Il était vraisemblable que le gouvernement royal ne resterait pas sur son échec. Cependant, pour autant que nous pouvons savoir, Athènes, qui avait subi le premier choc des Perses, fut aussi la seule ville de Grèce à prévoir leur retour. Toute sa politique, depuis 490 jusqu'en 480, semble dominée par cette pensée. C'est à cette crainte qu'il faut rattacher un certain nombre de mesures qui paraissent, à première vue, fausser le développement du régime démocratique institué par Clisthène. Comme en France à partir de 1792, à Athènes, pendant ces dix années, le danger de l'extérieur détermine à l'intérieur de graves conséquences. Avant tout il fallait songer à l'armée ; d'importants changements furent apportés à son organisation : en particulier, au détriment des pouvoirs de l'archonte polémarque, qui ne joue plus désormais aucun rôle dans la conduite des opérations militaires, ceux des stratèges sont accrus. D'autre part, l'expérience des dernières années, à Athènes comme en Asie Mineure, démontrait que le gouvernement perse ne trouverait pas dans les pays grecs de plus sûr appui qu'un tyran ; le vieil Hippias, à vrai dire, venait de mourir après Marathon ; mais il restait dans la cité assez de membres de sa famille, et, en dehors d'eux, de personnages influents et ambitieux : l'un d'eux pouvait profiter de la situation, et, à la faveur précisément du péril perse, reconstituer à son profit le régime abhorré. De là l'institution surprenante de l'ostracisme : chaque année, au printemps, deux séances de l'assemblée du peuple étaient consacrées, la première à décider si un citoyen menaçait la liberté publique, la seconde à désigner ce citoyen à la majorité des voix et à le condamner à un exil de dix ans, sans confiscation ni perte des droits politiques. Une institution de ce genre avait peut-être existé dès le vile siècle ; en tous cas, dès 487, l'ostracisme fonctionnait sous la forme que connaissent les écrivains de l'époque classique ; comme de juste, la première victime fut un Pisistratide, cet Hipparque qui avait été archonte quelques années auparavant ; mais d'autres grands personnages furent frappés les années suivantes, entre autres trois membres de l'influente famille des Alcméonides. Mesure d'exception qui rendit peut-être des services dans ces années de crise, l'ostracisme devait durer pendant tout le Ve siècle, et donner lieu, comme il est facile de se l'imaginer, aux pires abus. Mais ni la réorganisation de l'armée ni le bannissement des ennemis de l'intérieur n'étaient des mesures suffisantes. C'était sur mer que Darius avait vaincu la révolte de l'Ionie, et tout faisait prévoir qu'instruit par l'échec de Marathon, il appuierait d'une forte escadre l'expédition qu'il préparait. Or Athènes ne possédait qu'une flotte médiocre, dont deux événements devaient bientôt montrer l'insuffisance. Au lendemain de la bataille de Marathon, Miltiade essaya de soustraire à la domination perse ces îles de la Mer Égée dont les ports excellents pouvaient servir de base à une escadre ennemie. L'expédition échoua devant Paros (489) ; au retour, les adversaires politiques de Miltiade lui firent porter la responsabilité de cet insuccès ; après un procès lamentable, le vainqueur de Marathon, condamné à une forte amende, mourut d'une blessure reçue pendant le siège. A défaut de la maîtrise de la Mer Égée, Athènes voulut s'assurer au moins celle du golfe Saronique : il fallait pour cela abattre Égine, la vieille cité commerçante dont les corsaires menaçaient les côtes de l'Attique, et où le parti aristocratique, alors au pouvoir, était favorable à la Perse. Un soulèvement démocratique qui éclata dans l'île parut une occasion favorable ; mais, malgré l'appui d'une escadre corinthienne, là encore l'expédition se termina par un échec. Ainsi, malgré la hardiesse de ses marins, l'admirable configuration de ses côtes, Athènes restait vulnérable du côté de la mer. C'est ce que comprit un personnage qui devait jouer dans l'histoire d'Athènes un rôle essentiel, et qui semble avoir été le plus grand homme politique qu'elle ait jamais possédé. Né d'une famille de commerçants, sans grande culture, sans fortune — au moins dans les débuts de sa carrière —, Thémistocle, par don naturel, possédait au plus haut point les qualités essentielles de l'homme d'État : prévision juste de l'avenir, décision rapide et sûre ; au besoin, un véritable génie de l'improvisation. Dès avant la bataille de Marathon, il avait repris les grands projets maritimes de Pisistrate : au lendemain du désastre de Ladé, il avait, en qualité d'archonte, fait voter et entreprendre des travaux d'aménagement au Pirée, où une belle rade bien protégée se prêtait — beaucoup mieux que la grève du Phalère, battue des vents du Sud, — à recevoir les navires de guerre que les grandes cités maritimes du monde grec commençaient à construire dès cette époque. De grands changements s'étaient en effet accomplis au cours du VIe siècle dans l'art nautique. Dans les vaisseaux de guerre, désormais pontés, une ingénieuse disposition en gradins, aujourd'hui mal connue dans ses détails, permettait de doubler ou de tripler le nombre des rameurs sans augmenter sensiblement la largeur de la coque. Ces dières ou trières longues et vites, avec leur gros équipage — près de 200 hommes, dont 150 rameurs —, et leur importante superstructure, avaient naturellement un tirant d'eau plus grand que les barques non-pontées d'autrefois, qu'on tirait chaque soir au rivage ; il fallait, pour les recevoir, des abris en eau profonde ; l'usage de l'ancre, qui s'était répandu dans le courant du VIe siècle, y rendait le mouillage sûr. Avec ses fonds, qui suffisent aux paquebots d'aujourd'hui, le Pirée était tout désigné pour recevoir l'escadre moderne dont Thémistocle voulait qu'Athènes fût pourvue. Un concours heureux de circonstances permit la réalisation de ce projet. Dès le VIe siècle les exploitations de plomb argentifère de la région du Laurium avaient été exploitées par les Athéniens ; mais vers 485, la découverte, dans ce district, du gisement de Maronée, plus profond, mais plus riche, provoqua à Athènes une véritable révolution financière. Affermées par l'État, ces mines lui rapportèrent, la première année, 100 talents (environ 600.000 francs-or). Ce fut le grand mérite de Thémistocle de faire voter par l'Assemblée que ces revenus seraient affectés à la construction d'une grosse escadre, décision qui devait avoir d'énormes conséquences pour l'avenir d'Athènes et de la Grèce. On ne saurait trop admirer la rapidité avec laquelle elle fut exécutée : en 480, Athènes possédait une flotte de 200 trières, qui faisait d'elle la première cité maritime du monde hellénique. Pendant ce temps, le gouvernement perse préparait de formidables armements dont Darius, mort en 485, ne vit pas la fin. Les historiens anciens, à la suite d'Hérodote, ont représenté comme un impulsif et un indolent son successeur Khsayarsha, qu'ils appellent Xerxès. En tous cas ce roi, qui recueillait une lourde succession, un empire nouvellement organisé et peu homogène, une grave question à régler dans la Mer Égée, un mouvement nationaliste en Égypte, un autre à Babylone, sut au début de son règne montrer de l'activité et de l'intelligence. Il réprima rapidement les révoltes égyptienne et chaldéenne, tout en continuant à préparer la campagne d'Europe. L'échec de Marathon avait prouvé que ce n'était pas en jetant sur les côtes de Grèce un corps expéditionnaire qu'on réprimerait définitivement l'insolence hellénique. On reprit donc, en le perfectionnant et en l'amplifiant, le plan de Mardonios. L'armée de terre devait, par l'Hellespont et la Thrace, gagner la Grèce centrale ; la flotte, longeant la côte, devait la ravitailler et au besoin appuyer ses opérations. L'expédition fut préparée avec soin ; les côtes furent reconnues, les ingénieurs grecs et phéniciens reçurent mission de construire un double pont de bateaux sur l'Hellespont, de creuser un canal au Mont Athos — pour éviter à la flotte de doubler cette pointe dangereuse ; des centres de ravitaillement furent organisés en Thrace et en Macédoine. Enfin une campagne diplomatique menée en Grèce assura au Roi tout au moins la neutralité de la Crète et d'Argos, et, semble-t-il, l'appui du clergé delphique, qui, pour préparer l'opinion publique, publia une série d'oracles défaitistes. Au printemps de 480, les troupes royales franchissaient l'Hellespont, où la flotte était venue les rejoindre. Nous devons sans doute nous résigner à ignorer les effectifs de l'armée de terre. Les chiffres (dix-sept cent mille combattants), donnés par Hérodote qui écrivait un demi-siècle environ après l'événement, sont certainement exagérés ; les évaluations des historiens modernes, arbitraires et parfois ridiculement basses. Il est vraisemblable que plusieurs centaines de milliers d'hommes passèrent d'Asie en Europe : infanterie, cavalerie, avec du matériel de siège, un train considérable, et les impedimenta démesurés qui alourdissaient les armées de l'antiquité, surtout celles de l'Orient, et qui furent sans doute une des causes pour quoi les troupes royales mirent près de trois mois pour aller de l'Hellespont aux Thermopyles (600 kilomètres environ). La partie combattante comprenait, avec des éléments de valeur inégale, la meilleure cavalerie du monde méditerranéen, et une infanterie recrutée parmi les populations guerrières et montagnardes de l'empire. Mais on s'imagine les difficultés de toutes sortes que devait présenter le maniement de ces troupes hétérogènes par la langue, les mœurs, et l'armement. Plus compliquée encore devait être la question du ravitaillement dans cette presqu'île balkanique si peu fertile, si pauvre en eau pendant l'été, dépourvue de routes. Il ne fallait pas compter sur le pays, qui suffisait à peine — sauf peut-être la Thessalie — à nourrir sa population. Comme nos armées modernes dépendent des chemins de fer et des camions, celle de Xerxès, une fois passée en Grèce, dépendait de sa flotte ; privée du ravitaillement par mer, elle était condamnée aux privations et aux maladies : on le vit après Salamine. Xerxès le savait bien ; sa flotte comprenait un grand nombre de transports de tout rang, et plusieurs centaines de navires de guerre, mais parmi eux, semble-t-il, une forte proportion de vaisseaux d'ancien modèle. Avec des faiblesses, qui étaient surtout la conséquence de l'énormité des effectifs, l'expédition de Xerxès était la plus formidable machine de guerre qu'on eût jamais montée sur les bords de la Méditerranée ; elle dépassait en tous cas de beaucoup tout ce que les cités grecques avaient pu réaliser ou imaginer jusqu'alors. On s'imagine leur émotion lorsqu'arriva — sans doute par les ports d'Ionie — la nouvelle des grandes concentrations opérées en Asie Mineure durant l'automne de 481. Dès la fin de cette année, des députés venus de toutes les régions du monde hellénique se réunirent à Corinthe : événement nouveau dans l'histoire de la Grèce. A vrai dire, et quoiqu'une sorte d'union sacrée eût été décidée, qui, entre autres, mit fin, au moins provisoirement, au conflit entre Égine et Athènes, les égoïsmes particuliers se manifestèrent déjà dans cette réunion panhellénique. Plusieurs-peuples ou cités firent des déclarations de neutralité, en particulier ceux de l'Occident, moins directement menacés ; on dut rejeter les offres de service de Gélon de Syracuse, qu'il accompagnait d'exigences intolérables. Même parmi ceux de la Grèce propre, beaucoup étaient disposés à se soumettre. L'exemple de l'Ionie n'était pas encourageant. Par bonheur pour l'hellénisme et la civilisation méditerranéenne, Athènes et les villes d'Eubée, qui savaient qu'elles n'avaient pas de merci à attendre, Sparte qui prévoyait que la domination perse marquerait la fin de sa suprématie dans le Péloponnèse, parvinrent à décider à. la résistance la majorité de l'assemblée. Le principe adopté, il fallait se mettre d'accord sur l'exécution. Sparte et ses alliés avaient l'arrière-pensée — qu'ils devaient conserver jusqu'en 479 — de défendre le Péloponnèse seul en fortifiant l'isthme de Corinthe. Ce projet permettait à l'armée perse de se constituer des bases solides dans les régions qu'on lui abandonnait ; cette raison, plus sans doute que les protestations d'Athènes, décida les Spartiates à participer à une expédition destinée à couvrir la Thessalie. Au printemps de 480, lorsqu'on apprit que Xerxès franchissait l'Hellespont, des contingents athéniens, béotiens, péloponnésiens vinrent camper dans la vallée de Tempé. Arrivés là ils s'aperçurent qu'ils pouvaient être tournés à la fois par terre et par mer, et que les dispositions des grands propriétaires du pays n'étaient pas sûres ; ils se retirèrent à l'approche de l'ennemi, lui abandonnant le grenier de la Grèce du Nord, et l'appoint de la cavalerie thessalienne. Cependant l'armée royale, grossie en route, depuis le passage de l'Hellespont, de contingents thraces et macédoniens, s'avançait sans rencontrer, semble-t-il, d'autres difficultés que celles du ravitaillement en eau. C'est au Sud de la Thessalie qu'elle allait pour la première fois se heurter aux Grecs. Le conseil de guerre de Corinthe avait décidé l'envoi d'une nouvelle expédition qui devait couvrir la Grèce centrale. On renonça à défendre le massif de l'Othrys, que traverse un col facile, et l'on choisit comme ligne de résistance les contreforts du massif de l'Oeta, autrement enchevêtrés, coupés de ravins d'une défense aisée et infranchissables à une armée alourdie d'un gros train ; et cette fois, la flotte devait appuyer l'armée de terre. Un corps de 10.000 hoplites environ fut dépêché vers le golfe Maliaque. Les Péloponnésiens n'avaient fourni que 4.000 combattants : ainsi se manifestait de nouveau leur arrière-pensée de garder le meilleur de leurs troupes pour la défense de l'Isthme ; le reste venait de Béotie et de la Grèce centrale. Ce fut cependant un des rois de Sparte, Léonidas, qui prit le commandement de cette petite armée. Athènes au contraire avait fait un magnifique effort : 180 trières quittèrent les chantiers du Pirée et firent voile vers le golfe Maliaque. Égine, les ports de l'Eubée, du Péloponnèse et des Cyclades occidentales, envoyèrent des renforts, si bien que l'escadre grecque comptait plus de 300 vaisseaux, presque tous du nouveau modèle. C'est à la fin de juillet que les armées helléniques prirent position. Léonidas occupa le passage des Thermopyles — Porte des Eaux-Chaudes, à cause des sources d'eau chaude et sulfureuse qui jaillissent dans la région —, qui, entre les pentes escarpées de l'Oeta et la mer, n'avait à cette époque — avant que les alluvions du Sperchios n'eussent fait reculer le rivage — que la largeur de la chaussée. La flotte, sous le commandement théorique du Spartiate Eurybiade et sous l'autorité effective de Thémistocle, s'embossa dans la baie de l'Artémision, au Nord de l'Eubée. Les premiers éléments de cavalerie de Xerxès arrivèrent au contact avec les hoplites grecs avant que la flotte perse eût quitté Thermé où elle s'était concentrée. Instruit de la situation, Xerxès donna l'ordre à ses vaisseaux de faire voile en hâte vers l'Eubée. Mais la côte de Magnésie, rectiligne et rocheuse, qu'ils devaient longer, ne leur offrit que des abris insuffisants ; un matin, ils furent surpris au mouillage par un de ces coups de vent du Nord-Est qui sont si fréquents en été dans la Mer Égée. Ce fut un véritable désastre. Diminuée, semble-t-il, de plusieurs centaines de navires qui, n'ayant pu gagner le large à temps, s'étaient brisés contre les récifs, elle vint se mettre à l'abri à l'entrée du golfe Pagasétique. C'est alors que Xerxès donna l'ordre d'attaquer par terre et par mer. Sur mer, les trières grecques montrèrent leur supériorité manœuvrière dans deux engagements partiels qui coûtèrent aux Perses quelques dizaines de navires. Pendant ce temps l'infanterie royale tentait, à plusieurs reprises, de forcer le passage où les Grecs tenaient crânement : un nouveau grain détruisit même, dit-on, une division navale qui avait reçu mission de transporter, en faisant le tour de l'Eubée, des troupes destinées à prendre à revers l'armée grecque. C'est au bout de quelques jours seulement que Xerxès fut instruit de l'existence d'un sentier de montagne, praticable à une infanterie sans bagages, et qui permettait de tourner la position des Thermopyles. Léonidas connaissait l'existence de ce chemin ; mais la pauvreté de ses effectifs l'avait obligé à en confier la défense à un détachement locrien de médiocre valeur. Surprise au point du jour par la colonne perse, cette petite garnison se débanda : au lever du soleil, la nouvelle s'en répandit dans le camp grec. On est mal informé de ce qui se passa à ce moment ; la plupart des détachements de la Grèce centrale, ne voulant pas s'exposer à un désastre certain, semblent s'être repliés en hâte le long de la côte, abandonnant Léonidas et ses Péloponnésiens, qui, fidèles à leur consigne, se firent massacrer sur place. La présence de la flotte grecque était désormais inutile dans le voisinage des Thermopyles ; elle se dirigea vers le golfe Saronique, pour reprendre contact avec le gros des forces grecques, massées près de l'Isthme de Corinthe, et vint mouiller devant Salamine. Ainsi la politique égoïste des Péloponnésiens et le système des petits paquets aboutissaient à une catastrophe. La Grèce centrale était ouverte. En Béotie, où les grands propriétaires n'avaient jamais été partisans de la résistance, Xerxès trouva un accueil favorable : ce riche pays devait pendant un an servir de base d'opérations à l'armée perse, dont Thèbes fut le quartier général. Pendant ce temps le gouvernement d'Athènes faisait évacuer ville et campagne ; tout ce qui pouvait combattre s'embarqua, le reste se réfugia dans l'île de Salamine, à Égine, dans le Péloponnèse. Xerxès trouva l'Attique déserte, et n'eut que la satisfaction de dévaster la banlieue d'Athènes, d'incendier et de piller les temples de l'Acropole où une poignée de défenseurs avait essayé de résister. Sa flotte cependant doublait sans encombre le cap Sounion et mouillait dans la rade du Phalère, craignant sans doute d'être embouteillée au Pirée. Les deux flottes étaient donc de nouveau en présence. Une fois de plus, d'après la tradition, s'affrontèrent dans une série de conseils de guerre tragiques les deux plans de campagne, celui des Athéniens, qui demandaient que le sort de la Grèce se décidât au plus tôt, et sur mer, celui des Péloponnésiens qui voulaient réserver leur flotte, et attendre l'armée royale derrière les retranchements qui s'élevaient à la hâte pour barrer l'Isthme de Corinthe : plan absurde, car, en quelques heures de traversée, les vaisseaux ennemis pouvaient transporter des troupes en Argolide, où elles auraient trouvé des alliés et une base excellente pour prendre à revers les défenseurs de l'Isthme. Non sans peine, Thémistocle obtint qu'on accepterait le combat naval que Xerxès était, de son côté, désireux d'offrir. La saison s'avançait, le ravitaillement de l'armée royale devenait de plus en plus difficile, et il était évident que la question ne serait pas réglée tant que trois cents trières grecques resteraient intactes et groupées à Salamine. Un soir de la fin de septembre, la flotte perse reçut l'ordre de quitter le Phalère et de faire voile dans la direction de l'île où étaient concentrées les espérances de la Grèce. Les manœuvres opérées cette nuit-là par la flotte perse, et qui avaient en tous cas pour objet d'encercler l'escadre grecque, ne nous sont pas bien connues ; on se fait une idée moins nette encore de la journée du lendemain : ce qui paraît certain, c'est que les Grecs se dégagèrent -de bonne heure de la baie de Salamine, prirent, sans que l'adversaire pût les en empêcher, une formation de combat, et bousculèrent la division phénicienne rangée en face d'eux le long du rivage de l'Attique ; du désordre s'ensuivit, aggravé, dit-on, par un coup de vent de terre ; vaisseaux phéniciens et ioniens, alourdis par la présence de troupes de débarquement, s'entrechoquèrent et s'endommagèrent dans la passe étroite ; ce qui échappa à grand'peine se réfugia au Phalère, pour filer de là au plus tôt vers l'Hellespont ; un détachement de fantassins d'élite, débarqué la veille au soir dans l'îlot de Psyttalie, fut massacré. Quelques heures avaient suffi pour compromettre une expédition qui avait jusqu'alors réussi au delà de toute espérance. Une armée énorme avait été transportée sans encombre d'Asie en Europe ; tout le Nord-Est de la presqu'île balkanique obéissait désormais au Roi ; enfin l'injure de 490 était vengée, l'Attique conquise et ravagée, ses dieux même outragés. Mais avec sa flotte réduite et démoralisée, Xerxès n'avait plus la maîtrise de la mer ; le ravitaillement devenait impossible ; la mauvaise saison approchait : il lui fallait ramener au plus tôt l'armée de terre en Asie. C'est à quoi il se résolut fort sagement : il assuma lui-même la direction de la retraite, que les intempéries, la faim, et des révoltes en Macédoine et en Thrace — contre-coup de la bataille de Salamine — rendirent difficile et meurtrière. Mais il fallait réserver l'avenir. Un corps d'occupation fut laissé en Thessalie, sous le commandement de Mardonios : quelques dizaines de milliers de fantassins, choisis parmi les meilleurs recrutements de l'empire, appuyés d'une bonne cavalerie, augmentés de contingents de la Grèce centrale et septentrionale. Si bien que, malgré le succès de Salamine, la situation de la Grèce demeurait précaire. L'Attique, dévastée, restait menacée ; et, de fait, elle fut de nouveau envahie par Mardonios et pillée au printemps de 479. Lorsque Xerxès, instruit par l'expérience, saurait équiper une escadre moderne, et profiterait d'autre part des bases qu'offraient la Thessalie et la Béotie, tout serait remis en question. Athènes par contre, pivot de la défense navale, ne pouvait pas, avec l'ennemi à ses portes, renouveler sa flotte ; au reste sa population était lasse de cette existence précaire ; avant la bataille de Salamine, les Athéniens avaient déjà menacé de quitter la terre de leurs ancêtres et d'aller chercher en Italie, loin du péril perse, une patrie nouvelle. Toutes ces raisons décidèrent enfin les Péloponnésiens à renoncer à leur plan de défense de l'Isthme, et .à chercher une bataille décisive dans la Grèce centrale. Cette fois ils firent un gros effort : au début de l'été, une armée de 50.000 hommes peut-être, y compris l'infanterie athénienne, sous le commandement du roi Spartiate Pausanias, passa le Cithéron et vint camper sur les pentes septentrionales de cette montagne, près de la petite ville de Platées, surveillant la plaine de Béotie. Pour la première fois, les meilleures troupes de la Grèce et de l'empire perse étaient en présence sur terre, en nombre à peu près égal, avec, du côté perse, la supériorité de la cavalerie. Par une série de manœuvres, Mardonios sut attirer dans la plaine Pausanias, qui se trouva là dans une situation difficile : la cavalerie ennemie harcelait son camp, hâtivement fortifié, et, par des raids vers la montagne, lui coupait son ravitaillement. Il se résolut â changer à la fois sa position et son ordre de bataille : opération imprudente, et qui n'alla pas sans confusion, parce qu'il voulut y procéder de nuit ; contrairement à ses prévisions, le mouvement n'était pas terminé au petit jour, quand. Mardonios, informé de ce qui se passait chez les Grecs, jugea le moment favorable pour une action décisive. Sa cavalerie et ses archers foncèrent sur les Spartiates qui prirent, sous une grêle de flèches, une formation de combat, et, par une énergique contre-attaque, bousculèrent l'infanterie royale qui suivait les troupes montées ; Mardonios fut tué pendant le combat. De leur côté, les Athéniens repoussaient vigoureusement les contingents de la Grèce centrale. L'armée perse, que les Grecs ne purent poursuivre faute de cavalerie, se retira sans être inquiétée ; mais après cet échec il ne lui restait plus qu'à prendre le chemin de l'Hellespont. La flotte grecque cependant ne restait pas inactive. Après Salamine, l'approche de la mauvaise saison l'avait réduite, pendant l'automne, à un rôle de surveillance dans les Cyclades. Elle y revint au printemps de 479 ; c'est à Délos, où elle mouillait, qu'elle reçut, sur les dispositions des Grecs d'Asie et la force de l'escadre ennemie qui gardait les ports d'Ionie, des renseignements qui la décidèrent à faire voile vers Samos, de là vers le golfe Latmiaque, où la flotte royale, â la nouvelle de son arrivée, tira ses vaisseaux au sec, au pied du cap Mycale ; tactique archaïque, et qui réussit fort mal ; les Grecs débarquèrent, défirent les équipages ennemis — d'autant plus facilement que les contingents ioniens passèrent de leur côté dès le début de la bataille —, et incendièrent leurs navires. Les îles et les cités de la côte chassèrent leurs tyrans, leurs garnisons perses ; une division navale, à l'automne, parut devant l'Hellespont et soumit les villes qui tenaient encore à la cause royale. De Sardes, puis de Suse, où il s'était retiré, Xerxès assistait, impuissant et découragé, à cette série de désastres, et à l'échec total de son expédition. ***Pendant qu'Athènes et Sparte chassaient du bassin de la Mer Égée les flottes et l'armée du roi de Perse, des événements analogues se déroulaient dans la Méditerranée occidentale. En Sicile, une dynastie de tyrans intelligents avait réalisé à son profit cette unité que l'approche du danger perse avait à grand'peine créée en Grèce. Dès le début du Ve siècle, Hippocrate, tyran de Gela, avait soumis à son autorité les villes de la côte orientale de Sicile. Son rêve était de s'établir à Syracuse, dont le port excellent, en eau profonde comme celui du Pirée, était beaucoup mieux fait que la rade foraine de Géla pour abriter une flotte moderne. Ce projet fut réalisé par Gélon, le chef de sa cavalerie, qui lui succéda en 491, et qui profita des troubles intérieurs qui divisaient à cette époque la cité syracusaine, pour y intervenir en pacificateur et y établir le siège de son gouvernement. Une série de mariages unit sa famille à celle de Théron, tyran d'Agrigente ; ainsi les principales villes grecques de Sicile obéissaient à une seule maison : des escadres de trières, une solide infanterie, et, ce que ne possédait aucune cité de la Grèce propre, une bonne cavalerie, faisaient de cette confédération une puissance militaire redoutable pour ses voisines, les colonies carthaginoises de la Sicile occidentale. Leur métropole s'émut de ce danger ; vers 480 elle envoya, sous le commandement d'Hamilcar, une flotte et une armée de terre, qui, débarquée à Panormos, vint assiéger la ville d'Himère ; attaquée pendant les opérations par la cavalerie de Gélon, elle fut complètement défaite. C'était un aussi beau triomphe, et aussi plein de conséquences que ceux qui avaient été remportés en Grèce ; pour les contemporains, la victoire d'Himère valait celle de Salamine. Syracuse devenait par sa victoire le centre de l'hellénisme dans la Méditerranée occidentale ; en 474, ce fut sa flotte qui, sous le commandement de Hiéron, frère et successeur de Gélon, défit une escadre étrusque qui menaçait Cymé, et assura ainsi la sécurité de la mer Tyrrhénienne et la liberté des cités grecques de cette côte. Ainsi, à l'Est comme à l'Ouest, les dangers qui avaient menacé l'hellénisme étaient conjurés, et certains pour toujours. La Grèce d'Europe ne reverra plus une armée perse ; il faudra attendre soixante-dix ans pour que les Carthaginois attaquent de nouveau les villes grecques de Sicile ; la marine étrusque semble annihilée après la bataille de Cymé. Des armées énormes, jusque-là toujours triomphantes, des flottes montées par des marins éprouvés, s'étaient brisées contre ces petites milices souvent indisciplinées, contre les escadres de ces villes aux modestes ressources. Le nombre, l'organisation, le mérite réel de certains chefs, comme Mardonios, qui semble avoir, à Platées, manœuvré beaucoup mieux que Pausanias, le prestige des victoires passées, avaient peu compté devant les qualités manœuvrières de la trière, devant l'armement du fantassin grec, et aussi, il ne faut pas l'oublier, devant l'esprit qui animait ces bataillons de citoyens. A Salamine, s'il faut en croire le récit d'un combattant, on entendit les marins grecs s'exhorter à délivrer leur patrie : ce mot n'aurait eu sans doute aucun sens pour les soldats du Roi, encore moins pour les mercenaires de l'armée d'Hamilcar. On s'est déjà demandé ce qui se serait passé si Xerxès avait été vainqueur. Devenue une satrapie perse, la Grèce aurait sans doute connu, comme le prouve l'exemple de l'Ionie au VIe siècle, une grande prospérité économique, peut-être même un certain développement artistique et intellectuel. Mais il est probable qu'on y aurait assisté à l'obscurcissement de cette notion de cité qui, des côtes de l'Asie à celles de Sicile, avait assuré le triomphe de l'hellénisme, et qui prendra au cours du Ve siècle un si magnifique développement. Bibliographie. — HÉRODOTE, VII-IX. — Cf. le
chapitre XIII. — CARCOPINO. Histoire de
l'ostracisme athénien, Bibliothèque de la Faculté des lettres de Paris,
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