On ne comprend bien Sénèque et l’école stoïque d’alors qu’en se représentant ce que Rome a éprouvé sous Caligula, Claude et Néron. L’obéissance sous Auguste avait paru d’abord à des générations fatiguées un soulagement et un repos ; à la fin du règne, ce repos était devenu lourd et accablant ; c’était engourdissement et léthargie. La même prostration de forces dura sous Tibère, malgré une crise violente et mal connue au moment de la chute de Séjan. On sert sans même avoir l’air d’en souffrir ; l’esprit de ce temps est représenté dans les lettres par Velleius et Valerius. Un seul homme, Cremutius Cordus, avait écrit avec quelque liberté, et on l’avait tué pour cela. Tibère ne se montre même pas, et, de sa retraite, tient tout en respect et en silence. Ni le maître ni les sujets ne font de bruit et n’ont l’air de vivre. Mais à Tibère succède un jeune homme qui est fou, ou qui le devient à régner. Il n’extravague pas longtemps ; un coup de poignard en fait justice. Il y eut ce jour-là une grande secousse ; on crut la liberté et la république rétablies. L’illusion ne dura pas deux jours ; on redevint esclave, mais il resta quelque chose de cette révolution avortée. On ne fut pas obligé d’adorer Caligula ; on put maudire et condamner le tyran tombé, c’est-à-dire qu’on put maudire et condamner la tyrannie ; il fut entendu que la conscience publique avait le droit de protester contre l’iniquité et la déraison, et elle exerça surtout ce droit par la voix des philosophes. Déjà auparavant, il arrivait, par cela seul qu’ils faisaient de la morale, qu’ils exerçaient comme une magistrature qui condamnait les puissants (censuram agere regnantium) ; mais à partir de ce règne odieux et absurde et de la révolte universelle qu’il excita, cette censure devint plus vive et plus hardie. La chaire des écoles fut une espèce de tribune, à la condition, bien entendu, qu’on n’y dit que des généralités ; et plus la morale stoïque se faisait austère, plus elle était populaire, comme la morale janséniste sous Louis XIV ; déclamer contre le vice, c’était déclamer contre les scandales du Palatium. La révolution d’intérieur qui fut l’œuvre d’Agrippine ne profita pas moins à l’éloquence philosophique que celle qu’avait faite le poignard de Chéréa. Pour substituer son fils au fils de Messaline, Agrippine appela à son aide l’opinion publique ; elle tira Sénèque de l’exil et le fit précepteur du jeune Néron ; puis, quand on se fut débarrassé de Claude et que Néron fut empereur, il sembla que la philosophie allait gouverner avec lui, et son rétine fut comme inauguré par le livre de la Clémence. La philosophie est alors une sorte de pouvoir, comme on l’a dit dans d’autres temps de la Presse ; elle est vaincue à la mort de Burrhus, quand Tigellin lui succède et que Sénèque est en disgrâce ; mais elle semble toujours près de prendre sa revanche ; et, à la fin du règne, ceux qui conspirent contre Néron pensent précisément à Sénèque pour le remplacer, ou jugent au moins politique de donner à croire qu’ils y pensent. Mais à mesure que la morale réagissait contre les folies des gouvernements, celles-ci à leur tour semblaient défier de plus en plus la morale et le bon sens même. Poussés en avant tout à la fois par l’absence de tout obstacle réel et par l’irritation que leur cause l’obstacle vain des protestations philosophiques, les puissants me précipitent dans les excès et les violences les plus étranges. Plus les prédications des philosophes sont véhémentes, plus la force brutale insulte à la raison et à la justice ; les puissants bravent les prêcheurs, maris les prêcheurs aussi bravent les puissants, dans une certaine mesure ; de sorte que les uns et les autres, s’exaspérant par la lutte même, étalent en même temps les monstruosités les plus révoltantes et la morale la plus emportée. Les actes et les paroles sont également hyperboliques. Il est vrai que Sénèque et Lucain ont fini par payer leurs déclamations de leur vie ; mais, tant qu’ils ont vécu, ils ont déclamé, et leur éloquence a chauffé la colère publique. Voilà comment cette éloquence a la fièvre, suivant l’expression d’un ancien ; et on la juge mal quand on la juge d’après la règle d’une sagesse tranquille. Les paradoxes de l’école stoïque semblaient faits surtout pour une telle époque. Plus la servitude était intolérable, plus on avait besoin de crier que le Sage est libre, et que rien ne peut contraindre la volonté. Plus on se sentait à la merci du maître et des favoris, de leurs passions, de leurs intérêts, de leurs caprices, et menacé, à chaque instant, de la confiscation, de l’exil, des tortures et de la mort ; plus on s’efforçait de dire et de croire que rien de tout cela n’est un mal et ne vaut seulement qu’on s’en soucie. Les uns ont condamné cet orgueil comme insolent et menteur ; d’autres, moins sévères, l’ont raillé seulement comme impuissant et stérile. M. Taine, dans une Étude sur Macaulay, a cité de lui un curieux passage contre les Stoïques : Un disciple de Sénèque (il y a dans le texte, d’Épictète, mais c’est la même chose), un disciple de Sénèque et un disciple de Bacon, compagnons de route, arrivent ensemble dans un village où la petite vérole vient de se déclarer ; ils trouvent les maisons fermées, les communications suspendues, les malades abandonnés, les mères saisies de terreur et pleurant sur leurs enfants. Le stoïcien assure à la population désolée qu’il n’y a rien de mauvais dans la petite vérole et que pour un homme sage la maladie, la difformité, la mort, la perte des amis ne sont point des maux. Le baconien tire sa lancette et commence à vacciner. — Ils trouvent une troupe de mineurs en grand effroi. Une explosion de vapeurs délétères a tué plusieurs de ceux qui étaient à l’ouvrage, et les survivants n’osent entrer dans la caverne. Le stoïcien leur assure qu’un tel accident n’est rien qu’un simple apoproegménon. Le baconien, qui n’a pas de si beaux mots à sa disposition, se contente de fabriquer une lampe de sûreté..., etc. Telle est la différence entre la philosophie des mots et la philosophie des effets. On s’apercevra, et il est difficile que l’auteur ne s’en soit pas aperçu lui-même, que sa raillerie porte tout autant contre la religion que contre la philosophie. Mais l’une et l’autre peuvent se défendre contre ces sarcasmes. En effet, il y a, au physique comme au moral, des maux incurables auxquels nous ne pouvons rien ; et il est permis à l’âme qu’ils assaillent de se réfugier dans des pensées qui ne l’empêchent pas de souffrir, mais qui peut-être lui donnent le courage de souffrir avec plus d’énergie et de fierté. Ces pensées mêmes sont plus pratiques qu’il ne semble ; car, si excellents que puissent être les instruments que le travail nous fournit, le premier instrument est l’homme même, et c’est celui-là qu’il importe de mettre avant tout en bon état. Les réflexions morales ne guérissent pas une épidémie, mais elles peuvent nous disposer à y rester, et il faut d’abord y rester pour la guérir. Mais ce qu’on doit bien remarquer, c’est que Macaulay ne met l’homme aux prises qu’avec la nature ; et il est vrai qu’en face de la nature il n’y a guère que deux choses possibles, agir ou se taire : on ne peut songer à protester. Il n’en est pas de même en face de l’iniquité des hommes ; c’est un mérite de la défier. Qu’aurait pu faire le baconien de Macaulay dans la situation de Sénèque Y Quelle était l’opérations faire au monde pour le guérir de Néron ? On dira : C’était le soulèvement de Vindex. Cela est vrai, mais Vindex n’a pas agi et ne pouvait pas agir tout de suite. Il fallait que le monde fût enfin las, comme a dit Suétone, du maître qu’il avait si longtemps souffert. Les maux physiques se sentent et se reconnaissent à première vue ; il n’en est pas de même de cet empoisonnement moral par lequel les peuples dépérissent ; il faut les faire aviser qu’ils sont malades, et c’est le commencement de la guérison. C’est précisément ce qu’a fait Sénèque, et ses déclamations, comme on les appelle, ont été certainement pour quelque chose dans l’impatience universelle qui a amené une délivrance. Ainsi, dans ces grands principes, qui le prennent de si haut avec ce qui épouvante les hommes, avec l’abjection, ou le dénuement, ou la mort, disons qu’il y a d’abord quelque chose de tout à fait sérieux et de simplement vrai : c’est qu’aucun mal ni aucune menace ne feront fléchir certaines âmes jusqu’à leur faire trahir leur devoir et leur dignité. Puis, si l’imagination va au delà, et qu’elle affecte de ne tenir aucun compte de ces maux et de n’en être pas émue, je lui pardonne cet emportement ; je sens que ce dédain ne s’adresse pas aux choses elles-mêmes, que la nature a faites pénibles ; mais aux misérables qui s’en servent pour tourmenter l’honnête homme et qui se croient par là grands et forts, quoiqu’ils ne soient que petits et pitoyables. Ce n’est pas la mort que méprise le Stoïque romain, quoiqu’il la brave ; c’est le tyran qui le tue, et qui ne peut l’empêcher, en le tuant, de le mépriser. De plus forts que Sénèque se nourrissaient de la même morale ; elle a été celle de Thraséa, et c’étaient encore des sentiments à peu près semblables qui soutenaient l’opiniâtreté des martyrs. Mais ce n’est pas assez de dire que les sentiments sont violents, dans Sénèque et les siens, parce que la situation est violente ; il faut reconnaître que la violence des expressions va encore au delà de celle des sentiments, et que cela aussi est naturel et légitime. Nous lisons dans ces philosophes que la pauvreté n’est rien, ni l’exil, pi les tortures mêmes, ni la mort, et nous disons qu’ils déclament ; mais ils ne déclament que pour braver. Ils ont affaire à une force brutale qui dispose de toutes ces façons de faire souffrir, et qui par là tient la dignité humaine accablée sous elle, lis veulent que l’homme porte la tète haute, qu’il défie la tyrannie et la convainque d’impuissance, qu’il lui dise : Tu ne m’atteins pas. Si noua le croyons en le disant, est admirable, et la liberté est sauvée ; mais quand nous ne le croirions qu’à moitié, c’est quelque chose de le dire et de refuser de s’avouer vaincu. C’est encore défendre la liberté, ou la venger du moins, que d’obliger le despotisme à douter de lui-même et de ses ressources. Quand le Joueur de la comédie a perdu, et qu’on lui lit dans Sénèque que l’argent est peu de chose, cela fait rire ; mais quand l’honnête homme est menacé d’être dépouillé de son bien par un Tigellin et par son maître, qui veulent le voir plier sous le coup et demander grèse, s’il répond qu’il ne s’en soucie pas et qu’il est prêt à se passer encore de la vie, nous applaudissons, et nous nous sentons fortifiés et relevés. Ma faiblesse superbe insulte à leur puissance ; ce vers célèbre de Delille explique le sentiment général qui domine dans cette éloquence. Or, plus on crie haut, plus on insulte. Le philosophe, qui est l’orateur de l’humanité humiliée, ne peut donc prendre un ton trop véhément ; son emphase, ses redoublements d’idées, le geste saccadé qui semble accompagner sa parole, sont autant de protestations d’une conscience que la force voudrait faire taire, et qui ne se tait pas, et qui se fait écouter. Parmi les critiques qui se sont occupés de Sénèque, Garat est peut-être le premier, à ma connaissance, qui l’ait bien compris ; parce qu’il y avait eu un moment, et pourtant ce n’avait été qu’un moment, où on avait éprouvé en France quelque chose de pareil à ce qu’on éprouvait sous Néron. Sénèque vivait dans une Terreur, non pas démagogique et prête à se détruire elle-même, mais régulière, établie, armée de toutes les forces permanentes de l’empire romain, et sans espoir comme sans frontières. Garat nous dit comment ce fut avec la guillotine en perspective qu’il se mit à réimprimer Sénèque et à le relire. Il ne nous restait plus alors qu’une seule chose à apprendre, à mourir. C’est là presque toute la philosophie de Sénèque. Plus loin, il la compare aux prières de la religion pour les agonisants : Sénèque, pour ainsi dire, a fait une philosophie pour ces longues agonies auxquelles les tyrans condamnent quelquefois les nations. Il avait lu Sénèque étant plus jeune, dans ces années pleines de vie et d’espérance qui précédèrent la Révolution ; il le relut dans l’abattement des jours mauvais et le vit tout autre. La première fois, j’avais peine à continuer la lecture ; cette dernière fois, j’avais peine à m’en détacher. La morale de Sénèque m’avait paru outre nature dans sa hauteur ; elle ne me paraissait plus qu’au niveau des circonstances et des besoins. Et encore : On avait besoin d’une philosophie qui apprend à renoncer à tous les biens avant qu’on vous les arrache... ; qui vous sépare du genre humain qui ne peut plus rien pour vous, et pour lequel vous ne pouvez plus vous-même ni rien faire ni rien espérer ; qui vous crée enfin une grandeur et une force personnelle que les tyrans et les bourreaux pourront briser, mais qu’ils ne pourront faire trembler. Telle est la philosophie de Sénèque. Garat dit encore très bien : Sénèque, il est vrai, s’arrête longtemps sur la même vérité, mais songez qu’avec lui il n’est pas question seulement de savoir ce qu’il faut penser de la mort ; il faut se préparer pour le moment où Silvanus viendra vous dire, de la part de Néron : Mourez. Voyez, en effet, la manière dont parle Sénèque, dans une de ces Consolations comme les philosophes étaient accoutumés à en écrire : il assure que la mort est le plus grand bienfait de la nature. C’est elle qui affranchit l’esclave malgré son maître, qui rompt les chaînes des captifs et tire de prison ceux qu’y retenait la tyrannie[1] ; qui montre à l’exilé, dont les pensées et les regards sont toujours tournés vers sa patrie, qu’il importe peu qu’il soit enseveli parmi ceux-ci ou ceux-là. Quand le sort répartit si injustement des biens communs et soumet l’un à l’autre des hommes nés avec les mêmes droits, c’est elle qui rend tout égal. C’est elle qui n’a jamais plié sous la volonté d’autrui, avec qui on ne sent pas la bassesse de sa condition, à qui personne ne commande... Oui, c’est elle qui fait qu’exister n’est pas subir une peine, qui fait que je puis conserver mon âme hors d’atteinte et maîtresse de soi. J’ai un refuge dans le naufrage. Je vois devant moi des instruments de torture de toute espèce..., mais je vois aussi la mort. Voici des ennemis barbares, ou, parmi les citoyens, des tyrans ; mais à côté d’eux, voici la mort. La servitude n’est plus fâcheuse si, dès qu’on est las d’un maître, on peut d’un seul pas atteindre à la liberté ; contre les injures de la vie, j’ai la ressource de la mort. Et dans un autre endroit : Persuade-toi bien que celui qui n’est plus n’a pas à souffrir, que toutes ces terreurs des enfers ne sont que fables ; qu’il n’y a pour les morts ni ténèbres, ni cachots, ni rivières de feu, ni fleuve d’oubli, ni tribunaux, ni accusations, et que dans cette liberté suprême, on ne retrouve pas de tyrans[2]. En attendant cet affranchissement de la mort, à qui pouvait-on recourir, qu’à cette philosophie qui, à force de détacher l’homme de la vie, semblait une anticipation de la mort ? On s’y réfugiait comme on aurait fait entre les bras des dieux. La philosophie a plus que jamais charge d’âmes, les âmes ne trouvant qu’en elle un appui et une protection. La prédication devient tous les jours plus véhémente, plus populaire, plus puissante. La direction de conscience s’empare de la vie privée plus étroitement et plus impérieusement qu’elle n’a jamais fait. Elle conduit les bons ; elle soutient les faibles ; elle ramène les pécheurs. Elle prêche la retraite, les saints entretiens et les saintes pratiques, la séparation d’avec ce qui s’appellera bientôt le siècle ou le monde. Si on ne connaît pas encore le mot de dévot ou de dévotion, la chose existe ; elle naît du dégoût de la vie commune, pleine de souillures, de tristesses et de périls. Enfin, ces temps mauvais, qui exaltent la force et l’austérité au dedans de l’âme, la rendent au dehors meilleure et plus humaine. Sous ce despotisme implacable, tous se sentent frères ; les grands apprennent à ne plus mépriser les misères des petits, ni les hommes libres celles des esclaves. Un mot de Sénèque éclaire cet enseignement de l’histoire : Vous les appelez des esclaves ; dites, des compagnons d’esclavage. Servi sunt, imo conservi. Et ailleurs : Tu te plains que la liberté soit morte dans la république, toi qui l’as tuée dans ta maison ! Et enfin : Tous sont esclaves, celui-ci de la débauche, celui-là de l’intérêt, cet autre de l’ambition, tous de la peur. C’est ainsi que la société du temps des Césars était mûre pour comprendre les leçons des philosophes. De même, quand ceux-ci s’élevaient contre les tueries de l’arène, ils pouvaient dire : Ne comprenez-vous duc pas que les mauvais exemples retombent sur ceux qui les donnent ? Rendez grâces aux dieux de ce que celui à qui vous enseignez ainsi la cruauté n’est pas capable de l’apprendre. C’est Néron de qui Sénèque parle ainsi ! il savait bien ce qu’il voulait dire, et on l’entendait. Les Césars avaient assez fait sentir à Rome tout entière le prix du sang humain ; les livres de la Colère, de la Douceur (de Clementia) étaient inspirés par leurs fureurs sanguinaires. L’auteur du de Ira avait vu de près ces colères de Claude qui, toutes grotesques qu’elles étaient, ne donnaient pas envie de rire, car il tombait une tête à chacun de ses accès. Bonté et humanité envers les esclaves, condamnation des combats de gladiateurs et du plaisir pris à verser le sang ; aversion de la guerre même ; appel pressant, non seulement à la justice, mais à l’amour ; voilà ce qui se développait alors sous forme philosophique de la même manière et pour les mêmes raisons que cela se produisait en même temps sous forme chrétienne. Austérité et charité, cette double vertu n’est pas sortie d’une révélation soudaine, mais des leçons de la vie et des épreuves de l’humanité. Les orgies immondes faisaient bien des âmes plus pures, les violences brutales les faisaient plus douces. Rien ne s’associe mieux, d’ailleurs, que la force et la tendresse ; l’école des Stoïques l’a fait voir comme l’Église primitive. Elle a eu le droit de dire d’elle-même qu’aucune Secte n’a plus aimé les hommes, nulla amantior hominum. La philosophie qui régnait au temps des Césars et la religion qui se répandit tout à coup au-dessous d’elle doivent à ces temps leurs communes faiblesses aussi bien que leurs communes grandeurs. Elles protestent contre le mal et l’iniquité, et c’est par où elles sont grandes ; mais elles sont faibles en ce qu’elles se sentent impuissantes et qu’elles se jettent et se perdent dans le désespoir. L’une et l’autre, pour épurer l’homme, le détachent de tout ; l’une et l’autre s’efforcent de démentir la nature, condamnant non seulement le plaisir et la richesse, mais jusqu’à l’action et jusqu’à la science ; elles tendent à isoler celui qu’elles inspirent, et elles l’enlèvent (quoique les meilleurs Stoïques s’en défendent) à la famille et à la cité ; elles lui font pousser l’abnégation et la résignation jusqu’à accepter le mal comme envoyé d’en haut, et jusqu’à trouver tout bon, pourvu que lui-même ne pèche pas. Elles lui conseillent d’être un saint, ne pouvant faire qu’il soit un homme. L’une dit : Ne te soucie que du dedans ; l’autre : Ne te soucie que de la vie d’au delà ; et ainsi elles sacrifient toutes deux l’humanité et la vraie vie. On sait que l’homme qui a tant illustré la philosophie d’alors par son éloquence, ne l’a pas assez honorée par sa conduite, et qu’il n’a été malheureusement ni un saint ni un sage. Aussi longtemps presque qu’il a vécu, Sénèque s’est laissé entraîner à toutes les faiblesses du caractère et à toutes les intempérances de l’esprit. Exilé par Messaline, il adressait de l’exil à Claude vivant les plus basses flatteries, qui ne lui rapportaient rien. Rappelé par Agrippine, et devenu l’homme d’Agrippine et de Néron, il lançait à Claude mort les sarcasmes d’une espèce de ménippée. Quand la mère et le fils se brouillèrent, il fut du côté du plus fort, et suivit Néron jusqu’au meurtre de sa mère ; ce fut lui qui écrivit le message officiel par lequel César annonçait au Sénat qu’Agrippine avait conspiré la perte de l’empereur et de l’empire, et que ses complots ayant échoué, elle s’était tuée ; que l’empire était sauvé, mais que l’empereur était affligé. Voilà à quel prix il fut puissant et posséda soixante millions. Mais c’est au moment où il est le plus bas qu’il se relève. Néron l’avait ménagé jusque-là comme une force de plus contre Agrippine ; Agrippine morte, il ne le supporta pas plus longtemps. C’est un philosophe, c’est un écrivain éloquent, et le plus brillant esprit de Rome ; c’est assez pour qu’il ne puisse descendre, quelque complaisant qu’il soit, jusqu’où descend Néron quand Néron s’est débarrassé de sa mère. Sa renommée même et l’admiration qui s’attache à ses écrits le préservent jusqu’à un certain point ; il ne peut lutter de bassesse et d’extravagance avec les Tigellin ; il devient par sa supériorité seule le représentant des honnêtes gens ; sa situation ne change pas en apparence, mais au fond tout est changé, et cet éclat recouvre une disgrâce secrète qui doit aboutir infailliblement à la confiscation et à la mort, car l’une ne va pas sans l’autre. C’est alors qu’il s’épure en se préparant à mourir ; sa philosophie devient plus sincère et plus profonde, et il entre de plus en plus en communion avec la conscience publique jusqu’au jour où il meurt de manière à la contenter ; il semble ce jour-là que Néron a tué avec lui la sagesse et la vertu elles-mêmes. Sénèque n’a donc pas laissé l’exemple d’une grande vie, et son talent même ne s’est que trop ressenti des défaillances de son caractère. Fils d’un déclamateur et élevé par son père dans les cris de l’école, il n’aurait pu échapper aux influences fâcheuses de la rhétorique que par une grande élévation morale et une constante dignité. Sa légèreté le livrait au contraire au mauvais goût. Les affectations de toute espèce et le bavardage stérile se mêlent trop souvent à son éloquence, surtout dans les écrits antérieurs à sa disgrâce. Mais je n’ai pas besoin, pour mon objet, de trouver Sénèque égal à sa philosophie ; c’est cette philosophie même que j’étudie ; je cherche comme on pensait, comme on sentait au temps de Sénèque, et plutôt encore ce à quoi on aspirait que ce dont on était capable. Cependant, lorsque j’ouvre le trésor de ses livres et de ses Lettres pour y chercher la philosophie du temps, je suis embarrassé et effrayé de trouver ce trésor si plein et si riche, et je ne sais quel choix faire parmi tant de beaux développements et d’expressions éclatantes de cette sagesse religieuse. Je ne puis transcrire tout Sénèque, et cependant presque tout Sénèque est chrétien ; je veux dire que le christianisme est fait en grande partie des idées que Sénèque a si bien rendues. Tertullien a dit : Sénèque, qui est souvent des nôtres. Il fallait dire : Sénèque, à qui les nôtres ont tant emprunté. Je vais ramasser, en les distribuant sous certains chefs, les thèmes principaux ou les traits les plus saillants de cette prédication philosophique. Je commencerai par la doctrine de la vie intérieure, comme on dit dans la langue de la dévotion. Mépris des biens de la vie, des richesses, des honneurs, des plaisirs. Il faut aimer la pauvreté. Ce n’est pas assez de ne pas la craindre, on doit y aspirer. — La richesse est une décoration, non une possession, elle éblouit et elle passe. Tourne-toi vers les richesses véritables. — Les heureux et les riches sont les plus troublés, les moins capables de se reconnaître, embarrassés dans leur bagage qui les noie. — Il n’y a rien de si malheureux que les heureux[3]. — Dédaignons les voluptés, dédaignons le rire : C’est chose sérieuse que la vraie joie. Il semble que c’est d’un cloître qu’on entend sortir ce discours. La formule, Soutiens et t’abstiens, n’est pas encore dans Sénèque, mais il n’y manque que la formule. Le Sage de Sénèque, tout comme celui d’Epictète, se passe de tout ce qu’on appelle des biens et supporte tout ce qu’on appelle des maux. Le Sage est prêt à perdre ses enfants, à se voir arracher les membres. Le Sage se laisse souffleter sans s’émouvoir ; ainsi l’avait enseigné Socrate, et ainsi Caton l’avait pratiqué. Quand je serais sur le chevalet, quand on mettrait le feu sous chacun de mes membres et qu’il m’envelopperait tout vivant ; quand ce corps, on habite une bonne conscience, fondrait tout entier, j’aimerais encore ce feu, dont la flamme ferait éclater ma fidélité. C’est l’exaltation des martyrs. Mépris de la vie même et goût de la mort : La mort termine toutes les querelles, elle efface toutes les inégalités. — Qu’est-ce que l’homme ? Un vase fêlé qui se brise au moindre choc. — Tout ce qui est de l’homme est court et périssable et ne compte pas dans l’infini de la durée... Notre vie, comparée au temps, n’en occupe pas même un point... A quoi bon étendre une existence qui, si avant qu’on la prolonge, sera toujours si près du néant ?... Quand tu me nommerais les Sibylles et quelques hommes d’une vieillesse fameuse, et que tu compterais des vies de cent dix années, reporte-toi à l’ensemble des temps, et tu ne trouveras nulle différence entre une si longue vie et la plus courte, si tu compares au temps que chacun a pu vivre celui qu’il n’a pas vécu[4]. Et cette vie si courte, que vaut-elle ? La vie n’est qu’une peine que nous subissons (vita supplicium est). Bien plus, la vie est un péril et un obstacle. Elle expose l’âme à mille souillures ; celui qui meurt et que nous pleurons n’aurait vécu que pour pécher. La route du ciel est plus facile aux âmes enlevées de bonne heure à la société des hommes... L’âme ici-bas, étouffée par le corps, obscurcie, infectée, écartée de la vérité qui est son domaine et plongée dans l’erreur, ne fait que se débattre contre cette chair qui pèse sur elle ; elle fait effort vers les hauteurs dont elle est descendue et où l’attend un repos éternel. Aussi, loin que sa vigueur diminue avec celle du corps, elle s’accroît plutôt, comme le joyeux élan du conducteur du char qui fournit son dernier tour et touche à la palme. — L’âme, quand elle quitte sa dépouille, n’en tient pas plus de compte que nous ne faisons d’une barbe coupée. La science de la mort est celle de la vie. On vivra mal, si on ne sait pas bien mourir. — Toute la vie, il faut apprendre à vivre, et ce qui t’étonnera davantage, toute la vie il faut apprendre à mourir. Et encore, à propos de la mort : Pour ne jamais la craindre, penses-y toujours. — Le jour de la mort est celui qui juge tous les autres. — Ce jour, que tu redoutes comme le dernier, c’est celui de ta naissance à l’éternité. C’est en enfonçant, comme on l’a fait à cette époque, dans ces magnifiques paradoxes platoniques ou stoïques qu’on en a fait sortir ce que j’appellerai la doctrine du péché. Cette morale, qui fait fi des choses de la vie et de la vie même, étant en dehors de la nature, la nature à son tour restera toujours, quoi qu’elle fasse, en dehors de cette morale. Tous, tant que nous sommes, nous sommes donc en faute ; nous sommes tous des pécheurs, des méchants, omnes mali sumus. Enveloppés dans le péché par mille liens invétérés, nous ne pouvons en sortir : Il est difficile de nous laver ; nous n’en sommes pas tachés seulement, mais imprégnés. — Non seulement nous péchons, mais nous pécherons jusqu’au terme de notre vie. Celui qui a le mieux purifié son âme et que rien ne peut plus troubler ni surprendre, celui-là même n’est arrivé à l’innocence qu’en passant par le péché. — Le péché est un ulcère qui nous ronge. Nous sommes des malades ; cherchons avant tout la guérison (salutem). C’est ainsi que le salut est entré dans le langage de la dévotion. Voilà un homme qui songe au salut (ad salutem spectat). — C’est le commencement du salut que de reconnaître son péché. Sénèque cite cette pensée comme d’Épicure. — Mais qu’il est malaisé de guérir ! C’est beaucoup si, en se confessant à son médecin, on peut lui dire : Je ne suis ni malade ni bien portant. Le médecin est malade lui-même et couché dans la même infirmerie. — La cure de l’âme est donc le grand objet de la vie, la grande œuvre de la philosophie ; quand elle est bien faite, elle n’amende pas seulement, elle transforme. C’est ce qui s’est appelé depuis une conversion. La doctrine des coups de la Grâce, de la Grâce inamissible, est déjà dans les Stoïques : Le Sage ne peut ni retomber dans son mal, ni tomber dans un autre... ; l’âme guérit tout à fait d’un seul coup. Malheureusement, le Sage n’existe nulle part qu’en idée. Bien des conversions ne sont qu’illusion et mensonge. Rien de plus difficile que la persévérance : La grande affaire n’est pas de prendre une bonne résolution, mais d’y rester fidèle. — Sache-le bien, il n’y a pas de moyen assez sûr pour conserver ce bien fragile (rem imbecillam servantibus), si un énergique et perpétuel effort ne soutient l’âme toujours chancelante. — Chacun de nous est un soldat en campagne, toujours sous les armes, et qui n’aura jamais son congé[5]. En attendant la mort, le meilleur moyen pour échapper au péché est la retraite, par laquelle on se sépare du moins du commun des hommes. Un livre tout entier, de Otio aut secessu Sapientis[6], n’a pas d’autre objet que d’établir le droit et le privilège de la vie contemplative en faveur du Sage. Si on objecte que le contemplatif est inutile, on répond que, comme celui qui se déprave nuit à l’humanité tout entière, celui qui travaille à s’améliorer lui-même la sert. D’ailleurs, les méditations dont il remplit sa solitude profitent plus aux hommes que la part qu’il pourrait prendre à leurs affaires ; s’il ne travaille pas pour la petite société qui l’entoure, il travaille au profit de la république universelle qui comprend les hommes et les dieux. — Il faut surtout fuir la foule, elle est essentiellement corruptrice ; il ne s’y trouve pas un homme qui ne nous communique quelque vice, par l’autorité ou simplement par la contagion de l’exemple. Au milieu des hommes, on apprend à aimer le vice, ou on apprend à haïr les hommes. Rentre en toi-même autant que tu peux. — Là où est la foule, là est le mal. — Mais ailleurs, avec un accent plus farouche : Fuis les grandes compagnies, fuis les petites, fuis même celle d’un seul. — Mais les affaires ? Mais les intérêts ? - On doit tout quitter pour le salut : Si quelque chose t’empêche de bien vivre, rien ne t’empêche de bien mourir. — Il ne faut pourtant pas mettre d’éclat ni d’affectation dans la retraite ; le philosophe donne ici les mêmes conseils que répétera Bourdaloue dans ce fameux sermon sur la Sévérité évangélique, que madame de Sévigné appelait un sermon sue-la retraite de Néville. — Il y a des hommes, d’ailleurs, qui sont condamnés au monde et qui doivent subir avec résignation leur fortune. Enfin, la solitude elle-même a ses dangers ; elle ne vaut rien pour l’âme qui n’a pas déjà quelque force ; celui qui se sent mauvais fera bien de se rejeter dans la foule pour échapper à lui-même, et ne pas vivre trop près d’un méchant. — N’entend-on pas Hiéronyme ou Jérôme au désert quand il ajoute : Bien des misères nous enveloppent au dehors..., et il y en a bien d’autres au dedans qui font rage en pleine solitude. Il faut donc entremêler la solitude et la foule, et passer de celle-ci à celle-là. Mais qu’heureux est celui qui peut oublier le monde ! Oh ! quand viendra le temps où nous saurons que le temps ne nous regarde plus ! La vie spirituelle, dont ce sont là les règles, ne saurait être heureusement menée sans certains secours : ces secours sont la prédication et la direction. Sénèque, dans sa jeunesse, avait trouvé la prédication philosophique florissante, et il avait été des plus touchés. Il avait entendu Attale, Sotion, Fabianus : Sotion l’avait entraîné à pratiquer l’abstinence pythagorique ; il resta fidèle plus d’un an à ce régime ; il s’en lassait peut-être quand il fut pressé d’y renoncer par son père, qui n’aimait pas la philosophie, et qui, d’ailleurs, craignait que ces pratiques ne rendissent son fils suspect d’attachement aux superstitions étrangères, ce qui était alors une mauvaise note ; c’était précisément le moment où Tibère sévissait contre le judaïsme. Attale parlait si haut et si fort contre le vice, qu’il semblait faire leur procès aux maîtres eux-mêmes, et nous savons qu’il fut banni de Rome par Séjan ; ainsi, plus tard, des évêques seront proscrits à leur tour pour avoir censuré les favoris ou les femmes des empereurs byzantins. Il faisait sur la pauvreté des sermons dont Sénèque se souvenait encore après quarante ans, des sermons qui donnaient l’envie d’être pauvre. Quelques-unes des Lettres à Lucilius sont une espèce de traité de l’éloquence de la chaire ; les philosophes parlent déjà là-dessus comme parleront plus tard les grands orateurs chrétiens. Cette éloquence ne doit pas chercher l’applaudissement, car quoi de plus misérable ! Est-ce que le malade applaudit le médecin qui l’opère ? Taisez-vous, recueillez-vous, livrez-vous à la cure ; s’il vous échappe un cri, je ne veux y reconnaître que le gémissement qu’on vous arrache en sondant vos plaies. C’est que les philosophes commençaient à cette époque à ne plus parler seulement pour les disciples qui suivaient et qui payaient leurs leçons ; à certains jours, on ouvrait les portes de l’école, et on prêchait pour la foule, comme on fera dans l’église. La philosophie peut se laisser voir dans son sanctuaire, pourvu que ce soit un prêtre qui le desserve et non un marchand. — La prédication chrétienne, héritière de la prédication philosophique, hérita aussi des acclamations et des battements de mains ; on applaudissait à grand bruit Jean d’Antioche (Chrysostome) dans l’église de Constantinople, comme nous le voyons par ses sermons. — Il est incroyable, dit encore Sénèque, à quel point profite une parole qui ne s’applique qu’à guérir et n’a d’autre objet que le bien de ceux qui l’entendent. La prédication ne suffit pas à la conduite de tous les jours ; on éprouvait de plus en plus le besoin de se soutenir à chaque instant par les conseils d’un sage, d’un maître dans la vie spirituelle, disons en un mot, d’un directeur. On à vu que cela ne date pas du temps de Sénèque, mais cela n’a fait que se développer ; et c’est dans Sénèque que se trouve le passage célèbre où il est dit d’un homme que Caligula fait tuer et que l’on conduit à la mort : Son philosophe marchait avec lui ; prosequebatur eum philosophus suus. — Vous voulez aller à la foi, dit Pascal, et vous n’en savez pas le chemin... ; apprenez de ceux..., etc. ; ce sont gens qui savent ce chemin que vous voudriez suivre, et guéris d’un mal dont vous voulez guérir. Pascal ne fait guère, sans le savoir, que traduire Sénèque[7]. Dans toutes les situations, en face de toutes les épreuves, qu’un directeur soit à nos côtés, stet ad latus monitor. Il nous gardera des dangers que le monde présente ; il nous défendra, par exemple, des séductions de la fortune ou de la grandeur. C’est le métier que fait Sénèque à l’égard’ de Lucilius, et ses Lettres à cet ami ne sont que des lettres de direction ; il conduit, d’ailleurs, d’autres amis encore, et Lucilius lui-même en a qu’il dirige à son tour. Plusieurs de ces Lettres montrent combien était avancée cette science de la conduite des âmes. Voici un pécheur qu’il faut ramener peu à peu, un autre qu’il faut brusquer ; celui-là rougit encore,et c’est assez pour bien augurer de lui ; l’autre est en danger de désespérer de lui-même. En voici un dont il semble qu’il n’y a plus rien à attendre, tant il est enfoncé dans le mal ; en lui tendant la main, on risque d’être entraîné. C’est un esprit fort, c’est un railleur ; il ne tarit pas sur les scandales que donnent les philosophes, et avec cela il répond à tout (comme en d’autres temps on a fait des histoires sur les prêtres) ; il ferait rire des gens qui pleurent un mort : Soit, je supporterai ses sarcasmes ; qu’il me fasse rire, peut-être qu’à mon tour je le ferai pleurer. S’il s’obstine à rire, je me réjouirai, dans son malheur, qu’il ait du moins une folie gaie. Mais cette gaieté ne tient guère. Observe les hommes de cette espèce, tu les verras passer en quelques moments d’un accès de rire à un accès de rage. — Un autre est trop léger pour qu’on le fixe. Je te disais que tu ne le tenais pas par le pied, mais par l’aile ; je me trompais, tu ne tenais qu’une plume ; il te l’a laissée dans la main et s’est envolé. — Cet autre enfin se croit converti parce qu’il est dégoûté : Voilà les hommes, la vie qu’ils mènent leur plait et leur déplait à la fois. Nous prononcerons sur celui-ci quand il nous aura convaincu qu’il est vraiment brouillé avec le vice ; pour le moment, il ne fait que le bouder. Il y avait longtemps que les philosophes étaient des consolateurs. Sénèque a fait trois écrits sur ce thème ; ce sont les plus anciennes Consolations qui nous restent, celle de Cicéron étant perdue comme celles des Grecs. La Consolation à Marcia (une mère qui avait perdu un fils dans la fleur de la jeunesse) est un modèle du genre. Le fond en est pris dans les idées que l’ai rappelées, sur le néant de la vie et sur les bienfaits de la mort. Le coup fatal n’a pas tué celui que l’on pleure, il l’a sauvé ; son âme a rejoint les nobles âmes d’un père et d’un aïeul dont il était digne, et jouit maintenant avec elles des joies du ciel. La vie spirituelle avait ses pratiques, par lesquelles on marquait, même au dehors, qu’on avait renoncé aux vices et aux affections du monde. Les zélés, je dirais volontiers les dévots, laissaient pousser leurs cheveux et négligeaient leur barbe ; ils étaient mal tenus ; ils abjuraient l’argenterie ; ils couchaient par terre ; ils s’attachaient à tourmenter le corps, repoussant la propreté la plus simple, recherchant la saleté et mangeant des mets, non pas seulement communs, mais dégoûtants. Ainsi vivaient du moins ces Cyniques que Sénèque désavoue quelquefois, mais que souvent aussi il admire, et entre tous Démétrius : Quand je le vois nu, dit-il, couché, ou peu s’en faut, sur la paille, il me semble que la vérité a en lui, non plus un interprète, mais un témoin. Le mot de témoin prend presque ici le sens que le christianisme lui donnera sous la forme grecque de martyr. C’est lui qui disait : Je ne vois pas de plus grande misère que de n’avoir eu aucun malheur. Il se distinguait des autres Cyniques en ce qu’il ne mendiait pas : il attendait les aumônes. La Providence avait mis dans Rome cet homme et cette éloquence pour donner au siècle tout à la fois un censeur et un modèle. Sénèque conseille au Sage, sans rompre ainsi avec la vie commune, de s’imposer cependant de temps à autre, pour un jour, et même plusieurs, ces austérités et ces abstinences ; ce ne sont pas dans sa pensée des pénitences, mais des exercices salutaires. Une autre pratique, plus raisonnable et plus simple, est celle de l’examen de conscience ; c’étaient les Pythagoriques qui l’avaient mise en honneur : Ainsi faisait Sextius, dit Sénèque : la journée terminée, retiré dans sa chambre pour le repos de la nuit, il interrogeait son âme. De quelle maladie t’es-tu guérie aujourd’hui ? Quel vice as-tu combattu ? En quoi es-tu devenue meilleure ?... Moi aussi, j’exerce cette magistrature et me cite chaque jour à mon tribunal. Quand on a enlevé la lumière, et que ma femme, qui sait mon usage, s’est renfermée dans le silence, je repasse ma journée entière et reviens sur toutes mes actions et toutes mes paroles. On recommandait aussi la méditation habituelle, et on conseillait de choisir pour chaque jour une pensée, à laquelle on s’arrêtait ce jour-là. Une morale si religieuse ne pouvait se passer de théologie ; et je dirai même que ta morale stoïque, à elle toute seule, est déjà une théologie, en ce sens qu’elle repose sur des croyances qu’on peut appeler surnaturelles, puisqu’elles contredisent la nature. C’est être dans le surnaturel que de croire que la douleur n’est pas un mal, ou que rien au monde n’a d’intérêt pour l’homme que la vertu. il n’est donc pas étonnant que le mot de dogmes, qui ne signifie proprement qu’opinions ou principes, ait pris pet à peu dans l’école stoïque le sens théologique que nous lui donnons et qui marque que ces principes sont objets de foi. Quelques moralistes vaut pratiques voulaient qu’on bissât dormir les dogmes, qui étonnaient eu rebutaient les simples, et qu’on s’en tint à donner de sages leçons sur tous les devoirs de la vie ; mais les fervents se récriaient, disant que la morale ne pouvait subsister sans les dogmes et sans l’ardeur de la foi ; et ils avaient raison, dès que leur morale faisait violence à la nature. Pour résister à la nature, ce n’est pas trop de toute la vertu des formules et des mots sacrés et d’une sorte de fanatisme. Mais ces dogmes abstraits sur le bien et sur la vertu ne suffisaient plus aux âmes ; les Stoïques eux-mêmes avaient besoin des dieux. Il leur fallait une religion ; ils la faisaient seulement aussi haute et aussi épurée qu’il était possible. Pour obtenir les grâces de la divinité, il n’est pas besoin que tu gagnes le gardien du temple afin d’approcher de l’oreille de sa statue, comme si, de la sorte, elle pouvait mieux t’entendre ; elle est près de toi, elle est avec toi, elle est en toi... ; nul n’est vertueux sans cette assistance divine. En tout homme de bien, il y a ce que dit Virgile : Quis deus incertum est, habitat deus. Écartons du culte des dieux toute pratique superstitieuse. La religion, c’est d’abord de croire aux dieux, puis de leur rendre ce qui leur appartient, la grandeur et ensuite la bonté, sans laquelle il n’y a pas de grandeur... Veux-tu te rendre les dieux propices ? sois bon ; c’est les honorer assez que de les inciter. Et ailleurs encore ; Ne voulez-vous pas vous représenter Dieu tel qu’il est ? grand, bienveillant, avec une majesté douce et vénérable, comme un ami qui n’est jamais bien loin, qu’il faut honorer, non à force de sang versé et de victimes égorgées, car quel plaisir peut-il trouver à ces massacres de vies innocentes ? mais par un cœur pur et une bonne résolution. Il ne s’agit pas de lui bâtir des temples en entassant pierres sur pierres ; c’est à chacun à le consacrer dans son cœur. — La critique négative d’Épicure est repoussée avec dédain ; on lui oppose, comme Platon faisait déjà aux incrédules de son temps, ces prières qui s’élèvent de toutes parts et .toutes ces mains tendues vers le ciel. Dieu est créateur, cette opinion plus religieuse est déjà celle de quelques-uns en attendant qu’elle soit la foi de tous[8]. — Dieu est présent partout : il faut vivre comme si nous vivions devant un témoin ; il ne faut avoir de pensées que celles que nous aurions si on pouvait pénétrer au fond de notre cœur, et il y a quelqu’un qui le peut. Qu’importe que quelque chose échappe aux hommes ? rien n’est fermé pour Dieu. Il est présent dans nos consciences, il intervient dans nos pensées ; que dis-je, il intervient ? comme s’il était jamais absent ![9] — Dieu est une Providence ; et il y a un livre de Sénèque sur la question de savoir comment cette Providence permet le malheur de l’homme de bien. Dieu exerce précisément ainsi ceux dont il est content, ceux qu’il aime ; c’est un père qui éprouve son fils, et qui le fortifie et l’approche de lui[10]. Ceux qui souffrent sont ses élus : les Vestales, ces nobles vierges, s’éveillent la nuit pour l’office sacré, tandis que des femmes impures dorment d’un profond sommeil. — C’est pourquoi, que la volonté de Dieu soit faite : placeat homini quidquid Deo placuit[11]. — Dieu est un maître suprême ; la liberté, c’est de lui obéir. — En même temps, Dieu ne veut pas d’une crainte servile ; il ne nous demande que de l’honorer et de l’aimer. Cependant Sénèque n’est pas un esprit théologique, et on trouvera plutôt chez lui de la religiosité qu’une religion. Il semble croire à l’immortalité de l’âme dans cette Consolation à Marcia, qui parait être son premier ouvrage ; mais en définitive, il n’y croit pas. Quand il développe, dans ses Recherches sur la Nature, la science des présages et celle des foudres, il semble moins persuadé de ce qu’il enseigne, que jaloux de montrer qu’il peut tout enseigner, ayant tout appris. Il croit sans doute à la divinité, mais c’est d’une foi très vague et dont l’objet est bien confus et bien flottant dans sa pensée. La seule religion dont il soit vraiment pénétré est celle de la philosophie, et celle-là, il n’est pas embarrassé de la prêcher, car elle est alors universellement acceptée. Non seulement ceux qui souffrent et que la philosophie console la consacrent par leur respect, mais ce respect et cette foi s’imposent jusqu’à un certain point aux esprits mêmes les moins faits pour la sentir. Le philosophe a un caractère sacré : c’est un prêtre[12]. Il est le véritable prophète et le véritable inspiré. — Les anciens sages doivent être honorés comme des dieux ; on fait bien d’avoir leur image, à célébrer leur anniversaire, de ne prononcer leur nom qu’avec vénération ; ce sont les précepteurs du genre humain. On s’édifiait alors en lisant les Vies des philosophes comme on a fait depuis en lisant les Vies des Saints. Mais à mesure que la philosophie se fait religion, elle devient en même temps, je l’ai dit, moins curieuse et moins savante. C’est un très vif esprit que celui de Sénèque, et naturellement avide de lumières. Il a fait un livre de Recherches sur la Nature qui est un des plus considérables parmi ses écrits ; et, à la fin de ce livré, il a écrit les plus belles choses sur la grandeur de la science et sur le champ indéfini qu’elle ouvre au travail de l’esprit humain. Il ne s’est pas effrayé de l’idée que c’est peut-être la terre qui tourne au milieu du ciel, et non le ciel qui tourne autour de la terre. Il a eu le mérite de rejeter l’opinion vulgaire sur les comètes, qu’on prenait pour des météores qui s’enflamment et meurent dans l’atmosphère, et de comprendre qu’elles sont des astres véritables, et qu’un jour on parviendrait à déterminer la loi encore inconnue de leur course. II a pressenti, et par cela même il a préparé, dans des vers célèbres, la découverte d’un nouveau continent par les navigateurs à venir. Eh bien ! le même Sénèque a accueilli dans son livre des erreurs et des préjugés qui sont autant de témoignages d’ignorance. C’est que la science se composait alors, non pas d’observations constatées, mais de tous les on dit qu’on avait pu recueillir et qu’on se croyait tenu de transmettre. C’est ainsi qu’à la même époque le géographe Pomponius Mela répétait dans son livre que certains hommes d’Afrique, les Blemmyes, n’avaient pas de tête et qu’ils avaient le visage au milieu de la poitrine ; ou que chez les Neures, en Scythie, chacun avait son Moment où il pouvait se changer en loup pour reprendre ensuite sa figure d’homme. Cette dernière tradition vient d’Hérodote ; mais Hérodote écrit seulement que c’est là ce que disent les gens du pays, et que, pour lui, il ne la croit pas ; tandis que le géographe romain, probablement après bien d’autres, redit la chose comme un fait. Enfin le grand livre de Pline, ses Études de la Nature, écrites peu de temps après l’époque où je m’arrête, sa composeront en grande partie de contes de ce genre, pris dans tout ce qu’il aura lu. Mais ce qui est plus grave encore que l’ignorance, ou plutôt ce qui est la symptôme d’ignorance le plus fâcheux, c’est le mépris de la science, qui se répandait de plus en plus. L’incrédulité vulgaire s’accordait, avec la superstition vulgaire dans cette faiblesse. En terminant son livre, Sénèque se plaint qu’on ne se soucie plus d’apprendre ni de savoir, que les écoles meurent sans héritiers, qu’on ne voit plus d’Académiques ni de sectateurs de Pyrrhon, que les Pythagoriques mêmes n’avaient paru revivre un moment sous les Sextius que pour s’éteindre avec eux : aussi, loin de faire des découvertes sur ce qui avait échappé aux anciens, oc laisse se perdre bien des vérités qu’ils avaient trouvées. Mais Sénèque à son tour, oubliant ces nobles plaintes, a écrit ailleurs, en l’adressant au même Lucilius, une Lettre qui est un discours, contre les études libérales. Il respecte jusqu’à un certain point les hautes spéculations mathématiques, comme une dépendance de la philosophie, et encore n’y voit-il que des préparations accessoires à la seule science qui achève l’homme, la science morale[13]. Mais il fait très bon marché de la philologie, de l’histoire, de la géométrie même et de l’astronomie prises dans le détail. Il y a surtout une science qu’il ne comprend même pas, c’est la critique ; il relègue parmi les curiosités frivoles, bonnes seulement à nourrir le bavardage des Grecs, des questions dont il n’aperçoit pas l’importance. Savoir, dit-il, quel est le plus ancien d’Homère ou d’Hésiode n’est pas plus intéressant que de savoir si Hécube ne se trouvait pas être plus jeune qu’Hélène et pourquoi elle portait si mal son âge. Il ne se soucie pas plus de savoir ce qu’il faut croire d’Orphée. Il dit de même ailleurs : C’est une maladie des Grecs de chercher combien il y avait de rameurs au vaisseau d’Ulysse ; si l’Iliade est antérieure ou non à l’Odyssée, et si toutes deux sont du même auteur. Tout ce qu’on peut supposer pour l’excuser est que eux-mêmes qui soulevaient ces questions dans ce temps-là ne les traitaient peut-être pas d’une manière sérieuse, et ne présentaient que des arguments puérils ; ce serait dire qu’il n’y avait de critique nulle part. Voilà des passages qu’il faut avoir toujours présents, si on veut comprendre comment le monde gréco-romain s’en est rapporté à la tradition avec tant de simplicité au sujet des textes juifs. Examiner si les livres qui portent le nom de Moise n’ont pas été écrits plus de mille ans après l’époque où l’on fait vivre Moise ; si telle prétendue prophétie d’Isaïe n’est pas du temps de Cyrus, et telle autre, de Daniel, du temps d’Antiochos Épiphane ; rechercher de même si les plus anciens Évangiles n’ont pas été composés un demi-siècle après la date où on place la mort de Jésus, et postérieurement à la ruine de Jérusalem, ce sont des questions qui nous semblent aujourd’hui fondamentales, mais dont on voit bien que pas un des disciples de la prédication juive ou chrétienne n’a dû s’aviser. Le petit nombre des Grecs curieux qui auraient pu les traiter n’avaient aucune raison de s’en occuper, puisqu’ils ne regardaient même pas du côté des Juifs et des chrétiens ; et la foule, sur qui ceux-ci agissaient, était incapable de soupçonner des difficultés prises dans un ordre d’idées auquel un Sénèque lui-même restait si parfaitement étranger. Ainsi on méprise la science, on méprise les beaux-arts, on méprise même l’industrie, et cette puissance par laquelle l’esprit humain conquiert la nature, et qui fait aujourd’hui son plus grand orgueil. On reproche à l’homme de se hasarder sur la mer et d’ouvrir des chemins que la nature avait sagement fermés. On le blâme de descendre dans les mines pour en tirer les métaux. Tout ce qu’il fait étant matière de péché, le moins qu’il fera sera le mieux, et la vraie sagesse est de vivre et d’agir le moins possible. Mais j’arrive à la meilleure partie de la morale de ce temps, celle qui regarde les rapports de l’homme avec ses semblables ; je compterai comme appartenant à cette morale ce qui touche à la pureté des mœurs ; car le plus grand crime de l’impureté est d’attenter à autrui, et le respect de la personne humaine est ce qui préserve le mieux les peuples des grandes corruptions. Les Stoïques prêchent également les deux sortes de pudeur : et illa cui alieni corporis abstinentia et hæc cui sui cura. Ils vont jusqu’à féliciter une mère de ce que son fils est mort jeune, avant de s’être souillé. Ils trouvent, pour condamner les ardeurs des sens, les paroles les plus énergiques : Celui qui ne se sera pas laissé infecter par ce poison secret que nous portons dans nos entrailles, aucune autre convoitise ne mordra sur lui. Sénèque avait écrit sur le Mariage un livre que nous n’avons plus ; il y réclamait pour l’amour conjugal une telle pureté, qu’il prononçait : Rien de plus honteux que d’aimer sa femme comme une maîtresse. — Que sera-ce donc d’aimer une maîtresse au mépris de l’épouse ? Et en effet il écrit ailleurs : Il est d’un malhonnête homme d’exiger de ta femme qu’elfe soit chaste, tandis que tu vas corrompre les femmes des autres. Il ne t’est pas plus permis à avoir une maîtresse qu’à elle d’avoir un amant. Il est vrai qu’il ajoute : Tu sais ton devoir, et tu ne le fais pas. C’est l’histoire de bien des temps et de bien des hommes. Mais, on voit assez qu’il ne faut pas juger les mœurs, et encore moins les doctrines morales de cette époque, par l’éclat de certaines débauches de la cour de Claude ou die Néron. De même, et plus généralement, les attentats de toute espèce de l’homme contre l’homme, les cruautés envers les faibles, ne faisaient que provoquer les réclamations les plus vives des amis de la justice et à l’humanité. La philosophie prend surtout l’esclave sous son patronage : Ce sont des esclaves ? non, ce sont des hommes... des esclaves ? non, mais des amis d’une humble condition. Toute la Lettre où se trouvent ces paroles est une protestation, non seulement contre les duretés, mais surtout contre l’insolence et l’outrage. — Ne veux-tu pas te dire que celui que tu appelles un esclave est formé des mêmes éléments, qu’il voit le même ciel, qu’il respire le même air, qu’il vit comme toi, qu’il meurt comme toi ? — a Quoi ! les maîtres ne se contenteront pas de ce dont Dieu se contente, d’être respecté et d’être aimé ! — Je ne puis trop te louer de ne vouloir pas être craint, de ne châtier qu’en paroles : les coups ne sont faits que pour l’animal sans raison. — Et ailleurs : Tout est permis contre un esclave ! mais tout n’est pas permis contre un homme : la loi de la nature s’y oppose. — Qu’il est triste d’être servis par des gens qui pleurent et qui nous détestent ! — Ce n’est pas assez d’être justes, nous devons être bienfaisants pour tous, libres ou esclaves : Partout où il y a un homme, il y a place pour le bienfait. L’ancienne philosophie allait déjà jusque-là ; mais elle hésitait à croire que l’esclave lui-même pût être un bienfaiteur, qu’on pût être l’obligé d’un esclave ; la philosophie nouvelle le soutient bien haut : La vertu n’est interdite à personne, elle est accessible à tous ; tous sont accueillis, tous sont appelés, libres, affranchis, esclaves, puissants et proscrits ; elle ne regarde ni à la naissance, ni à la fortune ; c’est assez pour elle de l’homme tout seul. — C’est une erreur de croire que l’esclavage prenne l’homme tout entier ; la meilleure partie de son être échappe. Tout ce qui tient à l’âme est libre ; nous n’avons pas toujours le droit d’ordonner, et ils n’ont pas toujours l’obligation d’obéir. — Notre père à tous est le même, c’est-à-dire le Ciel. Les tueries de l’arène soulevaient l’indignation des philosophes. L’homme, chose sacrée pour l’homme, on le tue par manière de jeu et d’amusement. — La mort ! le feu ! les fouets ! Pourquoi est-ce que celui-ci va si mollement à la rencontre du fer ? qu’il tue sans élan ? qu’il meurt de mauvaise grâce ? Le fouet les renvoie aux blessures, et des deux côtés ils retournent offrir aux coups leurs poitrines nues. — On se rappelle que Cicéron approuve et loue les combats de gladiateurs, pourvu que des criminels seulement y figurent. Sénèque s’inspire d’une justice plus humaine et plus haute : Cet homme a fait le métier de brigand : eh bien ! il a mérité d’être pendu. Il a tué : celui qui tue mérite de souffrir ce qu’il a fait. Mais toi, malheureux, qu’as-tu fait, pour être condamné à ce spectacle ? Il me semble que ce cri est digne de la morale et de l’humanité de notre temps. La philosophie condamnait toutes les cruautés et prenait la défense de toutes les victimes ; elle réclamait pour les enfants battus par leurs pères ou leurs précepteurs. Elle protégeait tous les faibles contre la colère des forts, et les misérables contre l’insolence des heureux : Le malheureux est chose sacrée (res est sacra miser[14]). — Un homme doit être sacré pour un homme, car ils sont des membres d’un même corps : Est-ce que la main peut vouloir du mal au pied, ou l’œil à la main ? — Cette colère, qui fait tant de malheureux, fait aussi le malheur de celui qui s’y livre ; tout irrite l’homme qui se laisse aller à s’irriter ; il passe d’emportement en emportement, c’est une fureur non interrompue. Eh ! malheureux, quel temps te restera-t-il pour aimer ? — Mais la colère en grand, c’est la guerre ; la philosophie l’a en horreur et la poursuit de ses anathèmes. Elle se vante elle-même de tenir pour la paix, d’inviter le genre humain à la concorde. Si l’humanité écoute la voix du sage, elle comprendra qu’elle n’a que faire de soldats. — Ce ne sont plus les particuliers, ce sont les peuples qui sont en démence... ; c’est en vertu des sénatus-consultes et des plébiscites qu’on commet toutes les horreurs ; et on ordonne à tous ce qu’on défend à chacun... Une fureur si dominante et si universellement répandue donne beaucoup à faire à la sagesse et l’oblige à ramasser toutes ses forces... Au milieu d’une telle perversité, et pour guérir des maux invétérés, il faut des remèdes énergiques ; il n’y a que l’autorité des dogmes qui puisse extirper des erreurs si profondément enracinées. A l’autorité des dogmes s’ajoutait l’exemple des saints. L’épée dont Caton se frappe pour mourir, il l’avait dardée jusqu’à ce jour pure de sang humain. La philosophie maudissait Alexandre, pris dans les écoles pour le génie même de la conquête et de la force destructive, et elle lui opposait Hercule, l’idéal stoïque, le dieu de la force qui fait le bien. Au commencement d’une Lettre écrite dans la villa du premier Africain, Sénèque, en adorant les mœurs et le tombeau de ce grand homme, dit qu’il le croit dans le Ciel, non pour avoir commandé de grandes armées, mais pour son respect et sa piété envers sa patrie. M. Martha a justement relevé ce passage, en faisant remarquer que Sénèque parle ici comme Bossuet aurait pu parler dans une Oraison funèbre. Enfin la philosophie prêchait l’aune avec chaleur, un
palliatif qu’elle prenait pour un remède ; mais ce n’est pas alors qu’on
pouvait aller plus loin. L’obligation de l’aumône était une doctrine rebattue
: Est-ce la peine de dire qu’il faut tendre la main
à qui se noie, montrer le chemin à qui l’a perdu, partager son pain avec
celui qui a faim ? — Au jour de la mort, on n’a plus à soi que ce qu’on a donné. Voilà la richesse assurée, celle qui ne s’enfuira pas,
quelle que soit l’instabilité de la condition humaine... Pourquoi épargner cet argent, comme s’il était à toi T tu
n’en es que l’économe[15]. Mais voici en
quelques lignes toute la doctrine de la charité. Le Sage des Stoïques ne
pleure pas, il est vrai ; on sait qu’il se doit d’être impassible ; mais il
fera d’ailleurs tout ce que peuvent faire les plus touchés : Il essuiera les larmes d’autrui... ; il recueillera le naufragé ; il abritera l’exilé ; il
donnera l’aumône au misérable ; non pas cette aumône insultante, avec
laquelle la plupart de ceux qui se prétendent charitables humilient et
dégradent ceux qu’ils secourent, redoutant jusqu’à leur contact ; il
donnera comme un homme doit donner à un homme : il lui fera sa part du
patrimoine commun. Il accordera un fils aux pleurs de sa mère en brisant
ses fers ou en le rachetant de l’arène ; à ensevelira le corps même du
criminel. Nulle morale ne peut aller plus loin, ni pour la délicatesse
du sentiment, ni pour la hardiesse d’une conception de la propriété qu’on
peut appeler communiste, aussi bien
ici que chez les grands orateurs de l’antiquité chrétienne. Ce n’est
certainement pas là ce Sage placé en dehors de l’humanité, sorte
d’abstraction impassible et froide, auquel on prétend réduire l’idéal
stoïque, pour l’opposer à un autre idéal qu’on appelle chrétien. Enfin on résumait toute la sagesse dans cette formule : Elle enseigne à honorer les dieux, et à aimer les hommes : colere divina, humana diligere[16]. Il y a dans la tragédie de Thyeste un trait qui me frappe. Tandis que, selon la foi chrétienne, la’ charité n’est pas faine pour les démons ni pour les damnés, et qu’ils ne peuvent mi en être l’objet ni la ressentir eux-mêmes, le poète au contraire nous fait voir Tantale, le grand sacrilège, résistant à l’ordre des divinités infernales qui l’amènera sur la terre pour jeter une fureur impie dans l’âme de ses petits-fils. Il est humain, il est père jusque dans le Tartare ; il s’écrie noblement : J’ai mérité d’être supplicié, mais non d’être un instrument de supplice : me pati pœnas decet, non esse pœnam. Il veut parler, mais ce sera pour leur épargner le crime, stabo et arcebo scelus. Belles paroles, qui condamnent à l’avance les doctrines odieuses dont s’inspirent encore les tristes déclamations de Bossuet sur les Démons[17]. Pour le philosophe, même quand il était poète en passant, la loi de la justice et de l’humanité était absolument universelle. En étudiant l’époque de Cicéron, j’ai averti que les femmes alors ne philosophaient pas ; Sénèque est un de ceux qui en témoignent ; mais il témoigne aussi qu’il n’en était plus ainsi de son temps, et que la philosophie les appelait tout comme les hommes. Et comment ne l’aurait-elle pas fait, quand elle devenait une religion ? Le père des Sénèques, fidèle aux vieilles mœurs romaines, n’avait pas voulu que leur mère philosophât ; son fils le désavoue là-dessus avec respect dans un écrit adressé à cette mère elle-même ; un autre de ses livres est adressé à une autre femme. Vers le même temps un philosophe un peu plus jeune, Musonius, traitait cette question ex professo ; on nous a conservé le discours où il montrait que les femmes ont droit à la vérité, puisqu’elles ont droit à la vertu. Lactance dit des Stoïques, d’une manière générale, qu’ils pensaient que la philosophie était faite aussi pour les femmes et pour les esclaves[18]. La politique des Stoïques, comme celle des Chrétiens, était condamnée par le malheur des temps à des doctrines contradictoires. Elle est à la fois soumise et révoltée. D’une part, elle ne peut même concevoir la pensée de secouer une servitude qui semble devenue pour le monde la condition de son existence, et elle s’y résigne, comme à tout mal qui ne dépend pas de la volonté. La résignation même se tourne en indifférence, en vertu des dogmes de la secte : pourvu que le sage demeure libre au dedans, qu’importe qu’il soit esclave au dehors ? Enfin, qui sait, hélas ! si la philosophie ne lui fournira pas des raisons pour être non seulement indifférent, mais satisfait ? Confondant la servitude avec l’ordre et la paix, il en viendra à remercier le maître qui lui permet de philosopher à l’aise et sans trouble, et qui ne lui laisse d’autres intérêts ni d’autres devoirs que ceux de la vie spirituelle. Grâce à César, Rome et l’empire étaient tranquilles, et le philosophe était sûr de n’être pas appelé à monter la garde en face de l’ennemi sur les remparts de sa cité. Et quant à la guerre lointaine, chez les Barbares, elle ne regardait que les soldats ; mais les philosophes de profession n’étaient pas soldats ; ils constituaient déjà alors un véritable clergé, dont les membres étaient dispensés des services publics. On le sait pertinemment pour le temps de Trajan[19], et on ne peut guère douter que cela ne remontât plus haut. Ce clergé payait sa dette par sa propre soumission et par celle qu’il conseillait aux peuples ; ils avaient appris de Platon à faire du gouvernement d’un homme leur idéal politique, pourvu que cet homme gouvernât suivant la sagesse (l’Église dira : la religion)[20]. Le prince est le représentant des dieux sur la terre. En même temps, il est assujetti par sa grandeur même, et cette grandeur est réellement une servitude : c’est déjà presque la formule qu’adopteront les papes, servis servorum Dei. Il n’en est pas moins le maître suprême ; tous les biens lui appartiennent, quoique chacun ait son possesseur : jure civili omnia regis sunt. Toute la doctrine politique que. Bossuet a cru tirer de l’Écriture, il l’a prise réellement dans des spéculations grecques mêlées de droit romain et césarien. Mais la philosophie avait beau faire ; quelques avances qu’elle fit aux puissants, elle était suspecte, et elle devait l’être, puisqu’elle formait l’homme à penser et à vouloir. Elle trouvait de belles raisons pour l’obéissance, mais le pouvoir n’aime que l’obéissance qui se passe de raisons. Elle condamnait les injustices et les scandales, elle condamnait donc ceux qui régnaient, et c’est ce qui faisait sa popularité et sa force. L’école stoïque était une école d’opposition ; les Césariens disaient que cette secte insolente ne formait que des perturbateurs et des brouillons. Les efforts que fait Sénèque pour écarter ce reproche montrent assez combien il était mérité ; et là mort de Thraséa, de Sénèque lui-même et de tant d’autres le montre encore mieux ; les Stoïques, comme les Chrétiens, ont eu leurs martyrs. Le cri de liberté, la liberté étant achetée, s’il le faut, par la souffrance et même par la mort, retentit dans tout ce qui nous reste de l’éloquence de l’École. Voilà une revue bien incomplète de la morale religieuse du temps de Néron ; la voilà telle que j’ai pu la faire en quelques pages, et en m’efforçant de ne pas transcrire Sénèque tout entier dans mon livre. C’est là que la philosophie chrétienne a puisé ; ou plutôt il n’y a pas de philosophie chrétienne, et le christianisme n’a fait qu’hériter de la philosophie de l’antiquité. Ceux qui ont fait violence aux textes ou à la chronologie afin de rapporter les idées de Sénèque aux sources chrétiennes ont pris une peine bien inutile : pour croire en effet que Sénèque était allé chercher ces idées dans l’ancien ou dans le nouveau. Testament plutôt qu’ailleurs, il faudrait d’abord qu’elles y fussent ; mais elles n’y sont pas. Si on prend la peine de repasser sur tous les sentiments et tops les principes dont je viens de recueillir l’expression dans ses ouvrages, on verra que la plupart ne se trouvent pas dans les livres d’origine juive et ne sauraient s’y trouver. Ils supposent une étude du cœur humain, une expérience de la vie, une habitude de la méditation, une largeur et une délicatesse de l’esprit tout ensemble, une métaphysique même, qui ne s’accordent en aucune manière avec la simplicité de ces livres et de leurs auteurs. Ces choses ne sont devenues chrétiennes qu’en passant des philosophes dans les Pères chrétiens, et les Pères ne datent que du milieu du second siècle après notre ère. Les Tertullien, les Ambroise, les Augustin, pour ne parler que des Latins seuls, sont les disciples des philosophes, et c’est à eux qu’ils doivent leur science de la vie spirituelle, et non pas à leurs Livres saints. Quant aux idées qui peuvent être communes en effet au judaïsme et à la philosophie, et qui ne sont que les plus unies et les plus simples, il est bien aisé de voir encore que Sénèque ne les a pas prises dans les livres des Juifs. Il faut écarter d’abord les quatre Évangiles, dont pas un n’était encore écrit quand Sénèque est mort. Pour les Épîtres ou Lettres de Paul, si jamais Sénèque avait pu avoir l’idée de les lire, il est certain qu’il n’y aurait rien compris, et qu’il n’aurait pu y prendre aucun intérêt. Dans notre pays catholique, où presque personne ne lit l’Écriture, beaucoup de gens croient volontiers, sur la foi des titres de Lettre aux Romains, aux Corinthiens, etc., que l’apôtre, l’apôtre des Gentils, comme on l’appelle, écrivait en effet pour des païens, Grecs ou Romains. Mais non, ses Lettres ne sont réellement adressées qu’à ceux de Rome, à ceux de Corinthe, c’est-à-dire aux communautés de judaïsants qui, à Rome, à Corinthe et ailleurs, suivaient les doctrines et les pratiques juives, et connaissaient les Écritures juives. Pour ceux qui n’étaient pas familiers avec ces Écritures, elles demeuraient inintelligibles, et on peut dire qu’elles ne les regardaient pas. Il est vrai qu’on nous représente Paul à Athènes comme conférant avec des philosophes, et parlant même dans l’Aréopage ; mais outre que ce ne serait là qu’un accident, cette histoire d’ailleurs ne se trouve que dans le livre des Actes, qui n’a pas l’authenticité des Épîtres, et dont le témoignage n’a pas à beaucoup près la même valeur. Resterait donc l’Ancien Testament, c’est-à-dire la Bible hébraïque, outre quelques livres plus modernes écrits par des Juifs hellénistes, comme la Sagesse de Sirach, appelée chez nous l’Ecclésiastique. Il y a en effet dans la Bible, surtout dans les Psaumes, des sentiments qui, d’une part, tiennent dans le christianisme une grande place, et de l’autre s’accordent avec ceux dont se nourrissait la sagesse antique par un commun esprit de piété et d’austérité. Mais on reconnaît tout d’abord que la forme sous laquelle ces sentiments paraissent dans la Bible est infiniment plus éloignée de celle sous laquelle Sénèque les présente que ne l’étaient les discours de Platon ou des maîtres de l’École stoïque, et qu’ainsi il ne faut pas supposer qu’il soit allé demander à ces sources hébraïques ce qu’il pouvait puiser tout à son aise dans le large fleuve de la tradition grecque. Et comment Sénèque pouvait-il se faire le disciple des Juifs ou le disciple de Paul, quand il est certain qu’il n’avait pour les Juifs et le judaïsme que de la haine et du mépris ? Il était en toutes choses, dans les conseils de Néron, du parti de la tradition romaine ; il était contraire aux provinces, aux affranchis, à l’influence des femmes, et en particulier de Poppée, en un mot à tout ce qui pouvait judaïser. Dans son livre sur les Superstitions, qui est perdu, mais qu’Augustin vous fait connaître, il se taisait absolument sur les Chrétiens, sans doute parce qu’il ne distinguait pas encore bien nettement cette secte nouvelle (c’est le mot des Actes) d’avec la religion dont elle s’était détachée ; mais, sur le judaïsme, il s’exprimait en ces termes : Et cependant cette nation abominable a si bien fait, que ses pratiques sont maintenant établies par toute la terre ; les vaincus ont fait la loi aux vainqueurs. Voilà l’homme dont on a voulu faire un prosélyte. |
[1] Comparez le livre de Job, III, 17.
[2] Infernis hilares sine regibus umbræ (JUVÉNAL). Les morts étaient en joie dans des enfers où il n’y avait pas de rois. C’est un des traits d’une peinture de l’âge d’or.
[3] Comparez l’évangile de Luc, VI, 24.
[4] Comparez la péroraison de l’Oraison funèbre de Le Tellier.
[5] Comparez II Corinth., X, 4.
[6] De l’inaction ou de la retraite du Sage.
[7] Decernatur itaque et quo tendamus et qua, non sine perito aliquo cui explorata sint ea in quæ procedimus.
[8] Materiam ipse sibi formet.
[9] Comparez l’Évangile de Matthieu, VI, 4.
[10] Comparez Proverbes, III, 18.
[11] Déjà Socrate, dans Platon : S’il plait ainsi aux dieux, qu’il soit ainsi. On vient de lui dire que c’est ce jour même qu’il doit mourir.
[12] Hæ litteræ, non dicam apud bonos, sed apud mediocriter malos, infularum loco sunt. Cette éloquence est un sacerdoce, je ne dis pas aux yeux des bons, mais même aux yeux de ceux qui ne sont pas tout à fait mauvais.
[13] Una re consummatur animus, scientis bonorum et malorum.
[14] Je ne sais comment traduire ailleurs : ipsas miserias infularum loco habet.
[15] Comparez l’Évangile de Luc, XVI, 9.
[16] Comparez l’Évangile de Marc, XII, 31.
[17] Voir le Sermon sur ce sujet, compris dans l’excellent Choix de Sermons de la jeunesse de Bossuet, publié par Eugène Gandar.
[18] Antisthène avait dit déjà que la vertu est la même pour l’homme et pour la femme.
[19] Quum citarem judices... Flavius Archippur vacationem petere cœpit, ut philosophus. A l’appel des juges... Flavius Archippus a demandé une dispense en qualité de philosophe.
[20] Quum optimus, civitatis status sub rege justo sit.