HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE V. — LA COLONISATION GRECQUE.

 

 

Un des premiers résultats de l'établissement des Grecs dans le Sud de la péninsule balkanique fut de donner à cette nation de terriens le goût et l'habitude des choses de la mer. On a vu (ch. I) que la structure même des régions oh ils étaient venus s'établir devait les inciter à la navigation. Ils purent s'instruire d'ailleurs dans cet art à l'école de ceux qui y étaient installés avant eux ; on se rappelle que les Égéens étaient au début du deuxième millénaire les meilleurs marins de la Méditerranée orientale. Ce rôle d'initiateurs a été souvent attribué aux Phéniciens, contre toute vraisemblance : à la fin du IIe millénaire les Grecs traversaient hardiment la Mer Égée, tandis que les Phéniciens se bornaient à un cabotage prudent le long des côtes de Syrie ; dans le vocabulaire nautique des Grecs, on ne trouve pas un mot d'origine sémitique ; et les vaisseaux allongés, à haute proue, qui figurent sur les gemmes et les céramiques crétoises, ressemblent aux navires grecs représentés sur les vases athéniens du VIIe siècle. Quant aux étymologies sémitiques qu'on a voulu donner à nombre de noms de lieux helléniques pour y trouver la preuve d'une sorte de colonisation des côtes et même d'une partie de l'intérieur de la Grèce par les Phéniciens, elles ne résistent pas à un sérieux examen linguistique.

On a vu comment les Grecs se sont répandus sur les deux rives de la Mer Égée au cours du deuxième millénaire. Ce mouvement qui précède l'expansion coloniale ne doit pas être confondu avec elle. Il n'y a colonie proprement dite que quand il y a métropole, c'est-à-dire cité. Or il est très vraisemblable que les premiers établissements grecs dans les Cyclades et sur la côte d'Asie sont antérieurs à la fondation des premières cités dans la Grèce continentale. Il faut se défier ici des combinaisons érudites ou nationalistes qui, à partir de l'époque classique, s'efforcèrent d'attribuer à Sparte ou à Athènes la fondation de Milet, de Théra, ou de Rhodes. Il n'est pas contestable que les premiers Grecs qui vinrent occuper la basse vallée du Méandre, par exemple, aient été proches parents de ceux qui s'établirent en Attique ; on peut même admettre, quoique ce soit déjà moins assuré, qu'ils venaient de l'Attique ; mais rien en tous cas ne permet d'affirmer que la cité d'Athènes ait été fondée avant celle de Milet ; on peut même se demander si l'organisation urbaine ne s'est pas développée dans la Grèce continentale plus tard que dans les Cyclades ou sur la côte d'Asie, où les vieilles villes de la civilisation minoenne ou carienne pouvaient servir de modèle.

La colonisation proprement dite fut sans doute précédée d'une période de découvertes et d'aventures. Au Nord de la Mer Égée, le cabotage ou des traversées courtes menaient jusqu'aux côtes de Thrace, de la Propontide et de la Mer Noire ; à l'Ouest, un va et vient très ancien a dû exister entre les deux rives du canal d'Otrante : par temps clair, on aperçoit, des côtes de Calabre, les montagnes d'Épire ; des objets mycéniens ont été trouvés aux portes de Tarente. Dès le début du premier millénaire au plus tard les Grecs avaient donc des notions sur ces pays lointains ; les poèmes homériques, qui ne mentionnent aucune cité hellénique en dehors du bassin de la Mer Égée, connaissent cependant, et l'Égypte, et le pays des Cimmériens aux longues nuits d'hiver, c'est-à-dire la Russie, et la Sicile. Mais la colonisation proprement dite n'a pas commencé si tôt. Les dates très anciennes que la tradition assigne à la fondation de certaines cités (Cymé au VIe siècle !) sont dépourvues de tout fondement. Ce n'est pas avant le début du ville siècle que les Doriens venus de l'Ouest et du centre du Péloponnèse fondèrent, au fond du golfe de Tarente, Métaponte, Sybaris, Crotone, Tarente même ; après 750, des Corinthiens et des Chalcidiens poussent plus à l'Ouest, s'établissent sur la côte orientale de Sicile, à Naxos, à Catane, à Syracuse, dépassent le détroit de Messine et atteignent la riche Campanie. Au cours du vue siècle, tous ces établissements font tache d'huile : les rives du golfe de Tarente, de la Sicile, de la côte occidentale de l'Italie se couvrent de villes grecques ; vers 600, des gens venus d'Ionie créent Marseille qui elle-même fonde des comptoirs tout le long du golfe du Lion et jusqu'en Espagne. La colonisation a peut-être commencé un peu moins tôt encore au Nord de la Mer Égée, dans des régions où les Grecs, par l'effet du climat et de l'aspect des lieux, se sentaient plus dépaysés qu'en Sicile ou dans l'Italie méridionale. Ce n'est pas avant le début du VIIe siècle que des Pariens fondent Thasos ; c'est vers 650 que des gens de Chalcis occupent la Chalcidique et la côte Thrace, que les marins de Mégare s'établissent sur les deux rives du Bosphore, ouvrant à l'hellénisme la Mer Noire, où Milet, en cent cinquante ans, fonde près de cent villes et comptoirs.

Les causes qui firent naître ce mouvement colonial sont diverses. Une des plus importantes fut, selon les anciens, le manque de terre (στενοχωρία). On a parfois voulu conclure de cette explication, contre toute vraisemblance, que la Grèce du premier millénaire était surpeuplée. Ni la tradition ni les découvertes archéologiques ne permettent de croire que les villes grecques aient eu, au IXe ou au VIIIe siècle, une population trop nombreuse pour les ressources de leur territoire. Celles mêmes qui ont le plus essaimé n'étaient à cette époque que de petites cités entourées d'une population rurale assez clairsemée. Et il faut remarquer que plusieurs d'entre elles, Milet ou Chalcis par exemple, sont le centre de régions fertiles où pouvait subsister à l'époque classique et jusqu'à l'époque romaine, c'est-à-dire en un temps où l'expansion colonisatrice de la Grèce était arrêtée depuis de longs siècles, une population plus dense certainement que celle qui les occupait au début du premier millénaire. Mais, si la Grèce du vine siècle n'était pas surpeuplée, le régime juridique sous lequel elle vivait explique que son sol n'ait pas été suffisant pour tous ses habitants. On a vu que les tribus grecques avaient réparti entre les familles qui les composaient les territoires où elles s'étaient établies. Ces propriétés familiales étaient inaliénables et indivisibles. L'homme exclu du γένος, le banni, l'étranger, le bâtard, n'avaient aucun droit à la propriété du sol ; dans chaque famille même les descendants devaient se borner à cultiver en commun le lot assigné à leurs ancêtres. Un pareil régime n'était fait ni pour ceux que leur origine ou leurs actes mettaient hors la loi de la famille, ni pour les ambitieux ; et l'on comprend dans quelle mesure la στενοχωρία a pu pousser les uns et les autres à chercher les terres que leur refusait leur cité. Le régime familial de la Grèce primitive, on l'a déjà remarqué, explique la colonisation grecque de la même manière que le principe du droit d'aînesse explique les colonisations anglaise et française des XVIIe et XVIIIe siècles.

D'autre part l'existence des cités helléniques paraît avoir été fort troublée dans la période qui suivit la chute de la royauté. Les luttes entre les familles nobles et les familles royales, qui ne se résignaient sans doute pas facilement A abandonner leur autorité et leur prestige, les querelles des familles nobles entre elles, semblent avoir composé une suite de révolutions monotones. Le dernier chant de l'Odyssée nous montre une de ces villes où règne la discorde ; Athéna ne se montrait pas toujours au bon moment pour réconcilier les combattants. Nombre de colonies, Tarente entre autres, semblent avoir été fondées par un parti vaincu qui préférait l'exil à la soumission ; l'une d'elles, qui doit son origine à des bannis de Samos, porte le nom caractéristique de : (Cité) où règne la Justice, Δικαιαρχία.

Enfin la colonisation grecque n'aurait pas été possible sans cet esprit d'aventure qui caractérise les peuples jeunes, en voie de formation, et dont on trouve, dans la Grèce primitive, d'autres manifestations. Les mêmes motifs qui poussaient les uns à fonder dans des pays lointains des cités nouvelles incitaient les autres à chercher sur mer les émotions et l'imprévu de la vie du pirate. En vers âpres, l'auteur de l'Odyssée chante les joies de l'irrégulier, qui aime, non le travail et le gain domestique, mais les vaisseaux, les batailles, les javelots et les flèches. Le métier de corsaire était rémunérateur dans cette Mer Égée auprès de laquelle s'élevaient des villes sans murailles, et il rapportait à ceux qui l'exerçaient la richesse et une gloire à laquelle ne se mêlait aucune réprobation. Les pirates grecs, comme les pirates phéniciens, mettaient au pillage les côtes de la Mer Égée, enlevant tout ce qui leur tombait sous la main : céréales, bestiaux, objets fabriqués, créatures humaines le cas échéant ; sur les vases attiques du vine siècle on voit représentées des femmes qu'un ravisseur entraîne sur un bateau en partance ; et les enlèvements jouent un rôle dans les récits de l'Odyssée comme dans les dénouements des comédies de Molière. Et lorsque les progrès de la civilisation restreignent la piraterie, c'est comme mercenaires que les Grecs entreprenants vont satisfaire leur humeur batailleuse et aventurière. On les rencontre en Carie au service des rois Lydiens, en Mésopotamie sous les ordres des souverains de Babylone, surtout en Égypte, où l'apparition des hommes de bronze terrifia les populations indigènes et facilita la reconstitution de l'Égypte sous la domination du pharaon Psammétique qui les avait pris à sa solde (milieu du VIIe siècle).

 

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Les causes du mouvement colonial permettent de comprendre le caractère qu'il présente à ses débuts. Ce que ces bannis et ces mécontents allaient chercher hors de Grèce, c'était avant tout de bonnes terres. Aussi les voit-on s'établir tout d'abord dans les pays fertiles et peu peuplés de l'Italie du Sud, où ils fondent des villes dont l'agriculture fut au début la principale raison d'être. Les premières de ces colonies furent Métaponte, Sybaris, Crotone, au milieu des plaines fécondes dont l'insalubrité n'arrêta pas les premiers colons, trop heureux de pouvoir s'y tailler de vastes domaines, comme les premiers planteurs de la Floride et du Texas. De même en Sicile, la terre à blé par excellence de l'antiquité classique, des Grecs s'installent à Naxos, à Catane, dans la région prospère que fertilisent les cendres de l'Etna, à Léontini, le centre frumentaire de la Sicile à l'époque romaine. Au delà du détroit de Messine, ils fondent Cymé, dans ce paradis campanien qui, aujourd'hui encore, nourrit sans peine une population d'une densité anormale. Ainsi se créent, dans ces régions où l'homme se sent plus à l'aise qu'en Grèce, dans cette Grande Grèce qui est à la mère-patrie ce que l'Amérique était à l'Angleterre au XVIIIe siècle, des villes neuves (Neapolis), qui élèvent des temples aux divinités agraires et plus tard frapperont des monnaies magnifiques à l'image de Déméter et de Coré.

Mais ces nouvelles cités ne pouvaient rester isolées au milieu de populations inconnues et souvent hostiles. Elles voulurent communiquer avec leurs métropoles ; elles constatèrent bientôt qu'elles pouvaient écouler les produits de l'industrie grecque naissante chez les peuplades barbares qui les entouraient, et d'autre part amener en Grèce les denrées et matières premières dont regorgeaient ces contrées vierges. Pour cela il fallait des ports ; et l'on vit les colons grecs se préoccuper de la configuration des côtes et de la direction des courants. Après les villes agricoles naquirent les villes maritimes : en Grande-Grèce Tarente, en Sicile Syracuse, sur le golfe du Lion Marseille, dans la Mer de Marmara Cyzique, Byzance, puis, au bord de la Mer Noire, Sinope, Trapezus, les établissements de la Chersonèse Taurique et des bouches du Danube, au seuil des plus riches terres à blé de toute l'Europe. Ces villes ne tournent plus le dos, comme Métaponte ou Sybaris, à une côte médiocre et inhospitalière ; conformément aux nécessités maritimes, commerciales et militaires de l'époque, elles sont établies sur un îlot ou une presqu'île qui commande un bon port naturel : Syracuse et Tarente sont caractéristiques à cet égard. Parfois on tâtonne avant de trouver l'emplacement propice : les Mégariens créèrent Chalcédoine, desservie par des courants défavorables, et dont les géographes de l'époque classique critiquaient déjà le mauvais choix, avant de découvrir le port naturel de la Corne d'Or et d'y fonder Byzance, clef de deux mers et de deux continents.

Qu'il s'agît de fonder des établissements agricoles ou maritimes, les colons grecs apportaient avec eux les habitudes religieuses et politiques de la mère-patrie. Ce ne sont pas des agglomérations amorphes qui se constituent en Italie ou sur les bords de la Mer Noire, ce sont des cités, et l'on retrouve dans chaque colonie les magistrats, les assemblées et les dieux de la métropole. Il ne serait même pas surprenant qu'elles aient pris plus rapidement que les villes dont elles étaient issues un caractère nettement urbain. Isolées au milieu de populations non-grecques, presque toujours barbares, souvent hostiles, elles se concentraient et se fortifiaient. Une tradition, peut-être exagérée, en tous cas caractéristique, évalue à 50 stades (neuf kilomètres) le périmètre de la surface bâtie de Sybaris, détruite vers 510 — dimensions inconnues des villes de la Grèce propre au vie siècle ; Acragas (Agrigente), Poseidonia (Paestum) eurent des murailles entourant toute la cité à une époque où, en Grèce, les acropoles seules étaient fortifiées.

Quelle que fût la cause qui décidait un groupe de colons à quitter la mère-patrie, la cité qu'ils allaient fonder hors de Grèce gardait des rapports avec sa métropole. Elle lui devait le respect, qui se manifestait par l'envoi d'ambassadeurs à certaines dates, évitait autant que possible les conflits avec elle ; des relations commerciales, et, le cas échéant, militaires, s'établissaient entre les deux villes. Quoique le principe de l'indépendance politique des colonies vis-à-vis de leur métropole ait toujours été respecté,, l'existence de nombreuses colonies était une raison de prestige et une source de richesse pour la cité dont elles étaient issues, surtout à partir du moment où s'accentua le caractère commercial de ces établissements. Aussi un départ d'émigrants était-il un événement important, où les dieux étaient consultés : la cité pouvait officiellement intervenir pour décider la fondation d'une colonie, et pour désigner le contingent qui devait y prendre part, le chef de l'expédition, et jusqu'aux magistrats spéciaux chargés de partager, à l'arrivée, les nouveaux territoires entre les colons.

Tous les peuples de la Grèce n'ont pas également pris part au mouvement colonial. Ni les Illyriens, ni les Épirotes, ni les Macédoniens — sauf à l'époque tardive des successeurs d'Alexandre, n'ont essaimé au delà des mers. Seules ont envoyé des colonies les cités à forte population, établies solidement sur leur territoire, possédant une organisation politique et économique assez avancée, et la connaissance des choses de la mer : les ports du golfe de Corinthe — Corinthe même et Sicyone — puis Chalcis ; Égine et Mégare, qui longtemps avant Athènes jouèrent un grand rôle dans le golfe Saronique et la Mer Égée ; Naxos, centre commercial des Cyclades, comme le seront plus tard Délos, et, à l'époque moderne, Syra ; Paros ; enfin Milet, cœur de cette Ionie où l'hellénisme atteint du VIIIe au VIe siècle, son plus haut degré de civilisation.

 

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Ainsi en moins de trois cents ans la Méditerranée était devenue un lac à demi-grec. Cette première expansion de l'hellénisme n'y a été limitée que par celle des autres peuples civilisés et commerçants. A la même époque en effet, les Phéniciens, solidement installés sur les côtes de Syrie où les Grecs ne pouvaient songer à fonder d'établissements, créent des comptoirs d'un caractère essentiellement commercial à Chypre, dans la Sicile occidentale, en Sardaigne, sur les côtes de l'Afrique du Nord et de l'Espagne ; les Étrusques se répandent sur celles de la Mer Tyrrhénienne, où leurs corsaires règnent en maîtres (cf. chap. XII). A la fin du VIe siècle, la plupart des points favorables du bassin méditerranéen étaient occupés, et cette raison aurait pu, à elle seule, arrêter l'essor de la colonisation grecque. Et de fait, à partir de 500, et jusqu'à l'époque d'Alexandre, ce mouvement s'arrête presque complètement ; les clérouquies athéniennes du Ve et du IVe siècle, établies le plus souvent dans des pays depuis longtemps conquis à l'hellénisme, répondent aux nécessités politiques, militaires, financières, d'une cité unique, non aux tendances de toute une nation ; elles ont d'ailleurs été constituées, on le verra, sous une forme tout à fait différente. Mais une autre cause a pu ralentir le mouvement colonial de la Grèce. Le régime de la propriété familiale y disparaît pour faire place à celui de la propriété individuelle ; des révolutions politiques, dont on verra plus loin l'histoire (ch. VI et X), améliorent le sort de la masse des citoyens : le fait qu'un plus grand nombre d'hommes peuvent posséder la terre, s'enrichir par le commerce et l'industrie, explique que les Grecs n'aient plus été chercher au loin la fortune qu'ils pouvaient acquérir en restant dans leur patrie.

Mais les effets de la colonisation durèrent plus longtemps que le mouvement lui-même. Et son premier résultat fut de créer un sentiment de solidarité panhellénique qui se manifesta plus fortement à l'étranger qu'en pays purement grec. Les colonies étaient souvent constituées par des éléments venus de plusieurs cités grecques, et qui, malgré leur diversité d'origine, faisaient bloc lorsqu'ils se trouvaient réunis, loin de la métropole, au milieu de populations d'une autre race. L'exemple le plus frappant de ces colonies mixtes est, dans le Delta, la ville de Naucratis, maîtresse du commerce entre l'Égypte et le monde grec, fondée par un véritable consortium de villes de la côte asiatique auxquelles était venue se joindre Égine ; un Hellénion, à la fois citadelle, magasin, sanctuaire, y symbolise l'union des Grecs en terre étrangère, qu'exprime aussi la constitution fédérale de la cité. L'unité hellénique s'est ainsi réalisée dans certaines colonies avant que les guerres médiques en fissent sentir — pour trop peu de temps — le besoin dans les métropoles : c'est de la même manière que, cinq siècles plus tard, l'unité italienne trouva sa première expression dans les communautés de negotiatores d'Orient.

Dans ces villes neuves, composées souvent des éléments les plus actifs et les plus entreprenants de leurs métropoles, la civilisation hellénique a pris fréquemment un développement rapide et brillant. Toutes les colonies n'y ont évidemment pas participé de la même manière. Beaucoup d'entre elles, établies dans des climats rudes, au milieu de populations hostiles ou tout au moins inassimilables, sont restées surtout des centres de commerce, plus ou moins gagnés par l'élément barbare, qui souvent menace leur existence même. Telles sont les villes de la Cyrénaïque, vivant surtout de l'exportation des produits exotiques, comme nos colonies de l'Afrique occidentale, fortement influencées par les populations lybiennes qui les entourent, et où l'hellénisme est longtemps resté retardataire ; telles sont les colonies pontiques, dont plusieurs n'ont connu qu'une existence précaire, sans cesse compromise par les attaques des Gètes et des Scythes, et qui n'ont en somme joué dans l'histoire de la civilisation grecque qu'un rôle effacé jusqu'au jour tardif où Mithridate, un roi demi-barbare, essaya, mais en vain, d'y organiser la dernière résistance de l'hellénisme expirant. Il n'en va pas de même à l'Ouest, principalement en Grande-Grèce et en Sicile. Sans parler des analogies de climat et d'aspect, les populations qu'y trouvaient les colons, Chaones, Messapiens, Sicules, d'origine illyrienne ou italiote, n'opposèrent en général qu'une faible résistance à la culture hellénique. A l'époque de la conquête romaine, la Sicile était devenue une île grecque, villes et campagnes. Dans ce milieu favorable se sont développées de grandes cités où les idées politiques, la science, la littérature, l'art, ont atteint de bonne heure des formes avancées. La constitution de ces villes, dont les fondateurs ont apporté de Grèce les principes du régime aristocratique, semble avoir rapidement évolué. Des législateurs au nom plus ou moins mythique, Zaleucos, Charondas, Diodes (cf. ch. VI), y avaient, d'après la tradition, introduit à une époque indéterminée, mais certainement très ancienne, d'importantes réformes. Et l'esprit démocratique, avec toutes ses conséquences, s'y manifestera au moins aussi tôt que dans le bassin de la Mer Égée. Des formes de littérature avancée, lyrique et comédie (cf. ch. XI), s'y développeront dès le vie siècle ; des systèmes philosophiques hardis y trouvent un accueil empressé auprès d'un public curieux de nouveautés ; autour de Pythagore, de Parménide, se constitueront des chapelles d'enthousiastes. La floraison artistique y est splendide. C'est en Grande-Grèce et en Sicile qu'il faut chercher quelques-uns des plus grandioses édifices du VIe et du Ve siècle : devant les plus belles ruines de Grèce, et même à l'Acropole d'Athènes, on ne peut pas oublier la grave perfection des temples de Paestum.

On voit que le caractère particulier du mouvement colonial grec s'explique par ses origines mêmes. Les colonies grecques ne sont ni des établissements militaires, ni, du moins dans leur principe, des factoreries, comme celles que les Phéniciens créent, eux aussi, entre le ville et le vie siècle au bord de la Méditerranée ; elles sont essentiellement des colonies de peuplement. De là le développement, souvent magnifique, de leur civilisation, et le rôle qu'elles ont joué dans l'histoire de l'hellénisme. Elles font songer à certaines colonies anglaises, à l'origine desquelles on trouve aussi des irréguliers, convicts, aventuriers ou mécontents, et qui égalent maintenant ou dépassent la métropole par l'intensité de leur développement économique et intellectuel et parfois la hardiesse de leurs expériences sociales.

 

Bibliographie. — GUIRAUD. La propriété foncière en Grèce jusqu'à la conquête romaine. Paris, 1893. — GLOTZ. Le travail dans la Grèce ancienne. Paris, 1920.