HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE XII. — LA GRÈCE ET LES GRANDES NATIONS MÉDITERRANÉENNES A LA FIN DU VIe SIÈCLE.

 

 

Cette brillante civilisation avait un point faible. Elle était fondée sur le principe de la cité. C'est pour la petite cité autonome, disposant en général d'un territoire de médiocre étendue, que ces législateurs établissaient leurs constitutions ; c'est pour ses dieux que travaillaient les architectes et les sculpteurs ; c'est pour ses fêtes que les poètes composaient leurs œuvres. Cet esprit municipal n'admettait pas en général les concessions réciproques qui rendent possibles les grandes fédérations : on a vu que les associations de ce genre, du moins celles qui comportaient une véritable unité économique et militaire, étaient rares et restreintes ; quant à l'idée d'une union politique entre tous les Grecs, elle aurait sans doute paru aussi absurde à un contemporain de Pisistrate qu'à un Français du siècle dernier celle des États-Unis d'Europe. Ces petites villes, dont la plus importante n'avait sans doute pas, à la fin du VIe siècle, plus de 30.000 habitants, ne disposaient que de modestes armées de fantassins, rarement assistées de cavalerie, pourvues d'un matériel réduit ; celles qui étaient établies au voisinage de la mer ne possédaient qu'une petite flotte, où les gros navires de guerre à plusieurs rangs de rameurs, dières et trières, étaient encore une rareté, et qui se composaient surtout de navires à un rang, incomplètement pontés. Or, au cours des VIIIe et VIIe siècles, se constituent aux frontières de l'hellénisme de vastes empires, fortement centralisés, disposant de grosses forces militaires et navales que la pratique des expéditions de longue haleine avait pourvues d'un matériel perfectionné. Les armées assyriennes possédaient dès le VIIIe siècle des machines de siège robustes et compliquées, dont héritera l'empire perse, tandis que la poliorcétique restera rudimentaire en Grèce jusqu'au Ive siècle, et les marins syriens construisaient, à la même époque, sur l'ordre des rois de Ninive, des dières pontées et cuirassées. Ces puissants états étaient pour les Grecs un grave danger, dont les villes situées sur les confins de l'hellénisme devaient bientôt éprouver les effets. Dès 710, les souverains des villes grecques de Chypre, mi-marchands, mi-corsaires, avaient estimé prudent de prêter hommage à Sargon II d'Assour. Mais c'est au VIIe siècle que le danger se précisa.

En Asie Mineure, les Grecs n'occupaient, à cette époque comme de nos jours, que les côtes ; à l'intérieur du pays, qui ne devait être hellénisé qu'après Alexandre, s'était constitué au vine siècle, des deux côtés de la grande artère que forme la vallée de l'Hermus, un royaume lydien que les souverains de la dynastie des Mermnades portèrent à un haut degré de prospérité. Ce pays fertile, riche en or, et dont les poèmes homériques célèbrent déjà l'industrie, avait besoin d'un débouché sur la mer ; aussi des rapports s'établirent-ils de bonne heure entre les rois de Sardes et les banquiers et armateurs des ports ioniens et éoliens. Dès le milieu du vire siècle, Gygès, le premier souverain historique de la Lydie, semble avoir suivi vis-à-vis des villes grecques d'Asie Mineure une politique méthodique d'alliances et de conquêtes. D'ailleurs un danger commun réunit à ce moment Hellènes et Lydiens. Une horde de barbares venus des côtes septentrionales de la Mer Noire, les Cimmériens, avaient pénétré en Asie Mineure dès le début du VIIe siècle. Vers 650, ils entrèrent en Lydie, défirent l'armée de Gygès, qui périt dans la bataille, prirent la ville basse de Sardes, menacèrent les cités grecques, détruisirent Magnésie et, près d'Éphèse, le temple d'Artémis. Cette invasion, prototype de celles qui devaient, à partir du IIIe siècle, menacer et ravager la Grèce, puis la Gaule, et enfin l'Empire romain, fit sur les populations helléniques d'Asie Mineure une profonde impression : les combats des hoplites grecs contre les cavaliers cimmériens servirent longtemps de thème aux poètes et aux décorateurs. Le flot des envahisseurs alla se perdre à l'Est et se briser contre la puissance assyrienne ; et les successeurs de Gygès, Ardys, Sadyatte, Alyatte, Crésus surtout, purent restaurer leur empire et s'assurer définitivement la possession de la côte de la Mer Égée ; l'une après l'autre, les villes d'Ionie et d'Éolide tombèrent en leur pouvoir. La domination lydienne n'était pas oppressive. Les cités grecques payaient tribut et fournissaient des contingents en temps de guerre : mais elles restaient autonomes sous le gouvernement de leurs magistrats ou de leurs tyrans, vivant sous une sorte de protectorat fondé sur des conventions d'un caractère à la fois commercial et politique. Au reste les rois lydiens étaient gagnés par cet hellénisme si prospère et si aimable : apparentés par des mariages aux grandes familles d'Ionie, débiteurs des financiers de Priène et d'Éphèse, ils accueillaient avec faveur savants et artistes, et montraient une grande piété vis-à-vis des dieux des cités grecques ; les temples, non seulement d'Asie Mineure, mais même de la Grèce continentale, recevaient leurs offrandes ; on montrait encore au Ve siècle, à Delphes, les objets d'or massif qu'y avaient envoyés Gygès et Crésus.

Mais sur les derrières du royaume lydien s'était constitué au VIIe siècle, dans la région du plateau de l'Iran, un redoutable empire dont la puissance militaire inquiétait depuis longtemps les rois de Sardes. La révolution de 550, qui y remplaça la dynastie mède par une dynastie perse, parut à Crésus une bonne occasion pour étendre sa domination au delà de l'Halys : il fut battu et fait prisonnier, Sardes fut prise, et toutes les villes grecques de la côte, sauf Milet, qui avait fait une déclaration de neutralité, tombèrent, après un inutile essai de résistance, au pouvoir de Cyrus, roi des Perses. Les nouveaux conquérants se montrèrent beaucoup plus réfractaires que les Lydiens à l'hellénisme. Non seulement Grecs et Perses ne se sont jamais doutés de la parenté qui existait entre leurs parlers — puisque les Perses ont toujours été rangés par les Grecs parmi les gens à langue incompréhensible, βάρβαροι, — mais les souverains achéménides ne semblent pas avoir apprécié, jusqu'au Ve siècle, le charme et la splendeur de la civilisation ionienne. Néanmoins la domination perse ne marqua point, pendant les cinquante premières années, un grand changement dans la situation des cités grecques d'Asie ; le gouvernement de la province de Lydie, dont ces villes faisaient partie, paraît avoir été confié à des nobles lydiens, qui continuaient sans doute les traditions libérales de Crésus. Loin d'entraver le développement économique et intellectuel des villes d'Ionie et d'Éolide, ce régime leur apporta une prospérité qu'elles ne devaient pas retrouver avant l'époque hellénistique : on a vu (ch. XI), quel fut, jusqu'à la fin du VIe siècle, la splendeur de leur développement artistique et littéraire.

La conquête de la Lydie mettait les flottes des ports grecs d'Asie aux ordres du roi de Perse ; la chute de l'empire chaldéen (538) lui valut l'appoint de celles de Phénicie. La Perse devenait par là même une, grande puissance maritime, et les peuples riverains de la Mer Égée allaient bientôt s'en apercevoir. Une expédition combinée des armées de terre et de mer soumit à Cambyse, fils de Cyrus, l'Égypte (515). Ce pays s'était fortement hellénisé depuis le VIIe siècle : les mercenaires grecs des Pharaons pénétraient dans la vallée du Nil aussi haut que les bakals d'aujourd'hui ; dans le Delta, les établissements grecs étaient nombreux, et la prospérité de Naucratis, favorisée par le Pharaon Ahmasis, annonce celle d'Alexandrie. Là encore la nouvelle conquête ne modifia pas sensiblement le sort des populations grecques. Mais, sans parler de l'importance économique de la vallée du Nil, la chute de l'empire égyptien faisait passer sous la suzeraineté des rois achéménides les roitelets de Chypre, vassaux de l'Égypte depuis la chute du royaume assyrien, et leur flotte. Plus grave encore, du point de vue hellénique, et plus significatif, fut l'asservissement des îles grecques de la côte d'Asie, en particulier de Samos, où Polycrate, un tyran intelligent, avait constitué un véritable petit empire, renforcé d'une puissante escadre, et, le premier de tous les chefs d'État grecs, essaya de jouer un rôle actif dans les grands conflits internationaux. Longtemps allié du roi d'Égypte, il dut, sous la pression du parti aristocratique de Samos, abandonner le Pharaon, et même contribuer avec sa flotte à sa défaite. Il ne bénéficia d'ailleurs pas de cette trahison. Le satrape de Lydie le fit assassiner, et, après un court essai d'indépendance, Samos tomba sous le protectorat perse. Ainsi l'empire des Achéménides dépassait les limites de l'Asie Mineure et devenait un danger pour les îles de la Mer Égée, même pour les cités de la Grèce continentale.

 

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A l'autre extrémité de la Méditerranée, l'hellénisme était également menacé. Là aussi les Grecs étaient désunis en face d'ennemis puissants. La manifestation la plus dramatique de ces divisions nous est fournie par la chute de Sybaris, qui, vaincue par sa voisine Crotone, fut impitoyablement rasée, au point que le site de cette ville, la plus prospère peut-être de l'Italie méridionale, n'a pas encore pu être déterminé avec certitude. Pendant que les cités grecques se déchiraient ainsi entre elles, les colonies phéniciennes de l'Afrique, de la Sicile, de la Sardaigne et du golfe de Lion, groupées sous la domination de Carthage, constituaient un empire puissant qui avait à sa disposition les marins les plus hardis et la flotte la mieux équipée de toute la Méditerranée occidentale. — En même temps se formait une grande confédération étrusque qui s'étendait de la plaine du Pô à la Campanie ; si son régime aristocratique s'y est toujours opposé à une centralisation comparable à celle des monarchies d'Orient, les grosses armées que les nobles pouvaient lever sur leurs vastes domaines, toujours prêtes à l'invasion et au pillage, étaient pour les territoires voisins une menace constante ; et ses marins faisaient la course, non seulement sur les côtes de la Mer Tyrrhénienne, mais aussi à l'Est du détroit de Messine. Et sans doute, là où les Grecs étaient solidement établis, ils pouvaient leur opposer une solide résistance ; les hoplites faisaient bonne figure en face de l'infanterie étrusque, bien équipée, mais où ne régnait aucun esprit civique ; on le vit bien en 524, lors de la vigoureuse défense de Cymé. Mais si l'hellénisme pouvait encore, non sans peine, se maintenir, il ne pouvait plus s'étendre : Phéniciens et Étrusques empêchaient tout nouvel établissement. En Corse, Malia, une colonie de Phocée, fondée vers 565, et qu'avaient plus tard rejointe des Phocéens désireux de se soustraire à la domination perse, fut détruite, malgré un combat naval où ses marins eurent l'avantage, par les Carthaginois et les Étrusques réunis ; et ses habitants furent heureux que les gens de Poseidonia (Paestum), en Campanie, leur permissent de fonder, près de leur territoire, la ville d'Eléa. En Sicile, des Lacédémoniens, déjà chassés par les Carthaginois de la Tripolitaine, où ils avaient voulu s'établir, furent délogés du mont Éryx, où ils s'étaient retranchés, par les Phéniciens (fin du VIe siècle). Ces tristes convois d'aventuriers et d'émigrants, errant d'un bord à l'autre de la Méditerranée, étaient bien la preuve que les temps étaient passés où l'hellénisme s'installait en vainqueur sur les rivages d'Italie, de Gaule et d'Espagne. Même la puissante Marseille était obligée d'accepter avec les Carthaginois un compromis et de limiter sa zone d'influence au cap Artemision (Cap de la No).

 

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Ainsi, vers l'an 500, les Grecs se trouvaient menacés ou tout au moins arrêtés dans leur développement, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest de la Méditerranée. Les résultats de trois siècles d'expansion territoriale, et de merveilleux progrès moraux, artistiques et scientifiques, pouvaient être compromis. Et les ennemis de l'hellénisme ne paraissaient pas capables, en cas de victoire, de s'assimiler sa pensée, comme devaient le faire, cinq siècles plus tard, les Romains. L'empire lydien, si pénétré de culture grecque, avait disparu ; les Étrusques, grands amateurs de poteries athéniennes, n'ont cependant emprunté aux Grecs, avec l'alphabet en usage dans la ville de Cymé, que des modes de vêtement, des poncifs de décoration et le goût de certains joyeux divertissements ; les Carthaginois et les Perses s'étaient montrés jusqu'alors réfractaires à la civilisation grecque. Il s'agissait donc de savoir si le bassin méditerranéen serait partagé entre des aristocraties mercantiles et une monarchie militaire, ou si l'hellénisme arriverait à faire triompher les principes d'individualisme, d'art, et de philosophie, qui constituaient, dès la fin du VIe siècle, sa magnifique originalité.

 

Bibliographie. — MASPÉRO. Histoire ancienne des peuples de l'Orient classique. T. III. — RADET. La Lydie et le monde grec au temps des Mermnades. Paris, 1893.