HISTOIRE DE LA GRÈCE ANCIENNE

 

CHAPITRE II. — LA CIVILISATION ÉGÉENNE.

 

 

Les populations de langue hellénique ne furent pas les premières à occuper les régions où devait plus tard se développer la civilisation grecque : le sud de la péninsule balkanique, les îles de la Mer Égée, et les côtes occidentales de l'Asie Mineure étaient habitées longtemps avant leur arrivée. Ces premiers occupants ont laissé de leur activité des vestiges dont l'importance, la nature, et les caractéristiques sont trop variables pour que l'on puisse affirmer que cette population préhellénique était homogène. Il est probable qu'elle était déjà composée d'éléments différents aussi bien par leurs origines que par l'état de leur civilisation. Si l'on n'a pas encore trouvé dans ces régions d'établissements paléolithiques, du moins les fouilles des cinquante dernières années ont fait connaître des établissements d'époque néolithique en différents points de la Grèce continentale et de la côte asiatique. Dès le troisième millénaire avant notre ère, certaines régions agricoles, comme la Béotie et surtout la Thessalie, possédaient une population assez dense, mais vivant d'une existence humble, d'abord dans de misérables huttes rondes ou ovales, puis dans des maisonnettes rectangulaires ; leurs habitants fabriquaient à la main, avec une argile mal épurée, une céramique dont l'ornementation, incisée ou peinte, reste rudimentaire. Ni palais ni villes, mais de petites bourgades défendues parfois par une mauvaise enceinte de pierres et de terre ; une agriculture peu avancée, qui connaît, semble-t-il, le blé et la figue, mais qui ignore encore la vigne et l'olivier.

Il n'en va pas de même dans les îles de la Mer Égée, et surtout en Crète, où s'est développée pendant quinze cents ans une civilisation très brillante. On n'a pas la prétention ici d'en écrire l'histoire : il ne peut être question d'histoire lorsqu'on ignore les faits ; ni de deviner les faits, lorsqu'on ne possède, comme documents, que des murailles, des peintures, des vases et des textes épigraphiques indéchiffrés. Des divisions chronologiques ont été introduites dans les séries céramiques trouvées en Crète ; commodes pour le classement et l'exposé des découvertes, elles sont naturellement arbitraires, et il n'y a aucune raison pour qu'elles correspondent à des événements considérables ; à quelles erreurs n'aboutirait-on pas en reconstituant l'histoire politique et militaire de la France d'après celle du mobilier français ? Tout au plus peut-on profiter de l'existence de quelques repères précieux fournis par des objets d'origine égyptienne, datés avec exactitude, qui ont été découverts dans les fouilles de Crète, et par quelques vases crétois trouvés en Égypte dans des tombes également datées. Ils montrent qu'une première période de la civilisation crétoise (minoen ancien), remplit le troisième millénaire, que la période brillante du minoen moyen, qui représente, tout au moins au point de vue artistique, et peut-être au point de vue politique, l'apogée de cette civilisation, correspond à la première moitié du deuxième millénaire, qu'enfin le minoen récent, période de décadence artistique, se place entre 1500 et 1100 environ ; la présence, dans les dernières couches de cette époque (minoen récent III), de crânes brachycéphales remplaçant, de plus en plus nombreux, l'ancien type dolichocéphale, atteste l'arrivée d'une race nouvelle, qu'il est au moins tentant d'assimiler aux tribus grecques quittant le continent pour essaimer dans la Mer Égée.

Il est plus facile, par contre, grâce à l'abondance des découvertes archéologiques faites depuis vingt ans, et au soin avec lequel elles ont été classées, d'étudier la civilisation qu'on appelle, soit crétoise parce que son centre paraît avoir été effectivement la Crète, soit égéenne, parce qu'elle s'est répandue dans les îles et sur les côtes de la Mer Égée. La base de cette civilisation paraît avoir été une situation économique fart brillante. Le climat de la Crète, tempéré et relativement humide, y favorise le développement de l'agriculture ; à l'époque romaine, l'île a été une grande productrice de froment ; aujourd'hui encore, après deux siècles de domination turque, la plaine de Messara frappe par son aspect verdoyant. Dès le temps de la civilisation égéenne, le blé, la vigne, l'olivier, étaient cultivés, comme le prouvent les celliers des palais de Cnossos, de Phaestos, de Gournia. Un vase trouve à Haghia Triada, devenu célèbre sous le nom de vase des moissonneurs, nous montre les ouvriers d'une grande exploitation agricole, revenant processionnellement du travail, en chantant sans doute un hymne en l'honneur des divinités agraires, et portant sur l'épaule une fourche semblable à celle dont se servent encore maintenant let paysans de Ille pour vanner. L'industrie est florissante-Les beaux produits de la céramique crétoise pénètrent jUsqu'en Égypte et en Italie. L'industrie locale travaille le cuivre, venu de Chypre en lingots, et apprend, durant la période du minoen moyen, à le transformer en bronze par un alliage d'étain. Ce sont peut-être des colons venus de Crète qui viennent s'établir dans les Cyclades, jusqu'alors désertes ou peu peuplées, pour en exploiter les richesses naturelles, en particulier les carrières d'obsidienne de Milo. — Un commerce actif était la conséquence et le complément de ce développement industriel. La marine crétoise, bien avant celte des Phéniciens, a parcouru en tous sens la Mer Égée. Ses bateaux allongés ne se bornaient pas à transporter dans les pays riverains lies produits de la grande île : c'est la flotte crétoise, non la flotte phénicienne, qui, en 1482, sous le règne de Touthmès III, amène en. Égypte les bois du Liban. Elle assure en même temps aux Crétois la maîtrise des mers, cette thalassocratie dont les historiens grecs de l'époque classique ont conservé le souvenir : Hérodote et Thucydide sont d'accord peur nous dire que le roi Minos fut le premier à posséder une marine dans la Méditerranée orientale.

L'Organisation sociale et politique paraît avoir été assez avancée. L'existence d'un et peut-être de plusieurs systèmes d'écriture — malheureusement encore indéchiffrés. — atteste un état de choses où la transmission des ordres est aisée, les rapports financiers et commerciaux faciles et fréquents. On a découvert en plusieurs points de l'île les ruines de villes véritables, avec des maisons agglomérées, des rues étroites, mais pavées et pourvues d'une canalisation assez soignée ; leur aspect ne devait pas être très différent de celui des bourgades aux maisons blanches et cubiques qui donnent, aujourd'hui encore, un aspect particulier aux paysages des. Cyclades. D'autre part, on ne peut douter que les grands palais de Cnossos et de Phaestos, la villa d'Haghia Triada, n'aient été habités par de puissants seigneurs, dont les domaines étendus se suffisaient à eux-mêmes, comme la villa romaine, et comprenaient des installations agricoles et industrielles : magasins à denrées, moulins, huileries, ateliers de céramique et de sculpture. Il n'est pas aisé de dire si ces demeures, qui sont à peu près contemporaines, ont appartenu au même maître, ou si ce sont les historiens postérieurs qui ont créé la notion d'un roi unique, d'un Minos unissant toute l'île sous sa domination, et si la Crète était divisée en un certain nombre de principautés vivant en bonne intelligence entre elles. En tout cas, malgré les dépôts d'armes et les corps de garde qu'on retrouve à Cnossos et à Phaestos, l'absence d'un mur d'enceinte fait supposer un état de choses pacifique. La Crète n'était sans doute pas alors divisée par les querelles de cité à cité qui ont, à l'époque hellénique, rendu son histoire si lamentable, et d'autre part sa situation insulaire et la supériorité de sa marine lui assuraient la sécurité. Pendant quinze cents ans la Crète a eu, et pour des raisons analogues, une existence aussi privilégiée que celle de l'Angleterre au XVIIIe et au XIXe siècle : pas de révolutions, pas d'invasions, un riche développement agricole et industriel. Les nations voisines ont connu son existence et respecté son indépendance ; et si, sur la tombe de certains grands personnages de la XVIIIe dynastie égyptienne (XVe siècle), on trouve représentés des ambassadeurs du pays de Keftiou — c'est-à-dire de Crète apportant des vases minoens, il faut voir là des cadeaux d'alliance beaucoup plutôt que l'hommage d'un peuple vassal.

Dans des conditions aussi favorables, les mœurs étaient faciles et joyeuses. L'existence était agréable dans ces palais, dans ces villas aux salles ombreuses, aux portiques ensoleillés ouvrant sur de gracieux paysages : ces demeures princières étaient en outre pourvues du confort moderne, salles de bain et cabinets d'aisances avec eau courante. Des représentations diverses, concours de boxe et de lutte, courses de taureaux, avaient lieu dans les vastes cours bordées de gradins où pouvait prendre place un public nombreux. Un grand luxe se manifeste, sinon dans le costume des hommes, — simple pagne serrant les reins, du moins dans celui des femmes : les fresques, les statuettes et les pierres gravées nous montrent des corsages violemment échancrés, des jaquettes pincées à la taille, des robes à volants, des tabliers, des coiffures coquettes et savantes, en somme toute une garde-robe moderne, moderne à la fois par son aspect et par l'importance de la couture, bien différente en cela du costume proprement hellénique, où l'emploi presque exclusif de l'épingle de sûreté (fibule) imposera une certaine simplicité de lignes.

 

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De nombreuses trouvailles archéologiques nous renseignent sur la religion crétoise, ou tout au moins sur ses formes extérieures. Les Crétois ne semblent pas avoir élevé de temples à leurs dieux ; on ne connaît que des sanctuaires en plein air, des bosquets sacrés, des grottes, et, dans les palais, de petites chapelles où étaient rassemblés les objets du culte. On n'y rencontre pas de grandes statues, mais seulement de petites sculptures, dont un grand nombre peuvent être d'ailleurs de simples ex-votos représentant le fidèle et non pas la divinité. Le rite comporte certainement des sacrifices sanglants, où des animaux, taureaux et chevaux, sont consacrés, ligotés, égorgés, leur sang recueilli dans des vases : des joueurs de clarinette et de lyre accompagnent la cérémonie. Des danses, des représentations symboliques où paraissent des charmeuses de serpents ou des personnages arrachant ou plantant (?) — des arbres sacrés, peut-être aussi les tauromachies dont il a été question tout à l'heure, font partie du rituel crétois.

Derrière ces formes extérieures du culte on voudrait saisir le fonds même de la religion, c'est-à-dire la manière dont les Crétois se représentaient leurs dieux. Mais les documents que nous possédons, en l'absence de tout texte déchiffrable, piquent notre curiosité sans la satisfaire ; leur interprétation est incertaine et l'on ne sait encore s'il faut reconnaître dans telle scène figurée sur le fameux sarcophage d'Haghia Triada la célébration d'un rite agraire ou une offrande à un mort héroïsé. Tout au plus peut-on présenter ici quelques hypothèses vraisemblables, fondées à la fois sur les documents crétois et sur les survivances conservées dans les mythes de l'époque grecque. Le taureau a certainement joué un grand rôle dans la religion crétoise ; ses cornes, souvent figurées dans les peintures, se retrouvent dans plusieurs chapelles ; animal divin, il est sans doute dieu, le dieu dont les Grecs ont fait à la fois le sage roi Minos, le monstre à tête de taureau de la légende du Minotaure, enfin le Zeus crétois qui prend si souvent la forme du taureau. La double hache, dont les représentations sont également fréquentes, rappelle celle que brandit le dieu-Tonnerre adoré par les populations primitives d'Asie Mineure ; son nom crétois de labrys, suivi d'un suffixe bien égéen, a servi à nommer le Lab(r)yrinthe, la maison de la double hache, sans doute le palais d'un des seigneurs crétois, et peut-être celui-là même qui a été découvert à Cnossos, — où les représentations de la double hache abondent en effet. Une grande déesse, habitant sur les sommets et dompteuse d'animaux féroces, rappelle, elle aussi, des divinités d'Asie Mineure et peut être considérée comme le prototype de la Britomartis que les mythologues grecs ont assimilée plus tard à Phoibé-Artémis.

Il n'est pas plus aisé de savoir comment les Crétois st représentaient la mort. Les cadavres sont en général inhumés — et non incinérés, — dans des fosses, des chambres, ou des sarcophages ; il semble que la pratique des secondes funérailles, qui se retrouve aujourd'hui encore en plusieurs points de Grèce, ait été fort répandue. Le mobilier funéraire retrouvé dans les tombes, les scènes où semble être figurée une offrande au mort, ne permettent guère de douter que les Crétois aient cru à une existence prolongée, tout au moins un certain temps, après la mort.

 

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Nous n'avons plus besoin de recourir à des interprétations et à des combinaisons souvent hasardeuses pour apprécier le talent des artistes égéens, la technique des ingénieurs et des ouvriers ; les documents sont là, dans un état de conservation parfois surprenant : palais dont le plan se lit clairement et dont les ruines permettent souvent la reconstitution vraisemblable ou certaine d'éléments disparus : peintures murales, bas-reliefs en pierre ou en faïence, statuettes, vases, armes et bijoux. Comme architectes, les Crétois ont beaucoup bâti, et leurs constructions couvrent souvent des espaces considérables : le palais de Cnossos a plus de cent mètres de côté. Ils ne reculaient pas devant certaines complications, savaient bâtir des bâtiments à étages, avec fenêtres et balcons, et d'ingénieux portiques en équerre qui permettent à une salle de prendre jour sur deux expositions favorables ou pittoresques. Mais cette architecture abondante manque de grandeur : les murs construits en matériaux médiocres, les colonnes en bois, ne permettent que des bâtiments d'une hauteur et d'une largeur modestes, d'autant plus que les Crétois semblent avoir ignoré, ou tout au moins peu appliqué, le principe de la ferme et du toit à double versant : à Cnossos, le hall des haches doubles, qui semble avoir été un lieu de faste et de splendeur, n'a qu'une portée, entre murs, de sept mètres. Fait de constructions cubiques juxtaposées, le palais crétois peut s'étendre indéfiniment, mais d'une manière amorphe en quelque sorte, et sans plan organique.

Les décorateurs égéens ont causé aux archéologues une surprise charmante. On ne s'attendait pas à trouver dans ces régions, dès le troisième millénaire, tant de souplesse, de vie, de grâce. Outre une technique fort avancée, qui crée des modèles céramiques très grands ou assez compliqués, et qui connaît un assez grand nombre de couleurs, entre autres ce beau vernis noir dont les potiers grecs devaient plus tard retrouver le secret, il faut reconnaître que les artistes crétois ont possédé deux qualités essentielles : une vision très juste, une parfaite liberté. Jamais de poncifs, sauf dans la période tardive, peut-être déjà un peu abâtardie, vraisemblablement influencée par l'Égypte, qu'on appelle l'époque du palace-style, parce que la céramique semble s'y inspirer de la décoration très stylisée des salles du plus récent palais de Cnossos. Jusqu'alors, le peintre ou le modeleur ne se fie qu'à son œil exercé, qui saisit à merveille les contours et les mouvements, à sa main sûre qui les rend avec souplesse. Ces qualités sont précieuses dans le décor floral, plus encore dans le rendu des bêtes ; les peintres, les céramistes, les orfèvres crétois ont été des animaliers de premier ordre : taureaux galopants ou furieux, bouquetins, chats prêts à bondir, et toutes les bêtes de la mer, bien connues de ces insulaires, dauphins, poissons volants, poulpes, ont été rendus avec un dessin souple et volontaire qui a déjà été comparé sans qu'il soit permis jusqu'ici de tirer de ce rapprochement la moindre conséquence — à celui des peintures des grottes préhistoriques de France et d'Espagne (Altamira, Font-de-Gaume). Là s'arrête le talent des artistes crétois. Il leur a manqué, dirait-on, le sens de la perfection et le goût de l'effort, et ils ont échoué devant les difficultés du rendu du corps humain. Dans les représentations de femmes habillées, l'intérêt du vêtement, dont les peintres, les modeleurs, les graveurs se plaisent à rendre le caractère somptueux ou coquet, peut dissimuler de fortes incorrections ; mais il n'en va pas de même lorsqu'il s'agit d'hommes nus ou demi-nus ; le mouvement est souvent juste ou amusant, mais le dessin est arbitraire, l'anatomie sommaire et. négligée. Lorsqu'on regrette que l'art égéen ait disparu sans retour à la suite de l'invasion des tribus helléniques, on oublie parfois que les décorateurs crétois, malgré leurs dons heureux de vision et d'exécution, n'ont pas été capables de cette observation minutieuse, de ces progrès patients qui ont permis à leurs successeurs grecs de rendre avec une maîtrise sans égale la splendeur du corps humain.

 

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La linguistique vient confirmer les trouvailles archéologiques. Elle nous apprend que nombre de mots de la langue grecque dérivent d'un radical qui n'est ni indo-européen ni sémitique, et qu'il faut sans doute voir en eux des emprunts faits à une langue disparue, celle sans doute que parlaient les habitants de certaines régions où les Grecs sont venus s'établir par la suite. Ce sont ces habitants qui ont appris aux Grecs à nommer, et la mer (θάλαττα), et les produits des pays riverains de la Mer Égée : le vin, l'olivier, le figuier, le cyprès, la rose, le lys ; et certains objets fabriqués — la baignoire, άσάμινθος : on a retrouvé une baignoire dans le palais de Cnossos —. Les Grecs ont encore emprunté à leurs prédécesseurs beaucoup de noms de lieux : ceux qui se terminent par les finales -σσος (-ττος), et -νθος ou -νδος, se retrouvent dans une aire considérable, qui correspond vraisemblablement à celle qui a été habitée par les populations dont le centre de civilisation était la Crète : on en connaît en Attique, sur les côtes du Péloponnèse, dans les Cyclades, en Crète bien entendu, à Rhodes, dans le Sud-Ouest de l'Asie Mineure — où ils sont particulièrement nombreux — et jusqu'à Chypre : cette dernière île, riche en cuivre, a dû être dès le deuxième millénaire un centre secondaire d'industrie et de commerce où se mêlent des influences crétoises, égyptiennes, sémitiques ; dès cette époque les produits chypriotes ont un caractère complexe qu'ils garderont dans tout le cours de l'histoire grecque. Il serait aventureux d'aller plus loin : affirmer l'unité de race entre tous les habitants primitifs de la Grèce continentale et les Égéens est prématuré ; d'autre part, l'hypothèse qui apparente aux Égéens toutes les populations primitives des bords de la Méditerranée Ibères, Ligures, Lybiens, — est de celles qu'il est aussi difficile, dans l'état actuel de nos connaissances, de démontrer que de ruiner.

Les Grecs n'avaient conservé qu'un souvenir imprécis des populations qui les avaient précédés dans les régions où ils ont fini par s'établir eux-mêmes. Leurs historiens savaient qu'avant l'arrivée des tribus helléniques, des Pélasges, des Lélèges, des Cariens, avaient habité différents points de la Grèce continentale, des Cyclades et des côtes de l'Asie Mineure. Mais de ces affirmations on ne peut retenir qu'une chose : c'est que les Grecs avaient le sentiment, fondé sur quelque obscure tradition ou sur des trouvailles archéologiques analogues à celle que Thucydide (I, 8, 1) relate pour l'île de Délos, de n'être pas les premiers occupants de leur pays. Il est difficile de tirer de ces témoignages tardifs des renseignements plus précis. Admettre par exemple que les premiers habitants de la Grèce se nommaient en réalité Pélasges, et qu'il faut appeler Pélasges les gens qui ont construit les palais crétois et qui parlaient la langue en -σσος ou -νθος, c'est oublier, d'abord que les témoignages des auteurs grecs sur ce passé lointain reposent sur des combinaisons très artificielles dont on peut parfois reconstituer les éléments arbitraires, ensuite que, selon toutes apparences, le mot de Pélasges est d'origine hellénique, et qu'il n'a pu être employé que par les Grecs, qui s'en servaient à l'origine pour désigner, non point sans doute d'après leur caractère ethnique, mais d'après les régions qu'elles habitaient, des populations dont il est impossible de dire maintenant si elles étaient, oui ou non, de race grecque.

S'il faut renoncer à connaître le nom de ceux qui occupaient avant les Grecs les côtes et les îles de la Mer Égée, tout au moins peut-on affirmer que leurs successeurs leur doivent beaucoup. Ce sont les Égéens qui ont appris l'art de la navigation aux Grecs, venus du Nord et qui n'avaient jamais vu la mer ; ce sont eux qui leur ont montré à cultiver la vigne, l'olivier, le figuier, qui joueront un rôle essentiel dans la vie économique de la Grèce. Les Grecs ont trouvé peut-être en différents points de la Grèce continentale et des Cyclades, et assurément en Crète, des formes d'organisation supérieures à celles sous lesquelles ils vivaient eux-mêmes en arrivant dans ces régions : d'importants territoires obéissant à un gouvernement stable et centralisé, des seigneurs établis dans de riches palais, des villes policées, les relations commerciales et administratives facilitées par l'écriture. Au point de vue religieux les emprunts sont moins nets : il est en tous cas vraisemblable que bien des aspects des dieux grecs, même de ceux dont le caractère hellénique est le moins contestable, comme Zeus, s'expliquent par la religion crétoise, et que le rituel hellénique a été influencé par celui des populations égéennes. Pour l'art, on verra plus loin que les seigneurs hellènes établis dans la Grèce centrale et le Péloponnèse ont fait appel aux décorateurs crétois. Mais ce reflet de l'art minoen s'est éteint vers la fin du deuxième millénaire ; les conditions médiocres dans lesquelles la Grèce a vécu à partir de ce moment ont fait oublier ces charmants modèles et cette technique si adroite ; et lorsqu'après une longue période d'obscurité on voit l'art hellénique faire ses premiers essais, on n'y retrouve ni les principes architecturaux, ni les procédés, ni les habitudes de vision des artistes crétois.

 

Bibliographie. — LAGRANGE. La Crète ancienne. Paris, 1908. — DUSSAUD. Les Civilisations préhelléniques dans le bassin de la Mer Egée (2e édition). Paris, 1913. — G. GLOTZ. La civilisation égéenne. (Bibliothèque de synthèse historique). Paris, 1923. — LEROUX. La salle hypostyle. — MEILLET. Aperçu d'une histoire de la langue grecque (2e édition). Paris, 1920.