L'efficacité de la paix de 421 devait dépendre, comme pour tous les traités, de la bonne volonté de ceux qui l'avaient signée. De fait, dans les deux années qui suivent, l'accord semble régner entre Sparte et Athènes ; le traité fut même transformé en une alliance défensive pour cinquante ans. Il y avait malheureusement des États et des individus que cette situation mécontentait : Corinthe, qui perdait Corcyre et Potidée, Mégare, la haineuse Béotie, avaient refusé de signer le traité de 421. Même à Sparte et à Athènes il ne manquait pas de gens pour trouver qu'on avait fait la paix trop tôt. A Sparte, dès 421, les élections avaient amené au pouvoir des éphores qui désapprouvaient le traité, et dont le premier soin fut de conclure une alliance avec les Béotiens ; Cléaridas, qui remplaçait Brasidas en Thrace, refusa de restituer Amphipolis aux Athéniens. Ceux-ci, indignés de ces manquements, gardèrent Pylos ; un parti favorable à la reprise des hostilités se constitua à Athènes : il trouva un appui inattendu chez un homme qui devait jouer dans les années qui suivirent un rôle considérable. Alcibiade, apparenté par sa mère à Périclès et aux Alcméonides, par son père à une famille de loyaux serviteurs de la démocratie, pourvu de tous les dons qui séduisent les foules, y joignait une ambition sans bornes ; pour la satisfaire, il n'hésita pas à lancer sa patrie dans les aventures. Il rêvait d'un empire athénien où il aurait la première place. Pour réaliser ce projet, avant de modifier les institutions de sa patrie, qui lui paraissaient absurdes, il fallait rompre l'état d'équilibre créé par le traité de Nicias. Stratège en 420, Alcibiade fit signer une alliance entre Athènes et Argos ; il était à prévoir que cette ville, qui rêvait de grouper autour d'elle les cités péloponnésiennes mécontentes des derniers événements, saurait entraîner. Athènes dans un nouveau conflit. Dès 419, Argos ayant envahi le territoire d'Épidaure, Sparte y envoya du secours, et fit des préparatifs pour envahir l'Argolide. Athènes expédia du renfort à sa nouvelle alliée. Le roi Agis, qui commandait l'armée spartiate, plaça maladroitement ses troupes dans une position si défavorable, entre Argos même et l'armée ennemie, qu'il dut refuser la bataille, et signer avec les généraux argiens une trêve de quatre mois. Cela ne faisait pas l'affaire d'Alcibiade, qui vint personnellement à Argos pour faire rompre cette convention ; les hostilités reprirent, et en août 418 la bataille de Mantinée, où s'affrontèrent 20.000 hoplites environ, sans compter les troupes légères, assura le triomphe de Sparte, confirmé par une révolution oligarchique qui chassa d'Argos les partisans d'Athènes. Sparte et Argos conclurent une alliance à laquelle le retour du parti démocratique à Argos mit bientôt fin Sparte restait ainsi menacée du côté du Nord ; au Sud, elle vit une garnison athénienne s'établir, au mépris du droit des gens, dans l'île de Mélos, colonie lacédémonienne ; à l'Ouest, le corps d'occupation de Pylos continuait à surveiller la Messénie. Le moment parut venu à Alcibiade de proposer aux. Athéniens la réalisation d'un vaste projet. Il s'agissait de reprendre la tentative, faite en 425, d'une intervention en Sicile ; mais cette fois Alcibiade pensait à une expédition de grand style, qui soumettrait Syracuse, par suite la Sicile entière et l'Italie du Sud, dont les blés, dont les bois iraient à Athènes, toujours inquiète de son ravitaillement, et qui, depuis la perte d'Amphipolis, ne pouvait plus exploiter les forêts du Pangée. Alcibiade, semble-t-il, voyait plus loin encore, songeait à Carthage et à ses possessions hispaniques, réservoir d'hommes et de richesses qui aurait permis à Athènes de soumettre une bonne fois la ligue péloponnésienne et d'être la maîtresse de toute la Méditerranée. Dans une séance orageuse, Alcibiade sut faire accepter, malgré l'opposition de Nicias, le principe d'une expédition en Sicile ; l'assemblée vota même les mesures que la préparation d'une campagne aussi lointaine rendait nécessaires. Au début de l'été 415, cent trières sortaient des chantiers du Pirée ; le luxe de la flotte attestait l'esprit d'émulation qui régnait alors à Athènes. Les stratèges Nicias, Alcibiade, Lamachos allaient prendre le commandement de l'expédition, quand un matin, on trouva mutilés les bustes d'Hermès qui, placés à l'entrée des maisons et des sanctuaires, étaient les génies tutélaires des familles et de la cité. Dans l'état d'émotion où l'on se trouvait alors, on vit dans cette impiété, non seulement un présage funeste, mais l'indice d'un complot politique. Une enquête fut ouverte, qui ne donna d'abord pas d'autre résultat que de révéler des faits du même genre, entre autres une scène de débauche où les mystères d'Éleusis auraient été parodiés : Alcibiade était compromis dans cette dernière affaire. On envisagea un moment la mise en accusation du jeune stratège ; puis on décida de lui laisser son commandement, de continuer l'enquête, et de remettre son procès au moment où il sortirait de charge. La flotte athénienne put donc quitter le Pirée au milieu de l'été ; elle se dirigea vers Corcyre, point de concentration des forces alliées. 134 trirèmes, plus de 20.000 hoplites, dont 1.500 Athéniens, sans parler des services de ravitaillement et du matériel de siège, s'y trouvèrent rassemblés. On pouvait tout attendre d'une expédition si considérable et si bien organisée ; mais les difficultés commencèrent à l'arrivée ; les villes de Grande-Grèce refusèrent d'ouvrir leurs portes et de ravitailler la flotte ; en Sicile, les alliés d'Athènes ne disposaient pas des capitaux annoncés. Nicias proposait déjà de rentrer à Athènes : il n'avait pas eu le courage de refuser le commandement de l'expédition, mais il continuait à n'en voir que les dangers. Sur ces entrefaites, Alcibiade fut rappelé brusquement : l'enquête avait fait connaître les coupables, vrais ou supposés, de la mutilation des Hermès ; mais le scandale des mystères se doublait pour Alcibiade d'une accusation de haute trahison. Il a été impossible aux contemporains, et aux historiens modernes, de savoir la vérité sur ces deux affaires ; en tous cas Alcibiade agit en coupable ; il quitta à Thourioi la trière qui le ramenait à Athènes, et s'enfuit dans le Péloponnèse. Le prestige de Nicias lui assurait désormais la direction de l'expédition. Contre l'avis de Lamachos, qui aurait voulu une attaque brusquée sur Syracuse, la flotte perdit la fin de l'année en démonstrations inutiles ; un débarquement sous les murs de Syracuse, suivi d'un combat où les Athéniens furent vainqueurs, resta sans lendemain, car la saison s'avançait ; l'armée athénienne repartit pour Naxos et Catane où elle prit ses quartiers d'hiver. Les Syracusains surent utiliser ce délai pour prendre les mesures nécessaires ; le commandement de l'armée fut réorganisé ; la ville, la banlieue, le rivage furent mis en état de défense ; des ambassadeurs allèrent demander du secours à Sparte et à Corinthe. Cependant lorsqu'au printemps de 414 l'armée athénienne reparut sous les murs de Syracuse, grossie de contingents de cavalerie athénienne et sicilienne, elle remporta, dès son arrivée, un succès qui aurait pu être décisif, en s'emparant du plateau escarpé des Épipoles, qui domine la ville. Les fantassins athéniens organisèrent la position, et entreprirent la construction d'un double rempart qui devait isoler complètement la ville du côté de la terre ferme. Alors commença une étrange guerre de siège, les Athéniens poussant en hâte leur mur de bois et de pierres, les Syracusains essayant vainement d'entraver ce travail en construisant des contre-murs perpendiculaires au premier. Déjà on parlait de capitulation quand arriva du secours. A l'instigation d'Alcibiade qui s'était réfugié en Laconie et rêvait maintenant de rentrer en triomphateur dans sa patrie vaincue, Sparte s'était décidée à mener énergiquement la guerre. Elle expédia en Sicile Gylippe, un homme entreprenant, avec mission de lever sur place un corps de renfort ; avec 3.000 Siciliens, il put se glisser, grâce à l'inertie de Nicias, entre la côte et l'extrémité du mur où travaillaient les Athéniens. Désormais les choses changèrent de face. Un coup de main heureux permit Gylippe de s'emparer du sommet des Épipoles, d'y établir une garnison, puis de relier ensuite ce poste aux remparts de la ville par un mur qui, perpendiculaire à celui des Athéniens, enlevait à ceux-ci l'espoir de compléter l'investissement. Nicias, malade, n'opposa que d'indigentes parades et ne sut que demander du secours à Athènes. En même temps Sparte intervenait en Attique. Et il ne s'agissait plus cette fois d'une invasion provisoire, comme au temps du vieil Archidamos. Au printemps de 413, une armée péloponnésienne, sous le commandement du roi Agis, vint occuper Décélie, gros bourg qui, sur les pentes du Parnès, commande la route de l'Eubée. C'était proprement prendre Athènes à la gorge. Les incursions de la cavalerie péloponnésienne rendaient toute culture impossible dans la banlieue et désorganisaient jusqu'à l'exploitation des mines du Laurion ; le ravitaillement qui venait de l'Eubée était coupé ; Athènes ne pouvait plus s'approvisionner que par mer, et le meilleur de sa flotte était en Sicile, où elle allait d'ailleurs être paralysée. Les Syracusains avaient en effet reçu des renforts qui portaient à 80 le nombre de leurs unités navales ; la supériorité manœuvrière des trières athéniennes était compensée par le mauvais état des coques et des agrès, après un an passé loin de leur arsenal ; aussi, après une série d'engagements opiniâtres, durent-elles céder devant la pression de l'escadre ennemie, qui depuis un an avait eu le temps de perfectionner son équipement et sa tactique, et la situation de la flotte athénienne dans le grand port de Syracuse devint très critique. Heureusement les rapports de Nicias avaient ému les Athéniens ; au début de l'été, 73 trières et 1.200 hoplites athéniens, assistés d'un fort contingent allié, parurent devant Syracuse, effort inouï de la part d'une cité en guerre depuis vingt ans, et présentement assiégée. Le chef de l'armée de secours était Démosthène, le vainqueur de Pylos. Il put se rendre compte immédiatement qu'il fallait une décision rapide,. et, en cas d'insuccès, lever le siège. A la tête de son infanterie, il monta, par une nuit de lune, à l'assaut des Épipoles ; l'attaque faillit d'abord réussir, mais se termina dans le désordre et la panique. A persuader de la nécessité du départ Nicias, embarrassé dans des scrupules, des combinaisons, et des superstitions déplorables, on perdit encore un temps précieux que les Syracusains employèrent à refouler la flotte athénienne au fond du grand port, dont ils bloquèrent l'entrée. Pour la franchir, un combat à l'abordage était inévitable ; Démosthène en tenta la chance ; les trières athéniennes, surchargées de combattants, se heurtèrent vainement, malgré leur supériorité numérique, contre les vaisseaux syracusains et, après un combat acharné, durent revenir au rivage. Il ne restait plus aux généraux athéniens qu'à abandonner la flotte, qu'ils ne purent même pas brûler, et à ramener leur armée par voie de terre à Catane, la ville alliée la plus proche. Après les scènes déchirantes du départ, où il fallut laisser sur place plusieurs milliers de blessés et de malades, commença une lamentable retraite, que la chaleur et les orages de la fin de l'été rendirent particulièrement pénible. Démosthène, qui était à l'arrière-garde, perdit le contact avec Nicias qui filait de l'avant sans s'inquiéter de savoir s'il était suivi ; les deux divisions, dépourvues de cavalerie et d'armes de trait, alourdies d'un troupeau de non-combattants, furent, l'une après l'autre, rejointes par l'armée syracusaine, et, après un vrai massacre, contraintes de capituler. ***Ce désastre sans précédents mettait Athènes dans une situation affreuse. Elle y perdait la plus grosse partie de sa flotte, deux mille hoplites tombés en combattants ou parqués dans les carrières de Syracuse, son meilleur général, Démosthène, exécuté, ainsi que Nicias, contrairement au droit des gens. Pendant ce temps, les Spartiates étaient à Décélie. Tout n'était cependant pas encore perdu. Athènes conservait une partie de son empire maritime, et l'alliance d'Argos ; une réserve de 1.000 talents restait intacte dans le temple d'Athéna. L'hiver 413/12 fut employé à la construction d'une flotte nouvelle, et à d'importantes réformes financières et politiques, en particulier la création d'un véritable comité de salut public de dix probouloi. Mais le printemps de 412 devait amener d'autres sujets d'inquiétude. Depuis la nouvelle de la catastrophe de Sicile, les villes alliées et sujettes étaient en fermentation. Athènes avait eu beau, dès 412, supprimer l'odieux tribut et le remplacer par un impôt douanier ; cette mesure adroite, et qui aurait pu modifier dans le sens du fédéralisme l'organisation dé l'empire, arrivait trop tard : l'Eubée, Chios, diverses villes d'Asie préparaient leur défection, et négociaient avec Agis, toujours installé à Décélie. Sparte cependant se constituait une marine ; cinq vaisseaux laconiens, paraissant devant Chios, suffirent à provoquer la défection de cette ville, qui put mettre immédiatement vingt-cinq trières à la disposition de l'amiral spartiate ; devant cette petite escadre, plusieurs villes d'Ionie, dont Milet, firent défection. C'est à Milet que les Spartiates reçurent l'appoint d'un nouvel allié. Depuis le début de la guerre, la cour de Suse suivait avec intérêt le cours des hostilités. En 412, le moment parut venu à Tissapherne et à Pharnabaze, satrapes de Lydie et de Phrygie, de conclure avec Sparte une alliance dont l'objet était la destruction de l'empire athénien et la restitution au roi Darius, monté sur le trône huit ans auparavant, des villes grecques d'Asie qu'avait possédées son grand-père : traité scandaleux qui allait remettre en question les résultats des guerres médiques. Désormais les rois de Perse, et leur or, interviendront d'une manière constante dans les affaires de Grèce. Pour l'instant, Sparte ne voyait que les avantages de cet état de choses qui la libérait de tout souci financier : un article de la convention de Milet stipulait que le roi de Perse prendrait à sa charge la solde de tous les équipages alliés. Cependant Athènes essayait péniblement de reconstituer sa flotte. Une vingtaine de vaisseaux arrivaient à bloquer, pour quelques semaines, dans le golfe de Corinthe, une division péloponnésienne en route pour l'Ionie ; des arsenaux du Pirée sortaient 8, puis 12, puis 16, puis 10, puis 48, puis 35 trières, immédiatement expédiées à Chios et à Milet. Ils purent investir ces deux villes, dégager Mitylène menacée ; mais devant une escadre péloponnésienne et syracusaine de 55 navires, l'Athénien Phrynichos refusa le combat ; les défections continuèrent en Ionie, en Carie, à Rhodes enfin, où la flotte péloponnésienne, forte de près de 100 unités, prit ses quartiers d'hiver, pendant que 74 trières athéniennes s'établissaient à Samos et que 30 continuaient le siège de Chios. L'année 411 semblait devoir amener une décision : Athènes avait entamé ses dernières ressources financières, la moitié de son empire avait déjà fait défection, Argos paraît l'avoir abandonnée dès la fin de 412. Cette situation créait dans la ville un état d'esprit favorable aux entreprises révolutionnaires. Depuis longtemps un certain nombre d'hommes riches et cultivés supportaient mal le régime qui voulait la guerre à outrance, et qui était responsable de l'expédition de Sicile. Parmi eux, les uns, comme l'orateur Antiphon, rêvaient d'une oligarchie radicale avec, comme condition, la paix à tout prix avec Sparte ; les autres, comme Théramène, politicien souple et ingénieux, voulaient une démocratie censitaire assez large. Leurs théories avaient du succès dans la jeunesse aristocratique ; des sociétés secrètes (hétairies) se constituèrent, qui passèrent bientôt à l'action directe, et, par une série d'assassinats, firent régner la terreur à Athènes. Un bizarre chantage amena leur triomphe. En Ionie, où il avait contribué au soulèvement contre Athènes, Alcibiade s'était mis en rapport avec Tissapherne. Il persuada au satrape qu'il fallait, non point travailler avec les Péloponnésiens à l'écrasement d'Athènes, mais tenir la balance entre les deux belligérants : il voyait à cette politique l'avantage de pouvoir paraître, lorsque les combattants seraient épuisés, comme l'arbitre des destinées de la Grèce ; Tissapherne, de son côté, espérait plus sûrement restituer au roi les villes grecques d'Asie : s'il renouvela l'alliance avec Sparte, il arrêta sur les côtes de Carie une flotte phénicienne à destination de l'Ionie, et paya irrégulièrement la solde des équipages grecs, ce qui provoqua des révoltes partielles. Pendant ce temps Alcibiade négociait en sous-main avec les chefs de la flotte athénienne de Samos, et se targuait de pouvoir leur procurer l'amitié de Tissapherne. Un petit complot d'officiers se forma, qui projetait à la fois de supprimer à Samos la démocratie qu'une révolution venait de rétablir, et de favoriser à Athènes le retour d'Alcibiade, en le présentant comme le seul homme capable de terminer honorablement la guerre ; Alcibiade se déclarait prêt à rentrer dans sa patrie, à condition de n'y plus trouver le régime qui l'avait exilé. Terrorisé, et las de la guerre, le peuple athénien se laissa manœuvrer : réuni en assemblée extraordinaire, il accepta de voter l'abolition de toute magistrature conférée d'après l'ancien ordre de choses, la suppression des indemnités, enfin la constitution d'un corps de quatre cents citoyens, investis de pleins pouvoirs, et dans le sein duquel se recruteraient les magistrats. A la place de l'assemblée, ces Quatre-cents devaient établir une liste de cinq mille citoyens qui seraient convoqués, quand on le jugerait à propos. Bien entendu, le Conseil, symbole des institutions démocratiques, fut supprimé (411). Pour la première fois depuis un siècle, l'armature établie par Clisthène était sérieusement modifiée. Une fois au pouvoir, les Quatre-Cents se gardèrent bien de rappeler Alcibiade et continuèrent à faire régner la terreur. Hors d'Athènes, les conspirateurs de l'armée de Samos avaient déjà réussi à supprimer la démocratie dans plusieurs cités sujettes, ce qui eut d'ailleurs pour résultat de jeter ces villes dans l'alliance péloponnésienne. Mais le mouvement oligarchique échoua à l'endroit même où il était né. Les équipages, recrutés dans la population du Pirée, fidèle à la démocratie, refusèrent de suivre les conspirateurs, et, groupés autour de quelques officiers, unis aux démocrates de Samos, ils déposèrent les chefs suspects et les remplacèrent par des hommes sûrs. La situation était étrange ; à Athènes un gouvernement oligarchique et révolutionnaire ; à Samos une armée démocratique qui prétendait représenter le gouvernement régulier et qui en tous cas constituait la seule force sérieuse qu'Athènes possédât encore. Pour ses ennemis l'occasion était belle ; Tissapherne, qui ne voulait sans doute pas d'une solution si rapide, l'amiral spartiate, Astyochos, un incapable, laissèrent passer le moment. Mais Alcibiade sut profiter de la situation. Il se présenta aux équipages de Samos comme l'ami de Tissapherne, capable à la fois d'attirer la Perse du côté athénien et de réconcilier la flotte avec Athènes, où les événements de Samos avaient jeté les Quatre-Cents dans la consternation ; plusieurs d'entre eux regrettaient les brutalités du nouveau gouvernement qui négociait déjà avec Sparte et faisait fortifier la presqu'île d'Eetionea, qui commande le Pirée, — préparatifs évidents de trahison. Les hoplites employés à ces travaux se révoltèrent, secrètement soutenus par les modérés comme Théramène. Sur ces entrefaites, une flotte péloponnésienne parut dans le golfe Saronique, puis se dirigea vers l'Eubée, qu'on savait prête à la défection : les Quatre-cents équipèrent en hâte une flotte qui se fit battre dans l'Euripe : l'Eubée s'insurgea. En même temps les villes des Détroits passaient à l'ennemi. C'était la famine à bref délai. Ce nouveau désastre créa la panique à Athènes et fut le dernier coup porté au prestige des Quatre-Cents. Théramène n'eut pas de peine à faire voter par une assemblée extraordinaire réunie, suivant la vieille tradition démocratique, à la Pnyx, une constitution qui rendait leur activité législative à tous les Athéniens des trois premières classes censitaires et leur faisait élire un Conseil de Quatre-Cents membres : régime ingénieux de juste milieu, dont l'établissement fit cesser l'hostilité de la flotte de Samos. Dès l'automne de 411, elle battit dans l'Hellespont l'escadre péloponnésienne, qui fut, au printemps suivant, anéantie près du port de Cyzique par Alcibiade ; toute cette région, sauf Byzance et Chalcédoine — qui firent leur soumission l'année suivante —, était rendue à l'influence d'Athènes, sauvée provisoirement de la famine, et dont les ennemis n'avaient plus de flotte. Sparte perdait d'ailleurs à ce moment l'appui de Syracuse, qui, à partir de 410, menacée en Sicile même, dut se désintéresser des affaires de la Méditerranée orientale (cf. ch. X). ***Athènes paraissait sauvée. Le parti démocratique radical y releva la tête, fit abolir la constitution de Théramène, rétablir le Conseil des Cinq-Cents et les indemnités, réduites seulement de trois à deux oboles à cause de la pénurie du Trésor. Dans l'assemblée jouaient de nouveau un grand rôle des commerçants et industriels partisans de la guerre à outrance, comme Cléophon le fabricant de lyres, qui fit rejeter des propositions de paix spartiates. Cependant l'année 409-408 amena de graves revers ; le stratège Thrasylle, à la tête de 50 trières, ne put soumettre les villes d'Ionie révoltées ; Corcyre se détacha de l'alliance athénienne ; Pylos fut enfin reprise par les Lacédémoniens ; dans le golfe Saronique même, Athènes perdit Nisaia, port de Mégare. La situation politique demeurait d'ailleurs absurde ; la flotte de Samos continuait à n'obéir qu'aux ordres d'Alcibiade, qui restait un banni, sous le coup d'une accusation capitale. Mais les élections de 407 le portèrent à la stratégie ; il put faire un retour triomphal dans sa patrie, où des pouvoirs dictatoriaux lui furent confiés ; dès le printemps son collègue Thrasybule avait reconquis Thasos et Abdère ; à l'automne Alcibiade lui-même partait pour l'Ionie à la tête de 100 trières : les Athéniens voyaient déjà leur empire reconstitué. Mais Sparte, pendant ce temps, avait trouvé dans la personne de l'amiral -Lysandre l'homme souple et plein d'initiative qui lui manquait depuis la mort de Brasidas. Lysandre estimait qu'aucune décision ne serait possible tant que Tissapherne continuerait sa politique de bascule. Une ambassade spartiate envoyée à Suse obtint son rappel ; il fut remplacé à Sardes par le fils cadet du Roi, Cyrus, qui rêvait de reconstituer sous son autorité l'empire du grand Darius. Désormais les équipages péloponnésiens reçurent leur solde d'une manière régulière. Aussi dès le printemps de 406 un lieutenant d'Alcibiade se fit battre à Notion : la déception des Athéniens s'exprima dans les élections de cette année, où Alcibiade ne fut pas réélu : il quitta la flotte et refusa de rentrer à Athènes. Son successeur Conon, un bon marin, mais qui héritait d'une escadre désorganisée, se fit battre et enfermer dans le port de Mytilène. De nouveau Athènes semblait perdue. Elle eut un dernier sursaut d'énergie. En quelques semaines une nouvelle flotte de 150 trières fut équipée ; les hommes libres non occupés à la défense des murs, les métèques, les affranchis, constituèrent des équipages improvisés. Près des îles Arginuses, au Sud de Mytilène, l'escadre ennemie, inférieure en nombre, fut battue, 70 vaisseaux pris ou coulés, le navarque Callicratidas tué. Mais ce succès inespéré ne fut pas exploité ; les stratèges athéniens laissèrent filer 50 navires ennemis, et ne purent même pas sauver les équipages de 25 trières athéniennes naufragées pendant le combat — opération qu'un orage d'automne, survenu après la bataille, aurait d'ailleurs rendue difficile. A leur retour, ils furent mis en accusation ; on leur reprochait leur manque de décision, et la mort de plusieurs centaines de marins, dont beaucoup de citoyens athéniens — ceci à un moment où, après vingt-cinq ans de guerre, Athènes souffrait d'une terrible crise d'effectifs. Le procès, qui se déroula au milieu de la surexcitation générale, reste obscur pour nous ; il n'est pas assuré que des agents d'Alcibiade ou des aristocrates n'aient pas attisé les passions populaires. Les stratèges furent condamnés : six d'entre eux, qui s'étaient présentés au jugement, exécutés, parmi eux le fils de Périclès, Thrasylle, Diomédon, loyaux serviteurs de la démocratie. La défaite des Arginuses n'était pas moins pour les Péloponnésiens un coup rude. Il semblait décidément impossible d'anéantir cette flotte athénienne qui renaissait après chaque échec. D'autre part le corps d'occupation de Décélie était démoralisé par un long siège, coupé de coûteuses tentatives d'assaut. Le roi Agis offrit sur le principe du statu quo une paix que les Athéniens refusèrent. Mais pendant ce temps Lysandre employait les subsides de Cyrus à la construction d'une nouvelle flotte de 200 vaisseaux qui, au printemps de 405, s'empara de Lampsaque. La région des Détroits était toujours le point sensible d'Athènes ; elle y envoya 150 trières. Les deux escadres restèrent en présence pendant cinq jours, au bout desquels les équipages athéniens descendirent à terre dans la baie d'Aigos-Potamos et se dispersèrent pour se ravitailler. C'est le moment que choisit Lysandre pour une attaque brusquée qui surprit les Athéniens en train de remonter en hâte à bord ; neuf trières purent s'échapper, le reste pris presque sans combat (août 405). La nouvelle du désastre, qu'un des vaisseaux fugitifs apporta de nuit au Pirée, provoqua dans Athènes une consternation justifiée. Cette fois c'était la fin. Ce qui restait de l'empire athénien se rendit sans coup férir, sauf Samos, qui ne devait être réduite que l'année suivante ; quelques semaines après le désastre d'Aigos-Potamos, la flotte de Lysandre paraissait dans le golfe Saronique, une armée spartiate venait rejoindre le corps d'occupation de Décélie. Il fallut cependant un siège de plusieurs mois, et la famine, pour persuader les Athéniens qu'ils étaient à la merci de leurs adversaires. Au début de 404, Théramène fut envoyé au camp de Lysandre, puis, muni de pleins pouvoirs, partit pour Sparte et en rapporta des propositions que l'Assemblée dut bien ratifier. Athènes gardait son indépendance, l'Attique et Salamine ; et c'était déjà un grand point, car les Béotiens auraient voulu la destruction complète de la ville. Elle devait entrer dans la ligue péloponnésienne, réduire sa flotte à douze vaisseaux, et abattre les fortifications du Pirée ainsi que les Longs-Murs. Ainsi, au bout de vingt-sept ans, la plus grande puissance maritime de la Grèce était vaincue, et sur mer. L'impérialisme démagogique de certains de ses chefs avait provoqué et prolongé la guerre ; leur obstination, héritée de Périclès, à mettre tout leur enjeu sur la flotte, avait été une des causes de la défaite. Avec l'empire d'Athènes disparaissait le premier essai, brutal sans doute et gauche, d'une organisation commune de l'hellénisme. Il s'agissait de savoir si Sparte, qui faisait détruire au son de la flûte les Longs-Murs — symbole de la liberté restituée aux Grecs —, saurait reconstituer sous une forme plus adroite, cette unité sans laquelle l'hellénisme restait une poussière de cités. Bibliographie. — THUCYDIDE. Histoire...,
V-VIII. — XÉNOPHON. Helléniques, I-II. |