Un progrès d'ordre matériel, qui s'accomplit au début du premier millénaire, favorise le développement intellectuel de la nation hellénique : les Grecs commencent à faire usage de l'écriture. Une vieille tradition voulait qu'ils fussent redevables aux Phéniciens de cet art précieux. Et, de fait, il y a de grandes ressemblances entre les signes dont se composent les alphabets phéniciens et grecs, ainsi qu'entre les noms que ces signes ont reçus. La découverte, dans les palais crétois, et dans divers centres de civilisation mycénienne (Thèbes, Orchomène), de nombreuses inscriptions dont la rédaction parait antérieure, non seulement aux premiers textes grecs, mais même aux premiers textes rédigés en caractères phéniciens (lettre du roi Hiram, milieu du Xe siècle), permet de se demander aujourd'hui si les alphabets phéniciens et grecs ne sont pas l'un et l'autre empruntés à l'un des alphabets en usage sur les bords de la mer Égée dès le milieu du deuxième millénaire. En tous cas, l'alphabet grec, dès les premiers textes où on le voit employé, montre un progrès considérable sur tous les alphabets actuellement déchiffrés du bassin oriental de la Méditerranée. Il ne rend que les sons essentiels de la langue, mais il les rend tous, voyelles comprises. Pour peu qu'on ait abordé l'étude de langues qui utilisent un système de lettres moins complet, le phénicien ou l'hébreu par exemple, on comprendra le caractère pratique d'un alphabet qui ne laisse rien à deviner. Les plus anciens textes rédigés en langue grecque qui nous aient été directement transmis sont des inscriptions sur pierres ou sur terre cuite, qui datent du VIIe siècle au plus tôt ; et il n'est pas certain que les parties authentiques des listes de vainqueurs aux jeux, de rois, de prêtres, que possédaient certaines cités grecques, remontassent plus haut que le VIIIe siècle. L'écriture a pu rester longtemps le privilège, non point d'une caste, mais d'une petite minorité d'hommes instruits. En tous cas elle se répand largement à partir du VIIe siècle ; le fait que de simples mercenaires grecs du pharaon Psammétique II peuvent graver sur l'un des colosses d'Abou-Simbel des inscriptions, assez correctes en somme, qui nous mentionnent, avec leurs noms, l'expédition d'Éthiopie à laquelle ils ont pris part (vers 595), ne permet pas de douter que dès cette époque l'écriture ait été en usage dans toutes les classes de la société grecque. Elle est surtout employée, comme il est naturel, dans les villes d'une civilisation avancée et d'un grand développement économique. C'est dans les ports d'Ionie qu'elle se perfectionne le plus rapidement, et qu'elle se conforme le plus exactement aux modifications de la prononciation ; au Ve siècle, Athènes, en adoptant l'alphabet ionien, l'imposera à toute la Grèce. Et dès le VIIe siècle celui que Chalcis avait transmis à sa colonie de Cymé s'était répandu chez les Étrusques de Campanie, et de là dans toutes les nations italiennes. On comprend l'importance d'une pareille innovation. Les relations de toutes sortes, et en particulier les rapports commerciaux, devaient s'en trouver facilités, surtout dans une nation disséminée, à partir du VIIe siècle, d'un bout à l'autre de la Méditerranée. D'autre part l'administration des groupes sociaux n'est plus réduite à se fier à la tradition orale ; des archives se créent, que consulteront bientôt les chroniqueurs ; des états civils avec inscription obligatoire se constituent ; la cité prend une conscience plus nette de son existence et de son passé. Mais les conséquences de l'usage de l'écriture sont encore plus sensibles au point de vue littéraire : l'écriture permet la composition d'œuvres de longue haleine et bâties sur un vaste plan, ce qui n'avait pas été possible tant que les auteurs avaient dû se fier à leur seule mémoire. On peut supposer en effet qu'après une période où la poésie grecque dut être réduite à des chants de travail dont le rythme était constitué, comme chez d'autres peuples indo-européens, par des alternances de syllabes brèves et longues, et à des chants rituels accompagnés de la lyre et de la clarinette — instruments empruntés sans doute la civilisation minoenne, — le développement d'une société aristocratique, fastueuse, et amie du plaisir, favorisa, dès la fin de la période mycénienne, la composition de chansons d'une certaine longueur destinées à divertir les seigneurs en racontant de belles histoires en beau langage. Ces petits poèmes, déclamés avec accompagnement de musique par des chanteurs professionnels, aèdes, qui, comme les trouvères du moyen-âge, recevaient dans les châteaux : une hospitalité cordiale, n'avaient rien de populaire ni de spontané. Destinés d'abord, semble-t-il, à être entendus des nobles de Thessalie, puis des grands personnages des ports de la côte d'Asie, ils étaient rédigés dans une langue tout à fait artificielle, intermédiaire entre les dialectes éoliens et ioniens ; les formules, dont un grand nombre — fins de vers stéréotypées, épithètes de nature — ont passé dans les Poèmes homériques, y abondaient ; enfin on y employait un vers dactylique, qui est devenu de bonne heure l'hexamètre, forme métrique très savante, et dont on ne trouve pas l'équivalent dans les autres langues indo-européennes — sauf, bien entendu, chez les Romains, qui l'ont copiée. Nous pouvons nous faire une idée de ces petits poèmes par ceux qu'Homère a insérés dans l'Odyssée, lorsqu'il représente des aèdes chantant l'aventure amoureuse et plaisante d'Aphrodite et d'Arès, ou la querelle d'Ulysse et d'Achille. Les grands événements des temps passés, conservés par la tradition orale, et particulièrement les luttes qui avaient assuré aux Grecs la possession des rives de la Mer Égée, servaient de sujets favoris à ces chants d'apparat. Un fait, dont les découvertes archéologiques, on l'a vu (ch. III), attestent la réalité, la prise de la forteresse de Troie par les tribus éoliennes, a fourni aux aèdes des thèmes dont le succès s'explique par l'importance de l'expédition, sa durée, ses conséquences. On supposait que toutes les tribus helléniques y avaient pris part : la guerre de Troie finit par servir de centre principal aux récits de la conquête, à ceux aussi des luttes qui avaient éclaté entre les tribus grecques au fur et à mesure qu'elles s'établissaient sur le sol hellénique. On supposa que les exploits et les querelles d'Achille, de Diomède, d'Agamemnon, d'Ajax, d'Hector, tous héros originaires de la Grèce du Nord, avaient eu lieu au pied de la ville si longtemps assiégée : c'est ainsi qu'on arriva à considérer comme des ennemis des Grecs et à ranger parmi les défenseurs de la citadelle certains d'entre eux, Hector entre autres, quoique son nom et son caractère soient demeurés foncièrement helléniques. Mais les aèdes qui chantaient les prouesses des héros n'oubliaient pas les dieux. De même que dans l'épopée germanique, à côté d'Attila et de Théodoric, on voit paraître Siegfried vainqueur du dragon et la Walkyrie qui chevauche dans les airs, de même, à côté des récits relatifs à la prise de Troie, qui ont un fonds de réalité, d'autres étaient consacrés aux aventures d'une déesse peut-être lunaire, Hélène, qui, dérobée par les puissances mauvaises, revient ensuite plus brillante que jamais, ou celles d'Odysseus-Ulysse, le dieu solaire, qui lui aussi, disparaît au pays des morts et des ombres, Cimmériens, Phéaciens, et qui, de retour, atteint ses ennemis, comme Phoibos-Apollon, de ses flèches impitoyables. L'existence de l'écriture devait permettre de grouper en vastes ensembles ces poèmes à sujet limité. Ce travail fut accompli au cours des VIIIe et VIIe siècles : il répondait aux nouvelles conditions de la vie religieuse et sociale. Ces ouvrages de longue haleine n'étaient pas en effet destinés à divertir des lecteurs isolés ; ils étaient récités aux grandes fêtes qui réunissaient dès cette époque, autour d'un sanctuaire en renom, des Grecs venus de toutes les parties du monde hellénique. A ces grands pèlerinages, comme ceux de notre moyen âge, un public curieux se pressait pour entendre les aèdes chanter les exploits des héros et les aventures des dieux ; les fêtes duraient plusieurs jours, et les petits poèmes d'autrefois, destinés à divertir, pendant une partie de la soirée, une tablée de seigneurs, n'auraient plus été suffisants. Il fallait de vastes compositions, dont la récitation pût être répartie sur plusieurs séances. Les auditeurs, sans s'astreindre peut-être à les écouter d'un bout à l'autre, se plaisaient cependant, chaque jour, à entendre la suite du récit de la veille, et à constater que, comme le rythme demeurait uniforme, le style uni et soutenu, de même les personnages étaient conformes à la tradition et ne se démentaient point d'un bout du poème à l'autre : Achille restait passionné et violent, aussi enclin aux colères puériles qu'aux plus touchants attendrissements ; Ulysse, devenu un des héros les plus populaires de la Grèce, était toujours courageux, prudent et inventif. On comprend dans ces conditions que les aèdes aient surtout cherché à utiliser le plus grand nombre possible de ces petits poèmes que leur fournissait la tradition orale : pourvu que le plan général de l'œuvre demeurât intact, et les caractères constants, ils s'inquiétaient peu des petites discordances de fait auxquelles ce procédé de composition pouvait conduire. A coup sûr, après le premier chant de l'Iliade, par exemple, on s'attendrait à un récit de la défaite des Grecs, tandis que les six chants qui suivent sont consacrés à des combats malheureux pour les Troyens : mais quel dommage de renoncer aux duels entre Pâris et Ménélas, entre Ajax et Hector, aux exploits de Diomède, aux adieux d'Hector et d'Andromaque ! De là ces sutures parfois maladroites, ces contradictions dont s'étonnait déjà la critique de l'antiquité, et qui ont donné lieu, depuis cent cinquante ans, aux théories les plus diverses sur la formation de l'Iliade et de l'Odyssée. On vient de voir que les conditions dans lesquelles ces poèmes étaient récités expliquent ces à-coups dans la succession des faits ; d'autre part leur plan si bien ordonné dans l'ensemble, leur unité, non seulement dans la forme, mais dans les procédés de description, la couleur générale du récit, et la tenue des caractères, ne permettent guère de douter qu'un groupe de poètes contemporains et animés du même esprit, ou, ce qui est beaucoup plus simple, ce poète unique que l'antiquité avait appelé Homère, leur ait donné, à peu de choses près — car le texte n'a été fixé d'une manière définitive qu'à l'époque alexandrine, — la forme admirable sous laquelle nous les connaissons aujourd'hui. On voit dans quelle mesure l'Iliade et l'Odyssée peuvent être utilisés comme des documents historiques. On y retrouve le reflet de plusieurs époques successives. Les plus anciens parmi ces chants dactyliques primitifs ont pu être composés dès la fin du deuxième millénaire : ils sont contemporains du déclin de la civilisation mycénienne, dont le centre était, on l'a vu, la Grèce centrale et surtout le Péloponnèse. Les aèdes étaient forcément influencés par les souvenirs, encore tout récents, de ces villes riches en or et de la puissance fastueuse de leurs rois. De là le rôle, dans l'épopée homérique, de Tyrinthe, de Mycènes, d'Argos, de Sparte, d'Orchomène, des rois et des héros de Laconie et d'Argolide, Hélène, Ménélas, Agamemnon, dont la présence pourrait surprendre dans le récit d'une expédition entreprise par les tribus de la Grèce du Nord, et qui s'était embarquée — la tradition ne l'avait point oubliée — dans le port éolien d'Aulis. D'autre part la rédaction d'ensemble de l'Iliade et de l'Odyssée date vraisemblablement du VIIIe ou du vire siècle ; et le compositeur, Homère, tout en faisant un effort incontestable pour maintenir son récit dans un passé lointain, n'a pu se dégager complètement des influences de son temps. De là, dans la description des objets comme dans la peinture des mœurs, des contradictions facilement explicables. On en trouvera un peu plus loin un exemple caractéristique dans l'armement ; l'étude des diverses techniques, et des formes politiques, sociales, religieuses, décrites dans l'Iliade et l'Odyssée, a permis d'en relever beaucoup d'autres. L'histoire de la composition de ces poèmes rend compte de ces discordances, et il ne faut pas s'étonner de trouver, parfois dans le même passage, des vers qui nous transportent en pleine période mycénienne, où le seul métal employé dans l'armement et l'industrie est le bronze, et où règnent des souverains opulents, exerçant un pouvoir de droit divin, et d'autres où l'on voit que les hommes savent travailler le fer, et où la royauté n'est plus qu'un souvenir. ***Il n'en va pas de même avec les poèmes que la tradition littéraire attribue à Hésiode. Ils portent la marque d'une époque bien déterminée, de cet âge de fer, où les conditions de l'existence sont dures, et où la pensée grecque prend conscience des questions qui se posent dans un univers si imparfait. De plus, la diffusion de l'écriture crée, dès le VIIe siècle, un public, non plus d'auditeurs, mais de lecteurs, qu'il ne s'agit plus de divertir, mais de renseigner. La Théogonie exprime un effort sérieux pour mettre de l'ordre dans la confusion charmante, mais absurde, des combinaisons mythologiques, et pour expliquer l'origine du monde. Plus caractéristiques sont les Travaux et les Jours, destinés à instruire la classe si laborieuse et si défavorisée des petits propriétaires terriens : leur vie pénible est exprimée avec une âpreté qui contraste étrangement avec la forme du poème, empruntée tout entière, langue, style et mètre, à l'épopée homérique, dont ce seul fait permet de mesurer le rapide succès. Archiloque de Paros (vers 650), par contre, renonce à cette technique savante et ornée. Dans un rythme iambique d'un caractère nettement populaire, dont les origines remontent peut-être au temps où les Grecs n'étaient pas encore séparés du rameau indo-européen, et dans une langue fort voisine de l'ionien courant tel qu'il était parlé dans les Cyclades et les ports d'Asie Mineure, il raconte les vicissitudes de son existence de poète et de soldat, dans des chansons où s'expriment des passions violentes et cet esprit d'aventures qui poussait tant de. Grecs à chercher fortune, comme mercenaires ou comme colons, d'un bord à l'autre de la Méditerranée. On voit quelle variété et quelle vitalité se manifeste dès cette époque dans une littérature qui, sous un régime de ploutocratie oppressive, produit en l'espace de deux siècles de grandes épopées savantes, souvenirs d'un passé héroïque et fastueux ; des poèmes didactiques d'un caractère réaliste et rural ; des chansons lyriques où s'exprime librement un tempérament individuel. On peut dès maintenant imaginer le développement qu'elle pourra prendre dans des conditions plus favorables, avec les progrès de la richesse générale, de la démocratie, et de l'esprit municipal. Bibliographie. — MURRAY. The rise of the greek epic. 3e édition, 1924. — BRÉAL. Pour mieux connaître
Homère. — VAN GENNEP-A.-J. REINACH. La question d'Homère. Paris, 1909. — MEILLET. Aperçu d'une histoire de la langue grecque. |