Un empire spartiate allait donc succéder à l'empire athénien. Sauf dans les villes d'Asie, qui retombaient sous la domination perse, les harmostes (gouverneurs) lacédémoniens s'installaient à la place des phrourarques d'Athènes, et levaient tribut : Sparte ne changeait donc rien à une organisation dont l'événement avait cependant montré les défauts. Elle s'efforça surtout de remplacer les démocraties par des oligarchies. C'est à Athènes que cet effort fut le plus sensible : aussitôt après la capitulation, et sous la pression de Lysandre lui-même, fut constitué un gouvernement provisoire de trente personnes choisies dans le parti aristocratique et qui devaient élaborer une nouvelle constitution. Des 20.000 citoyens et métèques qui, la veille encore, montaient la garde aux murailles d'Athènes ou se battaient sur mer, seuls 3.000 privilégiés conservaient, avec l'autorisation de garder leur équipement militaire, la plénitude de leurs droits politiques. Sur l'Acropole, 700 soldats lacédémoniens assuraient le maintien du nouvel état de choses. Alors commença une période d'arrestations arbitraires, de proscriptions et de confiscations. Critias, un de ces intellectuels dont se défiait le précédent régime, et dont une condamnation à l'exil avait fait un adversaire farouche de la démocratie, menait le mouvement avec quelques amis ; à l'intérieur, il fit mettre en accusation et exécuter Théramène, qui était pourtant l'un des Trente, mais dont la modération indisposait ses collègues ; à l'extérieur c'est à son instigation sans doute qu'Alcibiade, réfugié auprès de Pharnabaze, fut assassiné par son hôte. Ce gouvernement de terreur se rendit odieux au dehors. Tout ce qui, en Grèce, n'obéissait pas directement à Sparte, recueillit les bannis d'Athènes. Chose curieuse, c'est dans cette Béotie, si hostile quelques mois auparavant, qu'ils furent le mieux reçus ; sans doute les paysans béotiens regrettaient-ils l'abaissement de la ville qui autrefois était leur meilleure cliente. C'est en Béotie que quelques dizaines d'exilés se groupèrent autour de l'ancien stratège Thrasybule. Démocrate éprouvé, malgré sa grosse fortune, et bon général, il forma le projet hardi de rentrer en Attique à la tête des bannis. Avec un petit détachement il s'empara dès l'hiver 404/3, sur la frontière de l'Attique et de la Béotie, de la forteresse de Phylé qui devint le point de concentration des mécontents et des proscrits. Forte bientôt d'un millier de soldats, l'armée de Thrasybule, après un combat de rues où Critias fut tué, occupa le Pirée ; les Trente, ne se sentant plus en sûreté à Athènes, se réfugièrent à Éleusis où se constitua un gouvernement provisoire de dix membres, qui implora le secours de Sparte. La flotte de Lysandre bloqua le Pirée, une armée péloponnésienne pénétra en Attique sous le commandement du roi Pausanias. Celui-ci, qui appartenait à cette famille des Agides, toujours portée à ménager Athènes, jaloux d'autre part, semble-t-il, du rôle prépondérant de Lysandre, imposa aux deux partis, après un engagement où Thrasybule avait eu le dessous, une convention qui fut acceptée : Thrasybule et les bannis rentraient à Athènes, débarrassée de sa garnison lacédémonienne ; les Trente restaient à Éleusis ; une amnistie générale était votée, dont seuls les Trente étaient exclus. La démocratie était rétablie dans son intégrité ; le parti oligarchique, qui n'avait su faire pendant trente ans qu'une opposition stérile, et qui s'était compromis, pendant les quelques mois qu'avait duré sa domination, par des violences dont la Grèce entière était indignée, ne devait plus jouer aucun rôle dans la vie politique de la cité. Deux ans après, d'ailleurs, le gouvernement d'Athènes s'emparait d'Éleusis, et les stratèges des oligarques furent mis à mort (401). Au prix de cette exécution, la paix civile fut rétablie en Attique, où la loi d'amnistie devait être scrupuleusement respectée. Les Spartiates avaient laissé faire. Beaucoup d'entre eux s'effrayaient de ce grand empire dont ils héritaient, où leurs harmostes ne savaient pas s'attirer les sympathies des populations, et où beaucoup de cités rejetaient les formes oligarchiques qu'on leur avait imposées. Cette ville de terriens ne suivait pas Lysandre dans ses vastes projets. Il le sentit, et s'absenta pendant quelques mois. Sparte préférait concentrer, comme autrefois, son activité sur les affaires du Péloponnèse, où Élis, ancienne alliée d'Athènes, et qui depuis vingt ans n'avait donné à Sparte que des preuves de mauvaise volonté, dut, après une expédition du roi Agis, rentrer dans la Ligue (401). Mais les événements allaient entraîner Sparte à jouer, bon gré mal gré, un rôle en Orient. A la mort du roi Darius (404), des troubles avaient, suivant l'usage, éclaté dans l'empire. Pendant que l'Égypte s'agitait, le jeune Cyrus, satrape de Lydie, entrait en conflit ouvert avec Tissapherne, satrape de l'Ionie reconquise, et recrutait sans peine une armée de 10.000 mercenaires dans ce monde hellénique où la guerre avait été pendant trente ans un état de choses normal. Il ne projetait rien moins que d'aller à Suse détrôner son frère Artaxerxès : Sparte, qui ne pouvait pas oublier les services rendus à la fin de la guerre du Péloponnèse, envoya à Cyrus 700 hoplites et une flotte de 35 trières. L'armée de Cyrus défit à Cunaxa, près de Babylone, les troupes royales (401). Mais Cyrus fut tué pendant la bataille ; les contingents asiatiques de son armée se rendirent à Artaxerxès ; les généraux grecs, attirés sous prétexte de négociations dans le camp de Tissapherne, furent égorgés, et l'armée grecque se trouva, sans chefs, en présence d'une armée très supérieure en nombre, en pays hostile, à mille kilomètres de la mer la plus proche. De nouveaux stratèges furent nommés, dont l'Athénien Xénophon, qui regroupèrent les Grecs démoralisés, y organisèrent un corps d'archers et de frondeurs et un petit détachement de cavalerie, et dirigèrent à travers l'Arménie une héroïque retraite qui, malgré les rigueurs de l'hiver et l'hostilité des populations, les mena à Trapezunte, sur la Mer Noire. Ainsi, une petite armée, grâce à sa discipline et à l'esprit d'initiative du fantassin hellénique, avait pu traverser tout l'empire du Roi : la leçon ne sera pas perdue. Au lendemain de la mort de Cyrus, Tissapherne avait voulu reconquérir l'Ionie que le rebelle lui avait enlevée. Les cités grecques refusèrent de recevoir ses garnisons et demandèrent l'assistance de Sparte. Elle envoya à leur secours une armée de 5.000 Péloponnésiens, auxquels se joignirent le reste des volontaires de Cyrus, et des contingents ioniens. Les Spartiates Thibron, puis Dercylidas, qui les commandaient, libérèrent presque toutes les villes grecques de la côte d'Asie. En 397, Tissapherne proposa la paix ; les cités grecques devaient être indépendantes, mais les .garnisons lacédémoniennes qui venaient de s'y établir devaient être retirées. Pendant les négociations, Sparte apprit qu'en réalité Tissapherne préparait des armements considérables, et dut expédier en Asie un gros renfort — 8.000 hommes sous le commandement du roi Agésilas, qui venait de succéder à Agis. Jamais une cité grecque n'avait envoyé une pareille armée en pays barbare, et son chef devait bientôt se révéler bien vite comme le meilleur capitaine de l'époque. Mais il manquait à Agésilas deux éléments essentiels : de la cavalerie, qu'il improvisa tant bien que mal sur place, et du matériel de siège. Les années 396 et 395 furent remplies par de brillantes campagnes, en Phrygie d'abord, puis en Lydie, où il défit sous les murs de Sardes l'armée de Tissapherne, de nouveau en Phrygie et jusqu'en Paphlagonie. Ces succès éclatants confirmaient les enseignements de la retraite des Dix-mille : la Perse n'avait pas d'infanterie en état de résister à celle des Grecs, et une petite armée hellénique bien disciplinée pouvait se ravitailler sur le pays, où elle trouvait les vivres et l'argent nécessaire à la solde. Mais les résultats matériels de ces expéditions étaient nuls. Les garnisons perses restaient intactes à l'abri de leurs forteresses ; jamais la cavalerie d'Agésilas n'avait été en mesure d'exploiter les succès obtenus ; après chaque campagne, les satrapes de Lydie et de Phrygie avaient offert un armistice qu'ils mettaient à profit pour reconstituer leur armée. De graves événements allaient d'ailleurs rappeler Agésilas en Europe. ***La coalition groupée contre Athènes n'avait pas survécu longtemps à la victoire. La Béotie, qui possédait après Sparte la meilleure infanterie de la Grèce, Corinthe, dont la flotte avait puissamment contribué au succès commun, regrettaient d'avoir travaillé pour substituer à l'hégémonie d'Athènes celle de Sparte. A Athènes même le parti démocratique, revenu au pouvoir, souffrait de l'impuissance d'une cité privée de son empire maritime, pis encore, de cette flotte qui avait pendant quatre-vingts ans assuré son ravitaillement, sa prospérité, et sa puissance. Cette flotte, une occasion allait peut-être se présenter de la reconstituer. Les campagnes d'Agésilas montraient au gouvernement perse qu'il n'avait pas les moyens de vaincre Sparte sur terre. Mais on pouvait lui ravir cette maîtrise de la Mer Égée qu'elle possédait depuis dix ans, et qui lui permettait de transporter impunément de grosses armées en Asie. Les chantiers de Phénicie reçurent l'ordre de construire une flotte, à laquelle il ne manquait plus qu'un chef. Or, depuis 405, Conon, le stratège athénien qui n'avait pas osé revenir dans sa patrie après le désastre d'Aigos-Potamos, vivait à la cour d'Evagoras, tyran de Salamine de Chypre. Ce souverain, reprenant le rêve de Polycrate de Samos, ambitionnait de grouper sous son autorité toute la grande île, où les villes sémitiques restaient réfractaires à l'hellénisme, et d'en devenir, sous la suzeraineté lointaine de la Perse, le satrape. Pour se concilier la faveur du Roi, il marqua un grandi zèle pour l'expédition qui se préparait, fournit des vaisseaux, et proposa comme chef de la future flotte Conon, qui fut agréé. Ainsi un Athénien allait se trouver à la tête d'une escadre comparable à celles qu'Athènes avait possédées au temps de sa splendeur. Dès 396, avec 50 trières, il paraissait devant Rhodes, en expulsait la garnison lacédémonienne, et y rétablissait le gouvernement démocratique, s'assurant ainsi une base excellente pour des opérations ultérieures. Dans l'hiver 396/5, des députés rhodiens, envoyés par le Roi, et pourvus de cet or perse qui depuis 412 jouait un si grand rôle dans les affaires de Grèce, visitèrent Athènes, Argos, la vieille rivale de Sparte, Thèbes et Corinthe dont ils surent exploiter le mécontentement. Sparte n'ignorait pas ces préparatifs et ces démarches, et avait de son côté équipé une flotte d'une centaine de vaisseaux. Mais en Grèce elle hésitait à brusquer les choses tant qu'Agésilas était en Asie. Cependant lorsqu'au printemps de 395 la Béotie, dans un conflit entre les Locriens et les Phocidiens, alliés de Sparte, intervint contre ces derniers, Sparte envoya en Béotie deux armées, l'une commandée par Pausanias, l'autre par Lysandre lui-même. Cette dernière éprouva, sous les murs d'Haliartos, un sérieux échec où Lysandre fut tué. Pausanias se trouva seul contre les Béotiens auxquels vint se joindre un contingent athénien : il fut trop heureux de pouvoir signer un armistice qui lui permettait d'évacuer la Béotie. C'est que, dès le début des hostilités, une ambassade thébaine était venue à Athènes demander l'oubli des haines passées, et un concours militaire que l'Assemblée s'était décidée à accorder, résolution hardie en un temps où Athènes n'avait plus ni sa flotte ni les Longs-Murs. Cette audace réussit. Une grande coalition se forma contre Sparte, qui vit unies devant elle toute la Grèce centrale, Corinthe, et Argos. Agésilas fut rappelé d'Asie où il ne laissa que 4.000 hommes. Avant même son arrivée, Sparte avait pu réunir sur l'isthme une armée péloponnésienne de 15.000 hommes environ qui battit les confédérés entre Corinthe et Sicyone. Quelques semaines après, Agésilas, qui avait traversé la Thrace, la Macédoine et la Thessalie, arrivait en Béotie où il infligeait aux alliés, dans la plaine de Coronée, une nouvelle défaite (394). Mais Agésilas avait été blessé pendant le combat ; son armée dut évacuer la Béotie sans exploiter la victoire. Et pendant ce temps la flotte spartiate se heurtait près de Cnide aux escadres chypriotes et phéniciennes commandées par Conon, perdait 50 trières et son amiral Pisandre. A la tête de sa flotte, et secondé par le satrape Pharnabaze, Conon fit durant l'année 394 une expédition dont le résultat fut que toutes les villes d'Asie et des Cyclades, sauf celles de l'Hellespont, expulsèrent leurs garnisons lacédémoniennes ; une croisière autour du Péloponnèse, une descente sur les côtes de Laconie complétèrent cette campagne après laquelle il revint triomphalement à Athènes où, avec l'or du Roi, il fit reconstruire les Longs-Murs, nouvelle infraction au traité de 404. Déjà la confédération athénienne se reconstituait : Athènes remettait la main sur les clérouquies de Lemnos et d'Andros, et concluait des alliances avec diverses villes qui avaient autrefois fait partie de son empire. La situation de Sparte était grave. Sur terre, elle n'arrivait à aucun résultat. A l'isthme de Corinthe, ses troupes se heurtaient aux détachements de l'Athénien Iphicrate, qui, avec ses troupes légères — composées surtout de mercenaires — et ses raids poussés jusqu'en Arcadie, déroutait les hoplites spartiates. Corinthe, malgré une trahison du parti oligarchique qui avait failli lui coûter le port de Léchaion, restait fidèle aux ennemis de Sparte et acceptait la suzeraineté d'Argos. Sur mer, Sparte n'avait plus de flotte et n'était pas en état d'en reconstituer une. Elle voyait utiliser contre elle les vaisseaux et l'or de la Perse dont elle avait, vingt ans auparavant, demandé le secours. Il ne lui restait plus qu'à négocier avec la cour de Suse. Après les campagnes d'Agésilas, Tissapherne, accusé de conduire les opérations avec mollesse, avait été exécuté. C'est auprès de son successeur Tiribaze que Sparte envoya son ambassadeur Antalcidas, qui se rencontra à Sardes avec des députés des villes grecques. Un satrape devenait ainsi l'arbitre des destinées de la Grèce. Sparte proposa la paix en offrant au Roi les villes d'Asie ; toutes celles de l'Archipel et de la Grèce d'Europe devaient rester libres et autonomes, ce qui forçait Athènes à renoncer à son empire en voie de reconstitution ; Argos, à se séparer de Corinthe ; Thèbes, à perdre sa suprématie en Béotie. Les trois villes refusèrent. Au moins Sparte avait-elle gagné à ces négociations de discréditer auprès de Tiribaze Conon, qui fut emprisonné à Sardes et ne s'échappa qu'à grand'peine pour aller mourir auprès de son ami Évagoras de Chypre. Mais sa disparition n'arrêta pas la marche des événements. Avec le sentiment de sécurité que lui donnaient les Longs-Murs reconstruits, Athènes travaillait à refaire sa marine. Dès 389 elle pouvait envoyer sous le commandement de Thrasybule une escadre de 40 trières qui put faire dans le Nord de la Mer Égée une croisière triomphale, reconstituer dans ces régions la confédération athénienne, et, par la possession des Détroits, où fut rétabli le péage de 5 %, assurer de nouveau la communication avec la Mer Noire et les terres à blé. Sur terre, d'ingénieux stratèges, Iphicrate, Chabrias, exploitaient avec succès leurs nouvelles méthodes tactiques. Dès 390, Iphicrate anéantissait, près de Corinthe, un bataillon spartiate ; en 388, il battait en Chersonèse le Spartiate Anaxibios. En Asie, Thibron, à la tête d'une armée de 8.000 hommes, avait été défait dès 391 par Struthas, satrape d'Ionie. Athènes se croyait assez forte maintenant pour revenir à sa politique traditionnelle, s'affranchir de la protection perse, et défendre contre les barbares les droits de l'hellénisme. Une occasion s'offrit à elle. Évagoras, qui, devenu suspect au Roi, voyait aborder à Chypre une expédition conduite par le satrape de Lydie, demanda du secours à Athènes, qui lui envoya Chabrias à la tête d'un corps d'infanterie légère. C'était rompre ouvertement avec la Perse. Il en résulta que le navarque Antalcidas fut soutenu énergiquement par Tiribaze ; en même temps il recevait des renforts de Syracuse, qui, débarrassée du péril carthaginois, n'oubliait pas les services rendus en 414 ; en 387, la flotte lacédémonienne, forte de 80 vaisseaux, gardait l'Hellespont : Athènes était de nouveau menacée à l'endroit sensible ; de plus, une division navale, établie depuis 389 à Égine, gênait la navigation dans le golfe Saronique, terrorisait les côtes de l'Attique, et avait une fois pénétré jusque dans le port du Pirée. Aussi, lorsque dans l'hiver 387/6 Tiribaze convoqua de nouveau les députés de Grèce, Athéniens et Lacédémoniens se rendirent à son appel ; les Thébains et les Argiens suivirent. Les propositions que fit le satrape étaient semblables à celles d'Antalcidas, sauf qu'Athènes restait en possession des clérouquies d'Imbros, de Lemnos et de Scyros. Cette fois, les villes grecques, lasses de la guerre, acceptèrent. Le traité consacrait l'abaissement d'Argos, amputée de Corinthe ; de Thèbes, redevenue une petite ville isolée en Béotie ; Athènes, par contre, avec les Longs-Murs reconstruits, sa flotte renaissante, et trois îles reconquises, pouvait espérer des jours meilleurs. Le principe de l'autonomie, c'est-à-dire le droit, pour la moindre cité, de disposer d'elle-même, était surtout profitable à Sparte, qui voyait disparaître toutes les coalitions capables de lui résister. Mais son, prestige n'avait pas grandi durant ces quinze dernières années. Elle non plus n'avait pas su établir l'unité du monde grec ; ses généraux s'étaient usés en campagnes brillantes, mais stériles, accompagnées de dévastations qui rappelaient les plus mauvais jours de la guerre du Péloponnèse ; enfin, et pour la seconde fois, elle venait d'abandonner au Roi les cités d'Asie, consacrant ainsi le recul de l'hellénisme devant la diplomatie de la Perse. ***Le même recul avait failli se produire à l'Ouest de la Méditerranée. La lutte contre Athènes avait, malgré la victoire finale, laissé Syracuse épuisée en hommes et en argent, et divisée par des conflits entre démocrates et oligarques. Carthage jugea l'occasion bonne pour réparer la défaite qui, quatre-vingts ans auparavant, ne lui avait laissé que le Nord-Ouest de la Sicile. Un conflit entre Ségeste et Sélinonte lui fournit un prétexte d'intervention ; en 409, une grosse armée, renforcée de mercenaires lybiens et ibères, et pourvue d'un puissant matériel de siège, débarqua à Lilybée ; Sélinonte tomba, puis Himère ; la chute de ces deux villes prospères, boulevard de l'hellénisme au Nord et au Sud de la Sicile, fit d'autant plus d'impression chez les Grecs de Sicile et d'Italie que les Carthaginois n'épargnaient ni les hommes ni les choses : 10.000 hommes furent égorgés à Sélinonte, qui ne s'est jamais relevée de ce désastre ; Himère fut rasée. Aussi lorsqu'en 406 une nouvelle expédition vint mettre le siège, cette fois, devant Agrigente, les généraux syracusains purent lui opposer une armée de 30.000 confédérés, mais qui ne fut pas en état de débloquer la cité investie, et ne réussit qu'à assurer, avant la chute de la ville, l'évacuation de ses habitants. L'approche de l'ennemi créa à Syracuse une nervosité qui favorisait les mouvements révolutionnaires. Un jeune officier, Dionysios, sut persuader le peuple que les stratèges étaient des traîtres, et se faire conférer des pouvoirs extraordinaires. Il ne lui restait plus qu'à renouveler la comédie d'assassinat qui, cent cinquante ans auparavant, à Athènes, avait si bien réussi à Pisistrate ; protégé par une garde, il s'installa à l'Arsenal. Syracuse avait de nouveau un tyran. A vrai dire, le changement de régime ne porta pas immédiatement ses fruits. Lorsqu'en 405 les Carthaginois reparurent en Sicile, Dionysios ne put dégager la ville de Géla, qui dut subir le sort d'Agrigente. La peste, qui, depuis l'année précédente, sévissait dans l'armée carthaginoise, sauva Syracuse d'un siège dont l'issue aurait été incertaine, et Dionysios fut trop heureux de conclure un armistice qui abandonnait aux Carthaginois toutes leurs conquêtes, consacrait l'indépendance des autres villes de Sicile, et réduisait l'empire de Dionysios au territoire de Syracuse. Il fallut sept ans au tyran pour réparer cet échec. Pendant ce délai, il consolida sa situation. Dès 405, avant l'armistice, il avait dû réprimer un mouvement aristocratique qui avait son origine dans la cavalerie de son armée ; en 404, un nouveau soulèvement militaire faillit réussir. Dans les deux occasions, Dionysios agit avec énergie et avec tact, et son autorité s'en trouva renforcée. En même temps il préparait la guerre, activait la fabrication des armes ; les chantiers du port construisaient 200 vaisseaux. Profitant de l'expérience du siège de 414, il faisait relier les Épipoles à la ville par deux murailles continues qui faisaient de Syracuse une place difficile à investir. En 400 il rompait la trêve en s'emparant de plusieurs villes de la Sicile orientale ; en 398 il fit voter par l'Assemblée la guerre ; cette décision fut suivie de véritables vêpres siciliennes où furent égorgés de nombreux commerçants carthaginois. En même temps Dionysios s'emparait de Motye, au. Nord-Ouest de l'île, en plein centre des possessions ennemies. Ce fut en 397 seulement que Carthage, dont l'activité était toujours entravée par la peste, put débarquer à Panormos (Palerme) une grosse armée de mercenaires appuyée d'une escadre de 250 vaisseaux. Dionysios évacua la Sicile occidentale ; dans les eaux de Catane une bataille navale coûta 100 vaisseaux à la flotte grecque ; l'armée carthaginoise vint s'établir sous les murs de Syracuse, la flotte, dans le grand port. L'importance des nouvelles fortifications rendait le siège plus malaisé encore qu'en 415, et les Carthaginois ne purent obtenir aucune décision avant le début de l'hiver. Au printemps de 396, les villes du Péloponnèse envoyèrent une flotte de renfort ; l'armée carthaginoise, dans les marais de l'Anapos, était décimée par la fièvre et la peste, qui se communiquèrent aux équipages ; une attaque brusquée dans le grand port permit à Dionysios de détruire la plus grande partie de la flotte ennemie. Sur les 40 vaisseaux qui lui restaient, le général carthaginois Himilcon embarqua en hâte les débris de son armée et les ramena en Afrique. Syracuse était sauvée et redevenait la maîtresse de la Sicile orientale. En 393, Carthage envoya une nouvelle expédition ; la flotte se fit battre, et, sur terre, le général Magon dut signer une convention qui limitait à l'angle Nord-Ouest de la Sicile les possessions carthaginoises. Comme Gélon après Himère, Dionysios sut profiter du prestige de la victoire pour se constituer un empire en Méditerranée occidentale. Maître des trois quarts de la Sicile, il voulait n'avoir rien à craindre du côté des Grecs d'Italie, qui, menacés eux-mêmes par les Samnites et les Lucaniens, venaient de constituer une ligue pour assurer leur indépendance aussi bien contre les indigènes que contre le tyran de Syracuse. Deux campagnes (390 et 388), la seconde terminée par la victoire de l'Éleporos, lui assurèrent la possession de l'extrémité des Abruzzes ; Rhegion, isolée, dut se rendre. Dionysios était ainsi maître du détroit de Messine. Des colonies furent fondées sur la côte illyrienne et jusqu'à l'embouchure du Pô ; la flotte syracusaine fit une démonstration sur la côte étrusque et établit une station navale jusqu'en Corse. Mais la menace carthaginoise n'était pas écartée tant que Carthage restait maîtresse de la Sicile occidentale. En 380, Dionysios se crut assez fort pour les en déloger. En apprenant la défection des villes dont le traité de 393 leur assurait la possession, les Carthaginois envoyèrent une expédition en Italie, une autre en Sicile. Après cinq années de campagne, Dionysios remporta dans la Sicile occidentale, à Cabala, une grande victoire (375), et pensa pouvoir exiger des Carthaginois l'abandon total de l'île ; mais, pendant les négociations, les Carthaginois reconstituèrent leur armée, et défirent à leur tour Dionysios à Cronion. Les pourparlers reprirent et Dionysios dut renoncer une fois de plus à l'Ouest de la Sicile, depuis Thermæ jusqu'au fleuve Halycos. En 367, il fit une dernière tentative, et s'avança jusqu'au Mont Eryx ; mais il échoua devant Lilybée, centre de la résistance ennemie, et dut se résigner aux conditions de la paix de 393. Quelques mois après le vieux tyran mourait. S'il n'avait pas libéré toute l'île, au moins avait-il pu, plus heureux que les généraux spartiates en Asie, rétablir la situation à peu près telle qu'elle était après les victoires de Gélon. Les trois quarts de la Sicile, ses plus riches districts agricoles, ses meilleurs ports, ses plus grandes villes, étaient rendus à l'hellénisme. Et Dionysios avait su grouper les Grecs de l'Occident en un empire qui valait au moins, comme cohésion sinon comme étendue, la confédération créée un siècle auparavant à l'Est par les stratèges athéniens. Bibliographie. — XÉNOPHON. Helléniques,
II-V. — CLOCHÉ. La restauration démocratique d Athènes en 403.
Paris, 1915. |