La Grèce était libre. Mais elle venait de subir, pour la première fois depuis l'arrivée des tribus helléniques dans les Balkans, une invasion terrible, et dont le souvenir ne devait pas s'effacer de si tôt. Des provinces avaient été pillées, d'autres, épuisées par la présence, pendant de longs mois, des armées ennemies ; la Mer Égée, autrefois animée par le va-et-vient des navires de commerce, était déserte ; enfin l'existence même de la nation grecque avait été mise en question pendant les tragiques semaines qui avaient précédé la bataille de Salamine. Et rien n'assurait que le gouvernement de Suse ne recommencerait pas l'aventure. A coup sûr sa flotte était annihilée pour l'instant ; dans la Grèce centrale étaient tombés de bons soldats de Perse et de Médie ; Xerxès, démoralisé, à Sardes, puis à Suse, perdait son temps, disait-on, en d'indignes intrigues de sérail. Mais les quelques dizaines de milliers d'hommes qu'avaient coûtés les Thermopyles, Salamine, Platées, et la retraite, étaient faciles -à remplacer dans un empire auquel les calculs les plus modestes attribuent une population de trente millions d'habitants ; en quelques années, les chantiers d'Ionie et de Phénicie pouvaient reconstituer la flotte ; qu'un roi énergique, digne héritier de Cyrus et de Darius, montât sur le trône, et la Grèce serait de nouveau menacée. Il fallait écarter définitivement ce danger. Et à coup sûr il ne s'agissait pas pour les Grecs d'aller dans la lointaine Asie ébranler dans ses fondements le dangereux empire ; il faudra attendre un siècle et demi avant que cette idée prenne corps en Grèce, et des circonstances exceptionnelles pour la réaliser ; mais au moins était-il de toute nécessité pour l'hellénisme de reprendre possession de ces îles et de ces côtes orientales de la Mer Égée, qui avaient servi de bases aux escadres ennemies ; de s'assurer la possession des Détroits, que deux grosses armées ennemies avaient pu franchir sans encombre à vingt-cinq ans d'intervalle ; de punir enfin les cités et peuples de la Grèce propre qui avaient favorisé l'invasion perse. Mais l'union que le danger avait créée ne survécut pas à. la victoire. Au lendemain de la bataille de Platées, les vainqueurs s'étaient trouvés d'accord pour châtier Thèbes, la ville traîtresse, qui fut prise d'assaut, et pour dissoudre la ligue béotienne. Mais dès l'année suivante les Péloponnésiens, qui avaient été moins directement menacés et éprouvés, montrèrent leur peu de goût pour des expéditions lointaines. Ils envoyèrent, il est vrai, un détachement d'infanterie faire en Thessalie une campagne peu brillante et stérile ; mais ils ne participèrent que par un contingent de vingt navires à une grande croisière qui chassa les garnisons perses des îles cariennes, de Chypre, de l'Hellespont, et qui comprenait des trières d'Athènes, des îles de la Mer Égée, et des ports ioniens. Elle était cependant commandée par le roi de Sparte, Pausanias, le vainqueur de Platées, chef peu aimé, mal au courant, comme tant de ses compatriotes, des choses de la mer, et devenu insupportable de vanité depuis son triomphe. Cette situation absurde ne pouvait pas durer ; après la prise de Byzance, une révolte éclata dans les équipages ioniens. Sparte rappela son roi, les équipages péloponnésiens abandonnèrent l'expédition, dont un chef athénien prit le commandement : événement plein de conséquences. Jusqu'alors le prestige militaire de Sparte lui avait assuré une autorité indiscutée : c'étaient des Lacédémoniens qui commandaient en chef, au moins nominalement, à l'Artémision, aux Thermopyles, à Salamine, à Platées ; et voici qu'elle se désintéressait de la lutte contre l'ennemi commun. Aussi bien, son gouvernement d'aristocrates terriens n'était pas en état de mener une guerre si lointaine, dont la direction devait tout naturellement revenir à la jeune démocratie de commerçants et de marins qui depuis quinze ans avait su mesurer la grandeur du péril perse. Le premier soin d'Athènes fut de grouper toutes les cités qui continuaient la lutte en une confédération, analogue à celles qui s'étaient constituées au cours des deux siècles précédents en différentes régions de Grèce, mais autrement vaste, puisqu'elle s'étendait depuis l'Hellespont jusqu'à la Carie. Son objet primitif, et, pendant plusieurs années, unique, étant le nettoyage et la surveillance de la Mer Égée, il lui fallait avant tout une flotte et les moyens de l'entretenir. Des villes confédérées, les unes durent fournir des vaisseaux avec leurs équipages, les autres, des contributions en argent versées dans une caisse commune déposée à Délos, dans le sanctuaire d'Apollon. La prépondérance d'Athènes se manifestait au début par ce seul fait que la gestion de ces fonds était confiée à des magistrats athéniens, les Trésoriers de la Grèce (Hellénotames). Leur nom exprimait bien que cet argent était destiné à une œuvre commune ; au reste, si la direction des opérations militaires revenait toujours à un Athénien, c'étaient, au début tout au moins, des assemblées périodiques, où étaient convoqués des représentants de toute la ligue, qui décidaient des affaires communes. Telle était cette confédération, dont l'idée première revient probablement à Thémistocle, mais dont l'organisation fut confiée à un autre Athénien, Aristide, d'esprit moins avisé que le vainqueur de Salamine, dont il avait autrefois combattu la politique, mais qui possédait les qualités d'un bon administrateur, l'intégrité et la méthode. Cette confédération manifesta bien vite son activité. Sous le commandement de Cimon, fils de Miltiade, la Thrace fut purgée des garnisons perses qui y étaient demeurées ; les Sporades, des pirates qui infestaient de temps immémorial le Nord de la Mer Égée ; Pausanias, à qui la tête avait tout à fait tourné et qui s'était, contre l'aveu de Sparte, installé à Byzance, devenue un foyer d'intrigues avec la cour de Suse, en fut chassé. Là-dessus la nouvelle se répandit à Athènes que Xerxès sortait de sa torpeur, et qu'une nouvelle flotte de deux cents vaisseaux allait sortir des chantiers phéniciens. Cimon se porta à sa rencontre, et, s'aventurant dans des régions où les trières grecques ne s'étaient jamais risquées, anéantit sur les côtes de Pamphylie, à l'embouchure de l'Eurymédon, l'escadre ennemie (470). C'étaient de grandes victoires, dont bénéficiait surtout la cité qui menait avec tant d'énergie les opérations. Des colons athéniens furent envoyés dans les Sporades, et à Eion (Thrace), près de ce massif du Pangée dont les richesses minières et forestières excitaient depuis longtemps les convoitises d'Athènes ; la prise de Byzance rouvrait aux vaisseaux du Pirée la route de la Mer Noire. Athènes était arrivée à ce tournant dangereux où un gouvernement, après une victoire chèrement achetée, ne sait plus faire le départ entre les nécessités de la défense nationale et l'appétit de conquêtes. Le parti impérialiste avait à sa tête le jeune stratège Cimon, qui, par ses victoires, le passé glorieux de sa famille, son faste et sa générosité, était devenu l'homme le plus populaire d'Athènes. Thémistocle, qui essaya de s'opposer à ce courant y perdit son prestige ; non contents de se débarrasser de lui par l'ostracisme (470), ses adversaires profitèrent de son absence pour monter contre lui une accusation destinée à réussir dans une cité où le nationalisme était exaspéré à la fois par les récents dangers et les dernières victoires : on prétendit qu'il entretenait, ainsi que le roi de Sparte Pausanias, des rapports avec la cour de Suse : des racontars absurdes, mais qui trouvèrent créance, le représentèrent négociant secrètement avec Xerxès dès le lendemain de Salamine. Pausanias fut égorgé à Sparte, Thémistocle dut quitter la Grèce et se réfugier en Asie Mineure, où il est de fait que le gouvernement perse l'accueillit avec faveur, et où il finit ses jours comme gouverneur royal de la ville de Magnésie. Son départ laissait le champ libre à ses adversaires. Mais leur politique, où l'esprit de lucre s'alliait à l'esprit de conquêtes, commençait à inquiéter la Grèce. En Thrace les indigènes anéantirent un corps expéditionnaire envoyé pour protéger les établissements miniers du Pangée ; Thasos, mécontente de la mainmise d'Athènes- sur cette riche région, qu'elle avait été jusqu'alors seule à exploiter, essaya de se détacher de la confédération ; assiégée par mer, elle dut livrer ses vaisseaux et payer tribut. Déjà quelques années auparavant Naxos, autrefois maîtresse des Cyclades, et qui ne se résignait pas à un rôle de second plan, avait dû, après une révolte malheureuse, passer du rang d'alliée à celui de sujette. Ainsi se modifiait peu à. peu la nature de la confédération athénienne. Elle devenait un empire dont Athènes prenait la tête. Bien des cités durent subir le sort de Naxos et de Thasos, les unes contre leur gré, les autres par leur propre faute, trop heureuses de se libérer de toute obligation militaire et de s'en remettre à la flotte athénienne pour la protection de la Mer Égée. Sparte, toujours lente à s'émouvoir, finit par comprendre qu'il y avait quelque chose de changé en Grèce. Elle avait déjà été fort surprise de voir, au lendemain de Salamine, Athènes, à demi démolie, utiliser les débris de ses maisons, de ses temples, et jusqu'aux pierres de ses tombeaux pour entourer, non plus seulement l'Acropole, mais la ville entière, puis le Pirée, de solides enceintes fortifiées, marquant ainsi sa volonté de suffire elle-même à sa propre défense, et de pouvoir traiter désormais n'importe quelle cité grecque d'égale à égale. Maintenant Sparte pouvait se rendre compte qu'à côté de la confédération péloponnésienne grandissait un empire qui, martre de la mer, disposant de revenus considérables, et dirigé par une cité hardie et remuante, deviendrait bientôt un danger pour elle, une menace pour l'indépendance de toute la Grèce. Mais elle n'avait pas les mains libres à ce moment, embarrassée qu'elle était par une révolte de la Messénie, dont la population en armes, concentrée sur le Mont Ithôme refuge traditionnel des insurgés de la région —, défiait l'infanterie spartiate. C'est alors que le parti militaire, à Athènes, conçut un grand projet destiné à la fois à étendre les limites de la confédération et à calmer les inquiétudes de Sparte. Une armée athénienne fut envoyée en Messénie pour participer à la répression des insurgés ; en même temps une flotte était expédiée dans les eaux de Chypre : des mouvements nationalistes avaient éclaté dans diverses provinces de l'empire perse à la mort de Xerxès, en particulier en Égypte ; l'occasion paraissait bonne de soustraire à la domination perse la grande île, avant-poste de l'hellénisme dans les eaux phéniciennes, les colonies grecques du Delta, les terres à blé de la vallée du Nil ; l'opération semblait d'autant plus facile que l'armée envoyée en Égypte par le jeune roi de Perse Artaxerxès avait été taillée en pièces. Ce vaste plan échoua de tous côtés. En Messénie, l'armée athénienne ne put s'emparer de la citadelle de l'Ithôme ; et comme ses dispositions vis-à-vis des insurgés ne paraissaient pas sûres au gouvernement soupçonneux de Sparte, elle fut congédiée d'une manière assez désobligeante (462). Au lieu de renforcer l'entente entre les deux grandes cités, cette aventure les aigrit plus que jamais l'une contre l'autre. Athènes conclut une alliance avec Argos, la vieille ennemie de Sparte, et avec les Thessaliens - ; Cimon, promoteur de l'alliance spartiate, fut ostracisé. Sparte, de son côté, encouragea les rancunes de toutes les cités qui voyaient d'un mauvais œil les progrès de l'empire athénien Égine ; autrefois maîtresse du golfe Saronique ; Corinthe, inquiète de voir sa voisine Mégare passer sous l'influence athénienne, et le Pirée devenir le premier port de Grèce ; Thèbes, mal résignée à son abaissement. Athènes fit front de tous côtés, et, malgré l'expédition d'Égypte, elle trouva le moyen d'équiper une nouvelle flotte qui battit celle d'Égine, mit le siège devant la ville, et finit par la faire capituler ; les Corinthiens qui s'étaient aventurés jusqu'à Mégare subirent un sanglant échec. En Béotie, il est vrai, un détachement athénien se heurta à Tanagra contre une grosse armée péloponnésienne envoyée en Grèce centrale sous un prétexte futile, et fut défait après une rude mêlée ; mais deux mois après, les Péloponnésiens rentrés chez eux, les Athéniens reparurent en maîtres, et la Béotie, sauf Thèbes, retomba sous leur influence. Une flotte athénienne fit une croisière sur les côtes de Laconie (458/457). Athènes paraissait n'avoir plus rien à redouter de ses ennemis. Maintenant que les Longs Murs reliaient l'enceinte de la ville à celle du Pirée, elle était, du côté de la terre, invulnérable derrière ses murailles qui défiaient le pauvre matériel de guerre dont disposaient à cette époque les armées grecques ; et elle pouvait être ravitaillée par mer. Mais en 456, la nouvelle d'un terrible désastre vint ébranler sa quiétude. Une division de la flotte athénienne, jointe aux révoltés d'Égypte, avait remonté le Nil et s'était attardée au siège de Memphis. Le gouvernement de Suse, réveillé de sa torpeur, avait pu, pendant ce temps, monter une grosse expédition qui pénétra dans les canaux du Delta, défit les révoltés et anéantit après une campagne de dix-huit mois l'escadre athénienne ; une seconde division navale envoyée de Chypre fut détruite à l'embouchure du Nil. Non seulement c'était l'échec du grand projet oriental de Cimon, mais, par l'anéantissement de deux escadres, on pouvait se croire revente à trente ans en arrière, aux années qui avaient précédé Salamine et où la Mer Égée était ouverte aux vaisseaux phéniciens. Fidèle à la politique de Thémistocle, Athènes sacrifia les choses de la terre à celles de la mer ; et, pour pouvoir reconstituer sa flotte, elle conclut une trêve de cinq ans avec Sparte, renonçant à l'alliance d'Argos et à toute prétention sur le Péloponnèse. Cimon, revenu d'exil, fut sans doute l'artisan de cette réconciliation qui permit aux Athéniens, six ans après le désastre d'Égypte, d'envoyer dans les eaux de Chypre une nouvelle escadre de 200 trières, qui défit en deux rencontres la flotte phénicienne venue à sa rencontre. Cimon était mort pendant l'expédition, mais l'honneur athénien était sauf et la Mer Égée de nouveau à l'abri du danger. Pour consolider la situation, Athènes se résolut à s'entendre avec le gouvernement perse, fort désireux de son côté de mettre fin à une guerre coûteuse et décidément inutile. Le Roi accepta de reconnaître la situation de fait : il abandonna tout droit sur les cités grecques de la côte occidentale d'Asie Mineure. Par contre, Athènes renonçait à sa politique orientale ; la Cilicie, l'Égypte, Chypre, retombaient, pour plus d'un siècle, sous la domination perse. Ce traité modeste laissait à Athènes les mains libres dans la Mer Égée et la Grèce d'Europe. L'homme qui remplaça Cimon à la présidence du conseil des stratèges, et par conséquent à la direction des affaires étrangères, Périclès, petit-neveu de Clisthène, appartenait à cette famille des Alcméonides qui depuis plus d'un siècle jouait dans le monde hellénique un rôle financier et politique si considérable. Militaire médiocre, peu partisan des expéditions lointaines, c'est en Grèce qu'il rêvait d'assurer à sa cité un rôle prépondérant. Mais il n'ignorait pas qu'Athènes était épuisée par trente ans de guerre, pendant lesquels le meilleur de sa population était tombé sur les champs de bataille d'Europe, d'Asie, d'Égypte ; une seule de ces années (459/8) avait coûté à Athènes, comme nous l'indique une liste de guerriers morts, environ dix-huit cents citoyens, le dixième de ses effectifs. Et tous ces sacrifices n'avaient assuré à Athènes que la gloire sans la paix. Ses ennemis, ses alliés, ses sujets la menaçaient de tous les côtés. La Béotie se soulevait contre sa domination, bousculait la trop faible armée qu'y avait envoyée Périclès, et reconstituait sa ligue, qui sera pendant un demi-siècle un ennemi haineux attaché aux flancs de l'Attique ; l'Eubée, Mégare, s'insurgeaient, chassaient ou massacraient leurs garnisons athéniennes ; enfin, la trêve entre Athènes et Sparte expirant en 446, une armée péloponnésienne envahit l'Attique et vint camper à Éleusis ; depuis Salamine, les Athéniens n'avaient pas vu l'ennemi de si près. Il fallait en finir : Périclès proposa la paix au roi Pleistoanax, qui accepta de signer une convention valable pour trente ans ; Athènes renonçait à toute prétention sur Mégare et le Péloponnèse ; Sparte abandonnait à la domination attique Égine et l'Eubée. Les assemblées populaires ratifièrent ce traité, aussi bien à Athènes, où l'on était las de se battre, qu'à Sparte, où l'on n'ignorait pas qu'Athènes, maîtresse de la mer, pouvait supporter une longue guerre à l'abri de ses murailles. Les grands événements qui s'étaient déroulés depuis cinquante ans avaient déplacé le centre de gravité de l'hellénisme. Au VIIe et au VIe siècle il avait été à l'Est : c'étaient les villes de l'Ionie qui menaient la civilisation grecque. Après les guerres médiques elles tombent dans une demi-obscurité dont elles ne sortiront qu'après Alexandre ; des cités de la Grèce continentale, Sparte et Athènes, et de celles de l'Occident, Syracuse en particulier, dépendent, dans le monde grec, la paix et la guerre. Ces trois grandes villes vont bientôt s'affronter dans un conflit tragique ; en attendant, une sorte d'équilibre semble régner entre elles, qui, joint à la sécurité désormais acquise du côté de la Perse, permet à la civilisation grecque de prendre, à partir du milieu du Ve siècle, sa forme la plus parfaite. Bibliographie. — THUCYDIDE. Histoire de la
guerre du Péloponnèse, I. |