HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE X. — DISPARITION DU RÉGIME ARISTOCRATIQUE. TYRANNIE ET DÉMOCRATIE.

 

 

Le régime oligarchique sous lequel vivaient les cités grecques au début du VIe siècle avait eu pour conséquence un état de déséquilibre et de mécontentement général. Les vieilles familles nobles ne voyaient pas sans inquiétude des individus nés de rien arriver par le commerce et par l'industrie à une grande fortune qui leur ouvrait l'accès aux fonctions publiques. D'ailleurs cette aristocratie, qui ne se renouvelait pas, s'affaiblissait : des familles d'eupatrides s'éteignaient ; dès le VIe siècle, à Athènes, le nombre de celles qu'on voit jouer un rôle dans la vie politique de la cité est fort restreint. Cette aristocratie réduite était, par surcroît, divisée, et, dans ces luttes intestines, le parti qui s'estimait le plus faible cherchait naturellement un appui dans les classes inférieures. Celles-ci sentaient croître leurs forces ; de plus en plus, avec les nouvelles conditions de l'industrie et de l'armement (cf. ch. VI), la victoire devait appartenir aux gros bataillons qui ne pouvaient se recruter que dans la masse des petits propriétaires, des ouvriers des villes, et des travailleurs ruraux. Et cependant la constitution de la cité ne tenait pas compte de ce renversement des puissances ; exclus du conseil aristocratique et des hautes magistratures, les petites gens étaient réduits aux manifestations sans portée de l'Agora ; privés de tout droit politique effectif, ils risquaient sans cesse de perdre aussi leurs droits civils et passaient leur existence sous la menace de l'esclavage où pouvait les précipiter un créancier exigeant.

C'est au cours du VIe siècle que disparaissent, dans un grand nombre de cités grecques, les vieilles constitutions fondées sur le régime aristocratique et le principe de la solidarité familiale, et qu'elles sont remplacées par une législation nouvelle mieux adaptée à la situation de fait. Cette évolution, qui dut se manifester par des troubles intérieurs dont l'histoire nous est en général très mal connue, a eu pour principale étape une forme de gouvernement originale : c'est la tyrannie, mot qui n'implique à l'origine aucune idée de domination oppressive et arbitraire, mais qui désigne essentiellement le pouvoir exercé par un seul homme et fondé, non plus sur le principe du droit divin et de l'hérédité, comme l'ancienne monarchie, mais sur le prestige personnel, la faveur des petites gens, et une forte organisation militaire. Les tyrans du VIe siècle, même lorsqu'ils appartiennent à des familles aristocratiques, sont en principe les défenseurs des droits du peuple ; c'est le peuple qui leur confère, à l'origine, des pouvoirs extraordinaires, dont il faut bien reconnaître, d'ailleurs, que leurs successeurs ont souvent abusé. Plusieurs d'entre eux créent ou maintiennent des constitutions démocratiques. D'autre part, ce sont, en général, comme les fondateurs de colonies au VIIe siècle, des représentants de l'esprit d'initiative et d'aventure qui caractérise la jeunesse du peuple grec, et ils n'hésitent pas à engager leur cité dans une politique de grande expansion territoriale ; en même temps ils assurent son développement économique et contribuent à son embellissement. La tyrannie à ses débuts est pour les cités grecques une époque de prospérité et de splendeur que plusieurs d'entre elles, Sicyone par exemple, et peut-être même Corinthe, n'ont jamais retrouvée plus tard.

Aussi ne faut-il pas s'étonner de rencontrer cette forme de gouvernement dans les pays où l'hellénisme est le plus entreprenant et ami des nouveautés, en Asie Mineure d'abord, où, dès le début du VIe siècle, Thrasybule est tyran de Milet, Pythagoras, d'Éphèse ; à Mitylène, vers 550, règne Pittacos, un bourgeois philosophe ; à Samos, vers 530, Polycrate, un souverain fastueux, grand bâtisseur, à la mode orientale, fait de son île, unifiée sous son autorité, une grande puissance maritime qui semble capable,  pendant un temps, de tenir la balance entre ses puissants voisins, les rois de Perse et d'Égypte (cf. chap. XII). De l'autre côté de la Méditerranée, la tyrannie apparaît, dès la première moitié du VIe siècle, dans les cités hardies et prospères de Sicile, Léontini, Agrigente, plus tard Cymé et Sybaris. Dans la Grèce propre le même régime s'établit dans les ports du golfe de Corinthe, où une forte, population de marchands, d'ouvriers et de marins, conduite par des chefs intelligents et riches, pouvait tenir en échec les vieilles familles nobles : à Sicyone, Orthagoras fonde une véritable dynastie qui durera près d'un siècle, et son neveu Clisthène, rompant les vieux cadres aristocratiques, crée une organisation égalitaire et démocratique en tribus qu'Athènes reprendra plus tard ; à Corinthe, les Bacchiades sont renversés par Cypsélos, auquel succède son fils Périandre : très diversement jugé par les Anciens eux-mêmes, qui le représentent, les uns comme une brute sanguinaire, les autres comme un philosophe digne de figurer parmi les sept sages de la Grèce, Périandre a en tous cas beaucoup fait pour l'extension territoriale de Corinthe et son expansion maritime, surtout par la soumission de Corcyre, une vieille colonie émancipée, maîtresse du commerce dans la Mer Ionienne et sur les côtes d'Épire et d'Illyrie, et par la fondation de Potidée, clef de la Chalcidique et de ses forêts, si utiles à une ville dont la principale richesse résidait dans sa flotte.

 

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Le développement magnifique d'Athènes au Ve et au ive siècle, l'étude attentive qui, dès l'antiquité, avait été faite de ses institutions, peut-être aussi la netteté de vues et la hardiesse de ses hommes d'État dès le VIe siècle, font que l'histoire de son évolution politique, dès cette date, est particulièrement bien connue. Un premier ensemble de réformes y a été réalisé par un homme avec lequel nous sortons enfin de la légende pour entrer dans l'histoire. La personnalité de Solon n'est en effet plus de celles qui peuvent se résoudre dans des combinaisons mythiques. Ce n'est pas que les récits que nous possédons sur sa vie et son activité ne soient pas encombrés d'anecdotes sentimentales ou romanesques, dont quelques-unes sont assez anciennes, puisque dès le milieu du Ve siècle Hérodote pouvait donner sur l'entrevue du grand législateur et de Crésus, roi de Lydie, des détails plus piquants que vraisemblables. Mais nous avons heureusement une source de renseignements incontestables dans les œuvres de Solon lui-même, des poésies où, dans une langue nette et qui s'efforce d'être simple, il a résumé sa carrière et son œuvre politiques. Il appartenait à une famille de fortune médiocre ; au métier de commerçant, qu'il dut exercer dans sa jeunesse, il acquit un sens très juste des réalités économiques, et le goût des solutions pratiques. Quoiqu'à ce moment les neuf archontes fussent encore nommés par l'assemblée aristocratique de l'Aréopage, il est probable que Solon fut porté à la présidence de ce collège, en 594/3, sous la pression de l'opinion publique, qui aspirait à l'apaisement, après des luttes mal connues entre Eupatrides, qui voulaient conserver avec tous leurs privilèges le bénéfice d'une législation démodée, et révolutionnaires qui réclamaient un remaniement total de la constitution et le partage des terres. Solon ne voulut jamais en venir à cette mesure radicale, dont d'autres réformateurs, en Grèce, essayeront plus tard de reprendre le projet ; mais il en imposa, sans doute dès son entrée en charge, une autre qui devait avoir des conséquences presque aussi importantes : il retira aux créanciers le droit de réduire en esclavage leur débiteur insolvable, ou un membre de sa famille. On appréciera la hardiesse de cette réforme en se rappelant qu'en France la contrainte par corps n'a été supprimée qu'en 1867 ; on en mesurera les conséquences politiques en songeant que cette loi, ayant un effet rétroactif, permit de récupérer, tant à Athènes qu'à l'étranger, nombre de citoyens appartenant aux classes moyennes ou pauvres, et qui, libérés, vinrent grossir les rangs des partisans de Solon et des adversaires des Eupatrides.

A cette réforme Solon en joignit une autre, qui, malgré sa célébrité, n'en reste pas moins obscure pour nous, et à laquelle la tradition avait donné un caractère révolutionnaire qui surprenait déjà les historiens anciens. Il ordonna, nous dit-on, l'annulation des dettes. En admettant même, comme il est vraisemblable, qu'il ne s'agisse que des dettes contractées avant la discussion de cette loi, on s'imagine mal la perturbation qu'aurait apportée une mesure aussi radicale. Les termes dont se servent les auteurs anciens pour désigner cette opération, άποκοπή, retranchement, σεισάχθεια, délivrance, permettent les hypothèses les plus diverses ; et les beaux vers où Solon se vante d'avoir nettoyé la terre d'Attique des bornes hypothécaires qui la souillaient, laissent entrevoir une réforme d'un caractère surtout agraire, et destinée principalement à soulager les petits propriétaires obérés.

Ce retranchement des dettes devint sans doute d'une application plus facile lorsque Solon eut modifié le système des poids et monnaies des Athéniens. Jusqu'à cette date en effet Athènes avait adopté la monnaie de la plus grande ville commerciale du golfe Saronique, Égine, et la mine (430 gr. d'argent) y était divisée en 70 drachmes. Solon fit de la drachme la centième partie de la mine, ce qui nécessita évidemment une refonte des pièces existantes et diminua la capacité d'achat de la nouvelle monnaie — grand avantage pour les petits propriétaires ruraux qui purent vendre plus cher les produits de leurs champs, et, plus riches en numéraire, purent se libérer plus aisément de leurs créances. En même temps ce nouveau système assimilait la drachme attique à la drachme euboïque, usitée non seulement dans les ports de l'Eubée, mais à Corinthe, en Sicile, et dans les colonies de la Mer Noire, facilitant ainsi les transactions entre Athènes et quelques-uns des plus grands centres commerciaux de l'époque. L'intérêt que Solon portait aux négociants se manifeste encore dans une loi qui, si elle interdisait la sortie hors de l'Attique des denrées de première nécessité, blé et figues, autorisait l'exportation de l'huile, préparant ainsi le développement industriel de l'Attique et l'essor du Pirée.

Des mesures d'un caractère juridique et constitutionnel vinrent compléter ces réformes économiques et financières. Une loi créa ou tout au moins consacra la liberté de tester, en déclarant qu'il était permis à chacun de disposer à son gré de ses biens à condition de n'avoir pas d'enfants mâles légitimes. C'était favoriser la mobilité et la dispersion des capitaux et de la propriété foncière, et lutter contre l'accaparement des fortunes que facilitait la vieille organisation familiale. En autorisant d'autre part le premier venu à demander satisfaction pour un tiers offensé, Selon portait également une atteinte sérieuse aux antiques procédés de composition, renforçait l'autorité et étendait la compétence de la justice d'État. Aussi cette mesure devait-elle avoir d'importantes conséquences dans l'ordre judiciaire. Une nouvelle juridiction devenait nécessaire pour juger toutes ces affaires civiles qui, de moins en moins, se réglaient par transaction entre familles intéressées ; de là l'institution si moderne du tribunal des Héliastes, véritable jury tiré au sort dans la masse de tous les citoyens, sans distinction de fortune ni de classe.

Toutes ces innovations, en assurant la prééminence de l'État sur la famille, affaiblissaient du même coup les institutions aristocratiques. L'ancien Conseil des Eupatrides qui siégeait sur la colline de l'Aréopage — à la fois tribunal suprême et assemblée politique —, et dont la compétence en matière criminelle avait déjà été limitée lorsqu'au cours du VIIe siècle avait été créé le tribunal des Éphètes, vit s'élever à côté de lui le jury démocratique de l'Héliée. Ses pouvoirs politiques durent diminuer en même temps que son rôle judiciaire. Il perdit le privilège de nommer les archontes. D'autre part, quoique les auteurs anciens ne nous le disent pas, il est difficile de supposer que les réformes de Solon n'aient pas été sanctionnées par un vote de la vieille assemblée du peuple entier réuni sur l'Agora  (έκκλήσία), qui dut s'engager à veiller au maintien de la constitution nouvelle, au grand bénéfice de son autorité et de son prestige.

Comme on le voit, ces lois de Solon ne bouleversaient pas la cité athénienne. Elles en laissaient subsister l'armature, les quatre vieilles tribus ioniennes et, avec quelques modifications, l'organisation censitaire que l'on attribuait à Dracon : l'exercice des magistratures, après comme avant lui, restait le privilège des deux classes les plus riches, les deux autres n'ayant accès qu'au tribunal de l'Héliée, à l'assemblée populaire et au collège électoral où chaque tribu constituait au suffrage universel une liste de dix candidats parmi lesquels les archontes étaient désignés par tirage au sort — système étrange où l'on essayait de concilier les principes démocratiques avec le caractère sacré que la tradition attribuait aux premiers magistrats de la cité, héritiers du pouvoir royal. De plus, il est probable que plusieurs des réformes de Solon, l'institution du testament, par exemple, ou même la suppression de l'esclavage pour dettes, ne furent que le résultat d'une évolution commencée avant lui dans les mœurs et dans l'opinion publique. Il n'en est pas moins vrai que son activité législative fut grosse de conséquences. Elle favorisa dans les campagnes le développement de la petite propriété, et dans la ville les progrès d'une classe moyenne de négociants, grossie par de nombreuses naturalisations pour lesquelles la législation solonienne semble s'être montrée très large ; elle prépara l'avènement de cette sorte de Tiers-État de paysans, de commerçants et d'industriels qui fera la grandeur d'Athènes au Ve et au IVe siècle, et d'où sont sortis quelques-uns de ses meilleurs hommes d'État, depuis Thémistocle jusqu'à Démosthène.

 

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Nous ne savons pas combien de temps dura l'activité législative de Solon. Il est probable qu'un an ne lui suffit pas pour mettre sur pied son programme, et des dates diverses qu'on donne pour son archontat on est peut-être en droit de conclure qu'il exerça cette magistrature plusieurs années de suite. Ses dernières lois votées, et gravées sur les κύρβεις, grands tableaux de bois mobiles autour d'un axe vertical qui furent placés sous le portique qui entourait la maison de l'archonte-roi, en bordure de l'Agora — donc à la portée de tous les citoyens —, Solon semble s'être retiré de la vie publique. A partir de ce moment la légende s'est emparée de lui, et en fait un philosophe ambulant, fabriquant des constitutions pour d'autres cités grecques, exposant les principes de la sagesse grecque aux souverains fastueux d'Orient. En tous cas on n'a aucune raison de contester sa retraite ni même son départ d'Athènes ; peut-être prévoyait-il les difficultés pratiques que rencontrerait l'exécution de ses lois. De fait, les trente années qui suivirent sont remplies de luttes où' les Eupatrides essayent de défendre leurs anciens privilèges ou tout au moins de maintenir ceux que Solon leur avait conservés, tandis que les petites gens, journaliers des campagnes et ouvriers de la ville, de plus en plus nombreux et de plus en plus remuants, tentent de prendre part au gouvernement de la cité. Un essai de représentation proportionnelle, avec cinq archontes pris chez les Eupatrides, quatre chez les ouvriers et les paysans, n'eut pas de succès. En 560, trois partis étaient en présence : celui des nobles, recrutés surtout parmi les propriétaires de la plaine (πεδίον) athénienne (Pédiéens) ; celui du juste milieu, les Paraliens, composé surtout de bourgeois aisés et de commerçants, en particulier ceux qui habitaient les petits ports en voie de formation sur la côte (παραλία) méridionale de l'Attique ; enfin celui des démocrates, où figuraient surtout, semble-t-il, les pâtres et ouvriers agricoles employés dans les grands domaines qui, autrefois comme aujourd'hui, s'étendaient dans la partie Nord-Est de l'Attique (Διακρία), mais auxquels se joignit bientôt toute une population de mécontents, créanciers lésés par la législation de Solon, citoyens d'origine douteuse. Chacune de ces factions était, comme il arriva si souvent à Rome à partir du IIe siècle, dirigée par un aristocrate ; les Pédiéens avaient pour chef Lycurgue ; les Paraliens, Mégaclès, de la grande famille des Alcméonides ; les Diacriens enfin, Pisistrate. Ce dernier, originaire de Brauron, la plus grande ville de l'Attique orientale, avait attiré sur lui l'attention et la popularité en menant à bien une campagne contre Mégare, la vieille ennemie d'Athènes, et en réoccupant Salamine, conquise, on l'a vu, au VIIe siècle, puis perdue, puis reprise au temps de Solon, et perdue de nouveau. Un mariage heureux le réconcilia avec les Alcméonides et leur parti. Favori de l'assemblée du peuple, il y fit voter, après la comédie d'un attentat contre sa personne, la création d'une garde du corps destinée à sa protection (561/0) avec laquelle il s'installa sur l'Acropole, l'ancienne demeure des rois. Athènes, elle aussi, avait son tyran. Ce n'était pas l'affaire des partis aristocratiques, ni même des Alcméonides, qui s'unirent contre lui et l'expulsèrent en 556/5. La lutte resta circonscrite entre nobles et modérés. Vers 550, un Eupatride, Cylon, essaya de refaire le coup d'État de Pisistrate ; assiégé sur l'Acropole, il put s'enfuir, mais ses partisans furent mis à mort quoiqu'ils se fussent placés sous la protection d'Athéna. Ce sacrilège indisposa contre Mégaclès, qui, en qualité d'archonte, portait la responsabilité du massacre, cette population athénienne que les accusations d'impiété n'ont jamais laissée indifférente : les Alcméonides furent exilés. Sur ces entrefaites, la guerre avait repris avec Mégare, les Athéniens avaient de nouveau perdu Salamine, et il ne se trouva ni dans le parti aristocratique ni chez les modérés de militaire capable de réparer cet échec. Aussi Pisistrate, réfugié en Eubée d'où il suivait de près les événements, jugea-t-il le moment venu de rentrer à Athènes. Il n'eut qu'à passer le détroit de l'Euripe pour trouver dans sa fidèle Diacrie une armée de partisans, qui, renforcée de contingents de Béotie et d'Eubée, eut facilement raison d'Athènes (vers 550).

Établi de nouveau sur l'Acropole, avec ses trois cents porte-matraques, Pisistrate y exerça son autorité avec douceur et adresse. Comme tous les usurpateurs qui s'emparent du pouvoir après une période de troubles intérieurs, il trouva dans une politique de conquêtes le meilleur des dérivatifs à l'humeur remuante de ses concitoyens. Il fut le véritable fondateur de la grandeur d'Athènes. Précurseur des stratèges impérialistes du Ve siècle, il eut le mérite de comprendre que l'avenir de sa patrie était sur la mer. Athènes commençait d'ailleurs à s'intéresser aux choses maritimes ; une classe de marins et d'armateurs s'y constituait : les naucraries, — sortes de coopératives de constructions navales, dont chacune devait fournir à l'État, équiper, et entretenir un vaisseau — prennent de l'importance politique ; elles jouent dans la répression du coup d'État avorté de Cylon un rôle mal connu, mais certainement considérable. Il est probable que ce fut Pisistrate qui assura à la marine athénienne la libre navigation du golfe Saronique, en s'emparant, et cette fois pour toujours, de l'île de Salamine. Il comprit l'importance du ravitaillement en blé pour une cité qui grandissait sur un sol peu fertile, et où une portion sans cesse croissante de la population se tournait vers le commerce, l'industrie et la marine : c'est pourquoi il voulut lui assurer la libre communication avec les terres à blé de la Mer Noire par des établissements aux Dardanelles : sur la rive asiatique, une garnison athénienne prit possession de Sigée ; de l'autre côté, en Chersonèse, l'envoi de colons athéniens, sous la conduite de Miltiade, un aristocrate entreprenant et un peu trop ambitieux pour rester en Attique, fut encouragé. En même temps Athènes prenait pied dans tes Cyclades, dont la plus importante, Naxos, fut conquise, et placée sous l'autorité du tyran Lygdamis, un ami de Pisistrate ; du même coup, Délos, centre religieux des Cyclades, passait sous l'influence d'Athènes.

A l'intérieur, Pisistrate semble avoir gouverné dans l'esprit des réformes de Solon. Il s'abstint de toute innovation constitutionnelle, et ne paraît même pas s'être fait conférer par l'assemblée du peuple des pouvoirs extraordinaires. Il se contenta d'une réforme électorale qui, supprimant le tirage au sort dans la désignation des archontes, lui assura chaque année dans ce collège des places pour lui et ses parents et amis ; cette situation lui permit de prendre des mesures destinées à assurer la paix civile et la prospérité de l'Attique. Il avait le sentiment très juste qu'une classe paysanne contente de son sort était, dans un pays encore foncièrement agricole, la meilleure des garanties contre les révolutions : deux créations habiles furent destinées à la satisfaire ; d'abord celle d'une sorte de caisse de crédit agricole, avançant aux petits propriétaires les fonds nécessaires pour arrondir leurs domaines et améliorer leur matériel ; ensuite, l'institution des tribunaux ambulants, pour éviter aux paysans ces voyages à la ville qui, dans aucun pays, ne rendent la justice aimable aux cultivateurs. Cette sollicitude lui permit de faire accepter aux Athéniens des mesures financières en rapport avec l'importance des expéditions militaires faites au dehors et des grands travaux entrepris, on le verra plus loin (chap. XI), à l'intérieur de l'Attique. Un impôt sur le revenu de 5 % fut établi ; le trésor fut enrichi d'un autre côté par le produit des mines d'argent du Pangée, où Pisistrate s'était créé, pendant son exil, à ce qu'il semble, un domaine personnel ; sans doute même commença-t-il à tirer parti de celles du Laurion, d'une exploitation plus difficile, mais que la proximité d'Athènes devait rendre si productives au Ve siècle.

A la mort de Pisistrate (vers 527), aucune question dynastique ne semble s'être posée. Ses deux fils aînés, Hipparque et Hippias, étaient établis sur l'Acropole ; ils y restèrent en se partageant, semble-t-il, la besogne qui incombe à un chef de gouvernement : Hippias s'occupa de l'administration et de la politique, Hipparque, des choses de la religion, et de leur complément naturel, beaux-arts et littérature. Ce régime dura sans heurts jusqu'au moment de la conspiration d'Harmodios et d'Aristogiton. L'esprit de parti s'est si rapidement emparé de cet événement que dès le Ve siècle on disputait pour savoir s'il fallait y voir une conjuration de jeunes enthousiastes épris de liberté, ou un acte de vengeance personnelle. En tous cas leur tentative échoua ; par suite d'une fausse manœuvre, ce fut l'inoffensif Hipparque qui fut assassiné ; Hippias, le véritable détenteur de l'autorité, survécut. Comme on peut penser, le danger lui aigrit le caractère ; il devint un despote violent et soupçonneux ; il songea à quitter l'Acropole d'Athènes pour s'établir dans la citadelle de Munychie, qui, voisine des ports de l'Acté, lui aurait offert en cas d'émeute une retraite plus sûre et des facilités d'embarquement. Il n'eut pas le temps de réaliser ce projet. Les Alcméonides, expulsés depuis l'affaire de Cylon, sentirent que le moment était venu de rentrer à Athènes. Une première tentative, où un escadron de jeunes nobles bannis essaya de pénétrer en Attique et de s'établir à Leipsydrion, sur les pentes du Parnès, ne réussit pas : cet échec décida les Alcméonides à faire appel au concours d'autres États. La chose leur était facile. Apparentés à plusieurs grandes familles de Grèce, en rapport, jusqu'à la prise de Sardes (546 ; cf. chap. XII), avec les rois de Lydie qui avaient été, dans la première moitié du VIe siècle, les plus grands manieurs d'argent des pays égéens, financiers habiles eux-mêmes, ils s'étaient créé une réputation panhellénique depuis qu'ils avaient soumissionné la reconstruction du temple de Delphes, détruit en 548 par un incendie. A cette besogne pieuse ils gagnèrent sans doute beaucoup d'argent, et certainement des amitiés précieuses, surtout à Sparte, dont un oracle delphique attira fort opportunément l'attention sur les affaires d'Athènes. Sparte était devenue à petit bruit, durant le VIe siècle, l'État le plus important de la Grèce : outre les territoires qui lui étaient directement soumis, elle avait constitué une ligue où étaient successivement entrées plusieurs cités péloponnésiennes, Élis, Corinthe, Sicyone. L'esprit conservateur de sa population et le maintien de la monarchie lui avaient d'autre part épargné les difficultés intérieures dans lesquelles Athènes et d'autres cités se débattaient depuis un siècle, et lui permettaient une politique extérieure assez hardie. Elle ne voyait pas d'un bon œil l'expansion d'Athènes, où les Pisistratides étaient alliés à sa vieille rivale, Argos, et à la Thessalie dont la cavalerie conservait un grand prestige. Elle se décida à intervenir en Attique, où ses soldats pénétrèrent en défenseurs de la liberté. Après un premier échec où l'infanterie spartiate fut déroutée par la cavalerie thessalienne, une grande expédition eut raison d'Hippias, qui, enfermé sur l'Acropole, dut capituler (510). Il quitta l'Attique, et se réfugia à Sigée où nous le retrouverons au moment des guerres médiques.

 

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Athènes était libre. Et le parti qui y rentrait n'était pas d'humeur à y restaurer à son profit un régime qui avait fait son temps. On verra plus loin (chap. XIII) les causes qui maintinrent la tyrannie en Ionie jusqu'au début du Ve siècle, en Sicile plus tard encore ; mais dans la Grèce continentale tout au moins, elle était en train de disparaître des cités où elle s'était établie au cours du VIe siècle ; à Corinthe, en particulier, Psammétique, le neveu et successeur de Périandre, venait d'être assassiné pendant une émeute, et un gouvernement modéré établi à sa place. C'est une leçon que comprirent, et les Alcméonides, et surtout Clisthène, qui était à ce moment l'homme le plus remarquable de cette grande famille, et le plus sympathique au peuple athénien. L'agitation qui, depuis l'expulsion d'Hippias, se remarquait dans le parti aristocratique, lui donna l'occasion de proposer aux Athéniens d'importants changements constitutionnels. Ils avaient pour base une de ces révolutions administratives auxquelles les réformateurs de tous pays ont toujours attaché beaucoup d'importance, parce qu'ils brisent l'armature qui servait de support à l'ancienne vie politique. De même que la Constituante supprima les provinces françaises, Clisthène remplaça les quatre vieilles tribus ioniennes par dix tribus d'un caractère tout à fait artificiel, qui n'étaient plus elles-mêmes des circonscriptions locales, mais qui comprenaient chacune trois trittyes, c'est-à-dire trois portions de territoire situées, l'une dans la ville ou ses faubourgs immédiats, la seconde sur la côte, la troisième à l'intérieur ; chacune de ces trittyes comprenait, à son tour, un certain nombre de dèmes (communes). Aux yeux de l'État, chaque citoyen athénien n'appartenait plus qu'au dème où il avait son domicile et à la tribu dont dépendait ce dème ; dès la fin du VIe siècle s'établit l'usage d'ajouter, dans les actes administratifs, au nom de tout citoyen l'indication du dème, d'où il était facile de déduire la tribu. Dans cette organisation nouvelle, l'esprit régionaliste qui avait amené Pisistrate au pouvoir et facilité son retour était condamné à disparaître ; d'autre part, perdus dans la masse des citoyens, qu'accroissait l'admission, dans la cité, d'étrangers, d'affranchis et d'esclaves pour lesquels le nouveau régime semble s'être montré fort accueillant, les anciens groupements, familles, phratries, tribus aristocratiques, centres de conspirations et soutiens d'un droit archaïque et périmé, ne devaient plus subsister que comme d'inoffensives associations paroissiales d'un caractère essentiellement religieux.

Les dix tribus servirent de base à la création du Conseil (βουλή) de 500 membres, élus à raison de cinquante tirés au sort dans la masse des citoyens de chaque tribu, chaque groupe de cinquante (Prytanie) constituant, pendant le dixième de l'année, une permanence chargée de l'expédition rapide des affaires courantes. Il n'est pas du tout certain que Clisthène ait trouvé, comme on l'a parfois prétendu, dans les constitutions précédentes d'Athènes l'idée de , ce corps régulateur, mais d'un recrutement essentiellement démocratique, qui enleva sans doute au vieux Conseil de l'Aréopage une grande partie de son activité politique, et qui constituait avec l'Assemblée du peuple un système de deux assemblées analogue à celui de la Rome républicaine, ou même, si l'on veut, à celui qui est en usage dans les gouvernements constitutionnels modernes, avec cette différence que le pouvoir régulateur de la βουλή était surtout préventif, puisque son rôle principal était de préparer les lois et décrets soumis à l'approbation de l'Assemblée du peuple. Celle-ci joue désormais dans la vie politique de la cité un rôle prépondérant ; dans la première tragédie grecque que nous possédions, les Suppliantes d'Eschyle, composée une douzaine d'années après la réforme de Clisthène, il est curieux de voir le peuple (δήμος) d'Argos, consulté par un roi hésitant, décider en dernier ressort, par un décret tout semblable d'aspect à ceux que rendait dès lors l'Assemblée athénienne, du sort des fugitives qui implorent sa protection.

Ce n'était pas encore la constitution radicalement démocratique que réalisera le Ve siècle. Maître du pouvoir législatif dans l'έκκλησία et la βουλή, du pouvoir judiciaire au tribunal des Héliastes, le peuple demeure encore éloigné du pouvoir exécutif ; les grandes magistratures civiles et militaires restent, à la fin du VIe siècle, réservées aux deux premières classes censitaires. Mais on pouvait mesurer le progrès accompli depuis un siècle, et le parti aristocratique s'inquiétait de ces restrictions successives apportées à son prestige et à son autorité. Il se prépara à la résistance. Il trouva un appui assez inattendu et encore mal expliqué chez l'un des rois de Sparte, Cléomène, qui, à la tête d'une petite armée, entra en Attique, s'établit sur l'Acropole, et exigea le bannissement de Clisthène et de ses principaux partisans. Tel était le prestige de l'infanterie lacédémonienne que les Athéniens laissèrent d'abord faire. Mais lorsqu'il s'agit de toucher à la nouvelle constitution, et surtout de supprimer le Conseil des Cinq-cents, le peuple se souleva et enferma sur l'Acropole Cléomène, qui capitula au bout de trois jours. Cette fois l'amour-propre de Sparte était atteint ; elle décida une grande expédition, à laquelle se joignirent les membres de la Ligue péloponnésienne, les Béotiens et les Chalcidiens, qui trouvaient sans doute leurs voisins bien remuants depuis le règne de Pisistrate. La concentration des troupes alliées eut lieu dans la plaine d'Éleusis. C'est là que se manifesta pour la première fois la faiblesse des confédérations grecques ; la coalition se dissocia avant d'avoir combattu : les Corinthiens refusèrent décidément de prendre part à cette expédition contre un gouvernement démocratique, les deux rois de Sparte ne s'entendirent plus entre eux, les Béotiens et les Chalcidiens, au spectacle de cette désunion, rentrèrent chez eux. Ils y furent suivis par l'armée athénienne, qui n'hésita pas à livrer bataille, d'abord contre la forte cavalerie de Chalcis, puis contre la solide infanterie de la ligue béotienne. Ses victoires donnèrent à réfléchir à la Grèce. Une grande assemblée de la ligue péloponnésienne, réunie à Sparte, décida, malgré la présence de l'ex-tyran Hippias, convoqué tout exprès par les Lacédémoniens, de laisser en paix la jeune démocratie qui venait de révéler de façon si brillante sa puissance militaire.

 

Bibliographie. — GLOTZ. La solidarité de la famille... — BUSOLT. Die Griechischen Staats und Rechtsaltertiimer. — WILAMOWITZ-MŒLLENDORFF. Aristoteles und Athen. Berlin, 1893.