HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XXVII. — ALEXANDRE. LA CONQUÊTE DE L'ASIE.

 

 

Ce n'était un secret pour personne que Philippe, maintenant que la Grèce était soumise, préparait une grande expédition contre la Perse. Dès l'automne de 338, parmi les principes qu'il avait fait accepter à la diète de Corinthe, figurait l'interdiction, pour un citoyen d'une ville de la ligue, d'accepter du service auprès d'une puissance étrangère — disposition évidemment dirigée contre la Perse, où des mercenaires venus de tous les points de la Grèce constituaient, depuis cinquante ans, le meilleur de l'infanterie royale. Et dès le printemps de 337 Philippe avait envoyé du côté de l'Hellespont, sous la conduite de Parménion, son meilleur général, un corps de 10.000 hommes. Les événements qui vont suivre nous sont tellement familiers que l'on finit par les considérer comme inévitables, et par ne plus se demander quels motifs pouvait avoir Philippe, la Grèce à peine pacifiée, pour attaquer l'empire qui restait encore, au point de vue des ressources financières et maritimes, la plus grande puissance du monde méditerranéen. On parle souvent d'une satisfaction à donner au sentiment national des Grecs en s'attaquant à l'ennemi héréditaire. Il ne faut pas exagérer l'importance de ce sentiment : sans doute il avait trouvé son expression dans certains traités de propagande d'Isocrate, et il pouvait être partagé par une minorité d'intellectuels. Mais l'idée d'une croisade contre la Perse n'était plus populaire dans le monde hellénique ; on devait le voir au peu d'empressement des villes de Grèce à participer à l'expédition d'Alexandre, et, fait plus caractéristique encore, à la résistance qu'opposèrent certaines cités de l'Asie irrédimée à celui qu'elles auraient dû considérer comme un libérateur. En fait, la Perse était pour Philippe un voisin incommode et dangereux. La défaite de Cotys, celle d'Athènes qui avait eu pour conséquence la soumission de Byzance, assuraient à Philippe la rive européenne du Bosphore et de l'Hellespont ; mais, tant que l'autre côté obéirait à un satrape du Roi, la possession des Détroits, qui devait donner à la Macédoine, après Athènes, la maîtrise de la Mer Égée, restait illusoire. D'autre part, la Perse jouait depuis quatre-vingts ans, grâce à son or et au prestige de sa marine, un rôle souvent occulte, toujours considérable, dans les affaires de Grèce. Philippe ne pouvait oublier, ni l'armée de secours envoyée par le satrape de Phrygie, pour débloquer Périnthe, qu'il assiégeait en 340, ni les démarches des Athéniens auprès du Roi. Il était évident que l'hégémonie de la Macédoine ne serait solidement établie que le jour où la Perse n'aurait plus accès dans le monde hellénique ; c'est pour couper ce pont qu'est la presqu'île anatolienne entre l'Asie centrale et la Grèce, que Philippe voulait entreprendre son expédition d'Asie Mineure. On ne peut, dans l'état actuel de nos connaissances, savoir jusqu'où il pensait pousser cette entreprise et s'il prévoyait les extraordinaires développements que son fils allait lui donner.

En tous cas il n'en devait même pas voir les débuts. A peine la Grèce avait-elle accepté son hégémonie qu'il devait lui montrer les vices du gouvernement personnel. De graves dissentiments régnaient dans la famille royale, et la première cause en était l'inconduite de Philippe. Sa femme, l'ambitieuse et violente Olympias, qui supportait mal les concubines royales, supporta plus mal encore de le voir, en 337, se préparer à. faire de sa maîtresse Cléopâtre une épouse légitime ; pendant les fêtes du mariage, Philippe fut assassiné par un jeune noble, Pausanias. Il n'est pas impossible qu'Olympias, qui voyait compromise la succession de son fils Alexandre, qu'Alexandre lui-même, aient été complices de ce meurtre qui semblait devoir remettre tout en question. En Macédoine, il est vrai, Alexandre, par une série d'exécutions, réprima toute velléité de révolte. Mais en Grèce la Thessalie, la Béotie, le Péloponnèse, commencèrent à s'agiter. Le centre du mouvement était naturellement Athènes. Les événements de 338 n'y avaient guère ébranlé le prestige du parti patriote, et à la défaite avait succédé, une fois encore, un effort de restauration que dirigeaient Démosthène et ses amis : les Longs-Murs furent réparés, et aménagés de manière à pouvoir résister au matériel moderne de siège ; les finances épuisées furent réorganisées par Lycurgue, un administrateur strict et prudent ; les travaux d'un grand arsenal au Pirée furent poussés. Toute cette activité avait pour principe, on n'en peut douter, l'idée d'une revanche que la mort de Philippe sembla rendre réalisable. On connaissait mal le jeune roi, malgré son rôle brillant à Chéronée, malgré le renom de son précepteur Aristote ; Démosthène parlait du jocrisse de Pella : il devait être vite détrompé. Avant la fin de l'année 336, Alexandre pénétrait en Thessalie, se faisait confirmer ses pouvoirs par le conseil amphictyonique, passait en Béotie, de là à Corinthe, où la Diète lui conférait sans discuter les fonctions de généralissime.

Il n'est pas certain qu'Alexandre ait tout d'abord songé à exécuter le grand plan asiatique de son père. Pour le moment, le danger lui paraissait être du côté des Barbares du Nord, et la première partie de l'année 335 fut consacrée à une expédition militaire poussée jusqu'au Danube, et à laquelle fit suite une campagne dans l'Illyrie révoltée. Mais pendant ce temps la nouvelle de la mort d'Alexandre se répandit en Grèce ; aussitôt, l'agitation recommença. Thèbes se souleva et la garnison macédonienne établie dans la ville haute y fut investie. Une seconde fois, le monde grec apprit à connaître la stratégie foudroyante du jeune roi. Alors qu'on le croyait encore en Illyrie, on le vit soudain paraître en Béotie ; les Thébains pris entre l'armée de secours et la citadelle, furent taillés en pièce après un affreux combat de rues ; la ville fut rasée, la population vendue et dispersée. La destruction de cette vieille cité, une des plus importantes du monde hellénique, et qui, il y a vingt ans encore, en était la première puissance militaire, frappa la Grèce de terreur. Toute velléité de résistance disparut ; Athènes fut trop heureuse de se soumettre en sacrifiant les généraux Charès et Charidémos, qui durent quitter la ville.

L'influence de la Perse était visible dans ce second soulèvement. Elle avait envoyé en Grèce des émissaires et des subsides ; ne racontait-on pas qu'à Athènes Démosthène avait reçu 300 talents pour les employer au mieux des intérêts du Roi ? Jamais la Grèce ne resterait tranquille tant qu'elle pourrait librement communiquer avec la Perse ; il fallait en revenir au plan de Philippe. Le corps d'occupation, envoyé deux ans auparavant en Asie Mineure, acculé en Troade, s'y défendait péniblement contre des forces supérieures ; au moins sa présence devait-elle faciliter les débuts de l'expédition qu'Alexandre prépara durant l'hiver 335. Au printemps de 334, après avoir confié la régence de la Macédoine à Antipatros, un général de Philippe tout dévoué à la famille royale, il traversait l'Hellespont et débarquait en Troade.

 

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L'empire auquel il allait s'attaquer était toujours la même mosaïque qu'au temps de Xerxès. L'autorité du pouvoir central s'y faisait de moins en moins sentir ; les satrapes, affranchis de la surveillance des agents royaux, manifestaient des dispositions à l'indépendance qui allaient parfois jusqu'à la révolte. Bien entendu, il ne fallait chercher aucun patriotisme dans ce grand corps, en dehors des provinces montagnardes qui avaient été, trois siècles auparavant, le berceau de la monarchie ; entre les villes maritimes d'Asie Mineure et de Syrie, qui luttèrent pour leur indépendance et non par loyalisme, et la Perse proprement dite, Alexandre ne rencontrera de la part des populations aucune résistance. Mais les richesses minières et les tributs payés par plusieurs dizaines de millions d'hommes avaient fini par y constituer d'énormes réserves en numéraire et en métaux précieux ; la flotte phénicienne conservait son prestige plusieurs fois séculaire ; enfin l'empire disposait d'une force militaire numériquement considérable, et qui comprenait des éléments de valeur : une bonne cavalerie, qui devait trouver son utilisation dans les plaines d'Asie ; une infanterie, dont la meilleure part était constituée par des mercenaires grecs, soldats dévoués, bien encadrés, largement payés. Mais, comme l'empire tout entier, cette armée manquait de commandement. Les chefs grecs, dont quelques-uns étaient des hommes émérites, comme ce Memnon de Rhodes qui venait d'acculer à la mer le corps de Parménion, voyaient leur autorité réduite à la direction de leurs unités helléniques, et subordonnée à celle des satrapes, qui en général étaient dépourvus de tout talent militaire. Aucune idée de cet amalgame des troupes de différente nationalité qu'essayera de réaliser Alexandre. Cette armée hétérogène avait pour chef suprême le Roi. Artaxerxès Ochos était mort peu après la bataille de Chéronée, assassiné par son ministre, l'eunuque Bagoas, qui fit subir le même sort au fils et successeur du Roi, Arsès, et fit monter sur le trône un officier, faiblement apparenté — d'aucuns disaient pas du tout — à la famille royale, Darius, dont le premier soin fut de se débarrasser du sinistre Bagoas (336). L'image de Darius III a été embellie des traits que l'histoire bénévole confère volontiers aux souverains malheureux. C'était probablement un soldat courageux, et qui n'était pas dépourvu de sens stratégique, comme Alexandre devait s'en apercevoir avant Issos. Mais il n'avait ni énergie durable ni clairvoyance : sa plus grande faute fut sans doute de sous-estimer l'adversaire qu'il allait avoir à combattre.

Il est difficile de porter un jugement d'ensemble sur Alexandre. Sa légende s'était déjà, semble-t-il, constituée de son vivant. Aujourd'hui encore, suivant leur tempérament, les historiens s'attachent à montrer chez lui, tantôt le foudre de guerre aux géniales impulsions, tantôt le politique réfléchi qui fait avec les nations d'Europe et d'Asie ce fécond amalgame d'où doit sortir un monde nouveau. Il avait en tous cas les qualités du chef militaire ; son prestige personnel, fondé sur son courage, son endurance, sa puissance de séduction à laquelle ne résistaient ni les individus, ni les foules ; sur le terrain, un coup d'œil rapide permettant, sur un point heureusement choisi, ces attaques brusquées qu'on a comparées au coup de poing de la tactique napoléonienne. Son jugement sûr lui permit d'être bien entouré ; ses subordonnés le servirent avec intelligence et dévouement ; plusieurs d'entre eux, Parrnénion, Antigone, Séleucos, Eumène, Ptolémée, une fois livrés à eux-mêmes, se sont montrés bons généraux et bons politiques.

Il emmenait avec lui environ 40.000 hommes. C'était peu de chose à côté des disponibilités de la Perse. Jamais en tous cas une armée grecque de cette importance n'avait passé en Asie. Un ingénieux système de renforts, amenés périodiquement de Grèce, y maintint, pendant une période de onze ans, des effectifs à peu près constants, malgré les vides produits par la maladie, les permissions du front, et les garnisons laissées aux points importants du nouvel empire. 12.000 Macédoniens formaient le noyau de l'infanterie, complétée par 7.000 hommes fournis par les, cités et États de la ligue de Corinthe, 5.000 mercenaires, et 8.000 archers et frondeurs thraces. De plus Alexandre possédait ce qui avait autrefois manqué à Agésilas ; d'abord la cavalerie — plus de 5.000 hommes, dont 1.800 Macédoniens, la fleur de la noblesse du royaume ; et aussi un corps d'ingénieurs capables d'improviser un matériel de siège auquel aucune place forte ne résistera. Un moral élevé régnait dans cette armée où les chefs vivaient près de leurs hommes. Le point faible de l'expédition était la flotte. Elle ne comprenait que 160 unités, de valeur inégale : Athènes, boudeuse, n'avait envoyé que 20 trières. C'était peu de chose à côté de ce qui pouvait sortir des chantiers de Syrie ; dans la première partie de sa campagne, Alexandre sera obligé de tenir compte de cette infériorité.

A la nouvelle de son débarquement, les satrapes d'Asie Mineure, à la tête de leurs contingents, avaient rejoint Memnon en Troade. Le stratège grec conseillait de refuser le combat et de faire le vide devant l'envahisseur ; confiants dans leur cavalerie, les satrapes voulurent l'attendre de pied ferme, et s'établirent sur la rive droite du Granique. Alexandre marcha à l'ennemi, et força le passage de la rivière en bousculant l'adversaire. Pour la première fois, la cavalerie perse, malgré une courageuse résistance, avait été vaincue en combat régulier. Aussi la bataille du Granique, où le gros des armées du Roi n'avait pas été engagé, et où les pertes furent minimes, eut-elle un retentissement énorme en Europe, et en Asie Mineure ; plusieurs cités grecques ouvrirent leurs portes, et des gouvernements démocratiques y furent établis ; cependant Alexandre rencontra des résistances, en particulier à Milet et surtout à Halicarnasse, défendue par Memnon ; l'une après l'autre ces deux villes furent prises d'assaut ; à l'automne de 334, il ne restait plus de garnison perse en Mie Mineure.

La situation sur mer était moins favorable. La flotte du Roi, qui avait collaboré à la défense de Milet et d'Halicarnasse, et avait, particulièrement auprès de cette dernière ville, rendu la tâche des assiégeants malaisée, fut confiée au printemps de 333 à Memnon, général aussi expérimenté sur terre que sur mer. Une croisière soumit de nouveau à l'autorité perse l'He de Chio ; Mytilène, investie, allait se rendre quand Memnon mourut. Ses successeurs, Autophradate et Pharnabaze, s'ils ne purent annihiler la flotte grecque, reprirent Mytilène, Ténédos, Milet, Halicarnasse, et envoyèrent une croisière dans l'Archipel.

Alexandre, après être remonté au Nord pour recevoir ses renforts à Gordion, où il passa l'hiver, en repartit au printemps de 333, pour aller à la rencontre de la nouvelle armée perse que Darius avait concentrée en Mésopotamie .et qu'il avait amenée lui-même en Syrie septentrionale. A la fin de l'été, quoiqu'il eût été retenu à Tarse par une grave maladie, Alexandre venait de forcer, au fond du golfe d'Alexandrette, les Portes ciliciennes et syriennes, véritables Thermopyles par où, pendant vingt-cinq siècles, ont passé les envahisseurs venus du Nord comme du Sud, quand il apprit avec surprise que Darius, dont les mouvements avaient été masqués par un rideau de cavalerie, était établi derrière lui. Cette manœuvre mettait Alexandre dans une situation critique. Il ramena son armée, par une marche forcée, en présence de Darius, qui ne l'attendait pas si tôt et qui dut accepter le combat dans la plaine d'Issos. Le site, resserré entre la falaise de l'Amanos et la mer, ne devait pas lui permettre de profiter de sa supériorité numérique. Ici encore, l'attaque fougueuse de la cavalerie que commandait Alexandre à l'aile droite décida de la victoire, malgré une forte résistance en face de l'aile gauche commandée par Parménion. La bataille s'acheva en déroute ; Darius, abandonnant son camp et sa famille, s'enfuit jusqu'en Babylonie, d'où il crut pouvoir envoyer à Alexandre des propositions de partage et d'alliance. Il était trop tard ; Alexandre se considérait désormais comme seul Roi d'Asie.

Cependant, après Issos, ce n'est pas vers l'Est qu'on le voit marcher. Il savait que la flotte perse restait un danger, et que sa présence dans l'Archipel soutenait les espérances des patriotes de Grèce. Ne pouvant la détruire sur mer, Alexandre était par contre en mesure d'anéantir sa base, précisément cette Phénicie dont la victoire d'Issos lui ouvrait les portes. L'un après l'autre les ports firent leur soumission ; seules, Tyr et Gaza durent être réduites par des sièges où se dépensa, de part et d'autre, beaucoup de courage, et d'ingéniosité dans l'invention des machines. Le résultat ne se fit pas attendre ; les contingents syriens et chypriotes abandonnèrent l'amiral Autophradate, qui, réduit à une petite escadre, vit la flotte grecque reprendre toutes les villes conquises par lui l'année précédente. Pendant ce temps, une tentative de Darius pour créer une menace en Asie Mineure, sur les derrières de l'armée grecque, échoua grâce à l'énergie d'Antigone, qu'Alexandre avait laissé en Phrygie à la tête d'un petit détachement. La Méditerranée orientale devenait un lac macédonien ; il n'y manquait que l'Égypte, où Alexandre, après le régime de terreur instauré par Artaxerxès Ochos, fut reçu en libérateur.

Il savait bien que Darius ne pourrait pas reconstituer son armée avant de longs mois, et sa curiosité passionnée — élément dont il faut toujours tenir compte avec Alexandre — le maintint tout un hiver dans ce pays de vieille civilisation où il avait beaucoup à apprendre. Au printemps de 332 il marchait de nouveau à la rencontre de Darius qui voulait l'attirer loin de ses bases méditerranéennes, et qui l'attendait en Babylonie. Les deux armées se rencontrèrent près du village de Gaugamèle, à une journée de marche de la ville d'Arbèles, où Darius avait ses services d'arrière, dans une plaine où, cette fois, Darius aurait pu profiter de sa supériorité numérique que les historiens anciens ont sans doute exagérée, mais qui devait être considérable. Ce fut vraiment la bataille de l'Europe contre l'Asie ; les Grecs avaient devant eux les contingents des provinces orientales de l'empire, les chars armés de faux, héritage de l'Assyrie, les éléphants venus de l'Inde, qu'ils voyaient pour la première fois. Par un heureux emploi des réserves, grâce à la fougue des attaques de cavalerie, à la précision de manœuvre des phalanges, et malgré un moment critique où un trou se produisit dans la ligne grecque, la bataille s'acheva par la déroute et le massacre de l'armée perse (1er octobre 331). Elle ouvrait à Alexandre la route de Babylone, de Suse, où il entra sans coup férir.

Mais il avait le sentiment très juste que sa victoire ne serait complète, aux yeux des populations asiatiques, que le jour où il serait maître du cœur du royaume et de la personne même de Darius. Malgré la résistance des montagnards, il franchit les passes, encore si pénibles pour les voyageurs modernes, qui de la plaine mésopotamienne donnent accès au plateau iranien. Il pouvait désormais entrer sans peine dans les résidences royales, à Persépolis, Versailles des Achéménides, qui fut incendiée — symbole de l'écroulement de la dynastie —, à Ecbatane, la vieille capitale mède. Une poursuite échevelée lui permit de rattraper, dans les défilés de l'Elbourz, Darius qui fuyait vers l'Est, et qui fut assassiné par les siens au moment où Alexandre allait s'emparer de sa personne. Ce meurtre, qu'Alexandre n'a certainement pas voulu, simplifiait en tous cas la situation, et faisait de lui le seul maître légitime de l'empire. On peut s'imaginer l'effet, en Grèce, de ces événements inouïs. Seule Sparte, une fois de plus, n'en comprit pas la portée. Le roi Agis, qui ne s'était pas décidé à agir quand les vaisseaux d'Autophradate étaient dans les Cyclades, crut le moment venu lorsqu'Alexandre fut au fond de l'Asie ; il essaya d'annexer la Crète, et défit le corps d'occupation macédonien qui gardait le Péloponnèse. Mais il comptait sans la flotte d'Alexandre, et sans le régent Antipatros, qui descendit dans le Péloponnèse avec 4.000 hommes ; Agis fut battu et tué devant Mégalépolis (331). La Grèce ne devait plus bouger jusqu'à la mort d'Alexandre, maître incontesté d'un empire qui allait de Corcyre à la Mer Caspienne.

 

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Restaient les provinces orientales du royaume. C'est de ces régions montagnardes qu'étaient venus les meilleurs soldats de Darius ; c'est là que s'étaient réfugiés plusieurs satrapes insoumis, entre autres Bessos, l'assassin de Darius, qui s'était fait reconnaître roi sous le nom d'Artaxerxès, et y organisait une sérieuse résistance. Aussi, après avoir pacifié l'Hyrcanie (sud de la Caspienne), Alexandre se dirigea vers l'Est. Mais bientôt on voit sa route s'infléchir vers le Sud ; il est tout naturel qu'avant de pénétrer en Bactriane il ait voulu annihiler la menace que constituaient sur son flanc droit les provinces méridionales, dont le satrape Barsaentès préparait la révolte. L'Arie et la Drangiane aisément réduites, Alexandre remonta vers le Nord et pénétra en plein hiver en Bactriane (Afghanistan). Bessos s'était enfui vers le Nord ; au printemps de 329, franchissant les cols formidables de l'Hindou-Kousch, il entrait sans coup férir à Bactres (Balkh), s'emparait non loin de là de la personne de Bessos, poussait vers le Nord et dépassait Markanda (Samarkand). Il ne semble pas avoir eu jamais l'intention de dépasser dans cette direction les limites de l'empire de Cyrus ; par un raid au delà de l'Iaxarte (Syr-Daria), il se borna à imposer aux nomades du Turkestan le respect de la frontière. Les années 329 et 328 furent péniblement remplies à réprimer de sérieuses insurrections des montagnards afghans, et à pacifier la Sogdiane et la Bactriane, à l'organisation desquelles il paraît avoir attaché une grande importance, tant pour assurer la sécurité des provinces orientales que pour commander ces carrefours de l'Asie centrale que les conquérants se sont de tout temps disputés.

Le grand Darius avait annexé vers la fin du VIe siècle le haut bassin de l'Indus, qui constituait le glacis de sa frontière orientale. Alexandre tenait déjà les vallées supérieures des affluents du grand fleuve ; la conquête du pays des éléphants devait, d'autre part, être facilitée par l'état de décomposition politique et de trouble religieux dans lequel vivait l'Inde depuis l'extension du bouddhisme, commencée, autant qu'on peut savoir, au milieu du Ve siècle. Cette situation avait permis à Alexandre d'établir, depuis plusieurs mois déjà, des relations avec les radjahs du Pendjab. La descente vers l'Indus, entreprise en 387, par cette vallée du Cophène (Caboul), dont les Anglais, aujourd'hui encore, surveillent avec un soin jaloux les débouchés, fut rendue malaisée par la résistance des montagnards de la rive septentrionale, dont il fallut réduire les principales forteresses. Au printemps de 326, Alexandre pénétrait dans le Pendjab ; le radjah de Taxila lui fit un chaleureux accueil ; par contre le passage de l'Hydaspe (Djehlam), gonflé par les pluies d'automne, défendu par l'armée et les éléphants du radjah Poros, fut l'une des opérations les plus difficiles et l'un des plus beaux faits d'armes de la campagne. Après la soumission loyale de Poros, et la réduction des Indes libres, de ce pays des Sikhs, qui ont opposé si longtemps aux Anglais une rude résistance, le Pendjab tout entier fut pacifié. Alexandre ne devait pas aller plus loin. Il n'est pas du tout certain qu'il ait été arrêté, comme le veut la tradition, par les protestations de ses vétérans épuisés ; en fait, il n'avait aucun motif d'entreprendre la pénible traversée du désert de Thar, qui l'aurait mené au Gange ; et il avait, semble-t-il, dès son arrivée dans la vallée de l'Indus, pris ses dispositions de retour.

Ce retour en effet devait avoir lieu par l'Indus et le golfe Persique. Il s'agissait à la fois de montrer aux riverains du fleuve la puissance de l'armée macédonienne, et d'étudier une communication par eau entre les régions nouvellement conquises et les provinces centrales de l'empire. Dès la fin du VIe siècle, une flottille commandée par le Grec Scylax avait, sur l'ordre du grand Darius, accompli le même voyage. La descente de l'Indus fut retardée par la résistance de certaines populations riveraines ; Alexandre fut même sérieusement blessé en attaquant la forteresse des Malliens ; d'autre part, une fois la flotte parvenue dans le delta de l'Indus, les marées de mousson faillirent provoquer un désastre. Si bien que, parti du Pendjab à la fin de 326, il n'arriva à la mer que dans l'été de 325. De l'embouchure de l'Indus la flotte, sous le commandement de Néarque, gagna le fond du golfe persique en longeant la côte, tandis qu'Alexandre longeait la côte par la Gédrosie et la Carmanie, en franchissant des régions désertiques dont la traversée compte parmi les épisodes les plus pénibles de la campagne. Au printemps de 324, Alexandre était de retour à Suse.

 

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Il y avait près de sept ans qu'il en était parti pour cette extraordinaire expédition dont on comprend maintenant l'objet principal. Sans doute avec Alexandre faut-il faire la part d'un tempérament d'explorateur, de colonial, attiré sur ces routes de l'Asie centrale qui menaient aux pays fabuleux des griffons, des métaux précieux, et de la soie. D'autre part il n'est pas impossible que l'idée d'un Empire du monde, étendu à tout l'univers habité, ait hanté son esprit. Mais on doit surtout tenir compte de la volonté réfléchie de conquérir l'empire perse dans son intégrité, d'y soumettre les dernières résistances, et d'y préparer l'avenir. On remarquera qu'il n'a essayé sérieusement de dépasser, ni au Nord, ni là l'Est — sauf l'extension du glacis du Pendjab —, les limites atteintes par les Achéménides. Cet empire qui avait vu passer, jusque dans ses parties les plus lointaines et les plus déshéritées, la Grande Armée grecque, fut reconstitué, à peu de choses près, dans les anciens cadres ; dont l'administration fut confiée, selon les cas, à des Macédoniens ou à des indigènes — souvent ceux-là même qui y étaient préposés sous l'ancien régime ; seul le radjah Poros conserva la suzeraineté de son royaume sous le protectorat macédonien. Des agents militaires et financiers représentaient auprès des satrapes l'autorité du pouvoir central, qu'Alexandre prétendait exercer comme successeur légitime des Achéménides ; son attitude vis-à-vis de Bessos, condamné comme traître à Darius par une cour de justice qu'Alexandre présida lui-même, fut caractéristique à cet égard, ainsi que le costume oriental dont on le vit se revêtir, l'étiquette persane dont il s'entoura à partir de 330.

Mais Alexandre ne pouvait oublier qu'il était essentiellement roi de Macédoine, et que c'était à la tête d'une armée gréco-macédonienne qu'il avait soumis son empire asiatique. En même temps que le génie du chef, cette expédition attestait une fois de plus la puissance d'expansion de l'hellénisme. Faire de cette race douée d'une telle vitalité le ferment qui rajeunirait le vieux monde oriental est une idée qui semble s'être imposée à Alexandre au cours de sa conquête. Il essaya de la réaliser de deux façons, et d'abord par un amalgame militaire. Non seulement des contingents perses furent versés dans l'armée, mais, dans l'infanterie, ils furent incorporés dans la phalange, où désormais les trois premiers rangs et le dernier seuls furent composés de Macédoniens encadrant douze rangs d'Asiatiques armés à la légère. Cette réforme trouva son gracieux symbole dans les mariages entre militaires grecs et perses, qu'Alexandre encouragea et dont il donna lui-même l'exemple en épousant Roxane, fille d'un radjah de Bactriane. A cette réforme correspondait, dans l'ordre administratif, la fondation de colonies, destinées à jalonner le nouvel empire, et surtout les provinces orientales, de noyaux d'hellénisme ; les clérouquies de l'ancien empire athénien lui ont peut-être servi de modèle. De ces colonies, beaucoup devaient être, à l'origine tout au moins, analogues aux postes créés dans les régions fraîchement pacifiées, par nos grands administrateurs coloniaux ; une garnison hellénique gardait un point stratégique et protégeait en même temps un marché indigène. Mais plusieurs d'entre elles, par leur développement ultérieur, attestent la sûreté de vues de leur fondateur ; au cœur de l'Asie, deux Alexandries, Hérat, Kandahar, sont aujourd'hui encore de gros carrefours de caravane, en attendant le chemin de fer ; l'extraordinaire Alexandrie d'Égypte, un demi-siècle après sa fondation, était devenue le plus grand entrepôt de la Méditerranée orientale.

Cette politique de fusion n'alla pas sans résistances. Les militaires venus de Macédoine — nobles et paysans conscients du rôle qu'ils avaient joué dans la conquête, ne voyaient pas sans jalousie les Perses traités sur le même pied qu'eux dans l'armée, et leur roi prendre les allures du roi vaincu. De là une série de conspirations et de révoltes ; en pleine poursuite de Bessos, Alexandre avait dû faire exécuter plusieurs officiers supérieurs, entre autres son meilleur général, Parménion ; en 328 la discussion violente qui coûta la vie à Cleitos, sen meilleur ami ; en 327, la conjuration de jeunes nobles rendue célèbre dans les milieux intellectuels par l'attitude courageuse du philosophe Callisthène ; enfin en 324, après le retour en Mésopotamie, une véritable sédition qui éclata quand Alexandre annonça l'intention de renvoyer en Macédoine les plus vieilles classes de l'armée ; tous ces événements douloureux montrent l'opposition qu'Alexandre, chez ceux-là même qui l'approchaient de plus près, rencontrait à ses projets.

Il en formait cependant, s'il faut en croire la tradition, de plus vastes encore ; et, de Babylone, qu'il semble avoir considérée comme le centre de son empire, il ordonnait de grands préparatifs pour une expédition en Arabie, quand il fut brusquement enlevé par une maladie infectieuse, conséquence d'une existence surmenée dans un climat meurtrier (juin 323).

 

Bibliographie. — Il n'existe pas — et c'est un grand malheur — de documents d'ensemble relatifs à l'histoire d'Alexandre antérieurs à l'époque impériale, où les meilleurs récits sont ceux d'ARRIEN, Anabase ; — QUINTE-CURCE, Histoire d'Alexandre. — En attendant que M. RADET fasse paraître son Alexandre le Grand, on consultera utilement ses Notes critiques sur l'Histoire d'Alexandre. Bordeaux, 1925. — KAERST. Geschichte des Hellenistischen Zeitalters, I. Leipzig, 1917.