Depuis le début de la guerre du Péloponnèse jusqu'à la bataille de Mantinée s'étaient écoulés soixante-dix ans d'hostilités presque continuelles et ruineuses. Des villes avaient été détruites, des pays de riches cultures, Thessalie, Béotie, Laconie, avaient été ravagés, certains plusieurs fois de suite, comme l'Attique ; des cités opulentes, Athènes, Syracuse, avaient épuisé leurs réserves en numéraire, de grosses fortunes privées avaient été anéanties ou très diminuées par les pillages, les confiscations ou les contributions de guerre ; qu'on songe seulement aux frais de la triérarchie que certains Athéniens ont eu, à la fin de la guerre du Péloponnèse, à supporter plusieurs années de suite. On est surpris de constater que la prospérité de la Grèce n'a pas irrémédiablement disparu au cours de ces années désastreuses. Il faut dire aussi que les guerres d'alors n'étaient pas aussi meurtrières que nos guerres modernes. Les combats devant Syracuse et la retraite ont coûté à Athènes et à ses alliés 20.000 hommes ; la bataille des Arginuses, peut-être 10.000 hommes aux deux flottes ; à part ces deux catastrophes, le nombre des morts d'une bataille n'a jamais dépassé 4.000 et restait en général fort au-dessous de ce chiffre. Une forte natalité, et, dans les grandes villes, l'immigration, comblaient rapidement les vides ; l'Attique, si éprouvée par la guerre et la peste, semble avoir retrouvé dès le milieu du IVe siècle sa population de 431. De grosses fortunes se reconstituent ; celle du banquier athénien Pasion (50 talents, 300.000 francs-or) n'est pas inférieure à celle des grands capitalistes du Ve siècle. Et le pouvoir d'achat de la monnaie n'a pas diminué dans les proportions que l'on pourrait croire au cours de ces années de guerre ; entre le milieu du Ve siècle et le premier quart du Ve siècle les prix n'ont augmenté que de 50 % environ. — Le trésor des villes ne se reconstitue pas avec la même facilité que celui des particuliers. Pour beaucoup d'entre elles commence une période de médiocrité, sinon de misère, qui durera autant que l'histoire de l'hellénisme. Athènes même, malgré sa vitalité, n'est plus le rendez-vous du numéraire de toute la Mer Égée ; lors de la reconstitution de son empire maritime, ses citoyens doivent se résigner à de lourds et fréquents prélèvements sur le capital, et la question financière sera désormais au premier rang des préoccupations de ses hommes d'État. Les conséquences morales de ces longues guerres furent peut-être plus profondes que les résultats économiques. Il était tout naturel qu'on tentât de réviser les principes au nom desquels on s'était battu pendant si longtemps. Les guerres entre cités, les révolutions intestines, comme celles de Corcyre, d'Athènes, et plus récemment d'Argos, où 1.200 citoyens avaient péri (370), montraient le vice de conceptions politiques trop bornées ou trop radicales ; en même temps les conséquences mêmes de ces bouleversements avaient élargi l'horizon de bien des gens. Des milliers de citoyens avaient été exilés. D'autres, surtout dans les régions agricoles du Péloponnèse, Achaïe, Arcadie, où une législation archaïque continuait peut-être à favoriser l'émigration, allaient s'enrôler au service des rois et tyrans qui payaient bien, en Thessalie, en Asie, en Égypte, en Sicile. Groupés autour de chefs pour qui la guerre était devenue un métier, ils constituaient des armées à vendre. Bannis ou mercenaires, dans leur exil forcé ou volontaire, pouvaient comparer aux lois d'autres cités et d'autres nations celles qu'ils avaient considérées jusque-là comme excellentes et immuables. — De leur côté, philosophes, historiens, écrivains de toute sorte soumettaient à la critique les idées auxquelles les générations précédentes avaient été si passionnément attachées. Cet examen n'allait pas sans danger. Lorsqu'en 399 un obscur poétereau derrière lequel se dissimulait l'influent démocrate Anytos déféra, devant les héliastes athéniens, Socrate accusé de substituer aux dieux de la cité des divinités nouvelles et de corrompre la jeunesse, sans doute ne pouvait-on pas poursuivre dans ce vieillard l'ami d'Alcibiade et de Critias — la loi d'amnistie interdisait d'évoquer ces souvenirs —, mais au moins voulait-on faire taire l'homme qui, au moment où l'on essayait de restaurer, dans une cité meurtrie, la prospérité de la ville et le patriotisme, allait répétant qu'une seule chose est nécessaire, le perfectionnement de l'individu. Mais sa condamnation à mort ne découragea pas les penseurs. Son disciple Antisthène, en affirmant l'égalité du Grec et du Barbare, de l'homme libre et de l'esclave, mettait en question les principes mêmes de la cité. D'autres, moins absolus, rêvaient au moins d'un hellénisme où le particularisme municipal serait absorbé. Dès 392 le vieux Gorgias avait, aux Jeux Olympiques, prêché l'union entre les Grecs. Vers 388, l'orateur Lysias, vers 380, le professeur de rhétorique Isocrate profitaient du même concours (panégyrie), l'un pour prononcer, l'autre pour publier des discours (panégyriques) sur le même sujet. Et sans doute Isocrate revenait-il dans une certaine mesure aux conceptions du siècle dernier, en proposant qu'Athènes, sa patrie, reprît la direction des affaires de la Grèce. Mais lui-même arriva bien vite à concevoir une Grèce unie, non plus sous l'hégémonie d'une cité, mais sous la direction d'un homme. C'est que la tyrannie, qui permettait à un Dionysios de sauver Syracuse et, tout en y respectant certaines formes de la démocratie, de grouper contre les Barbares les Grecs d'Occident, n'était plus, aux yeux de beaucoup de gens, le régime abhorré contre lequel l'insurrection avait été autrefois le plus sacré des devoirs. Et la longue carrière d'Isocrate fut en partie employée à chercher le chef digne de ce rôle ; il s'adressa successivement à Jason de Phères, au vieux Dionysios, au fils d'Agésilas, Archédamos. C'est seulement à la fin de sa vie, on le verra, qu'il rencontra celui qui devait réunir toute la Grèce sous son autorité. Mais, si l'on imaginait le monde hellénique soumis à un seul maitre, il fallait que ce Maitre fût pourvu de toutes les qualités qui le rendraient digne de commander à des hommes libres. Dans une série de curieux traités, qui datent de la première moitié du IVe siècle, on trouve le portrait du bon monarque ; pour ces images édifiantes, Hiéron de Syracuse, Évagoras de Chypre, Agésilas de Sparte, donnaient des modèles dont Isocrate, Xénophon, reproduisirent les traits idéalisés ; dans le joli roman de la Cyropédie, Xénophon montre même comment on fait l'éducation d'un bon roi. Ces livres n'ont pas été sans influence ; comme les écrits des philosophes du XVIIIe siècle, ils ont préparé l'opinion publique aux bouleversements qui devaient, dans la deuxième moitié du IVe siècle, modifier l'aspect du monde hellénique. ***Le déclin de l'idée de cité, l'appauvrissement des villes, ralentit naturellement cette activité artistique qui avait pour principe des finances prospères et un vif orgueil municipal. De 410 à 375 il ne s'est pas construit en Grèce un seul édifice comparable aux grands temples du siècle précédent, mais seulement des chapelles, quelques-unes très soignées, comme certains édicules de Delphes, le temple des Athéniens à Délos et surtout celui d'Athéna-Victorieuse élevé, peut-être en commémoration de la bataille de Cyzique, sur une avancée de cette Acropole où l'on n'arrivait pas à achever les Propylées ni même l'Érechteion. C'est après 375 seulement qu'on verra se reconstituer de nouveau des chantiers de quelque importance : à Épidaure, dans le sanctuaire du héros guérisseur Asclépios : surtout à Delphes, où une souscription nationale permit la reconstruction du temple d'Apollon, incendié en 373 ; et à Tégée où, à la place d'un ancien temple d'Athéna, incendié lui aussi, au début du siècle, s'élève un riche édifice, symbole des libertés reconquises. A cette éclipse momentanée de la grande architecture correspond une orientation nouvelle de la sculpture. Pour des œuvres plus modestes, faites pour être vues de plus près et parfois isolées, les artistes recherchent moins les qualités de stylisation et de composition que la souplesse et la vie. A Olympie, à Athènes, des Victoires — symboles d'une époque batailleuse, — un instant posées, palpitent sous leurs tuniques transparentes ; dans le cimetière du Céramique, aux portes d'Athènes, des artisans inconnus se risquent à exprimer, dans d'admirables bas-reliefs funéraires, une discrète émotion ; à Tégée travaille le pathétique Scopas. Les arts du théâtre, essentiellement municipaux, sont, pour autant que nous pouvons juger, en pleine décadence. On regrette sans doute de ne connaître que les noms des successeurs d'Euripide ; mais leurs tragédies, dont un certain nombre étaient plus faites pour la lepture que pour la représentation, semblent avoir paru insuffisantes à leurs propres contemporains, qui déjà redemandaient les pièces du répertoire des maîtres du Ve siècle, officiellement reprises dans les concours dionysiaques à partir de 386. Aristophane, vieilli, péniblement impressionné par les catastrophes de la fin du Ve siècle, n'ose plus réveiller, après un silence de quinze ans, les querelles d'autrefois que la loi d'amnistie commande d'oublier ; il renonce à la grosse caricature, mais n'essaye que timidement de rajeunir les cadres de l'ancienne comédie ; ses dernières pièces (Plutus, 388) portent la marque de son embarras. Par contre le IVe siècle est, dès ses débuts, le siècle de la prose, et de la prose attique. La langue impériale a survécu à l'empire athénien ; grâce au travail des sophistes, elle est devenue cet instrument exact et souple, véritable vêtement de la pensée, qui fait encore aujourd'hui la délectation des lettrés et le désespoir des traducteurs. Propagée par les fonctionnaires, les soldats, les clérouques, les commerçants, pourvue depuis 403 d'un nouvel alphabet, elle s'impose à tout le monde hellénique. Seul le médecin Ctésias, qui a passé dix-sept ans à la cour de Suse, s'obstine à rédiger en ionien, vers 390, une Histoire de Perse — attardé dans son dialecte comme dans son sens critique. Ce n'est point par patriotisme que l'Athénien Xénophon écrit dans la langue de sa cité, mais parce qu'il n'imagine pas qu'on puisse employer un autre parler. C'est une figure bien caractéristique de son temps que celle de ce militaire, à l'étroit dans sa patrie dont l'organisation démocratique répugnait à ses goûts d'aristocrate, allant chercher d'héroïques aventures en Asie, banni d'Athènes après son retour et menant en Élide, dans un domaine concédé par le gouvernement de Sparte, la vie de propriétaire rural qu'il a su si bien évoquer dans ses Économiques. Cette existence errante, et sans doute une certaine instabilité d'humeur, lui ont fait aborder des genres divers : histoire, roman historique, philosophie, essais sur les sujets les plus variés. Ancien auditeur de Socrate, il trace de son martre, dans les Mémorables, une image étriquée ; mais il sait raconter ce qu'il a vu ; si les Helléniques ne sont, dans l'ensemble, qu'une suite insuffisante à l'histoire de Thucydide, le récit de l'expédition .des Dix-mille mercenaires est un chef-d'œuvre. Les malheurs de la fin du Ve siècle avaient calmé en général les passions politiques ; il faut descendre jusqu'au milieu du IVe siècle pour retrouver l'Assemblée athénienne agitée par les éclats de voix des grands orateurs ; mais les bouleversements des dernières années avaient créé une atmosphère favorable aux procès où se manifeste le talent des avocats. Le métèque Lysias est le meilleur représentant de cette éloquence judiciaire, avec ses sobres exposés, si joliment nuancés d'émotion ou de malice, et son argumentation adroite ; l'antiquité était y d'accord pour voir le type parfait de cette forme d'art un peu dépouillée qu'on appelle l'atticisme. C'est dans un tout autre esprit que travaille Isocrate (436-338). Cet Athénien de bonne famille, mais que sa faiblesse physique écarte bientôt du barreau, se spécialise dans l'enseignement de la rhétorique, et la composition de discours fictifs destinés à servir à la fois de modèles et de moyens de propagande pour des idées qui lui étaient chères ; ils sont soignés dans les moindres détails ; la période y arrive à un balancement impeccable. Il en résulte pour nous une impression de monotonie, qui ne doit pas nous faire oublier le succès, it l'époque, et l'influence considérable de ces petits traités. Nous sommes mal renseignés sur les progrès de la science au début du IVe siècle. Il semble que le développement de la médecine soit un peu opprimé par le grand nom d'Hippocrate et le prestige de ses élèves. Dans les mathématiques se poursuit, d'un bout à l'autre du monde hellénique, avec des savants comme Archytas de Tarente et Eudoxe de Cnide, le grand travail d'analyse dont l'aboutissement sera, à la fin du IVe siècle, l'œuvre d'Euclide. L'extension du domaine des connaissances amène une certaine spécialisation ; le type de l'ancien physicien, à la fois mathématicien, astronome, chimiste, édifiant par là-dessus une théorie de l'univers, disparaît ; on voit apparaître le philosophe proprement dit — le mot semble une création de l'époque —, qui construit une morale ou une métaphysique sur des données psychologiques et logiques. C'est dans ce sens que s'était exercée l'activité de Socrate. Ce sont de véritables systèmes de morale que fondent ses disciples Antisthène et Aristippe, en soumettant à la critique les notions de vertu et de bonheur. C'est également une morale que prétend fonder Platon. Auditeur de Socrate, il avait, semble-t-il, du vivant de celui-ci, essayé de représenter dans ses premiers dialogues, forme littéraire alors neuve, la physionomie du maître et ses procédés de discussion. Le procès de 399, dont il a retracé les épisodes en des pages inoubliables, semble avoir déterminé chez lui une véritable révolution intérieure. Une seule chose lui parut désormais nécessaire : la réforme morale de l'individu, fondée sur une conception rationnelle de l'univers. Ce n'est pas le lieu de résumer ici une philosophie complexe et ondoyante, où se mêlent à des influences diverses de hardies créations personnelles ; ni de rappeler les charmes de ce style, tantôt d'une négligence raffinée, tantôt si entraînant. Jamais personne n'a exprimé avec plus de séduction la supériorité du monde idéal, du monde des Idées, sur le monde sensible, et les conséquences morales qu'il en faut tirer. Cette espèce d'émotion dans la recherche de la vérité, cette alliance de logique et de sensibilité, fait de l'œuvre de Platon un moment unique dans l'histoire de la pensée grecque et même de la pensée humaine. Platon, parent de Critias, appartenait à cette aristocratie qui fut définitivement éliminée des affaires publiques après 401. Quoiqu'il ait assisté à la défaite, puis à la renaissance d'Athènes, il n'y joua aucun rôle politique. A Syracuse, où il s'était laissé attirer trois fois par Dionysios et ses successeurs, ses velléités de réformes sociales faillirent lui coûter la liberté et même la vie. Sa Constitution, ses Lois n'ont pas été élaborées à l'usage de ses concitoyens, ni même de telle ou telle cité grecque ; il a seulement voulu montrer, dans l'absolu, quelle organisation politique pourrait permettre aux individus de se consacrer à la recherche du Bien. Il n'en est pas moins vrai que c'est à Athènes qu'il est revenu après une existence errante ; c'est dans un faubourg d'Athènes qu'il fonda l'Académie, véritable établissement d'enseignement supérieur qui comblait une grave lacune dans l'organisation de l'éducation en Grèce et qui durera autant que l'hellénisme. Aux yeux même de ceux qui désapprouvaient ses institutions, et malgré toutes ses épreuves, Athènes restait le centre intellectuel et moral de l'hellénisme. Bibliographie. — G. MATTHIEU. Les
idées politiques d'Isocrate. Paris, 1925. — L. ROBIN. La pensée grecque. — WILLAMOWITZ-MŒLLENDORF. Platon.
Berlin, 1920. |