HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XXX. — LA SICILE ENTRE ROME ET CARTHAGE.

 

 

Les deux parties du monde grec que sépare la Mer Ionienne étaient restées, jusqu'à la fin du Ve siècle, en étroite communion politique et intellectuelle. Il s'en était fallu de peu que Gélon de Syracuse ne prît, au moment des guerres médiques, le commandement suprême des armées grecques ; pendant la guerre du Péloponnèse, des fantassins d'Ionie avaient combattu sous les murs de Syracuse, des trières syracusaines dans l'Hellespont. Au IVe siècle les rapports deviennent moins étroits. La Grèce d'Europe se tourne de plus en plus vers cet Orient où un empire en décomposition attire ses soldats ; et le bouleversement fécond que détermine en Asie la conquête d'Alexandre accentue encore ce mouvement. A l'Ouest, Carthage d'une part, les peuples de l'Italie centrale de l'autre, en menaçant la sécurité des cités de Sicile et de Grande Grèce, sollicitent de plus en plus leur attention. Cependant les villes de l'Ouest n'oublient pas leurs origines ; précisément le danger extérieur, et aussi les troubles intérieurs, les inciteront plusieurs fois à demander du secours à la mère-patrie, d'abord aux vieilles métropoles, puis aux peuples jeunes de la Grèce septentrionale.

C'est à Corinthe que, dès 345, s'adresse Syracuse. Le retour de Dionysios n'y avait pas ramené la paix. Tout un parti hostile au tyran avait quitté la ville, s'était réfugié à Léontinoi, auprès d'Hikétas, un ancien ami de Dion, et comptait rentrer de force à Syracuse ; Carthage attendait le moment où ces discussions allaient lui livrer, avec la ville convoitée depuis cent cinquante ans, la possession de toute la Sicile. C'est alors que les ennemis de Dion s'adressèrent à Corinthe, métropole de  Syracuse, qui envoya une petite escadre commandée par Timoléon ; c'était un des plus notables citoyens de Corinthe, et il avait montré son respect pour la constitution de son pays en renversant, vers, 365, son propre frère qui essayait d'y établir la tyrannie. Il trouva en Sicile la situation modifiée ; Hikétas avait battu Dion, le tenait enfermé dans Syracuse, et avait fait la paix avec les Carthaginois. Timoléon le battit, le força à conclure une entente et à lui abandonner le commandement de ses troupes. Accueilli en libérateur par les villes de la Sicile orientale, renforcé par un nouveau contingent corinthien, Timoléon put s'emparer de Syracuse, et de la personne de Dionysios — qui devait finir ses jours ce simple particulier, à Corinthe — et infligea aux Carthaginois, sur les bords du Crimises, dans la Sicile orientale, une défaite décisive (341). Une nouvelle trahison d'Hikétas fut arrêtée par la révolte de ses soldats ; il fut livré à Timoléon, qui le fit exécuter. On pouvait se croire revenu aux plus beaux temps de Dionysios l'ancien ou même de Hiéron ; les Carthaginois étaient refoulés dans l'angle occidental de l'île ; la confédération des cités grecques était reconstituée, et — ce que n'avaient fait ni Dionysios ni Hiéron — Syracuse était dotée d'une constitution, de juste milieu que Timoléon put voir fonctionner d'une manière normale car, après la victoire, il abandonna ses fonctions dictatoriales, et termina sa vie en simple particulier dans la ville qu'il avait sauvée.

Mais, l'équilibre que Timoléon espérait établir en opposant à l'Assemblée du peuple un conseil de 600 citoyens pourvus d'un certain cens, ne devait pas lui survivre. Pendant dix ans environ, démocrates et aristocrates se disputèrent le gouvernement de la ville, jusqu'au jour où un militaire de Rhêgion, Agathocle, qui depuis 343 servait dans les armées syracusaines, constitua une petite armée que le parti populaire put opposer aux oligarques ; le péril carthaginois, qui renaissait à chaque période troublée, et les mérites d'Agathocle, décidèrent l'Assemblée à lui conférer des pouvoirs dictatoriaux (349/8) ; après deux jours de combats de rue, il lut maître de Syracuse. Mais les oligarques, réfugiés dans les grandes villes de la Sicile orientale, continuaient leur opposition : ils demandèrent du secours à Sparte, qui envoya son roi, Acrotatas, avec une petite escadre ; à Tarente, qui envoya vingt vaisseaux. Spartiates et Tarentins se firent battre ; en 313 la domination d'Agathocle, était reconnue dans tout l'Est de sauf à Messine et à Agrigente ; Carthage, inquiète de l'activité du nouveau maître de S3rractise, renonça à la politique de non-intervention qu'elle suivait depuis la bataille du Crimisos. En 311, une forte-expédition débarqua au promontoire d'Ecnomos ; son chef Hamilcar, renforcé de contingents fournis par Agrigente et par le parti oligarchique, et qui portèrent ses effectifs à 45.000 hommes environ, battit Agathocle qui se vit réduit à la possession de Syracuse.

C'est alors qu'il forma l'audacieux projet — que Scipion devait reprendre cent ans plus tard — de rappeler les Carthaginois, chez eux en portant la guerre en Afrique. Trompant le blocus que la flotte d'Hamilcar avait établi autour de Syracuse, il passa en Lybie avec une armée de 14.000 hommes, s'empara de Tunis et viii mettre le siège devant Carthage.. Revenu de Syracuse avec une forte partie de son armée, Hamilcar se fit battre près de Tunis. En 309, le tyran de Cyrène, Ophélas, amena à Agathocle un renfort de 10.000 hommes ; Agathocle le fit assassiner, et garda ses troupes ; avec son armée ainsi augmentée, il put se rendre maître de presque toute la Lybie carthaginoise (309). Mais pour réduire Carthage, il lui fallait la maîtrise de la mer, et par conséquent une flotte. Pendant qu'on la construisait, il confia le commandement de l'armée d'Afrique à son fils Archagathos, et rentra en Sicile, où la situation s'était modifiée à son. avantage. Ce qui restait sous les murs de Syracuse de l'armée carthaginoi.se avait été battu, et les troupes du parti oligarchique, qui avait toujours. Agrigente comme base d'opérations, menaient la guerre pour beur propre compte. Une série de succès assura à. Agathocle la possession de presque toute la Sicile occidentale, et amena la dissolution de la coalition dont Agrigente était le centre. Mais de mauvaises nouvelles le rappelèrent en Afrique, où il trouva une armée amoindrie par la désertion, et affaiblie par une série d'échecs, au point qu'il ne s'y sentit pas en sûreté, et rentra précipitamment à Syracuse, en abandonnant ses troupes qui firent leur soumission aux Carthaginois (307). Matériellement l'expédition se terminait par un échec complet ; mais l'effet moral avait été considérable : pendant trois ans Carthage avait vu, chose inouïe, une armée grecque campée sous ses murs. Elle accepta donc sans hésiter la paix que lui offrait Agathocle en lui restituant la Sicile occidentale. Agathocle avait désormais les mains libres contre les troupes du parti oligarchique, qui durent faire leur soumission. Sauf Agrigente, qui persista dans son opposition, l'Est de l'île appartenait de nouveau au maître de Syracuse, qui, .à l'exemple des grands capitaines d'Orient, prit dès la fin de 306 le titre de roi.

L'activité du nouveau souverain allait pouvoir s'exercer en dehors de la Sicile. En Italie, les cités helléniques se sentaient depuis longtemps menacées par les populations italiotes, douées à ce moment d'une grande force d'expansion, et qui, à défaut d'une civilisation raffinée, possédaient de fortes qualités militaires. Dès 342 Tarente, pressée par les Lucaniens et les Messapiens, avait imité l'exemple de Syracuse, et avait demandé du secours à Sparte, sa métropole, qui envoya son roi Archidamos à la tête d'une armée de mercenaires. Il fut battu et tué en 338. Tarente alors songea à ces peuples du Nord de la Grèce dont les récents événements attestaient la vitalité. La Macédoine s'engageait à ce moment dans la grande lutte contre la Perse. Mais Alexandre, roi d'Épire, l'oncle du grand Alexandre, ne demandait pas mieux que d'imiter en Occident les hauts faits de son neveu. Débarqué en Grande-Grèce en 334/3, ses premières campagnes lui soumirent tout le Sud de l'Italie, jusqu'à la Campanie. Mais les Tarentins s'aperçurent bientôt que par crainte d'un ennemi ils s'étaient donné un maître ; Tarente, puis d'autres cités, se détachèrent d'Alexandre ; qui finit par se faire battre et tuer par les Lucaniens (331). Son intervention avait quand même dégagé Tarente et l'avait débarrassée de la menace lucanienne. Mais, vingt-cinq ans après la mort du roi d'Épire, ils se virent menacés d'un ennemi autrement redoutable. Rome avait peu à peu établi son autorité sur toute l'Italie méridionale. Dès 327, Naples était entrée dans son alliance — la première cité grecque qui reconnût l'hégémonie romaine. Et la seconde guerre samnite, terminée en 305, étendit sa zone d'influence presqu'aux portes de Tarente, que les Lucaniens, à l'instigation de Rome, menacèrent de nouveau. Tarente, pour la seconde fois, fit appel à Sparte, qui envoya le roi Cléonyme, frère d'Acrotatos ; il imposa la paix aux Lucaniens, mais se brouilla bien vite avec les Tarentins, qui, de nouveau isolés, s'adressèrent cette fois à Agathocle. Le roi de Syracuse passa en Italie, battit les Italiotes dans une série de campagnes, et leur imposa une alliance qui enlevait momentanément le Sud de l'Italie à l'influence romaine.

En même temps Agathocle était amené à se mêler des affaires d'Orient. Cléonyme était, lui aussi, un de ces rois-aventuriers si nombreux dans le monde hellénique depuis la mort d'Alexandre, et son expédition italienne semble n'avoir été pour lui qu'un prétexte à conquêtes. Il s'était emparé de Corcyre, d'où il pouvait surveiller les événements des deux côtés de l'Adriatique, et d'où il fit plusieurs fois, avec sa flottille, la course sur les côtes italiennes. Cassandre, qui ne pouvait supporter de voir un roi de Sparte installé si près des côtes de cette Illyrie, que tous les successeurs de Philippe ont toujours considérée comme une dépendance de la Macédoine, l'en délogea. C'est alors qu'intervint Agathocle, qui expulsa de l'île la garnison macédonienne (298), et confia la royauté de l'île A sa fille Lanassa, épouse successivement de Pyrrhos, puis de Démétrios Poliorcète. Ainsi les événements d'Orient et ceux d'Occident paraissaient devoir se combiner par un de ces mariages diplomatiques, dont l'objet était évidemment d'assurer à Agathocle l'alliance d'une des grandes puissances de Grèce ; ne lui fallait-il pas en effet un appui en Orient, au moment où il songeait à reprendre les grands projets de Dionysios l'ancien et à expulser les Carthaginois de toute la Sicile ? Déjà une flotte de 200 vaisseaux était prête quand le vieux roi mourut (289). L'an des plus hardis de cette génération de grands capitaines, il avait à peu près reconstitué l'empire de Gélon et de Dionysios, enrayé la menace de Carthage, et celle de Rome.

 

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Mais lui aussi avait construit sur le sable. Au lendemain de sa mort, son empire se désagrégea ; les villes de Sicile se dissocièrent et tombèrent aux mains de tyrans locaux, Hikétas à Syracuse, Phintias à Agrigente ; les mercenaires italiotes de son armée s'emparèrent de Messine. Cette fois l'occasion parut bonne aux Carthaginois pour en finir ; en 278, Syracuse, qu'ils assiégeaient par terre et par mer, paraissait perdue. En Italie, les Lucaniens menaçaient de nouveau les villes de Grande-Grèce ; plusieurs d'entre elles se jetèrent dans les bras de Rome, le seul pouvoir de la presqu'île en état de les protéger contre les Italiotes. Du coup, des garnisons romaines furent de nouveau établies dans l'Italie méridionale ; en 282, une flottille romaine osa se montrer dans le golfe de Tarente. La grande ville réagit avec violence ; ses vaisseaux coulèrent quatre croiseurs romains, tandis que son infanterie expulsait la garnison romaine de Thurium. C'était la guerre à bref délai, avec une puissance encore médiocre sur mer, mais pourvue d'une infanterie nombreuse, et qui avait déjà donné des preuves de sa discipline et de son esprit d'organisation. De nouveau il fallut chercher du secours en Grèce, et, cette fois encore, la seule puissance disponible était l'Épire. Pyrrhos profita avec empressement de l'occasion qui s'offrait de se mêler enfin pour tout de bon des affaires d'Italie. En 281, un corps de 3.000 Épirotes dégageait Tarente d'une armée romaine qui en pillait les environs ; en 280, Pyrrhus lui-même, à la tête de 20.000 Épirotes et Grecs, débarquait en Italie, et, près d'Héraclée, une armée hellénique et une armée romaine se rencontrèrent pour la première fois. La légion romaine était un instrument plus souple que la massive phalange ; mais la tactique de Pyrrhos, et ses éléphants, lui valurent une victoire, d'ailleurs coûteuse. Ce succès donnait à Pyrrhos l'Italie méridionale ; mais Rouie n'était pas pour autant abattue : un raid de Pyrrhos dans le Latium resta sans résultats ; la victoire d'Asculum, aussi chèrement payée que celle d'Héraclée, n'amena aucune décision. Pendant ce temps, les Tarentins se lassaient des obligations militaires que leur imposait le roi, auquel pleins pouvoirs avaient été accordés pour la durée de la campagne ; Pyrrhos, cependant, recevait des nouvelles inquiétantes de Grèce où l'invasion galate pouvait, du jour au lendemain, menacer l'Épire. Entre Pyrrhos et le Sénat romain s'ouvrirent des négociations qui étaient sur le point d'aboutir quand une ambassade carthaginoise arriva à Rouie. La présence de Pyrrhos en Grande-Grèce était une menace pour toutes les puissances de la Méditerranée occidentale ; Carthage, qui craignait pour ses possessions de Sicile, offrait aux Romains son alliance et, ce qui leur manquait, sa flotte. Les négociations avec Pyrrhos furent aussitôt rompues ; le roi décida de se retourner contre son nouvel ennemi, et à aller l'attaquer en Sicile, où Syracuse, assiégée depuis de longs mois, l'appelait à son secours. Laissant en Italie son fils Alexandre avec un corps d'occupation, il débarqua à Tauromenion, et dégagea Syracuse. En quatre ans, la Sicile, unie sous son autorité, et dont les cités l'avaient proclamé roi, était presque entièrement libérée des garnisons carthaginoises, sauf l'imprenable Lilybée. Mais les Hellènes de Ille, comme ceux de Grande-Grèce et pour les mêmes raisons, se lassèrent de leur nouveau maître, de ses exigences en hommes et en argent ; et dès que Pyrrhos, rappelé en Italie à la nouvelle que ses alliés samnites et lucaniens avaient été battus par les Romains, eut quitté l'île, Syracuse fit la paix avec les Carthaginois, qui lui abandonnèrent la Sicile orientale. Pyrrhos était de nouveau seul en Italie contre les Romains ; il savait l'Épire menacée par les Galates, les Carthaginois étaient maîtres de la mer, son armée s'usait ; une série d'opérations autour de Bénévent, où était campée l'armée romaine, aboutit à un échec. L'expédition si brillamment commencée devenait une mauvaise aventure. Décidément, il valait mieux revenir chercher fortune en Grèce, où le trône de Macédoine, justement, était resté vacant pendant quatre ans ; en 275, Pyrrhos repassa l'Adriatique.

Sauf la crainte que pendant longtemps le Sénat romain conservera à l'égard des monarchies d'Orient, il ne devait rien rester de cette équipée. La garnison que Pyrrhos avait laissée à Tarente, pour réserver l'avenir, fut rappelée en 272 par son successeur Alexandre ; Tarente dut faire sa paix avec Rome, passer au rang de ville fédérée, et recevoir une garnison romaine. En 266, la soumission des Messapiens assurait l'autorité de Rome sur toute la Grande-Grèce. Entre le grand État italien et Carthage la situation de Syracuse devenait précaire, d'autant que les mercenaires campaniens, qui se donnaient le nom de Mamertins (enfants de Mars), tenaient toujours Messine et le territoire avoisinant. Une fois de plus éclata un coup de force militaire. L'armée syracusaine proclama comme généralissime Hiéron, un officier qui s'était distingué sous Pyrrhos et qui, après avoir battu les Mamertins à Mylae et les avoir réduits à la possession de la seule Messine, fit ratifier cette élection par le peuple de Syracuse. Les Mamertins s'adressèrent à Carthage, qui établit une garnison à Messine. Mais les Romains, qui venaient, non sans peine, de s'assurer la possession de Rhêgion, ne pouvaient tolérer qu'une si grande puissance occupât l'autre côté du détroit. La garnison carthaginoise de Messine fut expulsée, une armée romaine passa en Sicile, événement dont Hiéron semble avoir compris toute la gravité. II s'allia avec les Carthaginois, et ses troupes vinrent renforcer l'armée punique qui assiégeait Messine. Mais dans l'été de 263 le consul Appius Claudius débloquait la ville, la forçait à entrer dans l'alliance romaine, et séparait de l'armée carthaginoise les troupes de Hiéron, qui se résolut à traiter ; la paix qu'il signa avec Rome réduisait son empire à Syracuse, Léontinoi et Tauromenion (263). Désormais les Romains auront la maltrise du détroit, et une base dans qui devait pendant vingt-cinq ans servir de champ de bataille aux Romains et aux Carthaginois. On sait comment cette première guerre punique, où Hiéron se garda de prendre part, se termina, après que le Sénat se fut décidé à chercher la victoire sur mer, par un traité qui abandonnait à Rome la Sicile tout entière (241). Le rêve de Gélon et de Hiéron, de Dionysios, de Timoléon, d'Agathocle, de Pyrrhos, était réalisé : la Sicile était débarrassée des barbares d'Afrique, mais au profit de Rome, dont elle devenait la première province transmarine ; le petit État syracusain, géré avec prudence et fidélité par Hiéron sous le protectorat romain, devait subsister jusqu'au début de la deuxième guerre punique, où, trois ans après la mort du roi, les Romains entrèrent dans la ville (212). Mais, dès 263, c'en était fait de l'autonomie de l'hellénisme d'Occident. Désormais le sort des cités grecques de Grande-Grèce et de Sicile est étroitement lié à celui de la grande république militaire qui, par la possession de l'Italie, de la Sicile, bientôt de la Sardaigne et de la Corse, va devenir la première puissance de la Méditerranée occidentale.