ces flots urbains, la population était très mélangée. Elle comprenait, et c'était bien naturel, une forte proportion d'indigènes ; les habitants de la ville égyptienne de Canope constituèrent le noyau d'Alexandrie. Pour les Grecs, ils étaient d'origine diverse ; certes il y avait parmi eux des gens de la Grèce propre ; des Athéniens s'établirent dans la capitale qu'Antigone fonda en Syrie et dont la population fut bientôt transférée à Antioche ; mais les Macédoniens formèrent, au début tout au moins, la majeure partie de la population grecque des nouvelles cités. Cette conquête de l'Orient qu'on présente quelquefois, bien à tort, comme un nouvel effort d'expansion d'une Grèce surpeuplée, est en réalité un fait essentiellement macédonien. Macédoniens étaient les hobereaux qui ont fondé les dynasties des Antigonides, des Séleucides, des Ptolémées ; Macédoniens, au début, leurs plus hauts fonctionnaires ; Macédoniens, ces paysans qui composaient le gros de l'armée d'Alexandre et qui peuplèrent ses colonies, celles aussi de Lysimaque et de Séleucos. Et il ne faut pas oublier qu'en Macédoine la civilisation grecque ne s'était répandue que depuis un siècle environ, et encore dans les hautes classes. Et à côté de ces Macédoniens, que de mercenaires venus des régions les plus déshéritées du Péloponnèse ou de la Crète, ou des contrées les plus barbares des Balkans, Illyrie, Épire, Thrace ! C'est là une différence essentielle avec l'expansion des vue et VIe siècles, où la majorité des colons, quelle que fût d'ailleurs leur situation sociale, venaient du cœur même de la civilisation grecque, de Chalcis, de Corinthe, de Milet. Aussi l'élément grec, dans ces nouveaux domaines, n'aura-t-il pas la force de résistance qu'il avait manifestée autrefois en Sicile ou dans l'Italie méridionale, d'autant qu'il se heurtera en Orient à de vieilles civilisations très tenaces. Il se laissera contaminer par le milieu local ; le résultat sera cette forme de civilisation complexe que les historiens modernes appellent hellénistique, et où se mêlent de façon si curieuse, parfois si féconde, les éléments grecs et indigènes. A cette transformation l'hellénisme gagnera en étendue certainement, en richesse parfois, ce qu'il perdra en intégrité. Cette civilisation de seconde qualité sera quand même celle qui s'imposera, non seulement à l'Égypte et à l'Asie antérieure, mais aussi, dans une certaine mesure et au bout d'un temps assez long, à la Grèce d'Europe. C'est qu'elle avait pour supports les puissants États où il faut désormais chercher le centre de gravité politique et économique du monde grec. Les empires qui se sont constitués sur les ruines de celui d'Alexandre dépassaient en effet de beaucoup, par leur population et leur superficie, tout ce que la Grèce avait connu jusqu'alors. La Macédoine, le plus condensé d'entre eux, avait, à l'époque d'Antigone Gonatas, de 70 à 80.000 km², c'est-à-dire quatre fois environ ce qu'avait été, à son apogée, la plus grande confédération continentale des Ve et IVe siècles, la ligue péloponnésienne.. L'Égypte dépassait 100.000 km² ; que dire de l'énorme et vague empire des Séleucides, dont la surface ne peut s'évaluer qu'en millions de km² ? Si peu dense que fût, dans certaines régions, la population de ces États, il est difficile d'attribuer moins de 30 millions d'habitants à l'empire des Séleucides, 10 à l'Égypte, 4 à la Macédoine. D'énormes villes s'y développaient avec rapidité : la population d'Antioche, de Séleucie, se mesurera par centaines de milliers d'habitants ; Alexandrie atteindra le demi-million dès la fin du IIIe siècle, chiffre que seule dépassera plus tard la Rome impériale. Les martres de ces nouveaux États disposent naturellement de ressources considérables ; sans qu'il soit possible d'arriver à des évaluations précises, on peut penser que les impôts rapportaient annuellement aux rois d'Égypte et de Syrie des dizaines, peut-être des centaines de millions de francs-or. Ces revenus, formidables à côté de ceux que percevait Athènes au temps de sa plus grande puissance, permettent d'équiper des armées qui dépassent tout ce que la Grèce a connu jusque-là. A Ipsos, Séleucos et Lysimaque avaient pu réunir environ 75.000 hommes, Antigone à peu près autant : ce sont les chiffres des premières batailles napoléoniennes. Plus sensibles encore que le progrès des effectifs étaient ceux du matériel. Depuis Philippe s'était généralisé pour les sièges l'emploi de machines énormes, plus compliquées d'ailleurs que vraiment scientifiques ; les Preneuses de villes (Hélépoles) de Démétrius Poliorcète sont restées célèbres, malgré leur médiocre rendement. Dans les batailles rangées paraissent les éléphants, parfois en nombre considérable : Antigone en avait 75 à Ipsos, Pyrrhus en fit passer 20 en Italie. Sur mer se manifeste également, à défaut d'une technique nouvelle, un progrès dans la dimension des navires : des tétrères, des pentères, dont le pont est souvent protégé par une sorte de cuirasse, remplacent la trière de l'époque athénienne ; nous nous représentons mal la disposition des rameurs sur ces gros bâtiments, mais nous savons que certains d'entre eux sont, pour l'époque, de véritables colosses, de plus de mille tonnes, avec des équipages de plusieurs centaines de matelots. Vis-à-vis de ces puissants empires la débilité des États grecs est de plus en plus sensible. Leur population, que les guerres constantes et les restrictions causées par la crainte de la famine avaient toujours maintenue à une médiocre densité, reste stationnaire ou. diminue ; au recensement institué en 313 par Démétrios de Phalère pendant tue période de paix et de prospérité relative, Athènes ne possédait plus que 21.000 hommes en état de porter les armes — moins qu'au début de la guerre du Péloponnèse, et la population totale de l'Attique ne devait pas dépasser 200.000 habitants. La régression de la population est encore plus sensible dans les régions agricoles ; Sparte n'est plus qu'une bourgade. Dans ces villes amoindries on voyait aussi diminuer le patriotisme. Plus d'armées de citoyens, plus de flottes équipées et entretenues par de riches particuliers, mais seulement des troupes de parade, des gendarmeries mercenaires, et de pauvres flottilles pour assurer la garde des frontières et la protection des côtes contre les pirates. Aussi l'indépendance politique des villes grecques n'est-elle plus qu'un nom. La liberté que, depuis Philippe jusqu'aux proconsuls romains, les maîtres successifs de la Grèce, en de retentissantes proclamations, promettent A ses villes, n'est plus qu'une autonomie limitée et précaire. Seule la république de Rhodes, comme Venise aux XVIe et XVIIe siècles, grâce à sa situation insulaire, à la prospérité de son commerce, et à la ténacité de ses marchands, conserve une indépendance que l'échec de Démétrios Poliorcète a consacrée, et qui a pour complément un rôle international auquel Rome seule saura mettre fin. Partout ailleurs la vie politique se restreint de plus en plus à la gestion des affaires municipales ; sa pauvreté nous est attestée par les décrets du IIIe et du IIe siècle, dont d'abondantes inscriptions nous font connaître la vide prolixité. Ainsi disparaît peu à peu ce qui avait été, pendant trois siècles, l'armature de la Grèce : la cité avec son territoire restreint, sa vie intense, sa forte organisation démocratique ; et désormais l'histoire de l'hellénisme est essentiellement celle de quatre ou cinq grands États. ***La plupart d'entre eux sont des royaumes. A vrai dire, le principe d'une république fédérative, qui avait trouvé en Béotie, et, au IVe siècle, en Arcadie, de si intéressantes applications, n'est pas oublié. En Étolie, et dans le Péloponnèse, se développeront, au cours du IIIe siècle (cf. ch. XXXIII), des ligues dont l'extension et le rôle finiront par être considérables. Mais la ligue étolienne ne sera jamais un élément civilisateur, et la ligue achéenne ne disposera jamais que de faibles ressources matérielles. Dans les autres grands États du monde grec la monarchie revêt des aspects divers. En Sicile, elle reste une tyrannie au sens ancien du mot, c'est-à-dire un gouvernement tout personnel, fondé sur le prestige d'un individu, et qui respecte tout au moins les formes de la démocratie. Seuls Agathocle, et Hiéron, le dernier des souverains de Syracuse, ont officiellement pris le titre de roi. En Macédoine, la royauté était héréditaire en principe ; mais elle était aussi fondée sur le consentement des hommes libres, nobles et paysans ; et de fait, si la dynastie des Antigonides, après avoir supplanté les descendants d'Alexandre, s'y est maintenue jusqu'à la conquête romaine, c'est, que les rares qualités de ces princes justifiait le loyalisme de leurs sujets. Il n'en va pas de même en Asie ou en Égypte. Rien, dans l'organisation politique ou les mœurs, n'y limite l'autorité du monarque. Il en avait toujours été ainsi en Égypte et en Mésopotamie ; et dès la fin du VIe siècle, l'empire achéménide, lui aussi, avait tendu de plus en plus vers ces formes despotiques où les institutions, les mœurs, le cérémonial, mettaient un intervalle infranchissable entre le souverain et ses sujets. Les nouveaux maîtres s'accommodèrent facilement de cet état de choses ; n'étaient-ils pas, d'ailleurs, d'une race supérieure, et la conquête ne leur conférait-elle pas un pouvoir absolu sur les nouveaux territoires et leurs habitants ? Bien entendu, les cités grecques bénéficient dans ces États d'un régime spécial. Comme dans la Grèce propre, elles conservent leurs magistrats, leurs tribunaux, leurs institutions démocratiques, mais dont le jeu, ici aussi, est limité aux questions municipales ; elles n'ont jamais à intervenir dans la direction générale des affaires du royaume auquel elles sont incorporées ; elles ne discutent pas l'impôt auquel elles sont soumises, et qui, sous sa forme collective et polie de contributions (συντάξεις), est aussi impératif que le tribut (φόρος) exigé individuellement des indigènes ; elles ont à supporter souvent la présence d'une garnison, parfois même d'un agent de l'autorité centrale. L'absolutisme monarchique trouve son symbole dans le culte des rois. Cette institution porte, par la complexité de ses origines, la marque de l'époque hellénistique ; on y trouve mélangées, dans des proportions qu'il n'est pas aisé de définir, la coutume grecque du culte des héros ; — la notion, familière aux populations de l'Égypte et de la Mésopotamie, du Roi-Dieu ; — et aussi le résultat de la volonté réfléchie d'Alexandre et de ses successeurs. S'il n'est pas assuré en effet que le point de départ de l'institution doive être cherché dans la visite que fit Alexandre, en 332, au sanctuaire d'Ammon-Râ, en Lybie, et où il se fit saluer par les prêtres du nom de fils de ce dieu que les Grecs identifièrent avec Zeus, du moins est-il certain que, plus tard, il accepta les honneurs divins que lui rendaient ses proches, et qu'il s'en fit décerner par les villes de Grèce. Après sa mort, Eumène, en évoquant dans les délibérations sa présence réelle, Ptolémée, en transportant à Alexandrie sa dépouille comme une relique, contribuèrent au maintien et à la diffusion de l'idée de la divinité d'Alexandre, qui devait aboutir à un culte formel. Héritiers de sa puissance, les Séleucides et les Ptolémées participèrent de son essence ; ils furent dieux à leur tour. Ce principe s'exprime d'abord sous une forme assez timide : le roi régnant institue des honneurs divins pour son père défunt. Mais dès le milieu du IIIe siècle, le roi vivant est adoré à son tour, identifié avec l'un des grands dieux du panthéon hellénique ; au ne siècle, dans la personne de Ptolémée V ou d'Antiochos IV, il sera proprement dieu incarné, visible (έπιφάνης). A vrai dire, cette institution ne se développe pas partout avec un égal succès. On n'est pas surpris qu'elle ne se soit pas implantée en Macédoine, où la population n'aurait accepté ni les conceptions religieuses qui en étaient le principe ni le despotisme dont elle était le complément ; en Grèce, le titre de Dieu sauveur que reçoivent, à Athènes Démétrios Poliorcète, à Rhodes Ptolémée Ier, ne sont que l'expression d'une reconnaissance provisoire. Il n'en va pas de même en Égypte, où le culte des rois a pour base la tradition nationale, et surtout dans l'empire des Séleucides, où cette institution donne une forme concrète à l'autorité royale, aussi bien auprès des populations indigènes que des cités grecques, et où, par l'organisation minutieuse du clergé et sa division en diocèses, elle devient, comme plus tard le culte des empereurs romains, un rouage de l'administration. Cette administration, elle aussi, est, dans ces grands empires, d'un aspect complexe. Le roi y est entouré d'un conseil (συνέδριον) d'amis (φίλοι), recrutés, comme au temps de Philippe et d'Alexandre, dans le corps aristocratique des Pages royaux (βασιλικοί παΐδες). Ces hauts dignitaires, presque toujours d'origine grecque après l'essai malheureux fait par Alexandre pour utiliser les indigènes, se partagent les divers ministères — direction générale (ό έπί τών πραγμάτων), guerre, marine, finances, chancellerie. Cet organisme central, d'allure à la fois macédonienne et grecque, se superpose à une administration provinciale qui, si le haut personnel y est presque toujours grec, respecte en général les cadres des anciennes monarchies. En Asie, les circonscriptions des stratèges recouvrent à peu près les satrapies des Achéménides ; en Égypte, les Ptolémées conservent les divisions territoriales (nomes) des Pharaons, ainsi que la savante bureaucratie qui s'y était constituée au cours des siècles, et qui était adaptée au tempérament d'un peuple minutieux et processif. — Bien entendu, dans cette administration, les agents ne sont pas désignés par le choix des populations intéressées, mais nommés par le pouvoir central ; ainsi le monde hellénique agrandi apprend à connaître le régime des fonctionnaires, qui d'ailleurs, dans les cités grecques, se superpose à celui des magistrats — par une évolution comparable à celle qui, trois siècles plus tard, devait se produire dans le monde romain réorganisé par Auguste. ***L'hégémonie macédonienne, et la conquête de l'Égypte et de l'Asie, devaient avoir de graves conséquences économiques. Dans la Grèce d'Europe, où la diminution de la population se fait surtout sentir dans les campagnes, on voit se reconstituer la grande propriété que les institutions démocratiques avaient autrefois contribué à morceler. Cette évolution est sensible, non seulement à Sparte ou en Thessalie, où elle ne fait qu'accentuer un état de choses déjà ancien, niais dans tout le Péloponnèse, en Béotie, en Eubée, peut-être même en Attique. Ce régime amène avec lui les maux qui l'ont toujours accompagné dans l'antiquité, où l'état rudimentaire des instruments aratoires n'a jamais permis l'exploitation intensive d'un grand domaine. Le ravitaillement se fait de plus en plus difficile, et, par une contradiction qui n'est qu'apparente, la situation des fermiers et des propriétaires devient de plus en plus misérable. Un prolétariat agricole se reconstitue ; la Grèce finissante, comme celle du temps de Solon, sera troublée par ses revendications, et agitera la question de l'abolition des dettes et du partage des terres. En Sicile, la politique avisée de Hiéron enraye ce mouvement ; la partie occidentale de l'ile continue, au IIIe siècle, à envoyer du blé dans toute la Méditerranée, et c'est seulement après la conquête romaine qu'éclatent les troubles agraires. En Égypte et en Asie, la conquête crée des conditions de travail inconnues jusqu'alors à la civilisation grecque. Elle confère aux souverains un droit éminent sur la terre acquise par la lance (δορίκτητος) ; ils s'y taillent de vastes domaines. Ce régime avait existé de tout temps en Égypte ; on le voit appliqué à partir du IIIe siècle par les Séleucides aussi bien que par les Ptolémées. Mais le grand nombre des esclaves, la surveillance souvent attentive de l'autorité royale, l'institution du colonat à temps en Égypte, en .Asie le maintien du servage dans les domaines royaux, y permet, malgré la triste situation où se trouve parfois le travailleur, une culture assez active ; et d'autre part, en multipliant les concessions aux vétérans macédoniens, aux fonctionnaires, aux émigrés venus de Grèce, les souverains maintiennent dans leurs royaumes une classe assez nombreuse de petits et moyens propriétaires. Comme l'agriculture, l'industrie subit le contre-coup des nouvelles conditions politiques et sociales. Ce n'est pas que les progrès techniques y soient importants ; les applications pratiques de la science restent encore des objets de curiosité, sauf en Égypte, la terre classique de l'irrigation, où se généralise l'emploi de la vis d'Archimède. D'autre part, dans la Grèce d'Europe, la population libre décroît sans que le nombre des esclaves augmente ; aussi, dans les plus grandes villes, sauf peut-être Corinthe, l'industrie reste stagnante ; les grandes fabriques qu'on avait vu se créer au début du IVe siècle ne se développent pas. Il n'en va pas de même dans les nouveaux pays conquis à l'hellénisme, où la densité de la population permet le recrutement d'une abondante main-d'œuvre, libre et servile. Là se développent, à côté de la petite industrie toujours vivace en Orient, de grands ateliers, aussi bien à Alexandrie ou dans les grandes villes d'Asie Mineure, de Syrie, de Mésopotamie, que dans les domaines royaux, où les serfs constituent un personnel tout prêt. On y fait moins d'articles de luxe que d'objets en série ; ce changement nous est surtout attesté par la céramique, où l'emploi du surmoulage, pratiqué avec discrétion dès la fin du Ve siècle par les potiers d'Athènes, permet maintenant de fabriquer en quantités industrielles des vases coquets, ornés de motifs empruntés aux objets en métal, et d'un prix abordable — mais qui tuent le vase peint, où se manifestait le talent personnel de l'artisan. Cette décadence artistique, dans ce domaine et dans d'autres, est la rançon d'une production dont l'abondance dépasse tout ce qui s'était vu jusque-là dans le monde grec. A cette industrie féconde répond un commerce actif. L'aire en est singulièrement accrue par les conquêtes d'Alexandre. La chute de l'empire perse permet au monde hellénique de communiquer directement avec la haute vallée du Nil, l'Arabie, l'Inde, et, à travers cette Bactriane dont on comprend l'importance aux yeux d'Alexandre, avec l'Asie centrale et la Chine. Les marchands grecs y échangent contre la soie et les épices les produits des manufactures d'Égypte et de Syrie ; les dynastes grecs y feront venir des artisans de leur pays, et les tailleurs de pierre de la région du Gandhara s'inspireront bientôt des procédés de la statuaire hellénique. A l'Ouest, si l'empire étrusque, client fidèle de l'industrie grecque, est anéanti par Rome au début du IIIe siècle, sa disparition est compensée par le développement de Carthage, les progrès politiques et économiques des populations de l'Italie centrale, où se créent pour l'industrie grecque de nouveaux débouchés. Dans ce domaine accru, les moyens de communication devaient s'améliorer. La navigation s'enhardit. Les procédés de construction de la marine de guerre influent sur les flottes commerçantes, où l'on voit maintenant employer de très gros bateaux, comme cette Syracuse, construite par Hiéron pour le transit Sicile-Alexandrie, et qui devait jauger près de 5.000 tonnes. Ces grands navires ne font plus de cabotage, mais des traversées directes à travers la Méditerranée, par tout temps, même parfois en hiver, et à toute heure ; la tour construite au début du IIIe siècle dans l'île de Pharos, à l'entrée du port d'Alexandrie, pour servir d'amer pendant le jour, de signal lumineux pendant la nuit, sera imitée en plusieurs points de la Méditerranée. Les voies de terre s'améliorent. Si la Grèce reste, autant qu'on peut savoir, le pays des mauvais chemins, les Séleucides héritent du réseau routier des rois de Perse, et le perfectionnent. Le long des grandes voies de terre et de mer prospèrent les cités commerçantes de la période hellénistique ; à l'Ouest, Tarente et Syracuse, qui resteront jusqu'à la conquête romaine les grands marchés de la Sicile et de l'Italie méridionale ; sur la route entre la mer Ionienne et l'Asie, Corinthe, qui fait de nouveau concurrence à Athènes ; Délos, qui à partir du milieu du IIIe siècle devient un entrepôt de céréales et une grande place de commerce ; Rhodes ; à la porte de la Mer Noire, Byzance ; en Asie Éphèse, tête de ligne de la plus grande route d'Asie Mineure, Antioche, Séleucie sur le Tigre ; en Égypte enfin Alexandrie, où se concentrent les produits de la Mer Égée, de l'Égypte, et de l'Arabie. Marchands, entrepositaires, armateurs de toute provenance se réunissent dans ces villes et y constituent de puissantes corporations, images de ces temps nouveaux où, par l'effet du cosmopolitisme et de la division du travail, c'est par leur activité professionnelle autant que par leur patrie que se classent les gens. Une forte circulation monétaire est le complément nécessaire de cette activité économique. Elle est singulièrement facilitée par l'énorme quantité de métal précieux qui, à la fin du IVe siècle, avait été jetée sur le marché hellénique. On évalue à plus d'un milliard de francs-or les trésors entassés dans les palais de Suse, de Persépolis, d'Ecbatane, et qui furent libérés par la conquête d'Alexandre. Mais cet afflux de numéraire suffit à peine aux nouveaux besoins du monde hellénique. Il ne pénètre même pas partout. Bien des régions conservent encore le système archaïque des échanges en nature : en Épire, dans les campagnes d'Asie, et, chose curieuse, dans cette Égypte où voisinaient, autrefois comme aujourd'hui, des formes économiques très désuètes et d'autres très avancées, c'est en nature que se font les transactions rurales, que les paysans payent l'impôt, que l'État rétribue les petits fonctionnaires. On constate d'autre part — et c'est là un des faits les pins singuliers de cette époque — que dans tout le monde grec, les prix, après avoir subi une hausse violente, et bien explicable par la dépréciation de l'or, dans les années qui suivent immédiatement la conquête d'Alexandre, baissent au cours du IIIe pour redevenir à peu de choses près ce qu'ils avaient été cent ans auparavant ; ainsi se rétablit l'équilibre entre le numéraire accru et la production intensifiée. Cette monnaie abondante porte d'autre part la marque de la nouvelle organisation politique. Les petits ateliers locaux disparaissent ; même celui d'Athènes, qui pendant cent cinquante ans avait fait la loi à la Grèce, n'a plus qu'une activité réduite, et ce sont surtout ceux des grands États qui frappent monnaie. Le régime monétaire se simplifie par là même, sans que cependant le monde grec ait jamais pu, dans ce domaine non plus, arriver à l'unité ; la vieille rivalité continue entre la drachme attique, qui sert de base au système adopté par la Macédoine et les rois d'Asie, et la drachme éginétique, qui, par l'intermédiaire de Rhodes, passe à l'Égypte, laquelle l'impose, légèrement modifiée, aux Cyclades, et la fait adopter par Syracuse. L'organisation du crédit répond à la circulation plus intense des capitaux. On sait que, dès la fin du Ve siècle, les comptoirs des changeurs étaient devenus de véritables banques. Ces établissements avaient acquis, au cours du IVe siècle, une grande prospérité ; à Athènes, la maison de Pasion possédait, dès 371, un capital de 50 talents (300.000 francs-or). La civilisation hellénistique hérita de cet organisme, et le perfectionna. A côté des banques privées on voit se développer celles qui sont agréées par les sanctuaires et les villes, et se multiplier, surtout en Égypte, de vraies banques d'État. Ces établissements payent leurs clients sur la présentation de véritables chèques, et le taux normal de l'intérêt y descend parfois au-dessous de 10 % — chiffre extrêmement bas pour le monde ancien, que la conquête romaine fera remonter, et qui est l'indice d'un développement économique très avancé. Dans le monde grec après Alexandre, comme dans l'Italie du XVIe siècle et dans l'Angleterre de la fin du XVIIIe, on peut dire que l'organisation commerciale et financière s'est perfectionnée plus rapidement que la technique industrielle. Ainsi, grâce à la conquête de la Grèce et de l'empire perse par les rois de Macédoine, le centre politique et économique du monde grec s'était déplacé vers l'Orient ; Alexandrie et Antioche sont maintenant ses véritables capitales. Et, si la Grèce d'Europe n'a plus qu'une existence ralentie, les marchandises et les capitaux circulent avec une intensité inconnue jusqu'alors dans les pays nouvellement conquis à l'hellénisme. D'autres conséquences de la fusion des deux mondes ne devaient pas être moins considérables. Bibliographie. — KAERST, ouvrage cité. — GLOTZ. Le travail en Grèce. |