HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE IX. — LA FORMATION DES ÉTATS GRECS.

 

 

On a vu comment la cité, constituée sous le régime monarchique, s'était renforcée sous le régime aristocratique, malgré les vices du gouvernement des nobles et des riches, et le grave déséquilibre social qu'il avait provoqué. Une des premières manifestations de cette augmentation de pouvoir devait être une meilleure organisation de sa puissance militaire. Les Grecs, comme les Celtes et les Germains, étaient une nation batailleuse. L'Iliade exprime en vers frappants l'orgueil du guerrier et la joie du combat. Mais bien des changements s'étaient accomplis dans l'armement et la tactique depuis le temps où les tribus helléniques avaient pénétré dans les Balkans : l'épopée homérique a conservé la marque de ces progrès. Les poèmes primitifs chantaient les exploits du héros isolé qui s'avance à pied ou se fait porter en char — le char est peut-être un souvenir de la civilisation crétoise — à la rencontre d'un ennemi digne de lui, le provoque, derrière son bouclier d'osier haut comme une tour, à un combat singulier dont les péripéties sont multiples et l'issue souvent incertaine. Ainsi combat Ajax, fils de Télamon, une des figures les plus archaïques de l'Iliade. Mais les perfectionnements de la métallurgie devaient modifier ces procédés sommaires. Les armes offensives en fer rendirent nécessaires, on l'a vu, une armure plus solide à la fois, plus complète et plus mobile ; en même temps, cet armement, qu'on pouvait fabriquer en quantités industrielles, n'était plus le privilège de quelques guerriers nobles : tous les citoyens pouvaient être équipés de la sorte ; de là ces files d'hommes vêtus de bronze qu'on voit, dans l'Iliade, marcher au combat ; de là ces hommes de bronze, pirates et mercenaires de Carie et d'Ionie, dont l'apparition terrifia, au milieu du VIIe siècle, les populations du Delta du Nil. Les riches se réservent le coûteux privilège d'entretenir un cheval et de constituer une cavalerie, en général plus brillante qu'utile. L'infanterie est déjà la reine des batailles. Une discipline solide assure sa cohésion et sa puissance ; Homère oppose le défilé impeccable et silencieux des bataillons grecs à la cohue bruyante des armées asiatiques.

De pareilles troupes deviennent nécessairement des instruments de conquête : dès le vine siècle on voit de nombreuses cités agrandir leur territoire et constituer de véritables États. L'exemple le plus caractéristique est fourni par Sparte, où l'organisation militaire était renforcée par une organisation sociale assez singulière. A vrai dire, il est fort difficile de se représenter la constitution spartiate telle qu'elle existait au début de l'époque historique : bien des traits qui lui ont été attribués par des historiens tardifs datent sans doute d'une époque postérieure ; en particulier la tradition n'a sans doute prêté aux réformes de Lycurgue un caractère communiste qu'à partir du IIIe siècle av. J.-C., lorsqu'il s'est agi de faire remonter à un passé glorieux et respecté les essais de socialisme agraire que tentèrent Agis et Cléomène. Ce qui est plus assuré, c'est que la constitution de Sparte était remarquablement conservatrice, comme il arrive parfois dans les cités doriennes, en Crète par exemple ; les rois, au nombre de deux, y avaient gardé une autorité effective que les empiètements des éphores ne sont jamais arrivés à annuler ; jusqu'à l'époque hellénistique s'y sont maintenues des institutions d'un caractère à la fois aristocratique, religieux et corporatif, comme les repas en commun, qui remontent peut-être à l'époque où les tribus grecques menaient encore une existence guerrière et à demi-nomade. De pareilles conditions favorisaient l'esprit militaire ; et cette ville, composée de trois ou quatre bourgades d'aspect médiocre, habitée par une population de citoyens dont l'accroissement était limité par le principe de l'inaliénabilité et de l'indivisibilité du patrimoine, où le commerce était méprisé, l'exploitation des terres confiée à des métayers des classes inférieures — hilotes et périœques, — a possédé longtemps la meilleure infanterie de la Grèce : de là vient le rôle politique que joue, à partir du vine siècle, cette cité qui n'a jamais eu qu'une faible importance économique et dont le développement intellectuel a toujours été des plus médiocres.

Elle commença par conquérir les petites villes de la vallée de l'Eurotas, habitées, s'il faut en croire la tradition, par une population de race grecque, mais non dorienne, apparentée à celle qui s'était réfugiée autrefois dans les montagnes d'Arcadie. Vaincus, ces habitants de la banlieue, Périœques, constituèrent dans l'État spartiate une classe spéciale, distincte des serfs proprement dits (Hilotes), jouissant de la liberté personnelle, astreinte au service militaire, mais privée de droits politiques. Avec son armée ainsi augmentée, Sparte pouvait se-lancer dans une plus grande entreprise. De l'autre côté du Taygète, la plaine de Messénie était, dans l'antiquité comme de nos jours, un des cantons les plus prospères et les plus riants de la Grèce, qui devait exciter les convoitises de ses belliqueux voisins. Sparte s'en empara à la suite d'une première guerre (deuxième moitié du VIIIe siècle). Mais l'État spartiate a toujours été mauvais administrateur. Un siècle à peine s'était écoulé que la Messénie était en pleine révolte (probablement dans la seconde moitié du Vile siècle) et il fallut une deuxième guerre — dont le récit a été embelli, par la tradition populaire, d'anecdotes romanesques qui ont pour personnage central l'héroïque défenseur de Messène, le roi Aristomène — pour réduire ce pays qui ne devait d'ailleurs jamais être pour Sparte une possession de tout repos.

Ce sont également des terres à blé qu'Athènes conquiert. Elle avait de bonne heure étendu sa domination au delà de la plaine dont les rois pouvaient autrefois, de leur palais de l'Acropole, apercevoir les limites prochaines, et qui est bornée à l'Ouest par le mont Aigaleos, au Nord par les massifs du Parnès et du Pentélique, à l'Est par celui de l'Hymette ; elle était devenue, à une époque indéterminable, maîtresse de la pointe montagneuse de l'Attique, où dormaient, encore insoupçonnés, les trésors miniers du Laurium, et avait mis la main d'autre part sur la petite fédération rurale dont Marathon était le centre, s'installant ainsi sur les rives du canal de l'Eubée. C'est sans doute au VIIe siècle qu'elle s'annexe l'État d'Éleusis, où, au centre d'une plaine aux riches moissons, existait, peut-être dès l'époque mycénienne, un sanctuaire des divinités du blé, qui, sous l'adroite suzeraineté d'Athènes, deviendra un des grands centres religieux de la Grèce. La baie d'Éleusis est commandée par l'île de Salamine, où s'était constitué un petit état indépendant, mais plus ou moins soumis à l'influence des grands ports du golfe Saronique, Égine et Mégare : Athènes s'en empara pour assurer la sécurité de sa nouvelle conquête. Elle n'avait encore, à ce moment, que des ambitions territoriales : ce seront les Pisistratides qui lui montreront le chemin de la mer ; et jusqu'au Ve siècle elle se contentera, comme port, de la médiocre rade du Phalère.

En Béotie, pays essentiellement agricole, aucune des petites villes, héritières des châteaux de l'époque mycénienne, qui s'étaient développées au bas des pentes étalées autour de la dépression du Copaïs, n'était arrivée, malgré une longue période de querelles stériles, à assurer sa suprématie sur les autres ; de là naquit, sans doute au VIIe siècle, l'idée originale et féconde d'une fédération d'un caractère à la fois religieux, politique, militaire, économique, qui trouvait son expression dans l'existence de sanctuaires, de magistrats, d'une armée, et, à partir du VIe siècle au plus tard, d'une monnaie commune.

C'est également une fédération, autrement puissante, qui se constitue en Thessalie : elle faillit imposer sa forme à la Grèce entière, dont les destinées auraient été par là considérablement modifiées. L'aristocratie thessalienne, d'abord groupée en quatre associations régionales, finit par constituer un État fédératif unique, avec un président et quatre chefs de districts élus par la noblesse. Cette fédération disposait d'une puissance militaire importante, qui consistait surtout, comme il est naturel dans un pays de grand élevage, en une excellente cavalerie. Elle ne fut pas longue à vouloir jouer un rôle dans les affaires de Grèce. Elle soumit les petits peuples montagnards établis autour de la plaine thessalienne, et ceux qui, autour du golfe Maliaque, avaient, eux aussi, constitué un groupement dont le centre religieux devint, au bout d'un certain temps, le sanctuaire de Delphes (cf. plus loin). Elle intervint, comme devait le faire, deux cent cinquante ans plus tard, la Macédoine, héritière des ambitions thessaliennes, dans le conflit qui éclata entre ce groupement et la ville phocidienne de Cirrha, qui prétendait accaparer le sanctuaire delphique à son profit (début du VIe siècle). Cirrha fut détruite et son territoire consacré à Apollon. Quelques années après, vers 570, la Thessalie joua également un rôle important dans une guerre où les deux grands ports de l'île d'Eubée, Chalcis et Érétrie, se disputèrent la riche plaine lélantienne ; plusieurs autres villes du monde hellénique furent d'ailleurs entraînées dans ce conflit par des affinités de race ou des rivalités commerciales ; et ce fut la cavalerie thessalienne qui décida de la victoire de Chalcis. Mais cette cavalerie ne semble pas avoir été appuyée par une infanterie suffisante ; et, lorsque les brillants escadrons thessaliens voulurent pénétrer dans la Grèce centrale, les hoplites thébains lui infligèrent, près de Thespies, une défaite écrasante (vers 540), qui, jointe à un échec dans les montagnes de Phocide, arrêta pour longtemps les ambitions thessaliennes. C'est ainsi que prit fin la première tentative faite par un grand État du Nord pour réunir toute la Grèce dans une confédération unique : plus tard la Thessalie elle-même, puis la Macédoine, reprendront, avec un succès inégal, ce vaste projet.

 

***

 

Dans cette Grèce troublée de guerres dont la tradition ne nous fait sans doute connaître qu'une faible partie, les relations économiques et diverses organisations d'un caractère religieux devaient cependant s'opposer à l'esprit de nationalisme agressif et de jalousie municipale. En dehors des rapports qui existaient de métropole à colonie, des relations commerciales s'établissaient forcément de cité à cité, d'État à État ; elles avaient pour résultat des conventions dont l'usage de l'écriture permit de préciser les termes et d'assurer le maintien. Les plus anciens traités entre villes grecques pour lesquels nous possédons des textes authentiques sont du Ve siècle ; mais il est certain qu'il en existait de plus anciens. D'autre part, aucun trafic international n'eût été possible si la personne des commerçants et des ambassadeurs n'avait pas joui de certaines garanties à l'étranger. De là l'institution si originale des proxènes, développement des principes d'hospitalité individuelle ou familiale qui sont communs à beaucoup de nations indo-européennes. Une ville désignait dans une autre ville un citoyen à qui, en échange d'avantages matériels ou de titres honorifiques, elle demandait de servir d'hôte (πρό-ξενος) à ses propres nationaux, et qui jouait, par conséquent, le rôle de nos consuls indigènes. Cette institution existait certainement dès le VIe siècle et peut être plus ancienne encore.

D'autre part l'idée devait naître d'instituer entre peuples voisins ou de même race un arbitrage, ou tout au moins une réglementation des conflits entre cités. Aussi voit-on se constituer, à côté des États ou des fédérations à ta fois politiques et militaires, des groupements d'un caractère pacifique et religieux, composés de cités dont les députés se réunissent à date fixe dans un sanctuaire commun, chacune conservant, pour le reste, son indépendance et son autonomie. Le temple de Poseidon, au cap Mycale, servait de centre aux Ioniens de la côte asiatique ; Délos, à ceux des Cyclades ; Calaurie, à diverses villes situées sur les bords ou dans les environs du golfe Saronique. Plus connue est la Ligue des riverains (άμφικτίονες) du golfe Maliaque, dont les représentants se réunissaient au sanctuaire de Déméter, à Anthéla (Thermopyles). Se bornant d'abord, semble-t-il, à faire respecter entre ses membres certains principes élémentaires du droit des gens — il était interdit, en temps de guerre, de raser une ville faisant partie de la ligue, ou de lui couper l'eau —, son activité s'accrut en même temps que s'étendait le cercle des États participants ; lorsqu'à la suite de circonstances que nous ignorons, elle prit comme centre, vers le VIIe siècle, le sanctuaire de Delphes, alors en plein développement, où elle maintint le clergé local, mais dont elle prit en main l'administration. A la faveur de fictions ethniques qui servaient de prétexte à des ambitions politiques, de nouveaux États, Athènes, les Béotiens, les Doriens du Péloponnèse, demandèrent les uns après les autres à entrer dans la ligue, qui jouit bientôt d'un grand prestige, et le conseil des Amphictyons, constitué par les députés des nations participantes, devint un tribunal appelé à juger des conflits internationaux et dont aucun peuple de Grèce ne put négliger les arrêts ni contester l'autorité morale. Les États ambitieux ont souvent essayé, avec plus ou moins de succès, d'utiliser à leur profit l'influence de l'amphictyonie delphique ; on a déjà vu comment les Thessaliens, qui ont toujours joué dans tette ligue, grâce à leur situation géographique, un rôle prépondérant, en ont profité pour se mêler, dès le début du VIe siècle, des affaires de la Grèce centrale.

Une idée plus large que celle de la fédération limitée trouvait son expression dans certains sanctuaires. Les fêtes qu'y célébraient les paysans des environs, et qui s'accompagnaient, comme il arrive souvent dans les solennités rustiques, de concours de course et de lutte, y attirèrent les voisins d'abord, puis des spectateurs et des concurrents venus de plus loin. Le goût des exercices du corps, hérité peut-être des Égéens, et qui, dans l'épopée homérique, rassemble l'armée grecque autour du tombeau de Patrocle, ou le peuple des Phéaciens sur l'agora, pour y assister à des épreuves de course à pied et en char, de lutte à main plate, de boxe, de lancement du disque, réunit des Grecs de toutes les parties du monde hellénique à Delphes, à l'isthme de Corinthe, à Némée. A Olympie, en particulier, une fête mobile de la moisson, célébrée tous les quatre ans en plein été, devint dès le VIIe siècle, sous l'habile administration des gens d'Élis, le rendez-vous d'athlètes, de coureurs, de cochers venus de Grèce, d'Asie Mineure ou de Sicile, pour prendre part à ces jeux où se développait, à côté de certains principes de loyauté, cet esprit d'émulation et de camaraderie que favorise la pratique bien comprise des sports.

Ainsi se maintenait autour des jeux olympiques, pythiques, isthmiques, néméens, un sentiment de solidarité, panhellénique que la communauté de race et de langue n'aurait sans cloute pas suffi à conserver. A vrai dire, il s'exprime déjà dans les poèmes homériques, où cependant aucune de ces grandes fêtes n'est mentionnée : par une fiction qui, quelques siècles plus tard, avec Alexandre le Grand, deviendra une réalité, Homère suppose toutes les nations de la Grèce réunies pour une expédition militaire sous un commandement unique ; et, s'il est difficile d'admettre que les noms arbitraires que le poète donne aux confédérés, Άργεΐοι, Δαναιοί, Άχαιοί, ou même, plus explicitement, Παναχαιοί, soient le souvenir d'une Grèce réellement unifiée au temps de la civilisation mycénienne, du moins expriment-ils que l'idée d'une union entre tous les Grecs était de celles que le public pouvait comprendre et apprécier. Mais dès le VIIe siècle apparaissent des mots qui ne sont plus des créations de poète, mais des termes d'usage courant, parfois même officiel, où s'exprime l'unité de la nation grecque. Les noms d'Hellas, Hellènes, qui étaient primitivement ceux d'un petit district montagneux en bordure du golfe Maliaque, et de ses habitants, ont été peut-être employés d'abord à Delphes, par les membres de l'amphictyonie, pour désigner leur propre ligue, puis, à mesure que cette ligue s'étendait, toute la Grèce et tous les Grecs. Hésiode et Archiloque parlent déjà de Panhellènes, et, dès le début du vo siècle, une inscription nous atteste que les arbitres aux jeux olympiques se nommaient Hellanodices (Juges des Grecs). Nés dans les grands sanctuaires, sous la double influence de l'organisation fédérale et de la solidarité sportive, ces termes devaient durer aussi longtemps que la nation qu'ils ont servi à désigner ; et, malgré sa dispersion géographique et son morcellement politique, ils expriment son unité foncière pendant plus de six siècles, jusqu'au moment où un bizarre concours de circonstances remettra le vieux nom homérique d'Άχαιοί au premier plan de l'histoire de l'hellénisme et fera de la Grèce continentale la province romaine d'Achaïe.