Les guerres médiques n'ont pu que renforcer certains principes spirituels qui, dès avant les guerres médiques, contribuaient à la puissance morale de l'hellénisme, et en particulier l'idée de cité. Avant toute chose, le Grec se considère comme membre d'un corps social, limité à un petit territoire, dont le centre est souvent une ville modeste. Le fait que la communauté ne s'incarne plus dans un personnage unique, roi ou tyran, ni même dans un groupe restreint d'aristocrates, ne modifie en rien l'importance de cette notion ; au contraire, les constitutions démocratiques, s'efforçant d'assurer à chacun son rôle dans le fonctionnement d'une machine gouvernementale encore rudimentaire, augmentent aussi chez chacun le sentiment de sa responsabilité et son orgueil civique. La morale du Grec d'alors est déterminée par les lois de la cité, ses dieux sont les dieux de la cité : les Athéniens du Ve siècle étaient attachés à ceux de l'Acropole comme à la constitution de Clisthène. C'est dans cette mesure qu'on a pu dire qu'ils étaient les plus pieux de tous les hommes ; cette religion municipale, toute dépouillée qu'elle fût d'éléments sentimentaux, tirait une grande vigueur de ce patriotisme étroit. Ce particularisme n'était naturellement pas très favorable au développement de l'idée panhellénique. De fait, malgré l'enseignement donné par les guerres médiques, on ne la voit pas progresser au cours du Ve siècle : la seule tentative faite sérieusement pour la réaliser, celle de Périclès, avortera ; et les groupements qui paraissaient devoir la préparer dévient rapidement de leur objet. On sait comment la confédération attico-délienne était bientôt devenue un empire centralisé que la cité souveraine entendait exploiter à son seul profit. Contre elle on verra se reformer, il est vrai, l'ancien bloc péloponnésien ; mais ce groupement n'est plus qu'une association de combat qui ne devait pas survivre longtemps à la défaite d'Athènes. La confédération béotienne, reconstituée malgré Athènes et contre elle, ne dépasse pas les limites de la Béotie. Seuls quelques grands sanctuaires, par les traditions qui s'y rattachent, les concours qui y ont lieu à intervalles périodiques, et les foires qui s'établissent à leurs portes, maintiennent entre les Grecs un sentiment de solidarité. Et, si le temple d'Apollon délien attire surtout les insulaires et les riverains de la Mer Égée, si Olympie parait surtout fréquentée par les gens de l'Ouest, Delphes demeure un sanctuaire essentiellement panhellénique. Son clergé s'était bien tiré d'affaire après Salamine ; en répandant une série d'oracles antidatés où il prétendait avoir conseillé la politique de Thémistocle, et le récit forgé d'un cataclysme miraculeux qui avait mis en déroute le détachement perse envoyé pour piller le temple, il parvint à faire oublier son attitude pendant les guerres médiques ; des trépieds commémoratifs des victoires de Salamine, de Platées, d'Himère, de l'Eurymédon, s'élevèrent dans le sanctuaire non loin de la chapelle où, dès 485, Athènes avait consacré la came du butin de Marathon ; et Delphes redevint un centre d'influences et d'intrigues où les grandes puissances du monde hellénique se disputaient la première place. Dès 449, Sparte et Athènes s'y affrontèrent, Sparte envoyant une armée pour rendre aux prêtres de Delphes l'administration du sanctuaire que les Phocidiens venaient d'usurper (deuxième guerre Sacrée, cf. p. 97), Athènes essayant de déposséder de nouveau le clergé en faveur des Phocidiens, dont elle voulait se faire des alliés en cas d'un conflit éventuel avec la Béotie. Ainsi le patriotisme municipal fait la force des dieux de la cité, l'idée panhellénique, celle des grands sanctuaires. Et il ne faut pas chercher ailleurs le principe de leur prestige, On essaye vainement d'y trouver à cette époque les traces d'un enseignement moral. A Delphes même, les sentiments du clergé, qui s'expriment par l'oracle, attestent surtout le plus prudent opportunisme. Seul peut-être dans toute la Grèce le sanctuaire d'Éleusis continue à répandre, dans les cérémonies des Mystères, une doctrine morale et consolatrice. Mais le besoin de ce réconfort, qui avait au VIIe et au VIe siècle favorisé le développement de l'orphisme, se faisait moins vivement sentir dans une époque d'équilibre moral et de prospérité matérielle — conditions essentiellement défavorables au mysticisme. Et il est à noter que les cultes de Thrace et d'Asie, qui, mieux que les religions purement helléniques, répondaient à ces tendances sentimentales, ne prennent au Ve siècle qu'un faible développement, limité, semble-t-il, à la population cosmopolite de quelques ports. ***Honorer les dieux de la cité ou de la nation, leur apporter des offrandes, et embellir leurs demeures, était donc un acte essentiellement patriotique. Les temples sont au Ve siècle le grand luxe, presque le seul, des villes grecques, tandis qu'elles se contentent à cette époque d'édifices modestes pour leurs services municipaux et leurs assemblées — bien différentes en cela des cités commerçantes de Flandre, d'Allemagne ou d'Italie au XVIe siècle. Le temple du Ve siècle ne diffère d'ailleurs de celui du VIe ni par son plan ni par sa technique. C'est toujours, essentiellement, une salle rectangulaire que précède ou qu'entoure une colonnade. Les architectes continuent à ignorer ou tout au moins à ne pas appliquer le principe de la voûte, et celui de la ferme : aussi, pas plus que leurs devanciers, ils ne sont en mesure de donner à cette salle une largeur considérable. Même dans les temples colossaux, d'ailleurs inachevés, construits dans la première moitié du Ve siècle en Sicile, la largeur de la cella ne dépasse jamais 21 mètres. Là où les nécessités du culte imposent la construction d'un vaste local carré, comme c'est le cas pour la salle d'initiation d'Éleusis, l'architecte n'a pu se tirer d'affaire qu'en élevant une forêt de colonnes gênantes pour le spectateur. De même le problème de l'éclairage n'a pas reçu de solution nouvelle et c'est uniquement par la porte ouverte que la lumière pénètre dans l'intérieur des temples. Rien de comparable, par conséquent, à cette évolution technique, qui, dans l'Europe occidentale, du Xe au XIVe siècle, permet de construire des nefs de plus en plus hardies et lumineuses. On peut à peine dire que les principes de décoration générale se modifient : les architectes du Ve siècle, comme ceux du VIe, ne connaissent que les ordres ionique et dorique ; au temple de Bassai (Péloponnèse), construit vers 420, la colonne corinthienne qu'on trouve au fond de la cella est un exemple isolé. Mais l'accroissement de la richesse publique, l'afflux de la main-d'œuvre, et surtout l'orgueil national et municipal, permettent et favorisent l'exécution d'ensembles architecturaux plus vastes que ceux d'autrefois. A Olympie, c'est sur une vaste esplanade artificielle que s'élève, majestueux et isolé, le nouveau temple de Zeus que les Éléens font construire entre 468 et 457. A l'Héraion d'Argos, le vieux temple d'Héra, incendié en 423, est reconstruit, peu après, au sommet d'une succession de terrasses que met en communication un escalier monumental. C'est surtout à Athènes que se manifeste cette ardeur à bâtir. Les stratèges du Ve siècle, outre les constructions nécessaires aux besoins du commerce ou de la défense nationale — Longs Murs reliant Athènes au Pirée —; arsenaux, loges de navires, portiques et magasins au Pirée) ont fait faire de grands travaux aux sanctuaires d'Éleusis, de Rhamnonte, du cap Sounion, surtout à l'Acropole d'Athènes, devenue le centre religieux de l'empire athénien. Ce lieu vénérable ne portait plus, au moment où Périclès commença à diriger les affaires d'Athènes, que des édifices inachevés ou provisoirement relevés, attestant le passage des Perses ; la colonnade du vieil Hécatompédon s'était écroulée ; du grand temple d'Athéna commencé à l'époque de Clisthène, et repris, semble-t-il, entre la bataille de Marathon et celle de Salamine, il ne restait plus qu'un soubassement où l'incendie de 480 avait laissé des marques tragiques ; le vieux sanctuaire d'Athéna et de Posseidon-Erechtée était détruit. Après Salamine, le plateau de l'Acropole fut agrandi et régularisé par des remblais maintenus par de robustes murs de soutènement. Sur cette terrasse plus vaste, Périclès forma le projet de reconstruire les temples commencés ou ruinés, et de leur donner un caractère de splendeur digne de la Ville souveraine. Pour la première fois en Grèce on vit le marbre employé, non plus dans de petites chapelles, mais dans de vastes édifices, depuis le stylobate jusqu'au fronton. Les carrières du Pentélique, exploitées depuis un siècle environ, fournirent des blocs d'un grain serré, très propres à la construction, qui, en une journée de charroi, pouvaient être amenés à pied d'œuvre. A partir de 450 environ, l'Acropole devint un énorme chantier de construction. Successivement furent réédifiés le grand temple d'Athéna qui devait recevoir plus tard le nom de Parthénon — temple de la Déesse-Vierge (447-432) —, une entrée monumentale — Propylées (commencée vers 435) —, qui remplaçait la porte plus modeste des Pisistratides, enfin l'Erechteion (commencé vers 420). Par un rare privilège, Athènes n'eut pas besoin, pour la direction de ces grands travaux, de faire appel à des artistes étrangers ; les architectes, Ictinos, Mnésiclès, Callicratès, Philoclès, étaient des enfants de la cité. ***La sculpture est au Ve siècle en fonction de l'architecture. Partout où s'élève un temple se créent, comme autour des cathédrales du moyen-âge, des chantiers où travaillent artistes et praticiens, d'où sont sortis des chefs-d'œuvre, en général anonymes. Le plus célèbre de ces chantiers est celui dont les statues et bas-reliefs devaient décorer le Parthénon. Périclès avait confié la direction des travaux de ce temple à un Athénien, Phidias, qui s'était fait remarquer dès l'époque de Cimon pour avoir su fondre et mettre sur pied une énorme statue en bronze d'Athéna, placée à l'entrée de l'Acropole. Il n'est pas possible de fixer la part qui lui revient dans l'ordonnance et l'exécution des sculptures du Parthénon ; on ne doit en tous cas, les attribuer toutes, ni, ce qui va de soi, à la même main, ni peut-être aussi au même atelier ; les métopes sont encore gauches ; la frise qui, par une innovation heureuse, court tout le long du mur de la cella, si bien que la colonnade y déterminait les plus intéressants jeux d'ombre et de lumière, atteste de hautes qualités décoratives ; enfin les débris des frontons ne peuvent être attribués qu'à un grand maître ; mais, en fait, pour les Anciens, Phidias était essentiellement l'auteur des deux énormes statues en or et en ivoire d'Athéna et de Zeus qui furent placées, l'une en 438, dans la cella du Parthénon, l'autre, peu d'années après, dans celle du temple de Zeus à Olympie. A vrai dire, le goût moderne répugne à ces mannequins monstrueux (12 mètres de haut environ) faits d'une armature de bois recouverte d'une précieuse carapace ; il faut se les imaginer, contemplés de loin par une foule qui n'apercevait du dehors, par les portes ouvertes, qu'un fantôme luisant dans l'obscurité de la cella. Faite pour les grands ensembles architecturaux, et, en général, pour le plein air, la sculpture des deux premiers tiers du Ve siècle, conformément à sa destination, cherche surtout à donner une impression de stabilité. Dans les frises et les frontons, dont le sujet est d'ordinaire emprunté à la mythologie — exceptionnellement, pour le Parthénon, aux plus majestueux aspects de la vie municipale —, on évite en général les mouvements excessifs ; un esprit de large stylisation se manifeste dans la manière de traiter le corps humain, et les vêtements, où les sculpteurs, d'accord avec les modes nouvelles, renoncent aux coquetteries du siècle précédent. On évite même le pathétique qui ne serait pas en place dans ces grandes compositions ; s'il y a encore de la gaucherie dans le sourire des combattants des frontons d'Égine, qui sont peut-être les produits attardés d'un art provincial, ce n'est sans doute pas par impuissance, mais par parti-pris que la passion est indiquée de façon si sommaire chez les combattants d'Olympie. La peinture du milieu du Nue siècle, elle aussi, avait pour rôle de compléter un ensemble architectural. Outre que les éléments essentiels des monuments étaient soulignés par une polychromie qu'il faut sans doute s'imaginer plus discrète que celle du VIe siècle, des fresques animaient souvent l'intérieur d'un temple ou le mur de fond d'un portique. Ces grandes compositions ont entièrement disparu. Nous savons que les peintres d'alors, Polygnote, Panainos, Micon, disposaient d'un jeu de couleurs fort limité, beaucoup plus pauvre que celui des primitifs italiens, et qu'ils ignoraient les procédés qui permettent de faire tourner les figures ; il faut probablement se représenter, dans un paysage rudimentaire, des personnages en teintes plates, heureusement groupés. Il est en tous cas un mérite que nous pouvons, en toute sécurité, leur attribuer : c'est un dessin juste et précis, qualité que possèdent, à Athènes au moins, les plus modestes décorateurs. Elle se révèle de façon frappante dans la céramique. Dès les dernières années du VIe siècle la poterie attique était arrivée à un rare degré de perfection ; une innovation heureuse y avait renversé l'emploi des couleurs, le beau vernis noir étant réservé au fond, le rouge aux personnages. Dans cette technique nouvelle, un maître potier, Euphronios, fabriquait, vers 500, des vases dont les peintures, signées de lui ou exécutées sous sa direction, sont d'une admirable pureté. Un peu plus tard, on vit sortir des ateliers de Douris et de Hiéron des coupes d'un profil léger et nerveux, décorées de scènes mythologiques ou familières, où se manifestaient, avec une sûreté de main étonnante, les plus fines qualités d'esprit ou d'émotion. ***Le patriotisme municipal ou national, qui trouvait dans les temples des dieux son expression permanente, se manifestait de façon périodique dans les fêtes des cités et des grands sanctuaires. Ceux d'Olympie, de Delphes, de Némée, de l'Isthme de Corinthe, plus que jamais, attirent une foule de pèlerins désireux de contempler leurs temples, les offrandes qui en faisaient de véritables musées, et surtout d'assister aux épreuves où se mesuraient des concurrents venus de tous les points du monde hellénique. Les solennités sportives où s'affrontent les étudiants des universités d'Angleterre ou d'Amérique, malgré l'affluence et l'enthousiasme des spectateurs, ne peuvent nous donner qu'une idée incomplète de ces fêtes, dont le caractère religieux s'exprimait par des manifestations littéraires et musicales d'une forme spéciale. En l'honneur des dieux, des héros, des vainqueurs aux jeux, les poètes composaient des chœurs accompagnés de musique et de danses, destinés à être exécutés, soit dans le sanctuaire pendant la période des fêtes, soit au retour des triomphateurs dans leur ville natale. Un Béotien, Pindare (première moitié du Ve siècle), appartenant à cette aristocratie rurale qui depuis deux siècles jouait dans les affaires de son pays un rôle considérable, et souvent malheureux, excella dans ces compositions lyriques. Ses odes triomphales ne comptent pas parmi les œuvres les plus accessibles de la poésie grecque. Écrites dans une langue artificielle et composite, procédant par allusions que nous ne comprenons souvent qu'à grand renfort de scolies, passant des récits aux éloges personnels ou aux considérations générales par des transitions abruptes qui paraissent être la loi du genre, ses poèmes durent leur succès à la splendeur des images, à la noblesse des conceptions religieuses et morales, et aussi, on ne doit pas l'oublier, au prestige de la musique et de la danse. Moins ardues et d'une grâce un peu banale, les odes triomphales et héroïques de l'Ionien Bacchylide nous montrent un aspect plus aimable de la grande lyrique chorale. Mais cette poésie aristocratique était, dans une Grèce démocratisée, un archaïsme ; prolongée jusqu'au milieu du Ve siècle environ par la faveur de quelques grandes familles, et en particulier des tyrans siciliens, elle tombe, après cette date, dans une décadence irrémédiable que dissimule mal la splendeur de la mise en scène et de la musique. Au reste, elle avait, dès les premières années du siècle, à supporter la concurrence d'un genre où ne s'exprimait plus l'orgueil de quelques nobles familles, mais celui d'une cité tout entière. On a vu l'effort qu'avaient fait autrefois les Pisistratides pour doter Athènes de fêtes magnifiques. La démocratie continua ces traditions ; durant tout le Ve siècle, les Panathénées, et surtout les Dionysies, furent célébrées avec un luxe inouï, rehaussé encore par l'esprit d'émulation qui animait les citoyens chargés de contribuer de leur argent à la splendeur de ces cérémonies. Dès 534 la tragédie était un genre assez nettement constitué pour figurer, à côté de l'antique dithyrambe, au programme des fêtes de Dionysos ; à partir de la fin du VIe siècle elle constitue la principale attraction de la vieille cérémonie des Lénéennes et surtout des grandes Dionysies, devenues la fête essentielle non plus seulement d'Athènes mais de la Confédération attico-délienne. Elle est, elle aussi, un genre littéraire, qui a ses lois, imposées à la fois par ses origines religieuses et par les conditions matérielles de sa représentation. La tradition lui impose ses sujets, empruntés aux légendes qui ont pour centre la passion d'un héros. C'est aussi la tradition qui maintient le chœur, lequel est encore, dans la première tragédie d'Eschyle — les Suppliantes, vers 495 —, le personnage principal du drame, et dont le rôle restera longtemps considérable dans l'unité morale de la pièce. Ce sont les origines religieuses de la tragédie qui y rendent les innovations si rares et si timides, parce qu'elles constituent un changement dans le rituel. Ces mêmes origines expliquent l'absence, dans la tragédie, de certains spectacles ou de certains sentiments intolérables dans une cérémonie religieuse ; on évitera d'y représenter directement un meurtre, ou d'y peindre, au moins jusqu'à l'époque d'Euripide, les passions de l'amour. D'autre part, quoique la signification des rites qui semblent avoir été à l'origine des représentations dramatiques fût depuis longtemps méconnue, il restait le sentiment que la tragédie devait avoir une valeur symbolique et morale. La tragédie est d'autre part conditionnée par le cadre où elle se joue. C'est dans l'enceinte d'un sanctuaire de Dionysos, au pied de l'Acropole, sur une esplanade circulaire entourée de gradins en bois, qu'évoluent au Ve siècle chœurs et acteurs. Le décor rudimentaire, le plein air, l'éloignement des figurants, et jusqu'aux masques rituels qu'ils portent, imposent à l'art tragique, on l'a très bien dit, une sorte de stylisation. On représentera des actions simples, sans craindre les gros effets ; les personnages seront largement dessinés, sans recherche de nuances qui ne seraient pas perçues. Car les quelques milliers de spectateurs qui assistaient à une représentation tragique ne constituaient pas une élite. Pour cette foule, où seule une petite minorité pouvait espérer lire plus tard la pièce jouée devant elle, dont personne — tout au moins au Ve siècle — ne devait la voir représentée une seconde fois, il fallait avant tout de la clarté : clarté de l'action, et clarté de la langue. Si dans les parties chantées par le chœur l'influence de la grande lyrique a imposé son dialecte artificiel, dont les poètes tragiques ont d'ailleurs atténué l'étrangeté, les parlés sont de l'attique légèrement ionisé, qui pouvait être compris des citoyens d'Athènes, aussi bien que des alliés et sujets de la ville impériale. — Enfin la forme même du concours — avec des juges sévèrement choisis —, que les Pisistratides avaient donnée aux représentations dramatiques, excitait l'émulation des auteurs et, pendant un siècle, maintint très haut leur production. Toutes ces conditions font de la tragédie du Ve siècle un art original, et qui, par son mélange de solennité et de naturel, de vérité et de stylisation, est particulièrement représentatif du tempérament grec. Dans ces cadres imposés se manifestent de beaux tempéraments de poètes. Eschyle, né vers 525, combattant de Marathon et sans doute de Salamine, est un des plus nobles génies de la Grèce. Nul peut-être n'a mieux rendu la terrible splendeur des légendes qui servent de thème à ses tragédies ; nul n'a mieux retrouvé, par un effort de divination extraordinaire, leur valeur symbolique ; nul — et il ne faut pas s'en étonner de la part d'un homme né auprès du sanctuaire d'Éleusis — n'a su dégager de ces mythes un plus profond enseignement moral. Dans des drames grandioses et un peu raides, écrits d'un style tendu, on voit comment la force et la fatalité entrent en conflit avec la justice, comment la démesure fait que le droit se déplace et que le crime engendre la vengeance, comment enfin naissent des lois nouvelles et des dieux nouveaux. Par là Eschyle se rattache à ce grand VIe siècle si préoccupé de problèmes moraux. Sophocle appartient à une génération moins soucieuse. Né vers 495 d'une famille de commerçants aisés, il avait dix-huit ans quand se dissipa le cauchemar de l'invasion perse, ses années de floraison se placent dans une période pacifique, et il mourut en 406, avant la défaite de sa patrie. Ces circonstances, et un naturel heureux, lui donnèrent un talent équilibré qui sut faire de la tragédie une merveilleuse forme d'art. De la forte construction de ses drames naissent des effets dont l'intensité nous surprend encore aujourd'hui : le souci d'idéalisation s'y mêle au plus touchant réalisme ; dans des couples adroitement appariés s'opposent l'énergie et la faiblesse, la tendresse et le devoir ; une maîtrise aisée se manifeste dans la langue des dialogues, comme dans les parties lyriques, qui sont la fleur de la poésie attique. Comme la tragédie, mais depuis moins longtemps qu'elle (488), la comédie figurait au programme des fêtes dionysiaques. Son développement avait été plus lent. Au milieu du Ve siècle, alors qu'Eschyle avait composé tous ses chefs-d'œuvre et que Sophocle était en pleine possession de son génie, il semble que la comédie ne produisît encore que des œuvres informes. Le vieux divertissement des paysans de l'Attique, où un chœur de buveurs interpellait la foule tandis qu'un compère lui donnait la réplique, n'était pas, à lui seul, avec ses scènes de bataille et ses tirades plaisantes, suffisant pour donner naissance à une forme d'art. Des influences étrangères sont venues l'enrichir. Dans le Péloponnèse, à Mégare, en Sicile, le culte de Dionysos avait donné lieu à des jeux où figuraient des bouffons, représentant des types élémentaires analogues à ceux des marionnettes italiennes ou de notre Guignol. Les bouffons de Mégare pénétrèrent dans la comédie attique ; à la dispute plaisante qui en faisait le fond, des poètes, Eupolis, Cratinos, accrochèrent tant bien que mal un rudiment d'action où ces personnages pussent évoluer. De là un genre hybride, et dont le plus grand intérêt, dans les deux premiers tiers du Ve siècle, résidait dans une satire politique très libre. On peut dire, dans une certaine mesure, que l'art grec est, au Ve siècle, fondé sur la religion. Mais cette religion elle-même a pour support le sentiment national, et, plus souvent encore, le sentiment municipal. Ce sont les cités qui font élever des temples et des statues aux divinités qui assurent leur prospérité, c'est pour les fêtes de la cité que travaillent les poètes tragiques et comiques. Et les mêmes raisons qui exaltaient à Athènes le patriotisme local y favorisaient l'épanouissement d'un art splendide. Bibliographie. — POTTIER. Les grands artistes,
Douris (Paris). — LECHAT. Les grands artistes,
Phidias. Paris. — A. et M. CROISET. Histoire
de la littérature grecque, t. III. — O. NAVARRE.
Le théâtre grec. Paris (Payot), 1925. — WILLAMOVITZ-MŒLLENDORF. Pindar.
Berlin, 1922. — MEILLET. Aperçu d'une histoire de la langue grecque. |