Le nom de Rome est le centre de l’histoire du Christianisme. Le Christianisme a été d’abord une révolution, puis un empire. La révolution, c’est l’élan des peuples vaincus pour s’affranchir autant qu’ils le pouvaient du joug de Rome, en s’affranchissant de ses dieux. L’empire, c’est ce que Rome a gardé de sa domination sur le monde, lorsque étant obligée de subir la religion de ses sujets, elle s’y est assuré la première place, et que, cessant de commander par la force, elle a commandé encore par l’esprit. L’Église, qui s’était élevée malgré les Romains et contre eux, est devenue l’Église romaine. Jusqu’à la destruction de Carthage et la réduction de l’Achaïe en province, il n’y avait encore qu’une cité romaine ; l’empire romain n’existait pas. Le voilà fait ; Rome est désormais souveraine de tous les peuples, du moins en perspective ; ceux qui ne sont pas encore soumis attendent leur tour. Maintenant doit-on attribuer à la domination romaine, et avant elle à celle d’Alexandre, l’honneur d’avoir fait l’unité du genre humain en lui assurant les loisirs de la paix et la communication des esprits ? Je veux bien que cette force de vie et cette puissance de réparation, qui, dans la nature ou dans l’humanité, luttent contre le mal ci en font sortir le bien, aient pu tirer quelque profit pour les peuples de leur assujettissement même. Mais comment méconnaître ce que l’esprit grec avait fait tout seul, longtemps avant Alexandre, sans empire, sans chemins, sans légions, à travers les barrières de toute espèce et les guerres sans cesse renaissantes sur tous les points de la terre ? La Grèce libre avait jeté de tous côtés des colonies, par lesquelles elle aurait peu à peu conquis le monde ; seulement cette conquête pacifique voulait du temps, et il manqua à la Grèce. Elle ne put pénétrer chez les étrangers que par la mer ; il semble, suivant l’expression de Cicéron, qu’une portion détachée de ses rivages était venue former une bordure aux pays barbares. Les Macédoniens et surtout les Romains pénétrèrent dans l’intérieur des terres et tracèrent partout des voies. Mais je ne dirai pas pour cela que l’éducation du genre humain ait été une consigne militaire. Est-ce que Rome n’aurait pas subi l’ascendant de la Grèce, quand la Grèce n’aurait pas été écrasée par Rome ? Carthage elle-même ne s’en serait-elle pas laissée pénétrer ? Si l’immense servitude établie par les Romains a eu quelque action bienfaisante sur la conscience humaine, c’est surtout la même que la servitude macédonienne avait pu avoir déjà : de rendre plus nécessaire aux âmes gênées la liberté intérieure, et de leur donner la soif de la justice absente. Or, sait d’ailleurs combien la conquête fut tristement expiée plus tard par l’invasion des Barbares. Mais enfin, dans sa marche rapide et prodigieuse, elle livra plus tôt au christianisme un monde soumis à une seule loi, et prêt, à la surface du moins, pour une communion universelle. Universelle, catholique, c’est le même mot : c’est ce qu’était Rome et c’est ce que fut l’Église. Il est vrai que Rome méritait, à bien des titres, l’honneur de transmettre les leçons de la Grèce à l’Occident. Ces Barbares, comme les Grecs les appelaient, étaient des Italiens, c’est assez dire, véritables cousins des Hellènes par leur esprit comme par leur soleil, et supérieurs par la résolution et la patience. Rome devait être, il faut l’avouer, même dans l’ordre spirituel, une digne capitale du monde. La philosophie grecque, en passant à Rome, n’y trouva pas de philosophie romaine ; mais la religion grecque y rencontra une religion latine. Je ne m’enfoncerai pas dans l’obscurité des temps où se cachent les racines des deux religions aussi bien que des deux langues. Je ne chercherai pas non plus comment Rome a pu tenir toujours à la Grèce, soit par les Étrusques, soit par les Grecs de l’Italie. Il suffit de savoir que la religion romaine ne fit à celle de la Grèce aucun obstacle quand celle-ci se présenta comme ayant droit à la foi et au culte des Latins. La religion indigène était si simple et si nue, que l’autre la recouvrit sans peine et s’étala par-dessus. Les vieilles croyances latines n’avaient produit aucune de ces trois choses par lesquelles se développent les religions : mythologie, art, métaphysique. Rien de plus qu’une foi naïve à quelques dieux très mal définis, avec des pratiques exactes et minutieuses. Et ces dieux, on avait été plus de 170 années, c’est-à-dire jusqu’aux Tarquins, sans se les représenter sous aucune image. Ils laissèrent les dieux grecs prendre leurs noms, et mettre sous ces noms leur figure, leur histoire, leurs inspirations. Jupiter ou Jove, Junon, Mars, Mercure, Diane, Minerve, Cérès, Vénus, Vulcain, Neptune, Saturne furent désormais les mêmes que Zeus, Héra, Arès, hermès, Artémis, Athénée, Déméter, Aphrodite, Hépheste, Poséidon, Cronos. Quelques dieux grecs, Bacchos, Apollon, Cybèle furent reçus sans même changer de nom ; au contraire, Janus resta Janus et demeura un dieu tout latin. Et derrière lui continuèrent de vivre une multitude de petits dieux, qui faisaient sans éclat leur tâche de tous les jours, dans la maison ou dans les champs. Il n’y eut d’hellénique, dans la religion, romaine, que l’histoire sainte, la poésie et les arts ; en un mot, les dehors : au fond, elle resta latine par les pratiques pieuses comme par l’esprit intérieur. Il y a dans l’esprit romain un principe moral d’une grande force, c’est le respect du droit. Droit bien imparfait sans doute, et quelquefois même droit inique, mais qui n’en est pas moins une règle, toujours présente et souverainement respectée. Le Romain vit du droit ; là-dessus il ne plaisante pas. Ses historiens ont conservé le souvenir du scandale qui remplit la ville, quand les philosophes... offrirent de prouver qu’il n’existe aucune différence entre le juste et l’injuste, et qua le droit est un préjugé, un mot[1]. Les mœurs aussi, sans être pures, étaient réglées, et elles avaient de la dignité. Rome ne connaissait pas de gynécée, c’est-à-dire qu’elle considérait assez la femme pour l’associer franchement à la vie de l’homme. Malgré les adultères, et ces divorces qui ne valaient pas mieux que des adultérés, le mariage y était entouré d’un grand respect. La matrone est un caractère romain ; fille comme Virginie, femme comme Lucrèce, mère comme Véturie, elle est également imposante. Où est le Romain, dit Cornélius Nepos, chez qui la mère de famille n’occupe dans la maison l’appartement d’honneur et n’y tienne sa cour ? Rome n’avait donc à apprendre de personne la dignité de la femme. Les amours contre nature ne sont encore qui trop répandus parmi les Romains, mais ils les méprisent ; ils condamnent les mariages entre frère et sœur, même non utérins ; ils ont pourtant leurs licences, souvent brutales (qu’on se rappelle seulement les indécences des Floralia) ; mais en faisant une part aux instincts grossiers, ils ne leur laissent pas franchir certaines bornes convenues ; ils aiment la règle ; ils n’ont de goût pour aucune espèce de désordre, ni au théâtre, ni au forum. Ils ont même un certain dédain pour les arts et les talents d’agrément, pour tout ce qui ne parait pas donner à l’homme plus de force et plus de poids. Platon chassait Homère de sa République ; les vrais Romains eussent volontiers chassé Platon de la leur. Les plus vieilles paroles que l’on ait en langue latine, les Inscriptions d’un âge qui n’était pas encore littéraire, sont pleines d’une grandeur solide dans leur simplicité nue, et la langue atout d’abord la majesté ; ce mot même de majesté n’a pas en grec d’équivalent véritable. La religion romaine fut donc essentiellement grave et sévère ; c’est celle d’un peuple de laboureurs, de soldats et de jurisconsultes, ignorants de l’industrie et des arts. Elle est toute prête à faire bon marché des immoralités de la mythologie, puisque la mythologie lui est étrangère ; ses dieux ne sont pas des enfants de l’imagination, aux aventures éclatantes et aux exemples douteux, mais plutôt des magistrats suprêmes. Et les Grecs étaient frappés les premiers de cette dignité de la religion du peuple-roi. L’esprit romain ne rêve pas volontiers ; il ne semble pas qu’il se soit tourmenté pour éclairer la nuit qui couvre l’origine du monde et de l’homme, ou pour se représenter une existence à venir. Il se contente de rendre scrupuleusement des devoirs aux morts dans leurs tombeaux ; il n’a point de mystères ; il ignore l’apothéose ; il ne connaît pas l’enthousiasme ; il n’a ni inspirés ni oracles. Mais il a des observances pieuses pour toute circonstance et pour tout besoin. Il y avait des dieux bons, de qui on sollicitait les bienfaits, et des dieux méchants, dont on tâchait de conjurer le mauvais vouloir. La foi populaire, qu’il faut distinguer de la religion littéraire, attachait à chacun des actes de la vie un ou plusieurs fonctionnaires divins, avec lesquels on se mettait en règle pour obtenir leurs bons offices. Il y avait le dieu Terme, le dieu des saisons, la déesse de la moisson ou de la rouille, etc., etc. La Cité était religieuse de la même manière que les particuliers ; ses prêtres étaient des employés dans le service du surnaturel. Les pontifes ne sont, comme on l’a dit, que des ingénieurs sacrés ; les augures, des commissaires accrédités auprès des dieux. Les uns et les autres font les affaires de la république, sous le contrôlé du sénat. Les Vestales gardent le foyer de la Cité ; le collège des Arvales prie pour les champs (arva) ; des formules servent à vouer aux dieux ennemis une ville à laquelle on fait la guerre, ou à faire sortir de cette ville, par la vertu d’une évocation, les dieux amis qui la protègent. La foi constante de Rome a été que sa grandeur était établie sur l’excellence de ses pratiques saintes. Elle se vantait d’avoir plus de religion qu’il n’y en avait nulle part au monde ; et voici les paroles que nous trouvons sur un monument par lequel elle reconnaissait à une île grecque et sujette un privilège religieux : La fidélité avec laquelle nous observons les devoirs de la piété envers les dieux est attestée pour tout le monde par la bienveillance que nous accorde la Divinité. Et ailleurs : Quand il s’agit des choses sacrées, ceux qui commandent sont les premiers à obéir, bien convaincus que l’empire des hommes appartient à ceux qui servent fidèlement les dieux. Les Romains croyaient avoir fait un pacte avec le ciel. Rome est formaliste, et la religion était pour les Romains comme la plus haute branche du droit ; ils observaient un serment comme un contrat, en s’attachant surtout à la lettre. Persès, réfugié dans l’asile sacré des dieux de Samothrace, s’était livré aux Romains quand ils lui eurent juré par ces dieux inviolables de lui laisser la vie sauve ; ils imaginèrent, dit-on, de le faire mourir en l’empêchant de dormir. Tout était minutieusement réglé dans le culte et plein de cas de nullité dont le zèle avait peine à se garantir. Ces règlements étaient d’une minutie judaïque : c’est Tertullien qui s’exprime ainsi. Les prescriptions imposées au Flamen de Jupiter le suivent dans tous les détails de sa vie : il ne peut aller, venir, manger, se coucher, s’habiller, se faire la barbe, sans avoir affaire aux plus bizarres exigences. Toutes les prières sont dictées ; ce sont quelquefois des litanies présentant dans un certain ordre de longues séries de noms sacrés et mystérieux. Niais Rome surtout a porté dans la religion comme ailleurs son génie de gouvernement et de discipline. Toi, Romain, occupe-toi de gouverner le monde. Cette parole de Virgile n’est pas vraie seulement au dehors, nais dans l’ordre intérieur même. Rome a merveilleusement discipliné les siens d’abord, et puis le reste des hommes. Athènes est la patrie du raisonnement, Rome est là cité de l’autorité et de la loi. Elle avait institué dès les premiers siècles un chef suprême de la religion, chargé de régler tout ce qui était dû aux dieux. Tout culte privé ou public était soumis à ses décisions, c’était à lui que les peuples devaient s’adresser pour que les choses divines fussent à l’abri de tout désordre provenant de l’oubli des traditions nationales ou de l’introduction de rites étrangers. Et ce n’était pas seulement les devoirs envers les dieux d’en haut, niais la religion des morts et les moyens d’apaiser les mânes que devaient embrasser ses instructions. Le nom de ce souverain pontife, summus pontifex, a fini par redevenir celui du chef de la catholicité. Les Grecs étaient frappés du grand nombre des prêtres à borne et de leur haute situation. Et une idée de sainteté morale est attachée comme chez nous au caractère le prêtre. Rome, donc, fit de tout temps chez elle la police des religions, et tint pour suspect tout culte qui ne relevait pas de l’État ; l’aristocratie romaine entendait que la religion restât toujours dans sa main ; au contraire, ceux qui voulaient échapper à son pouvoir cherchaient naturellement l’indépendance dans une religion à part et non autorisée par elle. Le serviteur aime à avoir ses dieux qui ne soient pas ceux du maître. Le vieux Caton écrivait, dans son livre sur la propriété rurale (143), là où il dit les devoirs de la femme du fermier ou villica : Qu’elle ne fasse aucune dévotion ni ne charge personne d’en faire pour elle, sans l’ordre du maître ou de la maîtresse. Qu’elle sache que c’est l’affaire du maître de s’acquitter des dévotions pour toute la maison. Le sénat tenait de la même manière la grande ferme de l’empire romain ; c’était être infidèle au maître que d’être dévot sans lui. Mais un penchant perpétuel emportait les sujets de Rome vers les religions étrangères. Les affiliations à ces cultes du dehors étaient des espèces de sociétés secrètes qui menaçaient l’autorité des Romains. Le sénat fit précisément comme Caton. Toute religion secrète lui paraissait une conjuration et l’était probablement en effet ; la seule ressource qu’eussent les vaincus pour travailler contre la domination de Rome était de se révolter contre ses dieux. C’est ce qui rendit si menaçante, deux cents ans environ avant notre ère, la fameuse conjuration des Bacchanales et ce qui la fit frapper si durement. Dans le sénatus-consulte rendu à cette occasion, et qui subsiste, on lit des prescriptions comme celle-ci : Nul ne s’affiliera, ni citoyen, ni Latin, ni allié Italien, sans s’être adressé au préteur et sans que le préteur ait pris l’avis du Sénat, au nombre de cent sénateurs au moins. Il ne se fera ni une réunion, ni un sacrifice public ou privé, même hors de Rome, sans les mêmes formalités. Elles doivent être remplies dès qu’il y à plus de cinq personnes, hommes et femmes, associées dans un de ces actes de dévotion. Et l’infraction à ces dispositions est crime capital. Rome acceptait d’ailleurs tous les dieux qui lui venaient de tous les points de la terre et ne leur demandait que d’être alliés, c’est-à-dire sujets. Mais au contraire, ce que les peuples aimaient surtout dans ces dieux, c’était de n’être ni romains, ni soumis à Rome. Enfin, la morale religieuse des Romains est bornée en hauteur et en largeur ; elle n’embrasse pas l’idée de l’humanité ni celle d’une culture libérale des esprits : Polybe reproche à ses maîtres de n’avoir rien fait pour l’éducation des enfants. Elle contient et elle dresse plutôt qu’elle n’élève. Mais elle saisit l’homme extérieur, dans tous ses actes et dans tous les accidents de sa vie, avec une force que la religion grecque ne possédait plus, ou plutôt qu’elle n’avait jamais possédée, et qui ne peut être comparée qu’à l’empire souverain qu’exerça plus tard sur les peuples la foi chrétienne la plus fervente. Polybe était émerveillé de cette crainte des dieux qui se faisait sentir en toutes choses, et qui allait si loin qu’on ne pouvait, dit-il, rien imaginer au delà. L’État, la famille, le particulier, étaient partout et toujours sous la main des prêtres. Tous ces traits de la religion romaine, qui lui sont particuliers pour la plupart, ou qui ont été plus marqués chez elle que partout ailleurs, devaient entrer un jour par elle dans la religion destinée à prendre possession du monde romain. Un Christianisme purement hellénique n’aurait pas présenté les mêmes caractères de majesté et de sévérité ; la même application à se prévaloir de la religion, comme dit Montesquieu, pour le plus grand bien des affaires privées ou publiques ; le même respect des formes ; le même contrôle rigoureux de l’autorité sur tous les mouvements de la pensée, de l’imagination ou du cœur. La Rome du Syllabus n’est plus que la parodie de la Rome d’autrefois ; mais en la parodiant, elle la rappelle ; elle a hérité de son orgueil, fondé sur l’empire universel. C’est à Rome que, pour la première fois, une voix humaine a pu s’élever avec la prétention de commander tout ensemble à la ville et au monde urbi et orbi[2]. C’est là qu’un consul, prenant la parole au Forum, adressait sa prière aux dieux d’abord, puis, disait-il, à vous, citoyens, dont la puissance vient immédiatement après celle des dieux. C’est là qu’un roi suppliant pouvait s’écrier en s’adressant au Sénat : Puisse enfin votre pensée ou celle des dieux prendre quelque souci des affaires des hommes ! C’est-à-dire que le peuple romain, en attendant les papes, était le vicaire de la divinité ici-bas. Les fils de Rome ne supportaient pas l’idée que Rome pût jamais périr. L’image d’une telle destruction faisait à leur imagination le même effet que celle de la destruction du monde. La papauté et ses fidèles pensent encore ainsi, et le Vatican se croit éternel comme le Capitole. Mais quand on dit, en parlant des temps païens, la religion romaine, il ne faut entendre par là autre chose que l’esprit particulier que Rome portait dans la religion. Autrement il n’y a pas de religion romaine ; mais Rome a toutes les religions à la fois latines, étrusques, grecques, asiatiques. Toutes les superstitions, indigènes ou exotiques, vinrent tomber dans ce grand réceptacle, ouvert aux idées et aux passions de l’humanité entière. Et c’est au milieu de tout cela que nous retrouvons la philosophie. Avant que Rome fût en commerce avec la Grèce propre, la philosophie avait~elle déjà pénétré chez les Romains par la Grèce d’Italie, comme Cicéron aimait à le croire, et l’école pythagorique avait-elle inspiré une sorte de Livre des Sentences composé par Appius l’aveugle ? Je ne sais ; mais au commencement du troisième siècle avant notre ère, l’Italie grecque avait commencé à subir la domination romaine, et c’est de là que sortirent les premiers poètes latins. Peu à peu, ceux-ci transportèrent à Rome, avec les fables et les représentations dramatiques de la Grèce, ce que les unes et les autres contenaient de philosophie. Ce sont les comédies de Plaute et les tragédies d’Ennius qui popularisèrent d’abord parmi les Latins les enseignements de la sagesse grecque, non seulement en morale, mais même sur ce qui regardait ou la nature ou les dieux. Je puis renvoyer ici à tant de traits que j’ai recueillis ailleurs dans le théâtre latin, quand je n’y cherchais que des témoignages sur la comédie grecque d’après Alexandre, qui lui servit de modèle. Je n’insisterai aujourd’hui que sur l’esprit critique qui perce de bonne heure dans ce théâtre, et qui en fit sans doute une des plus attrayantes nouveautés. Ce vieil Ennius, en qui nous personnifions volontiers le génie de l’ancienne Rome, et qui avait représenté le sage suivant les Romains, dans un portrait où nous aimons à le reconnaître lui-même : Content du sien, avisé, parlant à propos, en peu de paroles, sachant les choses d’autrefois ensevelies dans l’oubli, connaissant les temps anciens et les nouveaux, versé dans les vieilles lois et dans la science divine et humaine ; Ennius est le disciple des raisonneurs grecs, et il répète en latin leurs libres discours. Son Télamon parlait comme parle Épicure : Il y a des dieux au ciel, je l’ai toujours dit, et je le dirai toujours ; mais je crois aussi qu’ils ne se mettent pas en peine de ce que font les hommes. Autrement, tout irait bien pour les bons et mal pour les mauvais, ce qui n’est pas. Le même personnage disait, sans observer le costume : Je ne me soucie ni d’un augure Marse, ni d’un aruspice de carrefour, ni des astrologues du Cirque, des devins d’Isis, ni de ceux qui expliquent les songes... Ils promettent aux gens des trésors, et ils leur demandent une drachme. Qu’ils prennent la drachme sur leur trésor, et qu’ils nous donnent le surplus. On avait d’ailleurs d’Ennius un poème qui portait le titre d’Épicharme, où il enseignait, au nom du poète pythagoriste, qu’il n’y avait pas d’autre Jupiter que la nature. Enfin, il traduisait le livre d’Evhémère sur les dieux, monument d’incrédulité si populaire. On ne voit pas sans étonnement que la philosophie ait débuté ainsi à Rome. On peut croire que l’esprit romain fut surpris par ces hardiesses de façon qu’il n’eut pas même le loisir de s’en défendre. Et d’ailleurs, les Romains étaient tellement enveloppés par toutes les espèces de superstitions (car ils les empruntaient, comme ils empruntaient toutes choses, au monde entier), qu’ils devaient se sentir quelque goût à la révolte. Enfin, n’ayant d’histoire sainte, comme je l’ai dit, que celle des Grecs, ils n’avaient donc ni traditions nationales, ni monuments, ni habitudes d’imagination qui protégeassent chez eux les dieux helléniques. La mythologie à Rome était sans racines ; en Grèce même, à cette époque, elle était déjà fort discréditée ; elle avait souffert autant des abstractions savantes des Stoïques que du mépris brutal des indévots. Voilà comment Rome se montre à nous, dès les premiers moments de sa vie intellectuelle, plutôt superstitieuse que croyante : superstitieuse, parce qu’elle pense peu ; mais non pas croyante, parce que, dès qu’elle pense, c’est pour se défier et se garder d’être dupe. On avait grand’peur des dieux, et on se rassurait tour à tour de deux manières : tantôt en multipliant les pratiques pieuses, tantôt par le doute et l’irréligion[3]. Nous ne savons pas précisément quand les philosophes grecs entrèrent dans Rome ; mais ils y étaient l’an 161 avant notre ère, à la fin de la guerre de Macédoine, et ils y étaient influents, puisqu’on les chassait. Alors fut rendu le sénatus-consulte que voici : Sur le rapport de Marcus Pomponius, préteur, le Sénat s’étant occupé des philosophes et des rhéteurs, il a été résolu que Marcus Pomponius, préteur, prendrait des mesures, suivant ce qui lui paraîtra de l’intérêt de la république et de son devoir, pour que Rome leur soit interdite, uti Romæ ne essent. C’est à peu près dans le même style qu’un édit des censeurs, un demi-siècle plus tard, condamnait des écoles latines d’une autre espèce : On nous a dénoncé des hommes qui ont établi une nouvelle sorte d’enseignement ; la jeunesse vient prendre des leçons chez eux, et ils se sont donné le nom de rhéteurs latins ; les jeunes gens passent des journées entières à les écouter. Nos anciens ont réglé les choses qu’ils voulaient faire apprendre à leurs enfants, et les écoles qu’ils entendaient leur faire suivre. Les nouveautés contraires à la tradition et à l’esprit des anciens ne peuvent être agréées ni approuvées. C’est pourquoi nous jugeons à propos de nous adresser à ceux qui tiennent ces écoles et à ceux qui les fréquentent, pour leur faire savoir que notre avis est que cela n’est pas bon, nobis non placere. Voilà le véritable esprit de Rome à l’égard des libertés et des tentatives de la pensée. Point de colère, point d’emportement fanatique, mais une consigne froide et inflexible. Elle se défendit de la philosophie comme elle devait faire plus tard du Christianisme, mais avec moins de succès encore. La philosophie, insaisissable à la fois et irrésistible, eut bientôt gagné tous ses ennemis. Six ans après le sénatus-consulte rendu sur le rapport du préteur Pomponius, les philosophes rentraient dans Rome en la personne de trois envoyés d’Athènes. Les Athéniens avaient choisi, pour les députer auprès du Sénat, trois philosophes, comme au moyen âge on aurait choisi trois hommes d’Église : un Péripatétique, un Stoïque, un Académique ; ils ouvrirent à Rome des conférences qui passionnèrent pour la philosophie toute la jeune noblesse. Carnéade surtout l’enlevait en lui montrant à tout mettre en question et à trouver le pour et le contre en toutes choses. Il y avait sans doute des résistances : des jurisconsultes à longue barbe soutenaient que les célèbres Douze Tables valaient mieux à elles seules, pour conduire un peuple, que des bibliothèques de philosophie. Telle Oraison funèbre prononcée au temps d’Annibal par un père enterrant son fils, paraissait plus fortifiante que tous les livres des Grecs .sur le deuil des morts. La plupart des Romains n’avaient pas l’esprit assez délié pour se démêler des abstractions subtiles des philosophes ; ils étaient d’ailleurs trop sensés et trop pratiques pour n’être pas choqués du bavardage intempérant de ces Grecs, toujours prêts à argumenter et à discuter. Les esprits demeuraient donc partagés entre le goût et le mépris de ces nouveautés. Une scène de l’Antiope d’Euripide, entre les deux fils d’Antiope, Zéthos et Amphion, dont le premier déclare la guerre à cette sagesse, tandis que le second la défend, transportée sur la scène latine par Pacuvius, n’y faisait pas moins d’effet qu’à Athènes. Ceux qui prétendaient surtout à être raisonnables s’en tenaient à un vers d’Ennius qui faisait dire à Néoptolème : Il est bon de philosopher, mais sobrement ; s’y donner tout entier, c’est trop pour moi. Et tout en reconnaissant de bonne grâce les Grecs pour leurs maîtres en fait de science, ils proclamaient bien haut qu’en fait de vertu, les maîtres étaient les Romains. Ils disaient encore que cette belle sagesse n’avait pas profité, à ceux qui l’enseignaient, pour la vertu. Cette vertu qui manquait aux Grecs, c’était celle qu’entretient la liberté et qui se perd avec elle. Et cette supériorité de l’esprit qu’ils avaient gardée leur rendait peut-être leur dignité plus difficile à défendre. Ils se sentaient faits pour gouverner leurs maîtres, mais ce-lui qui appartient à un autre ne gouverne qu’en pliant. On sait ce qu’étaient les pédagogues ou précepteurs dans le monde antique : des serviteurs chargés de conduire ceux qu’ils servaient. On peut dire que la philosophie entra dans le monde romain avec l’office de pédagogue. Déjà, dans les cités grecques, on a vu que les rois et les grands personnages avaient des philosophes attachés à leur personne ; il en fut de même chez ces Romains des hautes familles, bien plus considérables que les plus considérables d’entre les Grecs et même que les rois. Leurs philosophes les amusaient en les instruisant, mais ce n’est pas tout ; ils leur donnaient encore des vertus nouvelles ; non pas peut-être les vertus fortes (toutes romaines comme leur nom), mais les vertus délicates. Scipion Emilien devait à l’éducation grecque un désintéressement et une générosité en ce qui regarde l’argent, absolument inconnus à Rome, au témoignage de Polybe, et qu’on n’y comprenait même pas. Il lui devait une sensibilité qui n’était pas chose moins nouvelle ; au spectacle de la destruction de Carthage, il fit un retour sur sa patrie, qui pouvait périr de même un jour, et s’émut en répétant les vers d’Homère : Il viendra un temps où tomberont Ilion la ville sacrée, et Priam, et le peuple du noble Priam. La philosophie dut apprendre aux Romains non seulement l’humanité, nais même la justice. La leçon, sans doute, ne fut pas aisément comprise ni suivie, mais elle fut donnée, et il faut ajouter que les grands événements qui se succédèrent ajoutèrent leurs enseignements à ceux des sages. L’empire de Rome ne cessa pas un instant d’être inquiété par les protestations des opprimés. Non qu’ils réclamassent au nom d’un droit dont personne n’avait nettement l’idée, mais un sentiment vague de ce droit se mêlait au cri de leurs souffrances, et il se développa et se fortifia par les tentatives mêmes qu’il suscitait. Les guerres serviles, le tribunat des Gracques, la guerre sociale, la guerre des Cimbres, la courte révolution faite par Marius, la lutte obstinée de Mithridate ; autant de révoltes qui échouent à peu près toutes, mais elles échouent de façon que chaque victoire affaiblit moralement les vainqueurs. La foi à l’esclavage, à la conquête, aux privilèges de la noblesse ou à ceux de la cité, le mépris même des Barbares, ne peuvent se soutenir dans toute leur force après ces épreuves. De telles secousses forcent les esprits à réfléchir. La philosophie, qui prêche le respect de la justice et la fraternité humaine, est mieux entendue et s’entend mieux elle-même. De plus en plus, l’idée tend à passer dans les faits. Des esprits comme celui de Scipion ou de Lélius comprenaient tout, mais d’autres restaient absolument fermés et barbares ; d’autres encore croyaient entendre ce qu’ils n’entendaient pas, et témoignaient d’une bonne volonté un peu naïve. Cicéron nous parle d’un certain Gellius, plus âgé que lui de dix à quinze ans, qui, étant proconsul en Grèce et se trouvant à Athènes, fut tout étourdi des disputes des philosophes sur la question du souverain bien. Il s’avisa de les réunir, et les pressa fortement d’en finir une bonne fois avec ces contestations ; il leur assura que s’ils n’y mettaient pas d’obstination et s’ils n’étaient pas résolus à y passer leur vie, l’affaire pourrait s’arranger ; et il leur promit de s’entremettre de son mieux pour rendre l’arrangement plus facile. Cicéron dit qu’on en rit beaucoup, et nous rions nous-mêmes en le lisant. Et pourtant cette histoire est plus sérieuse qu’elle ne le semble. C’est bien là l’esprit romain et le pressentiment du rôle que Rome doit prendre un jour dans les affaires de l’esprit. Ce que Gellius voulait faire, c’est ce qu’a fait plus tard Constantin ; il assembla les théologiens comme l’autre assemblait les philosophes ; et la conférence dans laquelle il les réunit s’appela synode ou concile. Ce fut le premier des conciles, car il ne faut pas appeler ainsi les débats obscurs et libres de quelques sectaires, à l’origine même de Christianisme, dans une synagogue de Jérusalem. Sans cette intervention de l’autorité romaine, les Grecs auraient disputé éternellement ; l’Empereur se chargea de tout arranger, et il y réussit mieux que le proconsul, parce qu’on peut imposer une loi à des Églises, non à des écoles. La nature a voulu qu’il n’y eût pas de plus grande divinité dans le monde que la vérité, et n’a donné à aucune autre une plus grande puissance. Polybe, en parlant ainsi, n’a dans l’esprit que la vérité historique ; mais il m’est permis d’appliquer cette parole à la vérité philosophique, et d’y voir la principale révélation que Rome et le monde ont due à la Grèce, et le secret de la révolution spirituelle et sociale qui va transformer le monde païen. La philosophie n’enseigna longtemps à Rome qu’en langue grecque, sauf les emprunts que lui faisaient les poètes et le théâtre ; il ne s’écrivait pas d’ouvrage philosophique en latin ; mais le grec était une langue vivante, et les livres grecs trouvaient des lecteurs de plus en plus nombreux. Il ne faut pas laisser sans la saluer d’un hommage la mémoire de ce Panétios dont il ne nous reste plus guère que le nom, mais qui a été le plus grand parmi les maîtres que les Romains ont eus en philosophie, ou plutôt qui a été un des plus grands philosophes de l’antiquité, une des lumières de l’école stoïque : Nobilis libros Panæti, a dit Horace. C’était un esprit large, qui s’était affranchi des petitesses de la secte, qui dédaignait les subtilités paradoxales, et qui a en le courage, sinon précisément de nier la divination, du moins de déclarer qu’il en doutait. Ce sont les doctrines d"Épicure qui, par leur popularité, forcèrent la langue latine à s’ouvrir à l’expression des idées philosophiques. Cette philosophie était la moins abstraite et la moins savante, mais en même temps qu’elle n’approfondissait rien, elle expliquait tout ; et surtout elle gagnait tous les esprits en les émancipant et en les mettant à l’aise à l’égard de toute espèce d’autorité comme de toute espèce d’obligation. Un certain Amafinius, le premier qui en écrivit, suscita une foule d’imitateurs qui remplirent de leurs livres l’Italie. C’est ce qui nous explique comment la philosophie d’Épicure enfanta bientôt le poème de Lucrèce. Les grands poètes ne font que traduire dans leurs vers ce qui est l’âme même de leur temps. Le savant Varron, qui savait toutes choses et possédait toutes les philosophies comme toutes les histoires, les répandit dans ses livres en renseignements, en observations et en moralités de toute espèce, qui furent une admirable préparation à la communication complète de la sagesse grecque. C’est Cicéron qui la donna enfin aux Romains avec une incomparable éloquence. A partir de lui, le trésor de la philosophie fut latin autant que grec, et appartint désormais au monde entier. J’avais hâte d’arriver à ce nom fameux et à la grande époque qu’il représente. Si ce n’est pas encore celle où le Christianisme est né et a pris place dans l’histoire, il est permis de dire que c’est celle où il fut conçu. Qui aura bien étudié Rome et le monde au temps de César comprendra parfaitement la révolution religieuse qui n’a éclaté que sous Néron. Trois dispositions concouraient alors à une révolution religieuse : d’abord l’affaiblissement des anciennes croyances, puis la poursuite de croyances nouvelles, et enfin la soif d’une réforme morale. Il y avait bien longtemps déjà que la critique battait en brèche le polythéisme. L’incrédulité était devenue un lieu commun parmi les lettrés. Parlant d’un jeune patricien plein d’une foi pieuse : Il était né, dit Tite-Live, avant cette sagesse qui a enseigné le mépris des dieux. Tout ce qui prétendait raisonner faisait bon marché des extravagances de la Fable ou de ses scandales, et se moquait des Olympiens adultères, voleurs, parricides. On détestait des dieux qui tourmentaient la vie humaine, qui demandaient tous les jours du sang, le plus souvent le sang des bêtes, quelquefois celui des hommes : tant la religion, disait Lucrèce, peut accréditer d’horreurs ! On disait d’ailleurs comme dans Corneille : Nous en
avons beaucoup pour dire de vrais dieux Varron avait fait le dénombrement de tout ce qu’il trouvait de divinités répandues- dans le ciel et sur la terre, occupées à une infinité de petites besognes. D’un autre côté, on ne voulait plus croire à ces colères célestes qui avaient fait tant de peur, et on aimait à entendre dire aux philosophes que les dieux ne sauraient se fâcher ni faire du mal. On se piquait surtout de laisser aux bonnes femmes et aux enfants la peur des enfers avec tout leur appareil lugubre, le Styx, Charon, les Furies et tous leurs supplices. On s’accoutumait à penser que les dieux de la mythologie n’étaient que des symboles d’une divinité unique, représentée dans ses attributs et dans ses actions diverses. On se disait en particulier que les astres n’étaient qu’une matière comme une autre, matière périssable et qui n’a rien de divin. Depuis que la Grèce n’était plus libre, et que l’Apollon de Delphes et sa Pythie étaient devenus des sujets macédoniens, et puis des sujets romains, les mantéons ou oracles étaient fort décrédités. La politique avait également fait tomber le respect des augures et le prestige des aruspices ; les doutes s’élevaient de tous côtés contre la science des entrailles des victimes ou celle des foudres. On relevait impitoyablement toutes les divergences, les contradictions, les bizarreries de tant de croyances dont la terre était remplie. On les tenait donc comme autant de préjugés bons pour le peuple, dont les bons esprits devaient s’affranchir. On n’était pas dupe des images par lesquelles on prétendait représenter, sous des traits humains, ou même sous des ressemblances d’animaux, la nature divine. Le nombre s’augmentait tous les jours de ceux qui prenaient en pitié l’idolâtrie (c’est la vraie forme du mot). On était averti, enfin, de ne pas confondre les dieux véritables et les faux dieux. Car cette distinction et ces expressions appartiennent à la philosophie grecque ; elles ne sont pas de la Bible, où elles ne se trouvent pas une seule fois, si ce n’est dans le livre grec, et non authentique, qui porte le nom de Baruch. Mais ce n’étaient pas seulement les croyances populaires, c’était l’idée religieuse elle-même que menaçait l’incrédulité. Les Académiques enseignaient à douter non seulement de l’âme, mais de la divinité, comme de tout le reste. Et la doctrine d’Épicure, infiniment plus populaire, n’était moins hardie qu’en apparence ; et, tout en respectant le nom des dieux, sapait toute foi dans les âmes, puisqu’elle ne reconnaissait ni Providence, ni peines ou récompenses célestes, et rendait inutiles le sacrifice et la prière. Une multitude d’esprits étaient détachés par cette doctrine de tout ce qui faisait la vie morale du monde ancien. Il est vrai qu’on ne voit pas tout d’abord comment cela a pu profiter à une religion nouvelle ; mais ces doctrines, trop fortes pour le grand nombre de ceux qui les professaient, ne faisaient que la moitié de l’effet qu’elles devaient produire ; la plupart n’approfondissaient pas les principes, mais les appliquaient aux dépens de ce qui vivait autour d’eux ; la religion survécut, mais les religions régnantes furent emportées. Cicéron est absolument détaché des vieilles croyances. Ses dialogues sur les Dieux et sur la Divination ne laissent rien subsister de la religion populaire. Sa critique atteint jusqu’à la religion de Platon ; elle s’attaque à la Providence et même à l’existence des dieux. Les ménagements avec lesquels il la présente ne doivent pas en faire méconnaître la portée. Elle ne conduisait pas seulement à la chute du paganisme : elle pouvait mener les hommes jusqu’où tant de penseurs sont arrivés aujourd’hui : à la ruine de toute illusion théologique et de toute foi au surnaturel. Mais une telle hardiesse, déjà difficile et rare chez les Romains libres, devint impossible quand les esprits furent abaissés et paralysés par l’esclavage. Ce que Cicéron n’avait fait qu’insinuer ne fut plus entendu ; il ne resta que ce qu’il avait dit assez haut pour qu’il n’y eût pas moyen de ne pas l’entendre : la négation des oracles, le mépris de toute mythologie, les dieux vulgaires effacés par l’idée d’un dieu abstrait et universel. Varron, de son côté, n’acceptait aucune définition de la divinité que celle-ci : une âme qui gouverne le monde par le mouvement et l’intelligence. Il disait que c’est ce dieu unique et invisible qu’on adore sous le nom de Jupiter. Il citait ces vers du poète Valerius de Sora : Jupiter
tout puissant, maître des rois, du monde et des dieux mêmes ; père et mire
des dieux, dieu unique et tous les dieux ensemble, deus unus et omnes. Il condamnait les religions qui avaient figuré la divinité par des images, comme l’exposant ainsi au mépris et les hommes à l’erreur. Il condamnait même les sacrifices, dont les vrais dieux, disait-il, n’ont pas besoin, et encore moins de statues. Tout ce que la critique grecque avait amassé contre la foi établie de faits ou de raisonnements décisifs était reproduit et rassemblé par ces docteurs des Romains ; non plus des hommes d’école, mais un Cicéron, un Varron, les premiers personnages de la grande république, qui avaient gouverné, administré, commandé ; Cicéron même était revêtu de la dignité religieuse d’augure. Il est vrai que, comme citoyens, comme sénateurs ou pontifes, ces hommes s’acquittaient envers la religion publique de tout ce qu’ils regardaient comme leur devoir. Cicéron n’en prépara pas moins la ruine de ces temples, à la porte desquels il montait sa garde aussi fidèlement qu’aucun autre. Sa critique théologique et celle de Varron firent l’éducation des générations qui suivirent. D’ailleurs, les bouleversements politiques, en ébranlant tout au dehors, agissaient aussi sur les idées. Quand la foi aux anciennes lois était atteinte, la foi aux anciens dieux devait en souffrir. L’attentat de César est la première préface de la révolution chrétienne. Cependant le renversement du polythéisme fut tout autre chose qu’une négation, et il témoigne bien moins de la difficulté de croire ce qui était établi que du besoin de croire autre chose, et souvent de croire davantage. On ne saurait avoir d’idée plus fausse que de se représenter la prédication juive comme tombant au mi-lieu d’esprits philosophes et libres penseurs. Ces prétendus incrédules n’étaient que des mécontents et des frondeurs, prêts à faire une révolution contre le gouvernement d’en haut, mais pour en mettre un autre à sa place, auquel ils se sont livrés aveuglément. Une foi a été chassée par une autre foi, de même que les Bourbons n’ont pas fait place à la République, mais aux Bonaparte. Jamais la fièvre religieuse n’a été plus intense que dans le siècle de César, parce qu’en effet l’humanité n’a jamais plus désespéré d’elle-même, ni été plus tentée de demander au Ciel le salut qui se dérobait partout devant elle. Par cela même qu’on n’a plus de confiance ni dans les lois, ni dans les pouvoirs, ni dans les mœurs, qu’on est sur un abîme, et qu’on sent bien qu’on se noie, on tâche de s’accrocher où on peut, les uns à un égoïsme féroce, les autres au surnaturel. Aussi les hommes religieux se vantaient que l’empire des religions allait tous les jours grandissant : n’est le témoignage de Cicéron. Cicéron, qui n’est pas d’un tempérament religieux, n’en témoigne que mieux de cet empire par la grande place qu’il donne à la religion dans ses harangues et dans ses actes. Ses discours au peuple surtout sont pleins des dieux. Aux beaux temps de Pompée, célébrant à la fois en plein Forum les mérites de ce personnage et sa fortune, il prend, pour toucher ce dernier point, des précautions extraordinaires. Il craint d’offenser les dieux s’il en dit trop, et, s’il en dit trop peu, de ne pas reconnaître assez leurs bienfaits ; il tâchera, dit-il, de mesurer si religieusement ses paroles, qu’il ne se montre ni impie ni ingrat. Dans ses fameux plaidoyers contre Ferrés, non seulement il met son accusation sous la protection de tous les dieux que celui-ci a offensés, les citant, pour ainsi dire, devant le tribunal l’un après l’autre, avec les formes les plus solennelles et les plus imposantes invocations ; mais il trace des tableaux qui nous font assister aux transports pieux des peuples de la Sicile. Ici, c’est la Diane de Ségeste que le préteur fait enlever, parce que la statué est un chef-d’œuvre. Toutes les femmes suivent la déesse exilée jusqu’aux limites du territoire, et elles ne cessent pendant toute la route de la couvrir de parfums et de fleurs. Là il nous montre Enna, la ville sainte des deux déesses, Cérès et Proserpine ; elle les a perdues, elles ont été enlevées également comme une proie. Cicéron raconte son arrivée à Enna, pendant qu’il parcourt la province pour ramasser les preuves de l’accusation qu’il soutient contre Verrès ; les prêtres viennent au-devant de lui avec leurs mitres et leur verveine ; il harangue la foule et elle répond à ses discours par des gémissements et des sanglots. Enfin, dans ce grand jour de son consulat, où Catilina, tout prêt à partir pour la guerre civile, avait encore osé paraître au Sénat, et où le consul indigné le jette pour ainsi dire à la porte avec une harangue en flammée, il fait tomber sur sa tète un véritable anathème ; il attache après lui et les siens la vengeance de Jupiter Stator, qui doit les poursuivre dans la vie et dans la mort même. Il semble que les dévotions de toute espèce se multiplient et naissent en quelque sorte sous les pas des hommes de ce temps. Chaque endroit a son dieu local ; mous dirions aujourd’hui, son saint. Dans Rome même, la Fièvre a des temples, la terrible fièvre de la campagne romaine. La Fortune ennemie a aussi le sien. La superstition éclate surtout dans les présages qu’on croit voir de tous côtés et qu’on s’efforce de conjurer Nous trouvons dans une Rhétorique technique cette énumération des signes par lesquels se manifeste le mécontentement des dieux : les oracles, la voix des inspirés, les apparitions, les prodiges, les révélations et autres choses semblables. Un météore qui vient à paraître, un bruit qu’on ne s’explique pas, sous la terre ou dans le ciel, on monstre, ou ce qu’on appelle ainsi ; la sueur des murs d’un temple ou de ses statues, tout remplit Rome d’épouvante, et ce qui épouvante Rome retentit partout. On ouvre alors, par ordre du sénat, les livres de la Sibylle, ou bien on consulte les aruspices, et leurs réponses sont les grandes affaires de l’État. Des prédictions sibyllines et des réponses d’aruspices furent pour quelque chose, suivant Salluste, dans la conjuration de Catilina. Cicéron, qui ne croit à rien de tout cela, est le premier à en faire grand bruit au profit de ses intérêts ou de ses passions politiques. Ce sont les dieux qui lui ont révélé, par une intervention toute particulière et miraculeuse, la conjuration de Catilina ; dans son exil, les dieux le soutiennent par des songes. Le lendemain du jour où le sénat a décidé qu’on proposerait son rappel, les dieux font baisser le prix du blé par un miracle. Les dieux sont toujours entre lui et son ennemi Clodius. La vengeance la plus ingénieuse que Clodius ait imaginée contre lui lors de son exil, c’était de consacrer religieusement le terrain où était sa maison, qui fut rasée. Cicéron ne put le recouvrer à son retour qu’en plaidant devant les pontifes pour obtenir d’eux une décision qui reconnut dans la consécration des nullités : c’est le sujet du fameux plaidoyer Pour sa maison. Lorsque Clodius est assassiné par Milon, Cicéron, plaidant pour Milon, soutient que ce sont les dieux qui ont préparé cette mort et qui l’accomplissent. Mais il subsiste de sa lutte contre Clodius un bien curieux monument, c’est le discours Sur les réponses des aruspices. Il s’était répandu qu’on avait entendu dans un champ, aux portes de Rome, un bruit mystérieux et un cliquetis d’armes menaçant. C’était, hélas ! que Rome, inquiète, entendait d’avance, par les oreilles de l’esprit, le bruit des combats de la guerre civile. Le sénat averti avait fait consulter les aruspices et tenait séance pour prendre un parti sur leur réponse. Elle était faite d’avance ; les dieux étaient irrités ; mais de quoi ? La réponse est conçue naturellement en termes vagues, mais dont le vague se prête cependant à faire entendre ce que le gouvernement d’alors prétendait qu’on entendit. Ce qui mécontentait les dieux, c’est ce dont le sénat était mécontent. Ils dénonçaient en paroles assez claires certains actes des meneurs populaires, notamment de Clodius ; d’autres paroles plus obscures allaient jusqu’à César même. Les aruspices recommandaient de se garder de la discorde, de ne pas mettre le sénat en danger, de faire en sorte que l’empiré ne tombât pas au pouvoir d’un seul, et que les choses n’aboutissent pas à une révolution. Clodius, prenant l’offensive pour mieux se défendre, soutint bravement que c’était Cicéron qui avait fait tout le mal et qui avait appelé sur Rome ces menaces divines. Cicéron riposte et accable à son tour Clodius. Mais il faut voir et admirer le ton de sa réponse : Je l’avoue, sénateurs, la grandeur de cette manifestation divine, la solennité de l’interprétation, la décision des aruspices, qui ont répondu comme d’une seule voix, me causent une émotion, extraordinaire. Il continue : Comment ne pas croire aux dieux, ou comment ne pas reconnaître que ces dieux veillent incessamment au salut de Rome ? Qui ne sait que toute vérité est déposée dans les livres sibyllins et dans l’admirable science de l’Étrurie ? Il rappelle qu’une émeute préparée par Clodius avait troublé les jeux de Cybèle ; il est clair que c’est Cybèle qui se plaint, car n’est-ce pas Cybèle qui parcourt d’ordinaire les bois et les campagnes avec des bruits surnaturels ? Si, pendant les jeux, un essaim d’abeilles venait seulement se poser sur la scène, nous ne manquerions pas de faire venir des aruspices de l’Étrurie. Il s’agit ici d’un bien autre désordre. Et quand il arrive à la fin de sa harangue : Eh quoi ! la voix même des dieux ne remuera-t-elle pas tous les esprits ?... car c’est la voix des dieux que nous entendons ; c’est une communication qu’ils nous adressent, quand le monde lui-même, quand la terre et l’air viennent tout à coup à trembler, et qu’ils nous avertissent par des bruits inaccoutumés et inexplicables. Certes, dans cette Rome où se sont jouées tant de comédies politiques ou religieuses, on n’a peut-être jamais porté un masque et débité un, rôle pins impudemment que ne font ici les deux adversaires. Mais des comédiens supposent un public qu’ils émeuvent et qu’ils entraînent ; et d’ailleurs ces déclamations faisaient appel à deux sentiments qui, dans les jongleries dévotes de tous les temps, sont toujours ce qu’il y a de plus sincère, la haine et la peur. Cicéron était incrédule ; mais personne presque autour de lui n’était de force à s’en tenir à cette incrédulité, même parmi ceux qui, répétaient ses raisonnements ou qui riaient de ses railleries. Il nous présente son : propre frère comme soutenant contre lui la croyance à la divination. Les premiers hommes de la république ne se défendaient pas toujours contre les superstitions populaires. Pendant la guerre civile, des réponses d’aruspices arrivaient sans cesse de. Rome au camp de Pompée et entretenaient ses illusions ; car Pompée était sensible, dit Cicéron, à ce qu’annonçaient les prodiges ou les entrailles des victimes. De grands personnages, Caton, Varron, qui attendaient avec Cicéron, à Dyrrachium, l’événement de la bataille qui se préparait à Pharsale, furent très troublés en apprenant qu’un rameur de Rhodes avait prophétisé un désastre, et Cicéron même peut-être en fut ému. On racontait que César, peu de Jours avant sa mort, avait sacrifié un bœuf dans lequel on ne trouva point de cœur : on lui dit que c’était là une chose menaçante. Au contraire, quand Cicéron fut exilé, un de ses amis, Cécina, qui était d’Étrurie, lui prédit un retour prochain et triomphant, d’après les principes de la science étrusque. Cette science était déposée dans des livres de plusieurs espèces, Aruspicini, Fulgurales, Rituales. Les augures avaient aussi leurs livres, Augurales ; et le seul appareil de tous ces volumes sacrés suffisait pour déterminer la foi des peuples. Pendant la guerre contre Antoine, Plancus, qui occupait les Gaules, sans qu’on sut trop pour qui il tenait, s’étant décidé pour le sénat et lui ayant adressé un message, pressait Cicéron pour que celui-ci obtint pour lui du sénat une réponse favorable. Cicéron lui répond qu’après la lecture de son message, le président du sénat a été avisé, sur le rapport des pullarii, c’est-à-dire des officiers commis à la garde des poulets sacrés, qu’il n’avait pas pris les auspices dans les règles, et que ce rapport avait été approuvé par le collège des augures, magistrats du premier ordre, dont Cicéron lui-même faisait partie, de sorte que l’affaire dut être ajournée. Cicéron n’ajoute aucune observation à ce récit. On voit bien cependant, en y regardant de près, qu’il y avait là-dessous une manœuvre politique ; mais il n’en est pas moins curieux de voir employer pour ces intrigues ces moyens sacrés. Il faut ajouter à ces divinations romaines les mystères de l’astrologie, professés par ceux qu’on appelait les Chaldéens. L’astrologie n’était pas nouvelle dans le monde hellénique, puisque déjà Eudoxe, disciple de Platon, en combattait le mensonge ; mais elle prenait tous les jours plus d’importance. Il n’y avait pas de personnage à Rome dont on ne tirât l’horoscope ; on avait fait cent fois celui de Crassus, de Pompée et de César, et Cicéron s’exprime quelque part de manière à faire entendre qu’on avait aussi tiré le sien. Enfin, pour arracher les secrets des dieux, on faisait violence. à la mort même. Les hommes les plus considérables, un Appius, par exemple, évoquaient ainsi les âmes ; et, dans ses invectives au sénat contre Vatinius, Cicéron lui impute d’égorger des enfants pour allécher par ce sang les mânes qu’il prétend interroger. Les superstitions funèbres sont celles qui dominent, surtout parmi les misérables. Lucrèce nous les fait voir, dans les souffrances et les opprobres de l’exil, qui se hâtent, là on la disgrâce les a jetés, de sacrifier aux mânes et d’immoler des brebis noires. Et ceux-là mêmes, dit le poète, qui jusque-là prétendaient être des esprits forts et affectaient de ne rien croire, s’abandonnent sans réserve à toutes ces pratiques dès qu’ils ont été touchés par le malheur. Voilà les faibles racines qu’avait l’incrédulité romaine. La divinisation des morts était chose reçue. Seulement, les simples citoyens rendaient ce culte à leurs morts en famille, dans le secret de leur maison ; les personnages en faisaient un culte public, comme Cicéron voulut le faire pour sa Tullie, en lui élevant un fanum. Pour ceux qui régnaient, je veux dire pour les magistrats qui gouvernaient les provinces, on n’attendait pas leur mort. Cicéron se vante d’avoir refusé les fana qu’on voulait lui consacrer en Cilicie ; mais Cicéron était un philosophe et un Romain fidèle aux anciennes mœurs. Pour l’apothéose comme pour le reste, les Césars n’ont été que les héritiers des proconsuls : ils étaient proconsuls dans le monde entier, et ils le traitaient comme une province. Le cri du poète contre les superstitions sanglantes, Tantum
religio potuit suadere malorum ! ne se justifiait pas seulement par des légendes antiques, telles que celle du sacrifice d’Iphigénie, dont Lucrèce s’inspire en cet endroit. Dans une guerre contre les Gaulois, quelques années avant la guerre d’Annibal, deux hommes et deux femmes, des Gaulois et des Grecs, avaient été enterrés vivants à Rome pour conjurer les dieux irrités. Mais, tout récemment même, à l’entrée de la guerre sociale, quand Cicéron avait quinze ans, on racontait qu’un prétendu androgyne ayant été découvert auprès de Rome par la dénonciation de l’homme qui l’avait épousé comme femme, le sénat, sur le rapport des aruspices, décida que le monstre serait brûlé vif, son existence paraissant contre la nature et contre les dieux. Et on ajoute qu’un peu plus tard encore on en fit autant dans Athènes. C’était là, d’ailleurs, une tradition ; et il y a dans Livius (ou Tite-Live) plusieurs faits semblables se rapportant aux premières années du second siècle avant notre ère. Quand les disciples d’Épicure enseignaient, comme nous le lisons dans un livre de cette école, qu’être né avec une forme étrange et insolite n’est pas un crime ni un signe de la colère céleste, on comprend que cet enseignement si simple était un bienfait. Une idée sombre, née d’un état général d’alarme et d’angoisse, était répandue alors, et contribua beaucoup à jeter les esprits hors des anciennes voies, c’était l’idée qu’on approchait d’une grande catastrophe et d’une fin du monde. Au moment où Marius, annonçant les Césars, s’apprêtait à bouleverser la constitution romaine, les aruspices d’Étrurie, consultés sur divers prodiges, avaient dit que ces prodiges annonçaient une révolution de l’univers et l’avènement d’une nouvelle race d’hommes. Car il y avait, disaient-ils, huit âges assignés à l’humanité, dont chacun devait se clore par des signes extraordinaires ; et ils annonçaient qu’on touchait à un de ces moments. Lucrèce témoigne assez que les imaginations continuaient d’être sous l’impression de cette attente. Non seulement il rend avec une grande énergie le sentiment de la vieillesse d’une création épuisée, où ni la nature ni l’homme n’ont plus de force ; mais, après avoir proclamé que tout finira, il ajoute, en à adressant aux incrédules : Peut-être que l’événement justifiera trop tôt mes paroles, et que tout à l’heure on va voir la terre, secouée par des mouvements terribles, se briser tout entière ! Puisse la fortune éloigner de nous une telle ruine, et la pensée seule plutôt que la réalité nous convaincre que tout peut périr et s’abîmer au milieu d’un épouvantable fracas ! Mais quelle ne devait pas être la puissance du surnaturel sur des gens qui en étaient venus à désespérer de la nature ! De pareils traits éclairent pour nous certains aspects du ciel de Rome que nous ne découvririons jamais dans Cicéron, dont l’esprit est si détaché et le tempérament si tranquille. Il y a bien des choses en ce genre qu’il ne daigne pas dire ; et celles mêmes qu’il dit, il ne s’y intéresse pas assez pour nous les faire bien sentir. Le merveilleux n’est pour lui qu’un objet de curiosité et de critique froide. Ainsi il nous parle souvent dés superstitions orientales, mais ce n’est guère qu’en observateur méprisant et qui ne s’y arrête pas. Varron était plus curieux, sinon plus ému, et nous ne saurions trop regretter la perte de ses livres. Mais où est-ce que vit pour nous, par exemple, le culte de la Mère des dieux en ces temps-là, sinon dans les tableaux de Lucrèce et de Catulle ? Lucrèce nous la montre promenée à travers les populations, au milieu d’une sainte horreur. Les Galles, ses prêtres eunuques, font retentir leurs tambours, leurs .cymbales, leurs cornes, leur flûte phrygienne, et des armes menaçantes résonnent aussi dans leurs mains. Elle s’avance, muette %t puissante, apportant le salut par sa seule vue ; on couvre la terre devant elle de pièces d’or ou de cuivre ; on répand une neige de fleurs ; les prêtres dansent et se flagellent, tout dégoûtants de sang. Toute la fureur qui emporte ces enthousiastes, les plus jeunes du moins et les plus sincèrement dévots, respire dans des vers de Catulle, d’un rythme étrange, où on voit Atys, le favori et la victime de la déesse, qui vient de se mutiler avec un caillou tranchant, s’enfoncer tout éperdu à travers les bois, et y courir au milieu de ses compagnons, mutilés comme lui, jusqu’à ce qu’il s’endorme épuisé. En se réveillant il se reconnaît et il pleure, et il voudrait dérober ce qui reste de lui à cette servitude honteuse. Mais la déesse envoie un lion qui l’épouvante, et qui le force à rentrer dans la forêt sacrée pour n’en plus sortir. Et le poète s’écrie en finissant : Déesse, grande déesse Cybèle, déesse de Didyme, à maîtresse ! écarte de ma maison toutes ces fureurs ; envoie à d’autres ces transports, jette sur d’autres ce délire ! Si on se défiait des peintures des poètes, qu’on lise dans les historiens l’aventure de ce prêtre de Cybèle qui, vers l’année 900 avant notre ère, vient tout exprès de Pessinonte, la ville sacrée de la déesse, pour effrayer les Romains de la colère de la Mère des dieux et réclamer des expiations qui l’apaisent. Il est mal reçu ; un tribun lui fait défense de porter sa robe sacerdotale ; un autre le livre aux huées et aux menaces de la foule. Mais celui-ci étant tombé malade d’une fièvre qui l’emporta en trois jours, tous les esprits se retournèrent vers le prêtre, et on le combla d’hommages et de respects. Le Bacchos phrygien, le dieu Sabaze, s’était également établi dans Rome. La déesse de Syrie n’étant pas moins redoutée que celle de Phrygie. Le chef de la terrible guerre des esclaves en Sicile, Eunoos ou Eunus, était un inspiré qui se vantait qu’elle s’était révélée à lui, non seulement par des songes, mais par des apparitions ; il faisait des prodiges et jetait des flammes par la bouche. Tous ces dieux de l’Orient avaient de ces inspirés attachés à leu : sanctuaire ou fanum, d’où le nom de fanatici, qui nous a donné celui de fanatique. C’étaient de véritables possédés, avec des tremblements et des convulsions. Dans un discours où il fait parler un incrédule qui se raille de la mythologie grecque, Cicéron lui fait dire : Si nous reconnaissons tous ces dieux, pourquoi ne pas reconnaître aussi bien Sérapis et Isis ? Et on les reconnaissait, en effet ; ils étaient adorés avec tous les autres, et les femmes de Rome allaient faire leurs dévotions dans leurs temples. Les dieux de la Perse pénétraient également dans l’empire : le culte de Mithra, qui plus tard envahit tout de ses Mystères, y fut apporté par ces pirates qui tinrent si longtemps en échec li puissance romaine, et dont on ne vint à bout qu’en conférant à Pompée un commandement extraordinaire. La Gaule elle-même, à peine conquise, occupe Rome de ses druides et de leurs inspirations prophétiques. Enfin, la foi des Juifs tranchait sur toutes ces croyances. Je reviendrai à eux tout à l’heure ; je les mêle ici pour un moment avec tout cet Orient dont les religions venaient tomber dans Rome comme les fleuves dans la mer. Rome aurait bien voulu emprunter seulement aux religions étrangères ce qu’on appelait leur science, c’est-à-dire leurs recettes en fait de merveilleux, et les plier néanmoins à son propre esprit, à l’esprit du citoyen ; mais cela était bien difficile. Cette invasion des dieux barbares ne s’était pas faite sans résistance. Vers le milieu du second siècle avant notre ère, un sénatus-consulte avait ordonné de raser les temples d’Isis et de Sérapis ; on raconte, il est vrai, qu’aucun ouvrier n’osait attenter à ces murs sacrés ; il fallut que Paul-Émile lui-même donnât le premier coup. C’est quelques années après qu’un édit du préteur chasse de Rome, d’abord les astrologues chaldéens, puis les adorateurs de Sabaze. Au moment presque où Cicéron écrivait, un édit des consuls avait défendu de placer les images des dieux d’Égypte dans le Capitole ; et on avait relégué leur temple dans les faubourgs. On ne put rien contre les imaginations, entraînées par l’attrait ou par la terreur de ce surnaturel lointain, plus étonnant parce qu’il était lointain, et, en quelque sorte, plus surnaturel. Voilà où en était la raison humaine, flottant au hasard -sous tous les vents, sans pouvoir échapper au naufrage. La science seule aurait pu la sauver, mais le plus grand nombre était en proie à l’ignorance. On s’étonne d’entendre parler d’ignorance quand il s agit du siècle de Cicéron et de César. Au premier coup d’œil jeté sur le monde d’alors, il semble que la civilisation n’ait jamais eu d’époque plus brillante. Entre le consulat de Cicéron et la guerre civile, tout est en paix, à l’exception de quelques Barbares ; le gouvernement Romain agit partout sans obstacle, faisant admirer aux peuples qui la subissent sa constitution politique comme l’organisation de ses armées ; tout est ouvert au commerce pair terre et par mer ; partout sont tracées des voies, partout s’élèvent des ponts, des aqueducs, des monuments de toute espèce, bâtis pour défier le temps et pour étonner l’avenir. La plus grande partie de cet immense empire est en pays grec ; le reste a reçu aussi la culture hellénique ; les œuvres des arts y abondent ; temples, théâtres, thermes, sculptures et peintures, pompes religieuses, représentations dramatiques, tous les exercices de l’esprit et du corps. Il y a partout des orateurs et des philosophes, des écoles et des bibliothèques. La tradition littéraire remonte jusqu’à Homère, et la tradition scientifique jusqu’à Thalès ; l’art médical est constitué depuis Hippocrate. Une curiosité infinie interroge la nature ; déjà les sages des premiers temps ont obtenu d’elle de grandes réponses ; mais à partir d’Aristote, c’est vers la science que se portent surtout les esprits en même temps que vers la philosophie. Les mathématiques pures et la physique mathématique, la science musicale, la mécanique, l’astronomie, la géographie, l’histoire naturelle, poussent très loin leurs recherches et leurs découvertes. Les noms d’Euclide, d’Archimède, d’Aristoxène, d’Héron, d’Hérophile[4], d’Hipparque, d’Ératosthène, sans parler d’Aristote et de Théophraste, comptent parmi les plus grands noms. On savait aussi faire quelque application de ces sciences aux besoins de la vie, aux opérations de la guerre, par exemple. L’invention d’ailleurs ne manquait en aucun genre. De plus savants que moi sur les choses de l’industrie ont la plus haute idée de ce qu’elle pouvait faire chez les anciens. La pharmacie était de la plus grande richesse. La télégraphie, je dis la véritable, la télégraphie alphabétique, a été trouvée du temps de Polybe. D’un autre côté, les sciences historiques et philosophiques s’étaient développées avec tout le reste. Les grammatiques ou grammairiens d’Alexandrie fondaient la critique et l’interprétation des textes ; on étudiait la langue, on approfondissait la chronologie, on abordait toutes les branches de l’histoire, et particulièrement l’histoire des lettres, ou des arts, ou des sciences. D’une part, la curiosité ne reculait devant aucun détail ; on écrivait, par exemple, plusieurs livres sur les disciples d’Isocrate, on multipliait les biographies et les monographies ; de l’autre, on généralisait et on systématisait, et on arrivait ainsi à la conception de l’histoire universelle. Devant un pareil tableau, on ne peut trop admirer le génie des Grecs ; mais il y a une chose que ce génie n’avait pu faire et qui était réservée au monde d’aujourd’hui, c’est d’aménager, pour ainsi dire, toute cette science, pour en faire le profit de tous. La science était alors, jusqu’à un certain point, aussi personnelle que l’esprit le sera toujours. D’abord, certaines vérités très hautes, comme le mouvement de la terre autour du soleil, ne pouvant être constatées faute d’observations et de données suffisantes, restaient à l’état d’hypothèses, que personne n’était obligé d’accepter, et qu’on repoussait en effet presque unanimement. Quant aux vérités démontrées de mathématique ou de physique, elles étaient reçues et enseignées par tous les hommes du métier, mais c’était dans des écoles à part, où qui voulait seulement allait les entendre ; personne n’y était obligé, et beaucoup, en effet, s’en dispensaient. Ces leçons étaient le complément et le luxe d’une éducation distinguée ; mais ceux mêmes qui les recevaient à ce titre les regardaient plutôt comme des exercices recherchés de l’esprit que comme des acquisitions à conserver. Le plus souvent ils les oubliaient. Polybe a vu des chefs et des généraux qui ne pouvaient comprendre que Mégalopolis ayant 50 stades de tour et Lacédémone 48, Lacédémone fût cependant deux fois grande comme Mégalopolis : c’est, dit-il, qu’ils ne se souviennent plus de leur géométrie. D’autres retenaient ce qu’on leur avait appris, mais comme des curiosités qui ne pouvaient être d’aucun usage, et dont ils ne se croyaient même pas bien sûrs. Cicéron, dont l’esprit est si avide, était au courant de toutes les doctrines des astronomes et des cosmographes ; mais sur bien des questions (comme, par exemple, celle des antipodes) il ne sait que penser, et il ne tient pas précisément à le savoir ; il est disposé à croire que ses maîtres s’aventurent beaucoup quand ils décrivent ce qui se passe dans le ciel, ou seulement dans l’autre hémisphère, comme s’ils y étaient allés. Si on s’avisait aujourd’hui d’embrasser la thèse d’un scepticisme universel, on serait embarrassé de l’évidence des connaissances mathématiques et physiques, et on se croirait tenu de faire exception pour celles-là ; alors, au contraire, c’était sur l’incertitude prétendue de cet ordre de spéculations que le pyrrhonisme s’appuyait de préférence. Il résultait de tout cela qu’un faux système du monde se maintenait dans toutes les écoles ; et il s’y est maintenu jusqu’à la fin, soutenu par les préjugés religieux. Il en résultait encore que celui qui travaillait sur une science avait toujours tout à recommencer, rien n’étant acquis, rien n’étant passé à l’état de connaissance élémentaire ; et par cela même, on risquait que tout restât inachevé et inexact. Pour expliquer la géographie des. Alpes à ses lecteurs, Polybe se croit obligé d’abord de leur apprendre qu’il y a trois parties du monde, et quelles elles sont, particulièrement l’Europe. Les Latins, beaucoup moins ouverts et moins curieux que les Grecs, ne faisaient que traduire leurs livres sans y rien ajouter du leur. Cicéron ayant écrit quelque part que tous les peuples du Péloponnèse étaient sur la mer, Atticus lui objecte que l’Arcadie tout entière est dans l’intérieur des terres. Cicéron est étonné ; il répond qu’il n’a pourtant parlé que d’après un bon auteur, et il le cite ; il a consulté d’ailleurs un Grec qu’il a chez lui et qui est d’avis qu’il ne se trompe pas. Cependant il se rendit et il corrigea la faute. On peut juger par ce passage curieux, dit à ce sujet M. Villemain, combien les notions géographiques avaient alors peu de certitude et d’étendue. Il faut dire, plus généralement, les notions scientifiques ; et cela est vrai des sciences historiques aussi bien que des sciences physiques. Là encore Cicéron se distingue par une curiosité qui lui fait honneur ; il a souci des dates et se garde des anachronismes ; il profite de son mieux des doctes recherches de Varron. Et pourtant il accepte sans scrupule, après Polybe, et avant Tite-Live, une histoire convenue des temps primitifs de Rome, dont une véritable critique ne saurait s’accommoder. La science est pour nous une institution sociale, ou plutôt un des fondements de notre vie : les classes, les, examens, les académies, dont elle est l’objet perpétuel ; les services publics et les corps qui l’appliquent sans cesse et qui n’existent que pour l’appliquer ; l’emploi, enfin, qui s’en fait de toute manière et tous les jours, ne permet à qui que ce soit de rester étranger à ses résultats. On caractérisera, au contraire, l’état intellectuel des anciens en un mot, si on dit qu’ils n’ont jamais eu que des sciences occultes. En dehors des adeptes, aucune doctrine ne faisait autorité. Et ce que je dis de l’antiquité est demeuré vrai, du moins dans une certaine mesure, presque jusqu’à nous. Il n’y a pas deux cents ans que Fontenelle, inaugurant l’Académie des sciences, prononçait ces paroles, qui étonnent tant aujourd’hui : On traite volontiers d’inutile ce qu’on ne sait point ; c’est une espèce de vengeance ; et comme les mathématiques et la physique sont assez généralement inconnues, elles passent assez généralement pour inutiles. Il est donc permis de dire à la fois et que les anciens ont su bien des choses, et que la science leur a manqué ; et ç’a été là leur grande faiblesse. S’il y avait eu une science constituée chez les anciens, il y a longtemps, je le crois, que les grandes superstitions auraient disparu du monde. Rien ne mesure mieux où en était l’antiquité que de voir toute une école, celle d’Épicure, la plus répandue de toutes, condamner publiquement la science et la démentir. Elle la considérait comme une religion, dont elle avait peur d’être dupe autant que de l’autre. Une fois seulement, cet instinct l’a bien servie. Tout en admettant, avec toutes les autres écoles, ce monde fermé auquel on croyait universellement, elle a supposé hardiment au delà de ce ciel d’autres cieux en nombre infini ; c’est la seule grande idée qu’elle ait eue, et elle l’avait prise à Démocrite. Mais, pour tout le reste, quelle physique mesquine et puérile ! Voyez le poème de Lucrèce, tout à côté de Cicéron. Il se récrie contre l’absurdité de supposer des antipodes, des hommes qui seraient par rapport à nous comme est notre image reflétée dans l’eau. Il déclare encore que le soleil ne peut être ni beaucoup plus grand ni plus petit qu’il ne parait à nos yeux. Cherchant pourquoi les nuits sont longues en hiver, il en donne d’abord la bonne explication, ou à peu près, qui se tire de la figure de la sphère représentant le mouvement apparent du soleil ; mais cela ne l’empêche pas d’en proposer une autre, qui est que l’air où le soleil entre, en passant sous la terre, étant épaissi et congelé par le froid, lui oppose une plus grande résistance et le retient plus longtemps. Enfin, parmi les explications qu’on peut donner des phases de la lune, il trouve celle que voici aussi plausible qu’une autre : la nature peut faire tous les jours une lune nouvelle ; celle d’hier est détruite et elle fait place à une autre ; ces lunes de figures diverses peuvent se succéder dans un ordre régulier, comme se succèdent les saisons. Si une école, inférieure sans doute et vulgaire, mais enfin une école, avait des vues si bornées sur la nature, que pouvaient être celles de la foule ? Ces doctrines, si elles peuvent s’appeler ainsi, étaient celles du grand nombre parmi les gens qui prétendaient penser quelque chose, et un poète admirable les traduisait en beaux vers. Est-ce bien là ce que nous entendons quand nous parlons d’un siècle de lumières ? Ainsi, le monde ancien n’était pas suffisamment défendu de la superstition par la science ; il ne l’était pas non plus par la philosophie. La philosophie elle-même n’avait fait que trop de place aux croyances populaires dans ses doctrines ; bien peu de philosophes étaient ce que nous appelons rationalistes. Ceux-là se comptaient, et leur influence était petite. Des deux grandes écoles qui se partageaient le monde, celle des Stoïques et celle d’Épicure, l’une protégeait et consacrait les religions, et l’autre avait transigé avec elles. Non seulement les Stoïques conservaient, au-dessous de leur théologie philosophique, les noms et le culte des dieux, et adoraient le ciel et les astres ; mais ils autorisaient et ils partageaient la foi des peuples dans la divination ; ils croyaient aux songes, aux oracles et aux présages ; Chrysippe avait employé des livres entiers à l’histoire et à l’interprétation de ces prétendus signes divins. Ils croyaient enfin à des esprits immortels, dont l’air était rempli, chargés des communications du ciel avec la terre ; le célèbre Posidonios, contemporain de Cicéron, celui qui disait à la douleur, dans un accès de goutte. Tu ne me feras pas avouer que tu sois un mal, avait écrit un livre sur ces esprits ou démons. Ainsi, la plupart de ceux que les hommes de ce temps reconnaissaient pour leurs maîtres dans la pensée, n’étaient nullement des esprits forts. Ceux qui pouvaient l’être, comme les Académiques et comme Cicéron, l’étaient pour eux-mêmes et pour un petit nombre à peu près capable de les comprendre. La philosophie restait dans les livres et dans les écoles, et ni les unes ni les autres ne s’ouvraient à tous. Quoiqu’on écrivit beaucoup, ces livres manuscrits étaient loin d’avoir l’immense puissance de diffusion que l’imprimerie a donnée à la parole humaine ; ils n’étaient pas, à beaucoup près, aussi répandus qu’on pourrait le croire. Cicéron, qui était si haut placé, qui était riche, qui était par excellence un homme de lettres, n’avait pas chez lui tel ouvrage essentiellement classique. Il était obligé d’emprunter à la bibliothèque de Lucullus des livres d’Aristote, à celle d’Atticus les écrits de Varron. Quand on voulait augmenter sa bibliothèque, on était arrêté par une difficulté extrême de se procurer des exemplaires corrects. D’après cela on comprend assez que le peuple ne lisait pas. Voilà comment il se fait que Cicéron, en philosophie, a deux langages, l’un dans ses discours, l’autre dans ses livres : Mais il est difficile de nier les dieux ! — Sans doute, dans une assemblée du peuple, mais dans un entretien avec des lois qui confèrent ensemble, rien n’est plus aisé. Cette conférence, prétendue intime et secrète, c’était un livre, le livre de Natura deorum, c’est à dire sur ce qu’il faut penser des dieux. Il dit encore, après avoir ramassé tout ce qui peut se dire contre les croyances religieuses : Il ne faut pas soulever ouvertement ces discussions, de peur de ruiner les religions reçues. Cicéron s’est moqué partout, et bien haut, de ce qu’on raconte sur les enfers ; cela ne l’empêche pas, dans la dernière harangue qu’il ait prononcée en plein forum, de promettre solennellement à ceux qui sont morts pour sa cause les joies de l’Élysée, et de menacer de toutes les peines du Tartare les morts ennemis. Il pensait, sans doute, ce qu’un autre a dit en ces termes : La mythologie des enfers, quoique établie sur des fictions, contribue beaucoup à entretenir la religion et la justice parmi les hommes. Les esprits étaient divisés en deux régions, et de la première la pensée ne descendait pas jusqu’à l’autre. C’est sans doute ainsi qu’on peut s’expliquer comment on trouve, par exemple, au milieu des livres d’Héron d’Alexandrie sur la mécanique, des explications au sujet des artifices savants par lesquels on obtenait que les portes d’un temple parussent s’ouvrir ou se fermer d’elles-mêmes miraculeusement à certains jours et à certaines heures. Pendant que les curieux lisaient et étudiaient ces explications, la foule continuait d’attendre le miracle avec une pieuse impatience et de l’accueillir avec vénération. Enfin, parmi les penseurs, il ne faut compter que des hommes ; les femmes ne philosophaient pas, et on ne philosophait pas pour elles. Il y a des exceptions sans doute ; certains esprits ne peuvent être tenus fermés, quoi qu’on fasse ; mais ce n’étaient que des exceptions. Nous avons une lettre où Cicéron écrit à sa femme qu’il a été malade, mais qu’une évacuation de bile l’a soulagé tout à coup et l’a relevé d’un état d’abattement qui faisait peine, comme si un dieu s’était mêlé de le guérir. Et il ajoute : Tu t’acquitteras envers ce dieu, je veux dire Apollon ou Esculape, avec ta piété et ta dévotion accoutumées. Quand on rapproche de telles paroles du Dialogue de Natura deorum, on se dit que la femme à qui elles sont adressées ne lisait pas sans doute les livres de son mari et restait entièrement étrangère à ses pensées. Ou bien il faudrait admettre que Térentia, et peut-être Cicéron lui-même, ne se souciaient pas de mettre d’accord leurs idées et leur conduite, leur façon de raisonner et leur façon d’agir ; ou encore, si on veut, que les philosophes eux-mêmes n’étaient pas philosophes à toute heure ; que Cicéron faisait pour les dieux comme on fait souvent pour les médecins ; qu’il s’en moquait quand il était en bonne santé, et devenait croyant s’il était malade. J’aime mieux n’attribuer qu’à Térentia toute seule cette foi en Esculape et en Apollon, et dire que la femme de Cicéron était tout simplement, comme bien d’autres, une bonne païenne. Il s’en faut donc de beaucoup que la prédication juive ou chrétienne, lorsqu’elle viendra à se répandre, doive trouver dans le monde romain des oreilles dures à la croyance et qui se défient des voix d’en haut. On prend trop à la lettre une parole de l’apôtre Paul : Les Juifs demandent des signes et les Grecs de la philosophie. Il parle ainsi à cause de tant de philosophes qui allaient disputant par les lieux publics des villes grecques ; mais, outre que leur philosophie était bien mêlée, ce n’était pas de la philosophie que demandaient les multitudes. Personne ne s’étonnait du merveilleux ; on l’attendait à toute heure et on était prêt à l’accueillir ; et, loin qu’une doctrine fût suspecte si elle s’annonçait comme surnaturelle et divine, elle répondait par là, au contraire, à tous les instincts et à tous les besoins de ce temps. Ce n’est pas dans l’ordre de la critique, c’est dans celui de l’action morale que la philosophie était vraiment grande ; là, son empire s’étendait sur tout le monde ; ceux même qui la connaissaient le moins avaient été touchés de son esprit, et, jusqu’à un certain point, ils vivaient sans le savoir suivant elle. L’esprit païen, si on entend par là l’esprit de sensualité et de débauche au dedans, d’inhumanité et de violence au dehors, allait s’amoindrissant de jour en jour. Toutes les écoles, si divergentes en métaphysique, se confondaient bien plus qu’on n’aurait pu croire dans une même morale, et tiraient une grande force de cet accord. Les textes, devenus plus abondants pour nous à cette époque, nous étaient de tous côtés ce que nous avons déjà entrevu, comment la philosophie était en pleine possession de la direction morale des hommes et exerçait un empire dont la religion n’a fait qu’hériter. Les livres des philosophes, qui se multipliaient sans cesse, embrassaient toutes les questions morales qui peuvent intéresser la vie privée ou la vie publique ; ils écrivaient des exhortations, des lettres d’avis et de conseil, des consolations surtout ; car on les regardait comme étant chargés, par leur profession même, de ce ministère de consolateurs, ainsi que les prêtres l’ont été depuis. Il y avait des livres sur toutes les espèces de misères dont les hommes peuvent être affligés : la pauvreté, la dégradation, l’exil, la ruine de la patrie, la servitude, l’infirmité, la cécité, la perte des enfants ; il y en avait aussi sur toutes les passions ; ils offraient des remèdes pour les maladies du dedans comme pour les maux du dehors : Ils entraient dans tout le détail des devoirs, et ils ont fondé cette science des difficultés morales que les Chrétiens ont appelé la casuistique ; mais elle était, chez les philosophes, bien plus sensée et plus pure que chez les casuistes, parce qu’ils n’avaient à consulter que leur raison et leur conscience, et non ces intérêts de gouvernement et de politique qu’on ne peut servir que par la subtilité et le mensonge. Ces leçons déposées dans les livres étaient d’ailleurs continuellement renouvelées et développées par la parole vivante des philosophes dans leurs écoles, très suivies à Rome comme dans la Grèce. Celles de la Grèce n’étaient pas fréquentées seulement par les Grecs ; les Romains se plaisaient à aller chercher la philosophie à sa source même, sur la terre hellénique, et à Athènes en particulier. L’Académie et le Lycée étaient comme des sanctuaires que tout ce qui pensait tenait pour sacrés ; on y allait, pour ainsi dire, en pèlerinage. On allait voir les endroits où avaient enseigné Speusippe, Xénocrate ou Polémon ; Cicéron, dans sa jeunesse, visitait avec respect la chaire où s’était assis Carnéade, et qui semblait veuve de ce beau génie. Mais, disait-il, on n’a jamais fini dans cette ville, et, de quelque côté qu’on se tourne, on y marche sur un souvenir. Athènes était le vrai centre de cette religion de la sagesse qui s’étendait au monde entier. Car, comme Cicéron le dit encore, ce qui est écrit en grec est lu à peu près partout ; le latin ne s’étend pas au delà de son territoire, qui est peu de chose. Enfin, les philosophes pénétraient jusque dans l’intérieur de chacun. Les grands seigneurs les attachaient à leur maison et à leur personne, ou les recevaient fréquemment, entretenant avec eux un commerce suivi et les réunissant dans des conférences. C’était un des plus beaux luxes d’une grande existence romaine. Cicéron se vante de l’éclat que son intérieur a reçu de ces amitiés des sages ; il nomme les plus grands, Diodote, Philon, Antiochos, Posidonios, qui l’on formé. Il nous apprend que Diodote est mort chez lui, aveugle, après y avoir passé bien des années. De tels commerces n’étaient pas à la portée de grand nombre, mais le grand nombre n’es consultait pas moins les philosophes quand il avait besoin de ce secours. Comme le ministère du prêtre, celui du philosophe avait ses rigueurs ; il avait à reprendre les pécheurs et à les harceler de sévérités salutaires ; il était alors comme un médecin obligé à une opération douloureuse et qui ne peut guérir son malade sans le faire crier ; et il y en avait en effet qui pleuraient, sous les reproches de celui qu’on peut bien appeler leur directeur. Tout naturellement, on employait volontiers les philosophes auprès des jeunes gens ; nous voyons ainsi le fils de Cicéron, son cher Marcus, qu’il a envoyé à Athènes, placé par son père sous la discipline de Cratippe. Il nous reste une lettre de Marcus, écrite à Tiro, l’affranchi et le favori de son père, et à l’adresse sans doute de celui-ci même, où il dit : Tu sauras que je ne suis pas pour Cratippe un disciple, mais un fils... Je passe avec lui des journées entières. Et comme il était question d’un voyage que le jeune homme désirait faire en Asie, un ami de Cicéron lui écrit : J’aurai soin que Cratippe aille avec lui. Il n’est donc pas étonnant que là même où Cicéron, comme on pouvait l’attendre d’un tel personnage, condamne sévèrement le loisir de ceux qui se dérobent au service public de la cité, il respecte pourtant la retraite du philosophe, reconnaissant que lui aussi sert la patrie et l’humanité, et qu’il remplit à sa manière une espèce de fonction publique. De même que, dans les temps religieux, le langage de la dévotion n’est pas seulement celui du prêtre, et que le monde le parle aussi aux grandes occasions, ainsi les philosophes n’étaient pas seuls à philosopher. Nous avons, dans la correspondance de Cicéron, des lettres de consolation qui lui sont adressées, d’autres qu’il adresse lui-même à des amis. Nous y voyons développés les mêmes lieux communs de morale qui remplissent les sermons philosophiques : En revenant de l’Asie, comme je faisais voile d’Égine à Mégare, je me mis à regarder les pays qui m’entouraient. Derrière moi était Égine ; devant, Mégare ; à droite, le Pirée ; à gauche, Corinthe : toutes villes autrefois si florissantes qui étaient maintenant là, abattues et ruinées[5]. Je me pris à me dire à moi-même : Ah ! pauvres hommes, nous sommes révoltés de ce qu’un de nous vient à mourir, ou qu’il est tué, nous dont la vie est si courte, quand nous pouvons voir ramassés ensemble sous nos yeux les corps morts de tant de cités. Ne te contiendras-tu pas, Servius ? Ne te souviendras-tu pas que tu es un homme ? Crois-moi, cette pensée ne m’a pas médiocrement soutenu ; à ton tour applique-toi à te la représenter... N’oublie pas que c’est toi qui d’ordinaire donnes aux autres des conseils et des leçons ; ne fais pas comme les mauvais médecins, qui font profession d’avoir des remèdes pour les maladies d’autrui et ne savent pas se guérir eux-mêmes[6]. Voilà ce que Servius Sulpicius, un consulaire, écrivait à Cicéron au sujet de la mort de Tullia. Ailleurs, c’est à ses souffrances de citoyen et d’homme libre tombé dans la servitude, que Cicéron applique les moralités stoïques, en écrivant à un ami politique qui avait été frappé avec lui : Si c’est assez de penser bien et de bien faire pour vivre véritablement heureux, il me semble que celui qui peut se soutenir par la conscience de n’avoir jamais eu que les meilleures intentions ne saurait sans crime se tenir pour malheureux.... Réglons-nous sur ce principe, qui est celui de la sagesse et de la raison, que nous n’avons à nous meure en peine de rien que de nos fautes ; et puisque nous n’en avons pas à nous reprocher, supportons avec calme et résignation des maux qui sont ceux de la condition humaine. Et comme celui à qui il écrit, et qui est exilé, vit dans Athènes : Tu es dans une ville, lui dit-il, où les murs mêmes peuvent t’en dire plus et plus éloquemment que moi. Mais il ne garde pas toujours sa philosophie pour des occasions si hautes. Voici ce qu’il écrit à son ami Atticus : J’ai deux corps de logis qui viennent de tomber, et les autres menacent ruine ; si bien que non seulement ceux qui y logeaient sont partis, mais jusqu’aux rats. D’autres appellent cela un malheur, je ne l’appellerai même pas un désagrément. Ô Socrate ! ô Socratiques ! jamais je ne vous remercierai assez. Dieux immortels ! que tout cela m’est peu de chose ! Néanmoins, je vais faire rebâtir de telle façon que la perte me fera du profit. Ce dernier trait est d’une naïveté admirable, et nous voilà bien édifiés sur la grandeur d’âme de Cicéron. Mais ce n’est pas pour faire honneur à sa philosophie que j’ai cité ce passage ; c’est pour montrer à quel point la philosophie pouvait devenir pour les hommes d’alors une habitude de reprit, et comme un style qu’on parlait sans y penser. Cicéron me fait ici l’effet d’un dévot, qui ne peut dire qu’il lui a fallu débourser quelque chose, même utilement, sans ajouter tout de suite avec une grimace : Je l’offre à Dieu ! Cicéron ne le prend sur ce ton qu’avec ses amis, familiers comme lui, sinon autant que lui, avec la philosophie ; il ne parle pas ainsi, en général, dans ses discours publics et pour les profanes ; Caton était plus hardi. Cicéron remarque avec une sorte d’étonnement jaloux qu’il ne craignait pas, en plein sénat, de développer certaines élévations de la philosophie morale, et qu’il réussissait même à les faire accepter. C’est que Caton avait par-dessus Cicéron, si docte et si beau par-leur, la hardiesse et la puissance que donnent une foi vive et un sentiment profond. Après tout, la philosophie à Rome n’en était plus à demander grâce ; tout le monde savait ce qu’elle vaut, et il ne se trouvait plus pour la dédaigner que les frivoles et les grossiers. C’est un de ces hommes que Varron apostrophait ainsi dans un passage de sa Satire selon Ménippe : Si toute la peine que tu t’es donnée pour que ton esclave boulanger (tuus pistor) te fasse du pain excellent, tu en avais pris seulement la douzième partie pour la philosophie, c’est toi-même qui depuis longtemps serais devenu excellent. Mais aussi, ceux qui connaissent ton pistor sont prêts à le payer cent mille sesterces, et toi, on ne donnerait pas de toi seulement cent as. Sans la philosophie, on n’était pas ce que nos pères appelaient un honnête homme. La philosophie, c’était la civilisation même, c’était la moralité. Cette morale du temps de César, nous n’avons pas à la rechercher dans des renseignements épars çà et là, comme pour l’époque qui précède ; nous la retrouvons toute vivante dans les écrits de Cicéron. C’est la première fois, depuis que j’ai quitté Platon et son sévère disciple, que je puis renvoyer mes lecteurs à des textes suivis, où les pensées et les sentiments dont se nourrissaient les esprits se réfléchissent dans le fleuve limpide d’une belle parole. Ce n’est plus l’imagination de Platon, ce n’est pas son originalité ; mais c’est un langage sain et sans sophistique, plein de mouvement oratoire, toujours noble, et souvent fin et délicat. Il nous rend, sinon tout le meilleur de Platon, du moins ce qu’il a de plus communicable et de plus universel, et aussi ce qu’ont ajouté à Platon ceux qui sont venus après lui, particulièrement les Stoïques, les interprètes les plus élevés et les plus sûrs de la philosophie morale. L’inspiration dominante de cette éloquence est l’amour de la vertu, soit dans son idée générale, soit dans les divers aspects particuliers de cette idée : justice, sagesse, force, tempérance ; le respect de tout ce qui est grand, le mépris de tout ce qui est bas ; le culte, pour ainsi dire, de la conscience, autorité suprême, témoin et juge toujours présent, le plus grand théâtre que puise avoir la vertu. Tandis que Xerxès, à ce qu’on rapporte, proposait un prix pour qui inventerait un nouveau plaisir, j’aimerais mieux, dit Cicéron, en réserver un à qui persuadera aux hommes de ne rien mettre au-dessus de la vertu. Il jette de tous côtés des traits semblables. Il proclame à son tour le grand principe par lequel on peut se défendre sûrement de l’injustice : Dans le doute si ce que tu veux faire est juste ou injuste, abstiens-toi. Il définit le courage : la vertu combattant pour la justice. Et lui-même, en effet, dans sa vie, s’il n’était pas toujours capable du grand, y aspirait du moins toujours. C’est lui qui s’écriait, dans une occasion où on pouvait le soupçonner d’avoir reculé devant le péril : Étais-je si ignorant, si grossier, si dépourvu de résolution ou d’intelligence ? N’avais-je rien vu, rien entendu, rien appris par la lecture et l’étude ? Ne savais-je pas que la vie est courte et que la gloire ne meurt pas ? que la mort étant un terme marqué à tous, il faut souhaiter que cette vie, dont on doit compte à une nécessité supérieure, soit donnée à la patrie plutôt que gardée à la nature ? Il rapporte ainsi lui-même à la philosophie et à ses leçons l’honneur des meilleurs sentiments qu’il trouve en lui. Il cherche partout et met en lumière, soit les belles histoires, soit les scènes de théâtre qui peuvent servir à la vertu : Oreste et Pylade, ou Damon et Phintias, la patience d’Hercule ou de Prométhée. A côté des joies d’une âme contente d’elle-même, il fait valoir encore et il recommande les salutaires tristesses du remords. En ce qui touche ce qu’on appelle proprement les mœurs, il désavoue les licences païennes d’Athènes et de la Grèce ; il les condamne jusque dans Platon, et témoigne ainsi que, par l’action du temps, par celle des Stoïques et par celles des mœurs romaines, il s’était formé un esprit nouveau, qui s’appellera bientôt l’esprit chrétien. Ce serait là pour nous une des parties les plus intéressantes de la morale cicéronienne ; mais précisément les livres où elle était exposée sont perdus ; c’étaient les, livres de la République. Mais voici un témoignage qui vaut celui des textes eux-mêmes ; c’est une lettre d’Augustin au païen Nectaire : Vois, lui dit-il, ces mêmes livres de la République que tu allègues pour montrer qu’un homme de bien n’a jamais assez fait pour sa patrie et n’est jamais quitte de la servir. Considère combien y sont célébrées et prêchées la frugalité et la continence, et la foi au lien conjugal, et toute espèce de pureté et d’honnêteté. Eh bien, c’est cette pureté de mœurs qu’on enseigne aux peuples dans nos Églises, qui vont se multipliant par tout le monde comme autant de saintes écoles où l’on apprend la vertu. Et il conclut que c’est donc en faisant place à ces Églises et à leur bienfaisante influence que Nectaire peut en effet servir sa patrie. Je ne cherche pas ici ce que Nectaire aurait pu répondre ; cela me jetterait à cinq cents ans de Cicéron ; je prends dans ces paroles ce qui nous permet de juger de la morale de la République. Et, en même temps, je prie qu’on remarque que ce n’est pas nous autres modernes, c’est Augustin qui a fait une assimilation que j’ai eu à reproduire constamment dans ce travail. S’il appelle les Églises des écoles saintes, il nous est bien permis d’appeler les écoles dés Églises philosophiques. Cicéron a embrassé de tout son cœur et de toute son éloquence le grand dogme stoïque du droit qui unit tous les hommes et qui fait de l’humanité tout entière une seule famille. C’était la servitude commune sous les Macédoniens qui avait rendu sensible cette vérité dans les premiers temps de l’école stoïque ; elle devint plus évidente encore sous l’immense empire des Romains. Elle est, on peut le dire, au siècle de César, l’idée dominante : Le monde est la cité commune des hommes et des dieux ; c’est la pure formule stoïque ; mais la voici reprise avec un accent nouveau : Dans toute cette doctrine de l’honnête que je développe, il n’y a rien de plus éclatant ni de plus large que l’union des hommes avec les hommes, l’association et la communauté de leurs intérêts, et, en un mot, l’amour de l’humanité : et ipsa caritas generis humani ; il fallait citer le latin pour conserver ce mot de charité, consacré par la langue de l’Église. Ailleurs encore : La plus haute des associations, je l’ai souvent dit, et je ne puis le redire trop souvent, c’est celle qui unit les hommes. Et enfin : Les hommes devraient comprendre qu’ils sont du même sang (se esse consanguineos), placés tous sous une seule et même tutelle. La communauté devient ici fraternité. A la même époque, Diodore de Sicile, en commençant son Histoire commune (ou universelle), marquait très bien comment ce genre d’histoire répondait à ce sentiment de l’unité du genre humain : Ces écrivains, voyant tous les hommes liés par la parenté qu’ils ont entre eux et séparés par les lieux et par les temps, se sont étudiés à les réunir dans un même ensemble, se faisant en cela les ministres de la Providence divine. La doctrine ne restait pas stérile, et cette charité portait ses fruits : Si un homme, dit Cicéron, ne sent pas qu’il agit contre la nature quand il attente contre son semblable, comment raisonner avec celui qui anéantit dans l’homme l’humanité (hominem ex homine tollat) ? Ailleurs il va plus loin, parlant non plus pour le vulgaire, mais pour le sage : Il ne peut lui convenir non seulement de faire injustice à un autre, mais de lui nuire en rien. Mais ce n’est pas assez de ne pas nuire aux autres, la vertu doit les servir. La nature veut qu’un homme prenne intérêt à un homme quel qu’il soit, par cette seule raison qu’il est homme. Tout homme doit à tout homme, d’abord ce qui ne coûte rien et ce qui ne se consomme pas en se donnant, la lumière par exemple, au sens moral comme au sens propre ; et, pour les secours auxquels ses ressources ne sauraient suffire, il doit encore plus ou moins, suivant ce qu’il a, et suivant ce qu’il lui reste quand il a satisfait à ses obligations particulières. L’homme de bien doit racheter des prisonniers, payer les dettes de ses amis accablés, doter leurs filles. C’était ainsi seulement que se faisaient accepter les grandes fortunes qui s’élevaient dans la société si inégale de ces temps. Pour les petites aumônes, Cicéron ne prend pas même la peine d’un parler, écrivant pour son fils, qui doit être un grand seigneur ; mais elles sont évidemment sous-entendues (De Off., II, 16). Cicéron insiste, d’après ses maîtres, sur l’obligation d’éclairer et d’instruire, qui lui parait la première loi d’une nature faite pour la vérité, et qui est le principe tout à la fois de la prédication philosophique de l’antiquité et de la prédication religieuse qui l’a suivie. Plus le service s’étend, plus il a de prix. Faire en général du bien aux hommes est la formule suprême de la vertu. La perfection de la nature, c’est celle de l’homme qui croit qu’il n’existe que pour servir ses semblables, pour les protéger, pour les sauver ; c’est ainsi qu’Hercule est entré parmi les dieux. Le grammairien Gellius ou Aulu-Gelle, au siècle des Antonins, attribuait à son temps l’honneur d’avoir changé le sens du mot humanitas ; ce mot ne signifiait jusque-là, suivant lui, que la culture d’esprit qui distingue d’abord l’homme de la bête, et désormais il a signifié l’humanité. Gellius se trompait ; ce sens d’humanitas est déjà dans Cicéron. Et cette vertu, l’homme n’a pas manqué de la transporter, comme il fait toujours, de la nature humaine, dont elle lui parait désormais le comble, à la nature divine elle-même ; dans l’idée de Dieu, il met alors avant tout la bonté ; c’est Cicéron qui le remarque : Dieu est le Très-Bon, dit-il, plutôt encore que le très grand. (Optimus maximus : on l’appellera bientôt le bon Dieu). Et il se plaît à entourer ce nom de tous ceux qui expriment la même pensée : Dieu sauveur, hospitalier, conservateur. Une telle philosophie devait protester, et elle l’avait fait, contre les horreurs et les iniquités de la guerre et de la conquête. Dicéarque avait écrit un livre, de la Destruction des hommes, où il ramassait tous les fléaux par lesquels les existences humaines peuvent être emportées : inondations, épidémies, et le reste ; et il faisait voir qu’il n’y a pas de comparaison entre la dépopulation amenée par ces fléaux et celle que laissent après elles les guerres de peuple à peuple ou les séditions intestines. On ne peut attendre d’un personnage comme Cicéron qu’il condamne la domination romaine ; mais il est évident que sa conscience, à ce sujet, est inquiète, et que la philosophie des Grecs l’a troublée. Il fait les plus grands efforts pour trouver à la conquête des justifications ou des excuses ; puis, quand il a fini là-dessus son plaidoyer, et qu’il a affaire, non plus au principe Même de l’empire de Rome, mais à la manière dont elle l’exerce, alors tous ses sentiments sont à l’aise ; il demeure jusqu’au bout l’homme des Verrines, il déplore et flétrit ces violences des proconsuls, que le Sénat et la République ont expiées par la désaffection des sujets et par l’isolement où le monde les a laissés en face de la tyrannie. Il reprend comme philosophe ce qu’il avait développé si éloquemment contre Verrès : Le peuple romain ne peut plus tenir, je ne dis pas contre le soulèvement, la résistance armée, la révolte, mais contre les plaintes, les larmes, les gémissements des nations. Mais un trait bien remarquable est le désaveu qu’il prononce sans hésitation de la destruction da Corinthe. On peut le regarder comme l’amende honorable de Rome à la Grèce, institutrice du genre humain. La justice est la vertu pair excellence, parce que c’est celle par laquelle on sert de soi pour penser aux autres. Elle est une obligation envers tous, même envers les derniers des hommes, même envers l’esclave. Sur ce point comme sui plusieurs autres, l’histoire encore avait avancé l’éducation morale des esprits. Non seulement les guerres serviles, et, dans Rome même, surchargée d’esclaves, la part que cette classe d’hommes prenait ou menaçait de prendre dans toutes les crises, avertissait ceux qui ne sont justes : que par prudence 2 mais certaines catastrophes, en touchant les cœurs, leur avaient appris que les esclaves mêmes étaient leurs semblables. Mummius n’avait pas seulement détruit Corinthe, il avait mis les hommes en vente, je veux dire tout ce qu’il n’avait pas tué. Ces fils de la plus brillante des cités grecques après Athènes étaient allés servir comme esclaves chez d’autres Grecs, dans le Péloponnèse ; Cicéron, en voyage dans sa jeunesse, en avait, encore va quelques-uns, accoutumés et peut-être déjà indifférents à cette servitude, qui ne l’en avait que plus touché, à ce qu’il semble. Mais la philosophie s’était placée, pour parler en faveur des esclaves, plus haut que la prudence, plus haut même que la pitié ; elle les mettait sous la protection du droit. Non qu’on osât contester le principe même de l’esclavage : une opinion si perturbatrice n’avait pu se faire jour que clans cette première jeunesse d’Athènes où ni la peur des révolutions ni la vigilance des gouvernements ne gênaient encore la liberté de l’esprit ; mais on enseignait, et Cicéron le répète, que l’esclave n’est qu’un serviteur loué à perpétuité, et qu’on lui doit comme à tout autre le juste prix de ses services. Dans un passage où Cicéron explique le fameux paradoxe stoïque, qu’il faut dire simplement de tout ce qui est péché qu’il est péché, et qu’il n’est pus permis de distinguer des fautes graves et des fautes légères, il donne cet exemple, que c’est même chose, selon les Stoïques, de battre son père ou de battre son esclave, si on le fait injustement ; il dit ailleurs : de tuer son père ou son esclave. Et encore : que c’est même chose de déshonorer une fille sans nom ou l’héritière d’un noble sang. Si on réfléchit sur de tels exemples, on découvrira le côté sérieux de ces formules stoïques, dont celle-là semblait peut-être au premier abord la plus étrange. On les juge trop souvent sur les plaisanteries des adversaires, qui demandaient si c’est la même chose de tuer son père, ou de couper le cou, sans bonne raison, à un poulet. Les Stoïques ne reculaient pas devant ces conséquences extrêmes, car, après tout, il est mal de tuer un poulet sans raison ; mais, sur un pareil texte, leur morale ne touchait guères ; c’est tout autre chose là où l’humanité est intéressée. Le préjugé, toujours complaisant pour la force, ne manquait, pas d’accorder à l’homme emporté par des appétits brutaux que battre un esclave c’est peu de chose, ou qu’abuser d’une fille de rien n’est pas un bien grand péché ; et on sent que celui qui avait fait le mal concluait volontiers, en sens inverse du paradoxe stoïque : ce qui est peu de chose n’est rien ; ce qui n’est pas une faute grave n’est pas une faute. C’est là que l’école protestait et prêtait sa voix à la conscience : Ce qui est mal est mal ; laisse ces misérables distinctions du dehors, rentre au dedans ; reconnais que la colère n’est jamais que la colère, et la débauche que la débauche ; tu t’es dégradé et tu as été injuste ; tu es moins coupable que tel autre devant les lois des hommes, tu l’es tout autant devant la vraie loi, la loi suprême, celle en dehors de laquelle il n’y a que des insensés et des méchants. C’est ainsi que le paradoxe, qui semblait n’être qu’un tour de force de la logique, se tournait en protection du faible contre le fort. Qui peut douter que plus d’un jeune homme bouillant, mais honnête, Ami de
la vertu plutôt que vertueux, au moment de céder à une impatience ou à un caprice de volupté, n’ait été arrêté par cette parole si souvent entendue de ses maîtres : Cela n’est pas un petit mal, c’est le mal ; et puisque c’est le mal, c’est impossible ? Quand pareille chose ne serait arrivée qu’une fois, ce serait assez pour ne relire jamais la formule de l’école qu’avec respect. Mais combien il y avait encore à faire pour l’esclave ! Bien des passages témoignent à la fois, et de l’injustice invétérée qui l’accablait, et d’une lueur de justice qui commençait à poindre. On disputait encore, vers le temps de Cicéron, étant accordé en droit que l’usufruit d’un animal comprend la propriété de la portée, s’il en était de même de la portée d’une femme esclave pour celui à qui la femme appartenait en usufruit. La négative fut adoptée, et la personne humaine fut mise à part. Mais écoutons Cicéron même, dans son traité des Devoirs : Hécaton, dit-il (c’est un disciple de Panétios), a rempli son sixième livre de questions comme celle-ci : L’homme de bien, dans une grande cherté du blé, peut-il se dispenser de nourrir ses esclaves ? Il examine le pour et le contre, mais il finit par prendre la règle du devoir dans l’intérêt plutôt que dans l’humanité. Il demande encore si en mer, quand il faut jeter quelque chose par-dessus bord, on jettera plutôt un cheval de prix ou un esclave sans valeur. L’intérêt parle dans un sens, l’humanité dans un autre. Voilà tout, et il passe à d’autres questions. Que n’entrevoit-on pas nous ces lignes si négligemment jetées ! Quelle lumière entre par là, et éclaire l’antiquité dans ses profondeurs ! Nous sommes forcés de nous contenter de ce que Cicéron, sans le dire, semble incliner vers l’humanité ; et il nous faut considérer déjà comme un progrès, en fait de morale, que le cas de conscience fût posé, et qu’on ne s’en rapportât pas simplement à l’instinct et à l’intérêt du maître. Mais il y a ici à faire une observation. Nous n’avons que Cicéron pour nous représenter cette époque en philosophie ; et pourtant je suis persuadé que, pour ce qui regarde cet ordre de devoirs, il ne représente pas, en effet, les esprits les plus éclairés et les meilleurs. C’est un Romain, un politique, le chef ou du moins l’interprète d’urne aristocratie menacée ; et les périls qu’il redoute, et contre lesquels il lutte de tous ses efforts, viennent précisément des pauvres et des obérés. Toute tentative de révolution s’annonçait par la promesse d’autoriser la banqueroute, totale ou partielle, des débiteurs. Quand on demande à Cicéron ce qu’il entend par les boni, les honnêtes gens, il répond nettement que ce sont les gens qui sont bien dans leurs affaires. Il reprochait aussi durement aux partisans de Catilina et de la révolte leur misère que leurs attentats. C’est Cicéron qui, à cinquante ans de distance, blâmait encore Philippe, un illustre personnage de l’âge précédent, d’avoir dit en plein Forum, étant tribun, qu’il n’y avait pas deux mille hommes à Rome qui eussent du bien. Cicéron ne dit pas que cela ne fût pas vrai, et pourtant une telle parole est à ses yeux un crime capital, car elle tend au soulèvement des pauvres et au bouleversement de la république. Comment celui qui parlait ainsi, et qui peut-être ne pouvait parler autrement, aurait-il eu une grande charité pour les déshérités de ce monde ? Comment se serait-il attendri sur les esclaves, quand les esclaves, toujours prêts à se soulever, faisaient une telle peur aux honnêtes gens, que Catilina lui-même, les voyant affluer à son camp, n’avait pas osé s’en servir et avait refusé leur concours, de peur de compromettre sa cause ? Appuyer sur la misère du pauvre, à ‘était ébranler la propriété ; s’apitoyer sur l’esclave, c’était encourager les guerres serviles. Mais les sentiments qui ne devaient pas se former dans des régions si hautes, je crois qu’on n’aurait eu, pour les découvrir, qu’à descendre des maîtres aux sujets. Les philosophes qui ne vivaient pas dans la maison des grands, ceux qui s’adressaient, soit à la foule des Grecs asservis, soit, dans Rome même, à tant de citoyens obscurs, aux affranchis, aux esclaves (car les esclaves de la ville étaient capables de les entendre), ne pensaient pas, sans doute, en toute chose, comme Cicéron. Il y avait ces Cyniques, que nous connaissons bien imparfaitement, mais dont nous savons qu’ils allaient par les rues et les places, à moitié nus, mendiant leur vie, grossiers dans leurs habitudes et dans leurs propos ; ceux-là ne devaient pas avoir une philosophie aristocratique, et j’imagine que les principes d’Hécaton les auraient révoltés. Je ne doute pas, en un mot, que bien des esprits n’eussent déjà laissé pénétrer en eux, plus facilement que l’illustre consulaire, les pensées de justice et de fraternité ; ce qui manque, ce sont des témoins pour nous le dire. Nous lisons les belles compositions de Cicéron ; nous n’entendons pas la multitude des voix moins hautes par lesquelles la philosophie se faisait écouter et comprendre de la foule. Cependant nous pouvons les deviner quelquefois, comme par exemple dans ce passage : Quelques-uns estiment que le spectacle des gladiateurs est une chose cruelle et contraire à l’humanité, et peut-être en est-il ainsi dans les habitudes actuelles. Mais quand c’étaient des criminels qui combattaient, on ne pouvait adresser aux yeux (car il n’en manque pas qui s’adressent aux oreilles) des leçons mieux faites pour fortifier contre la douleur et la mort. Ce que Cicéron accorde ici à l’humanité est peu de chose, et pourtant c’est quelque chose ; mais à travers ses paroles, n’entendons-nous pas les réclamations auxquelles il répond, et des voix qui parlaient là-dessus plus éloquemment que lui-même ? Et je ne veux pas dire les voix d’une plèbe méprisée et sacrifiée, les voix des Barbares, des Juifs, de ceux qui seront tout à l’heure les chrétiens ; il ne les aurait pas même écoutées ; mais des voix de philosophes ou de citoyens, plus touchés que lui, parce qu’ils sont moins distraits par des préoccupations de parti et moins éloignés de ceux qui souffrent. C’est dans la morale purement intérieure et qui ne touche pas à la politique, que la philosophie de Cicéron. a toute son élévation ; c’est là que son éloquence ressemble à l’éloquence de la chaire, qu’elle annonce. Elle nous la rappelle surtout par un caractère qui se marquera dans la suite de plus en plus, je veux dire un ton général de tristesse. Elle ne prend pas son parti des faiblesses humaines, elle les suit avec une sollicitude inquiète ; elle nous traite comme des malades, et comme des malades bien difficiles à guérir ; elle a une véritable terreur du péché. Si elle porte ses regards du dedans au dehors, pour considérer les conditions de la vie humaine, c’est avec un profond découragement ; elle est mécontente des hommes et des choses ; elle nous dégoûte de tous les biens et de l’existence même ; et surtout les œuvres de Cicéron nous laissent voir combien dominait déjà autour de lui cet esprit ascétique qui s’est appelé plus tard par excellence l’esprit chrétien. Non seulement cette morale va jusqu’à faire une violence ouverte à la nature dans quelques-unes de ses prescriptions, comme quand elle nous propose pour idéal l’impassibilité absolue, ou quand elle exige que nous soyons détachés de tout, et qu’elle nous demande même de préférer la mort à la vie ; mais elle porte encore dans des conseils plus raisonnables et plus légitimes une chaleur qui nous étonne aujourd’hui. Elle prêche, c’est bien le mot qui convient, contre chacun de nos vices, avec une véhémence et une passion qui est restée de tradition dans le discours ecclésiastique, mais que les moralistes philosophes ne connaissent plus. Elle fait le siège de ce péché, puis de cet autre, la colère, la cupidité, l’envie ; elle l’enveloppe de tout un appareil de raisonnement et de doctrine, et puis elle livre l’assaut ; elle presse sans cesse le cœur humain et ne lui laisse aucun repos dans ses erreurs, jusqu’à ce qu’elle ait réussi à le mettre dans le repos de lia sagesse, le seul qu’elle croie complet et durable. Cet esprit n’était pas nouveau : c’est celui de Platon et des Stoïques. J’en ai déjà indiqué le principe, qui ne faisait que s’accuser davantage à mesure que durait le monde ancien. C’est la triste situation de l’humanité dans des temps oit le mal était partout, le mal sans espoir. Au milieu de cette monstrueuse inégalité de la société antique, en cette absence de toute liberté et de tout droit, quand des troupeaux d’hommes étaient abandonnés dans leur existence tout entière à la brutalité de quelques-uns ; les passions des maîtres étant ainsi souveraines et déchaînées, il n’y avait d’autre ressource que de tâcher de leur faire peur à eux-mêmes, s’il était possible, de tout le mal qu’ils pouvaient faire en s’y livrant. C’est là ce qu’essayaient les philosophes. Le Bourgeois Gentilhomme de Molière, à qui on offre de lui apprendre la morale, en lui disant qu’elle enseigne aux hommes à modérer leurs passions, n’en veut pas entendre parler : Non, laissons cela, je suis bilieux compte tous les diables, et il n’y a morale qui tienne ; je me veux mettre en colère tout mon soûl, quand il m’en prend envie. Cela est plaisant, parce que la colère de M. Jourdain ne fait pas peur ; outre que c’est un bon homme, nous savons bien qu’il n’y a personne chez lui qui ne soit de force à lui tenir tête, à commencer par Nicole. Mais à la place de M. Jourdain, mettons un Verrès dans sa province, on à Rome même un de ces puissants qui prenaient sous leur toit des centaines d’esclaves à leur merci, avec droit de vie et de mort, droit de torture et droit d’outrage ; on comprend ce que pouvait être la colère chez un tel homme, de quels attentats et de quelles souffrances elle était grosse ; et on s’explique que les philosophes fissent des sermons sur la Colère, comme ils en faisaient en effet. Le de Ira de Sénèque était encore, il y a peu de temps, le plus ancien livre qui nous restât sur ce thème ; on a retrouvé sous le même titre un livre grec de Philodème dans les papyrus d’Herculanum. On y voit à l’œuvre la colère des maîtres ; l’auteur nous les montre qui estropient leurs esclaves, qui leur crèvent les yeux, qui, tout au moins, les jettent dans la triste vie des fugitifs ou marrons, et se font ainsi de toute manière tort à eux-mêmes ; on voit aussi les esclaves exaspérés qui tuent à leur tour ; si ce n’est pas le maître qu’ils assassinent, c’est sa femme et ses enfants ; ou, s’ils n’osent en faire tant, ils trouvent mayen de mettre le feu à ses maisons et se soulagent par sa ruine. Il y avait dans la Ménippée de Varron un mot terrible à propos de l’Actéon de la fable, qui, en chassant, a surpris Diane toute nue, et qu’elle change en cerf dans sa colère, de façon que ses chiens mêmes le déchirent : Crois-moi, il y a en plus de maîtres dévorés par leurs esclaves que par leurs chiens. Si Actéon avait pris les devants, et s’il avait dévoré ses chiens lui-même, il ne serait pas livré sur le tertre aux insultes des baladins. Quelles éducations et quelles corrections la philosophie avait à faire en face de telles mœurs ! Pauvre ressource, hélas ! du misérable contre le fort ! Le faible est mieux défendu aujourd’hui par une constitution tout autre du monde, par l’égalité, par la loi, par la fierté même que cette protection de la loi lui a donnée. Toutes les espèces de passions mauvaises rencontrent déjà parmi nous, et rencontreront davantage à mesure que les temps seront meilleurs, des obstacles aussi de toute espèce dans les lois, les mœurs, l’autorité du nombre, les conditions de plus en plus égalisées de la vie. La philosophie moderne ne conjure pas tant le mal en prêchant des vertus, qu’elle ne le bat en brèche en revendiquant des droits. Mais elle ne doit pas être ingrate envers la sagesse antique, qui a été longtemps le seul recours ouvert à la justice violée, et qui, en flétrissant l’iniquité ou la corruption par la bouche du philosophe d’abord, puis par celle du prêtre, diminuait les forces du mal et ajoutait à celles du bien. On le voit, le paradoxe de l’impassibilité, comme tous les autres, ne doit pas s’expliquer par un abus de la logique, mais plutôt parles nécessités morales du temps. Les passions avaient des jeux si terribles, ceux qui étaient maîtres de tout étaient, par cela même, si peu maîtres d’eux, que les directeurs des consciences croyaient plus sûr d’étouffer, s’ils avaient pu, les émotions jusque dans leur germe. Quand elles sont développées, elles sont sans contredit des poisons ; donc, aussitôt qu’elles se sont introduites en nous, nous sommes déjà en grande partie empoisonnés. Elles se précipitent par leur seul mouvement dès qu’on est sorti de la raison. Notre faiblesse, complaisante pour elle-même, se laisse entraîner en pleine mer sans trouver où s’arrêter. De sorte que, recommander la modération dans les passions, c’est recommander la modération dans l’injustice, la modération dans la lâcheté, la modération dans l’intempérance. N’arrêter le vice qu’à une certaine mesure, c’est déjà accepter le vice, ce qui n’est pas seulement condamnable, mais dangereux, car la pente du vice est glissante ; dès qu’on s’y jette, on sent qu’on tombe, et il n’y a plus moyen de se retenir. La Fontaine a résumé en deux mots cette impassibilité stoïque : Ils
font cesser de vivre avant que l’on soit mort ; Et, en effet, le dernier terme de cette morale exaltée, c’est, à force de se détacher de tout, de se détacher aussi de la vie même. Ce n’est pas assez de dire que la mort n’est pas un mal (comme on le dit de la douleur, de la pauvreté et du reste) ; on veut qu’elle soit un bien suprême, puisqu’elle doit guérir, avec les maux du corps, ceux de l’âme, et nos passions comme nos douleurs. On voit trop bien le secret de ce dégoût de la vie, c’est que la vie alors n’était guère vivable, suivant l’expression des Grecs. Les peuples accablés ne comptaient pas pouvoir secouer jamais la conquête. Les opprimés de toute espèce se sentaient sans recours contre l’oppression. Les amis des lois et de la liberté n’attendaient le retour ni de li liberté ni des lois. Dans ces angoisses, beaucoup mouraient en effet parleur choix, et le suicide gagnait tous les jours ; c’était la ressource des disciples d’Épicure aussi bien que des Catons ; mais ceux mêmes qui devaient reculer, comme le bûcheron de la fable, en face de la Mort présente, l’appelaient volontiers de loin avec le philosophe qui prêchait. Ils disaient au philosophe, comme il est dit dans les Tusculanes : Quand je te lis, je n’ai rien plus à cœur que d’en finir avec ce monde, et ce que je viens d’entendre redouble aussi ce désir. Ils disaient aussi : Il est certain qu’il faut mourir, et il est incertain si ce ne sera pas aujourd’hui même. Mais, avec la crainte de la mort suspendue sur notre tète à tante heure, comment conserver notre âme en paix ? Et tout cela a passé dans tous les sermons et dans toutes les méditations pieuses. J’ai déjà cité, en parlant de Platon, cette phrase qu’il a inspirée : Toute la vie du philosophe n’est qu’un apprentissage de la mort. A cela, nous répondons aujourd’hui ce que Montaigne répondait déjà, en jouant sur les mots avec un grand sens : que la mort est bien le bout, non pourtant le but de la vie. Mais cette philosophie de mort et d’anéantissement est précisément ce qui s’est appelé dans la suite l’esprit chrétien. Du
premier coup de vent il me tondait au port, Et,
sortant du baptême, il m’envoie à la mort. Corneille, dans le premier de ces deux vers, ne fait que traduire une Tusculane, qui roule tout entière sur ce thème[7]. Le vieil ami de Cicéron, le sage et froid Atticus, après l’avoir lue, lui écrivait que cette lecture l’avait fortifié. Tous n’étaient pas véritablement forts contre la mort, mais tous étaient sans confiance et sans goût dans la vie. La désolation universelle inspirait cette triste philosophie, comme elle inspirera tout à l’heure une religion non moine triste. L’Orient, pays de la servitude éternelle et des misères immuables, n’avait pas peu contribué à répandre ces pensées, que les âmes abattues sous toute sorte de violentes y nourrissaient depuis longtemps. Et déjà on vantait et on proposait comme des exemples ces ascètes de l’Inde qui supportaient sans fléchir, et sans y être obligés, les épreuves et les souffrances les plus pénibles, et jusqu’au feu, où ils se laissaient brûler vivants. Cicéron, certes, n’est pas un fanatique de l’iode ni de l’Égypte, et on peut dire même que l’enthousiasme austère et l’abnégation mélancolique sont plutôt dans son imagination que dans sa nature. Sa vraie morale n’est pas celle des Entretiens de Tusculum ; elle est celle du livre sur les Devoirs de la vie, qu’il a écrit pour son fils, et où il n’a mis qu’une sagesse également élevée et raisonnable. Si son éloquence émue vient à s’écarter de cette raison, c’est qu’il est sous la contagion d’une maladie générale qui l’enveloppe, celle d’où le christianisme est sorti. Quand l’homme désespère de l’humanité et da la nature, il se tourne inévitablement du côté da surnaturel. C’est ainsi que la philosophie stoïque devenait de plus- en plus religieuse, en dépit quelquefois de ses propres dogmes La tradition platonique, toujours révérée sans doute, mais longtemps écartée avec respect, comme une poésie, par une philosophie plus sévère, prend maintenant sur les âmes un nouvel empire, et cette poésie est acceptée comme une religion. A la suite des Dialogues du maître, on en écrit d’autres qui ont déjà l’accent chrétien, l’Axiochos, par exemple. On voit là Socrate, appelé au lit d’un mourant qui ne peut se résigner à sa fin, et qui s’attache à la vie comme un enfant. Tout d’abord, la seule présence de Socrate le soulage, puis ses paroles le gagnent peu à peu ; il lui fait espérer l’immortalité, il l’y fait entrer ; le malade finit par aspirer à la mort à force de foi, et s’élance en quelque sorte vers elle. Le prêtre n’aura guère autre chose à dire au fidèle qu’il essayera d’aider à mourir. Voilà comment Cicéron, si naturellement et si radicalement sceptique, est entraîné cependant vers les idées religieuses par le même mouvement qui le porte, ou qui porte son éloquence, vers les idées de détachement et d’exaltation. La réserve scientifique d’Aristote et des premiers Stoïques est oubliée ; on se plait à croire à une âme toute spirituelle, séparée du corps, ou plutôt ennemie, et non pas tant servie par ses organes, suivant une définition célèbre, qu’elle n’en est gênée. L’homme est tout ce qu’on voudra, plutôt que cette misérable chair, caruncula nostra ; c’est un fragment qui nous reste de la Ménippée. Le spiritualisme est si bien devenu un lieu commun, qu’on le trouve jusque dans ces préambules des Histoires de Salluste, où l’auteur fait, comme nous dirions, sa profession de foi devant le public : L’âme incorruptible, éternelle, souveraine de l’humanité, tient tout sous sa dépendance et demeuré elle-même indépendante. — L’âme nous est commune avec les dieux, le corps avec les bêtes. — Ceux-là ont une existence contre nature, pour qui le corps est une jouissance et l’âme un fardeau. — On donne dans toutes les exagérations du libre arbitre : Toutes les passions sont en notre pouvoir, toutes dépendent des décisions de notre esprit, toutes sont volontaires. Enfin, le spiritualisme aboutit tout naturellement à la foi dans l’immortalité. On ne peut pas dire que Cicéron y croie, mais il voudrait y croire ; une si haute espérance l’attire tout entier ; il est touché d’ailleurs de la voir partout répandue ; car, en toutes choses, dit-il (c’est le grand argument des religions) le consentement général doit être regardé comme la loi même de la nature. Par la fiction d’un songe de Scipion, il s’est mis à l’aise pour rêver une autre vie ; il nous fait voir les grandes âmes dans le ciel, tout environnées d’étoiles et enveloppées d’une gloire divine ; elles jouissent d’une éternité bienheureuse, si elles ont pratiqué la justice et rempli tous les devoirs envers la famille et la patrie. L’âme s’envolera d’autant plus vite vers cette demeure d’où elle était descendue, qu’elle se sera élevée au-dessus du corps, pendant même qu’elle y était enfermée, et qu’elle s’en sera détachée, à force de contempler les choses célestes. Mais pour les âmes qui se sont livrées aux voluptés du corps et qui s’en sont faites les esclaves, qui, emportées par les passions, ministres de la volupté, ont violé les lois des dieux et des hommes, une fois échappées au corps, elles errent misérablement autour de la terre, et ne retournent au ciel qu’après des siècles d’épreuves. Il est vrai que dans ce même livre la sagesse aristocratique de Cicéron semble refuser au vulgaire des hommes ces éclatantes destinées ; il a l’air de se figurer le ciel comme un sénat d’en haut, où siègent sur des chaises curules des consulaires éternels. Les imaginations de Platon sont plus familières et plus populaires. C’était à celles-là sans doute que s’en tenaient ceux qui n’étaient pas des princes de la République romaine ; et Cicéron lui-même, à la fin du livre de la Vieillesse, paraît parler sans distinction pour tous les hommes : L’âme est tombée ici-bas des hautes régions du ciel, son véritable domicile... Mais, sans doute, les dieux l’ont jetée dans le corps de l’homme pour qu’il y eût des êtres capables de conduire les choses de ce monde, de contempler l’ordre du ciel et de le reproduire dans la régularité de leur vie... Je passe ici toute une page, car je ne puis tout citer. Pourquoi le sage meurt-il avec tant de calme et les autres avec tant de trouble ? C’est que celui qui voit le plus distinctement et le plus loin sait qu’il va vers une vie meilleure ; l’autre a la vue trop courte et n’aperçoit rien au delà.... J’ai mis le corps de mon fils sur le bûcher funèbre ; c’était à lui d’y mettre le mien ; mais son esprit ne m’a pas abandonné ; il s’est retiré seulement dans un séjour où il savait bien que je devais venir le rejoindre. Il a paru que je supportais mon malheur avec fermeté ; ce n’est pas que je n’aie été ému, mais je me consolais par la pensée que la séparation ne serait pas longue entre nous[8]. Si on lisait ces passages sans avertissement, on croirait entendre un Père de l’Église, et on ne se tromperait pas. L’Église doit avouer, en effet, que les païens qui pensaient et parlaient ainsi sont ses véritables pères. Une Chrétienne de notre temps, justement célèbre par son esprit, mais qui n’avait pas toujours le temps ni l’envie d’approfondir ce dont elle parlait, Mme Swetchine a dit hardiment, dans un écrit où elle traitait, après Cicéron, de la vieillesse : Nous avons mieux que Cicéron ! Je ne discuterai pas cette parole ; mais il est certain que Cicéron et ses maîtres sont pour beaucoup dans les doctrines dont elle est si fière. Elle transcrit une pensée de M. Sainte-Beuve : Horace dit de la mort : In æternum exsilium, Partir pour l’exil éternel ; et le chrétien dit : Retourner dans la patrie éternelle. Toute la différence des deux points de vue est là. Pensée excellente, quand elle part d’un esprit large, celui d’un historien et d’un penseur, frappé de voir comment l’homme peut être emporté d’un pôle à l’autre, suivant qu’il se laisse aller à la nature toute seule ou qu’il étouffe la nature par le travail de l’imagination exaltée. Mais parole trompeuse dans la bouche de l’orthodoxe qui l’interprète en ce sens que le Christ seul a pu faire cette violence à la nature. Il appartenait à un philosophe platonique tout aussi bien qu’à Mme Swetchine de chercher au delà de la terre la vraie patrie et de se croire ici en exil. Et Cicéron lui-même a parlé précisément avant elle comme elle croit que parlent seulement les Chrétiens. La morale de l’école stoïque était œ qu’on nomme aujourd’hui morale indépendante, et ne s’appuyait sur aucune croyance théologique ; et c’est ainsi que Cicéron nous l’a rendue dans le plus sérieux et le plus sincère de ses livres de philosophie, le Traité des Devoirs, écrit pour son fils. Il se contente d’y donner une place aux devoirs envers les dieux, la piété, la pureté religieuse : la première comprend ce qu’il appelle quelque part, caritas deorum, c’est-à-dire l’amour de Dieu. Il ne cherche, d’ailleurs, que dans la constitution même de l’homme et dans les lois naturelles de la raison les fondements du devoir et de la vertu. Mais il lui arrive, quand il parle plutôt en orateur et qu’il exprime la pensée du plus grand nombre, de supposer que, sans la religion, il ne peut y avoir ni justice, ni sûreté, et que la société humaine est détruite, ou d’appeler la loi de la conscience la loi de Dieu. Les peuples, en effet, ne séparaient pas la morale de la religion ; et c’est pourquoi, dans ces temps qu’on se représente si souvent comme livrés sans résistance à l’esprit d’Épicure, les disciples d’Épicure, au contraire, étaient partout odieux et décriés. Plusieurs cités grecques les avaient proscrits, et il parait que Rome en avait fait autant au milieu du second siècle avant notre ère. Cicéron n’est rien moins qu’intolérant par lui-même, et c’est l’esprit public qu’il représente quand il dit que l’école d’Épicure n’a pas le droit d’avoir une morale ; et, plus vivement encore : Ce n’est pas un philosophe qu’il faut pour réfuter ce langage, c’est un censeur pour le condamner. Ne croirait-on pas entendre un orateur d’aujourd’hui apostrophant les matérialistes ? Il est vrai que ce n’est pas à la théologie d’Épicure que Cicéron s’en prend dans ces passages, car il était très sceptique en théologie ; mais on ne peut douter que ce ne soit comme ennemie des dieux que l’école était suspecte au grand nombre. Considérez maintenant l’ensemble de cette philosophie platonique dont Cicéron est l’éloquent interprète, et voyez quels sont ses attraits et ses forces. Du côté de l’esprit, si elle n’a pas cette science complète et sévère qui prévient ou dissipe les illusions, elle accueille néanmoins avec complaisance toutes les études qui peuvent enrichir l’esprit d’un homme cultivé ; elle aime les lettres, elle goûte les arts ; sa curiosité se promène à travers l’histoire et à travers la nature ; elle est large et universelle, comme l’Église, son héritière, l’a été aussi au temps où elle n’était pas menacée et inquiète. Elle se recommande surtout par la science morale ; elle étudie l’homme avidement, soit dans le milieu de la cité ou de l’humanité, soit en lui-même ; aucune philosophie n’a fait davantage pour l’analyse des caractères et des sentiments humains ; elle fouille les replis de la conscience, elle éclaire les passions, les remords, nos désirs et nos craintes, ce qui afflige et ce qui console. Toute l’éloquence de la chaire est sortie de là ; car cette philosophie n’est pas froidement observatrice ; elle se donne tout entière à son œuvre de salut. Elle apaise l’âme, elle la fortifie, elle l’élève ; elle agit sur elle de la manière la plus vive, non pas peut-être pour assez longtemps, mais aussi longtemps du moins qu’on l’écoute et qu’on médite avec elle. N’oublions pas un de ses plus grands titres : elle fait oublier à l’homme esclave la servitude qui l’accable, en le transportant dans une région où il retrouve la liberté et où il brave la tyrannie. J’ai dit bien des fois déjà que la philosophie était chez les anciens une religion, et j’ai eu beau le dire, je ne l’ai peut-être pas encore assez fait sentir, mais Cicéron le fera pour moi. La philosophie, dit-il, mère de tout ce qui se fait, de tout ce qui se dit de bien. On sent déjà ce que vaut dans sa bouche un pareil éloge. Mais il a fait tout un livre, l’Hortensius, pour célébrer la philosophie et pour en développer les bienfaits et les grandeurs. Ce livre est perdu, mais le témoignage d’Augustin nous rend sensible encore l’effet de ces pages que nous ne pouvons pas lire. Tandis qu’Augustin étudiait l’éloquence, dans sa jeunesse, en vue seulement d’acquérir du talent et de la célébrité, et avec des pensées encore toutes profanes, il lut ce Dialogue pour la première fois. Ce livre, dit-il, changea mon cœur tout à coup, tourna mes vœux vers toi, Seigneur, et transforma mes souhaits et mes pensées. Les espérances vaines ne furent plus rien à mes yeux ; je me mis à désirer la sagesse, ce bien immortel, avec une ardeur inconcevable, et je commençai dès lors à me mettre en mouvement pour aller à toi. Ce n’était plus l’éloquence, avec ses promesses terrestres, qu’il cherchait dans cette lecture ; ce n’était plus le bien dire de l’écrivain, c’est ce qu’il disait dont j’étais touché. Car la philosophie pour laquelle ce livre l’enflammait, n’est-ce pas l’amour de la sagesse ? et la sagesse, n’est-ce pas Dieu ? Il ajoute, il est vrai, qu’une seule chose refroidissait l’enthousiasme que lui inspirait ce livre, c’était de n’y pas trouver le nom du Christ. Mais quand il parle ainsi dans les Confessions, il est depuis longtemps chrétien et évêque, et il se trompe lui-même sur ce qu’il avait éprouvé. C’est ce que nous soupçonnerions déjà en lisant dans les Confessions mêmes, un peu plus loin, que l’éloquence de Cicéron le dégoûtait alors de l’Écriture. Mais nous pouvons chercher ses vraies pensées dans son livre Contre les Académiques, qu’il écrivit à trente ans, quand il n’était pas encore baptisé. Nous y voyons qu’au lieu de contrôler la philosophie par l’Écriture, comme il le fit plus tard, il contrôlait, au contraire, l’Écriture par la philosophie. Sentant que les belles leçons des sages lui ôtaient le goût de lire et d’étudier les livres chrétiens, il se demandait avec inquiétude si la poursuite de cette sagesse divine que lui promettait la philosophie n’allait pas l’emporter bien loin de l’humble religion de sa mère. Je ne fis, dit-il, que jeter les yeux, je l’avoue, comme en passant, sur cette religion qui m’avait été inculquée dès mon enfance et qui était comme entrée dans mon sang ; mais c’était elle qui me reprenait à mon insu. Inquiet, haletant, troublé, je saisis l’apôtre Paul : Voilà des hommes, me dis-je, qui n’auraient pas pu faire ce qu’ils ont fait, ni vivre comme il est manifeste qu’ils ont vécu, si leurs doctrines et leurs écrits étaient opposés à ce bien- suprême. De sorte que son argument est celui-ci : La philosophie me conduit à Dieu ; mais le Christianisme, d’après la vie de ses saints, est évidemment de Dieu ; il ne doit donc pas être contraire à la vraie philosophie’. Ainsi l’Hortensius de Cicéron, à plus de quatre cents ans de distance, était dans l’Église chrétienne le premier instrument de la plus illustre des conversions. Et qu’est-ce en effet que la conversion dans son principe ? C’est l’abandon de la vie profane et des attachements terrestres pour la vie intérieure et pour les pensées d’en haut. Et c’était cela même qui s’appelait philosophie chez les anciens, jusqu’au temps des Pères. Augustin se vante que, depuis longtemps, ce désir de philosopher était un feu qui couvait en lui lentement et sourdement, mais que l’Hortensius avait fait éclater la flamme qui l’avait embrasé à tout jamais. L’Hortensius a inspiré Augustin jusque dans sa théologie. C’est lui-même qui nous en a conservé un passage dont il se sert pour autoriser le dogme du péché originel. Cicéron y rappelait les traditions pythagoriques qui faisaient de cette vie et de ses misères l’expiation d’attentats commis dans une autre existence. Et il empruntait à Aristote l’image de ces brigands d’Étrurie qui, .par un raffinement de cruauté, attachaient un vivant avec un mort face à face, pour le faire mourir ainsi : abominable supplice qui représentait, suivant un spiritualisme exalté, celui de l’âme enchaînée avec le corps. Augustin nous a conservé aussi la péroraison de l’Hortensius, où tout le Dialogue était résumé dans cette pensée, que la philosophie est ce que les dieux ont pu donner de meilleur à l’homme, soit pour vivre, soit pour mourir. Je ne citerai pas cette péroraison, parce que j’ai mieux encore à citer. Je rappellerai, par exemple, le portrait du Sage dans les Tusculanes : Reposant tranquille dans sa modération et sa fermeté, toujours en paix avec lui-même, ne se laissant ni consumer par le chagrin, ni abattre par la crainte, ni brûler par la soif des vains désirs, ni amollir et comme fondre à l’impression d’une folle joie : voilà le Sage et voilà l’homme vraiment heureux, qui ne tonnait sûr la terre rien d’assez intolérable pour l’accabler, ni d’assez délicieux pour l’enivrer... Qu’est-ce que le Sage peut trouver de grand dans les intérêts présents ou dans la durée si courte de cette vie, si son âme est toujours en garde et qu’il n’y ait pour elle rien de surprenant, rien d’inattendu, rien de nouveau ; si, les yeux fixés sur le ciel, il tient pour inférieur à lui tout ce qui est de la terre ; si son esprit est arrivé, suivant le précepte de Delphes, à se connaître lui-même et à sentir le lien qui le rattache à l’esprit divin ?... Ses réflexions sur la nature divine l’enflamment du désir de se régler sur cette nature immortelle... Et alors, avec quelle tranquillité il considère la vie humaine et les intérêts d’ici-bas ! Est-ce là en effet le portrait du Sage, ou est-ce l’idéal du Chrétien ? Je finis en détachant encore des Tusculanes ce développement, ou plutôt cette effusion et cette prière : Philosophie, lumière de la vie, toi par qui nous parvenons à la vertu et nous échappons aux vices, que serais-je sans toit ou plutôt que serait le genre humain tout entier ?... C’est à toi que je recours, c’est toi que j’appelle à mon aide. Je t’ai donné, de tout temps, une grande partie de moi-même ; je me donne aujourd’hui absolument et tout entier. Un seul jour passé dans le bien et dans l’obéissance à tes lois vaut mieux que l’immortalité dans le mal. Et sur qui pourrais-je m’appuyer plutôt que sur toi, qui m’as donné la tranquillité de la vie et qui m’as ôté la crainte de la mort ? On comprend qu’Érasme, dans la préface de son édition des Tusculanes, ait osé proposer à son siècle, à un siècle nourri par l’Église et qui se détachait à peine de sa nourrice, de reconnaître dans la philosophie de Cicéron l’inspiration ‘de Dieu même. Il demandait s’il n’était pas permis de croire que le sage qui pensait ainsi avait pu trouver place dans le ciel parmi les élus. Il est vrai qu’Érasme n’avait guère que l’habit d’un homme d’église. Bossuet, au contraire, le prêtre par excellence, déclare nettement et durement qu’un Cicéron est assez payé par sa misérable gloire, et qu’il n’a rien de plus à attendre de Dieu ! Pour nous, sans chercher la place de Cicéron dans le ciel, disons simplement qu’il doit compter dans l’histoire comme un orateur chrétien. Et cependant, je suis convaincu que d’autres delà, en ce temps-là même, étaient plus chrétiens que lui. Car, après tout, Cicéron n’a pas vécu de la vie philosophique ; c’est un homme public, un politique, également considérable et brillant dans la cité et dans les lettres, fait pour se répandre au dehors, non pour s’enfermer dans l’entretien intérieur de l’âme avec elle-même, et qui n’a écrit ses livres de philosophie qu’à soixante ans, dans les loisirs que lui a faits la servitude de la république. Mais la Grèce produisait en abondance des philosophes de profession, dont la vie entière se passait à méditer et à prêcher ; qui, sans doute, ne ressemblaient pas encore tout à fait à Épictète, car le temps d’un Épictète n’était pas venu, mais qui devaient être moins éloignés de ce modèle que l’illustre consulaire. Ce sont ceux-là qu’il faudrait pouvoir entendre pour surprendre chez eux l’âme de leur temps. Malheureusement il n’y a qu’un maître de cette époque dont quelques pages soient arrivées jusqu’à nous, conservées dans les cendres d’Herculanum ; et c’est ce Philodème de qui j’ai parlé plus d’une fois, c’est-à-dire un disciple d’Épicure. Ce n’est pas, ce semble, à une telle école qu’il faut demander des sentiments chrétiens, ni, en particulier, à ce bel esprit élégant et si peu sévère, que Cicéron nous représente payant l’hospitalité d’un Pison par de petits vers, et des vers galants. Et cependant, il y a plus d’un trait dans ses écrits où on voit les irréligieux se rencontrer dans un même esprit avec les saints : par exemple, la facilité à accepter lai mort ; la pensée que la mort du Sage dans son lit vau bien la mort éclatante du, champ de bataille ; l’idée que la mort par les supplices n’a rien d’ignominieux pour l’homme de bien, et, que le juge inique n’est pas plus, heureux que sa victime : ; ou encore le mépris des conquérants, et des passions misérables qu’on appelle trop souvent chez eux force et grandeur ; ou bien la défiance à l’égard des orateurs, des artistes, et le dédain surtout des spectacles. Les spectacles, c’est le paganisme même. Mais si on veut voir comment le souffle religieux qui passait alors sur le monde a pu se faire sentir à travers les plus sèches doctrines, Lucrèce est là. Ce n’est plus un homme d’école, dépositaire exact d’une froide tradition ; il est du dehors, comme Cicéron ; mais s’il est bien moins savant et moins éclairé que Cicéron, il a l’âme plus passionnée et l’imagination plus forte ; et, comme tous les poètes, il est l’écho où la voix de la foule se réfléchit. Cet impie combat la maladie des religions avec une fureur qui témoigne qu’il se sent menacé et presque enveloppé par la contagion du mal. C’est lui qui a dit que, dans les jours de malheur, les hommes s’attachent plus fortement au culte des dieux ; or, cette époque est de celles où l’humanité a senti le plus vivement ses souffrances. On sait si Lucrèce en a pris sa part ; sa poésie est toute pleine des misères humaines : d’une part les guerres, les révolutions et leurs sanglantes catastrophes ; de l’autre les tourments des passions, ceux de la superstition, ceux du remords, les dégoûts du plaisir et de l’amour, enfin l’inquiétude et l’ennui inexorable. Il prétend guérir tout cela, mais est-il guéri lui-même ? N’oublie-t-il pas sa propre philosophie, dont l’esprit semble être un abandon confiant à la nature, quand il se lamente sur la pitoyable condition que cette nature a faite à l’homme, jeté dans la vie comme par un naufrage, et arraché au néant pour souffrir ? Ce ne sont pas seulement des larmes qui sortent pour lui des choses, comme pour Virgile[9] ; ce sont des gémissements amers et accusateurs. Il a des accents pareils à ceux d’un Pascal ; et si Pascal a fait quelquefois, sans l’avoir voulu, des sceptiques et des désespérés, je ne serais pas étonné que Lucrèce eût fait, au contraire, des chrétiens, et que plus d’une âme secouée par lui et emportée loin de ses attaches, en fût venue à ne pouvoir se rasseoir que dans l’espérance d’une autre vie et d’un dieu réparateur. Pour lui, qui n’espère rien, il se fait pourtant aussi une religion. Dans ces régions sereines où il s’établit comme dans un ciel pour regarder les hommes qui s’agitent dans leurs ténèbres, il goûte une volupté divine ; il éprouve le frisson du surnaturel ; il est comme un élu dans le paradis[10]. Ce n’est qu’un éclair, et la mélancolie est dominante, relevée seulement par l’orgueil de la pensée libre. Mais que de traits l’éloquence religieuse lui dérobe et lui dérobera sans cesse ! Ils ont beau faire ; de la source même des voluptés monte je ne sais quelle amertume, qui les serre à la gorge au milieu des fleurs du plaisir. Ô misérables pensées ! ô aveuglement des hommes ! Dans quelle nuit profonde et parmi quelles menaces se passe ce je ne sais quoi qui est la vie ! Il y a un vers qu’il ne faut pas oublier de recueillir, car c’est un mouvement de charité. Le poète nous fait voir, dans le monde né d’hier, quand il commence d’y avoir des hommes sur la terre, les groupes errants qui se rapprochent peu à peu et tâchent de s’entendre en se rencontrant. Ils se recommandent mutuellement les enfants et les femmes ; ils se servent du geste et de la voix ; ils balbutient des sons qui signifient que celui qui est faible doit trouver grâce devant tous[11]. Il est intéressant de voir Lucrèce, en même temps qu’il arrache la végétation des vieilles croyances, semer sur le sol dépouillé de nouveaux germes. Il ne nous reste rien des purs Stoïques de cette époque. Cicéron n’appartient pas à leur école, quoiqu’il leur emprunte ce que sa morale a de plus fort ; il est plutôt, suivant son expression à lui-même, un homme de chez Platon, homo platonicus. Les Stoïques purs, tout entiers au salut des âmes, tendaient de plus en plus à rejeter de la philosophie tout ce qui pouvait être amusement ou luxe de l’esprit. Les Cyniques était plus intraitables encore dans leur zèle ; ils méprisaient tout ce qui ne va pas à rendre l’homme plus content de lui et plus indépendant du dehors, et à lui donner plus d’autorité morale sur les autres hommes. Enfin, les Pythagoriques, un peu effacés, à ce qu’il semble, dans l’âge précédent, commençaient à reparaître, peut-être parce que cette philosophie étant plus antique, et par là plus près des religions, se trouvait plus en rapport avec le nouvel état des âmes. La tradition, d’ailleurs, disait que Pythagore s’était inspiré de l’Orient ; à mesure donc qu’on s’assimilait davantage les croyances de l’Orient, on prétendait y retrouver Pythagore ; et on pouvait tout mettre sur son compte, puisqu’il n’avait pas laissé de monument authentique de ses pensées. Pythagore est nommé dans Cicéron au premier rang parmi les grands révélateurs. C’est ainsi que la philosophie était arrivée aussi haut que pouvait la porter la vénération des hommes. Elle était traitée comme divine, et il se trouva que c’était précisément là pour elle un péril. Elle était une religion ; mais tandis que, comme philosophie, elle pouvait tenir les religions au-dessous d’elle, comme religion, elle était la plus jeune de toutes et celle qui avait le moins d’autorité. Elle avait eu beau se prêter aux besoins de l’imagination, elle demeurait toujours trop- raisonnable et surtout trop libre. On se souvient que déjà, au temps de Platon, l’esprit humain fatigué cherchait à qui remettre le gouvernement de lui-même et semblait envier l’immobile Égypte. Mais il n’est pas toujours facile de renoncer à penser, surtout pour des Grecs, et il fallut l’empire romain pour le leur apprendre. Les écoles continuèrent donc de conduire les consciences, mais ce gouvernement des écoles devint lui-même ecclésiastique et intolérant. Leurs dogmes furent sacrés : en trahir un seul est un crime, car trahir un dogme, c’est trahir la vérité et la justice, et c’est ainsi qu’on arrive à trahir aussi les particuliers et les États. Cette intolérance souleva des résistances et des révoltes ; on releva les incertitudes des philosophes, leurs erreurs, leurs contradictions. On demanda pourquoi on s’asservirait ainsi à une école où on n’était entré que par hasard. Car, comment se fait-il qu’on appartienne à telle secte plutôt qu’à telle autre, sinon parce que, tout jeune encore, on y a été engagé par un ami ou par la parole du premier philosophe qu’on a entendu ? Et on se cramponne ensuite à cette doctrine qu’on a rencontrée, comme des naufragés au rocher où la tempête les a jetés. C’est l’argument fameux que Rousseau a repris contre les Églises dans la Profession de foi du vicaire savoyard, et qui leur est si terrible, car c’est bien chez elles que l’autorité et le hasard font tout en effet ; mais lorsqu’il n’y avait pas encore d’Églises, c’était aux écoles qu’on l’opposait. On reprochait encore à la philosophie les fautes et les vices des philosophes, comme plus tard on a reproché à la religion ceux des prêtres. On lui reprochait aussi leurs aberrations, et on répétait qu’il n’y a pas d’absurdité ou de rêve de malade qui ne se trouve dans un philosophe. Je ne connais guère de mot qui ait fait plus de profit à l’Église que celui-là ; et cependant, quand Cicéron a parlé ainsi des philosophes, c’était précisément à leur théologie qu’il en voulait, et l’esprit qui parlait en lui aurait été certainement plus dur encore à celle des Églises. La philosophie avait donc des ennemis ; les zélés s’en indignaient. Attaquer la vraie mère de l’humanité, n’est-ce pas un parricide ? Il y a une ingratitude impie à s’élever contre une sagesse qu’on doit respecter encore si on n’est pas capable d’en profiter. Il y avait aussi l’indifférence en matière de philosophie, et c’était le fait du grand nombre. Mais je n’appelle pas indifférents ceux qui disaient que, tout en étudiant les préceptes de la philosophie, il faut vivre comme tout le monde, civiliter. Lactance reproche durement à Cicéron d’avoir parlé ainsi à son fils. Mais un bon chrétien du XVIIe siècle aurait dit de même qu’il faut savoir sa religion et la suivre, mais qu’il ne faut pas vivre en capucin. Enfin, ceux mêmes qui s’adressaient aux philosophes ne les respectaient pas toujours assez, et peut-être qu’ils n’étaient pas toujours assez respectables. Cette vie de commensal des grandes maisons n’ôtait pas nécessairement au philosophe sa dignité : il suffit, pour le montrer, de la manière dont Cicéron parle de Diodote le Stoïque et d’autres encore ; mais elle pouvait la mettre en péril. On entrevoit que ces seigneurs s’amusaient quelquefois de leur philosophe, à souper ou en attendant le souper, comme d’un abbé du XVIIIe siècle. Et j’ai déjà rappelé que Philodème, un disciple d’Épicure, il est vrai, n’avait pas précisément, auprès du noble Pison, l’attitude d’un directeur de conscience. Enfin un reproche que les dévots font volontiers aux philosophes, celui d’employer tout l’effort d’une science ambitieuse pour n’arriver qu’à ce que la religion enseigne simplement aux plus humbles, les dévots de l’antiquité le leur adressaient déjà : Entre seulement, dit Sénèque, dans l’école où on apprend à lire, et tu reconnaîtras que ce dont les philosophes font si grand bruit avec leurs sourcils froncés, n’est que la leçon qu’on fait aux enfants[12]. Les Stoïques avaient dit : Le Sage est le véritable prêtre. Mais ce n’était là qu’une figure, et, en réalité, dans le monde hellénique, le prêtre et le philosophe étaient deux. Il n’en était pas de même dans certains pays de l’Orient. Là, il n’y avait pas de philosophie proprement dite, mais la religion elle-même était une philosophie, et qui avait des nations entières pour disciples, car les religions s’imposent à tous. On disait alors que les Babyloniens et les Égyptiens étaient des philosophes ; cela voulait dire, je pense, qu’ils avaient des dogmes également reçus de tous ; enseignés par leurs prêtres et appuyés probablement sur des textes sacrés, et que ces dogmes entretenaient en eux ce zèle dévot qui se détache de la terre pour se tourner vers le ciel. C’était la philosophie du surnaturel, deux mots qui se heurtent pour une raison libre, mais dont le rapprochement n’étonnait pas les hommes du temps de César. Voyez comment Diodore parle des Chaldéens, qui sont à Babylone, dit-il, ce que sont les prêtres en Égypte. Chargés du culte des dieux, ils passent toute leur vie à philosopher, et ils sont très habiles dans la connaissance des astres et surtout dans la prédiction de l’avenir... Mais ils ne se livrent pas à ces études à la façon de ceux qui les cultivent chez les Grecs. La philosophie des Chaldéens se transmet héréditairement : le fils la reçoit de son père, et, pour s’y adonner, il est affranchi de tout autre devoir public. Ayant ainsi leurs pères mêmes pour maîtres, on ne leur marchande pas les connaissances, et de leur côté, ils s’attachent à l’enseignement qu’ils reçoivent avec une foi plus ferme. Appliqués d’ailleurs à ces études dès l’enfance, ils acquièrent une grande aptitude, parce qu’on apprend facilement à cet âge, et que leur instruction se continue pendant longtemps. Mais, chez les Grecs, le plus grand nombre arrive sans préparation à la philosophie et ne l’aborde qu’assez tard ; puis, après quelque travail, ils l’abandonnent, distraits par le besoin de vivre. Le peu qui pénètrent dans la philosophie tout à fait avant ne persistent dans cette occupation que pour y gagner leur vie ; ils innovent sans cesse dans les plus grandes questions, et ne suivent pas ceux qui sont venus avant eux. Les Barbares, toujours attachés aux mêmes doctrines, s’affermissent dans tous leurs principes, tandis que les Grecs, poursuivant les profits du métier, fondent tous les jours des sectes nouvelles. Et, comme ils se contredisent les uns les autres sur les points les plus importants, ils tirent en sens contraire la pensée de leurs disciples, dont les esprits flottent suspendus en l’air pendant toute leur vie, et ne peuvent rien croire fortement. Il me semble qu’il suffit de lire ce petit morceau pour reconnaître qu’au moment où il a été écrit, le monde était près de tomber sous l’empire d’une religion, et qu’il n’y pouvait pas échapper[13]. Quelle serait cette religion ? celle de Babylone ? celle de l’Égypte ? ou quelque autre ? On n’en savait rien encore, mais la pauvre raison humaine était impatiente d’abdiquer entre les mains d’un pouvoir sacré. Elle ne pouvait plus supporter le doute, c’est-à-dire la liberté. Elle ne comprenait pas que les hommes ne sont divisés que sur les questions théologiques, c’est-à-dire sur les choses où il n’y a réellement rien à savoir ni à apprendre ; et que plus l’esprit humain serait dégagé, par l’examen et la contradiction même, de ces mystères stériles, plus il se trouverait à l’aise et se sentirait de force pour travailler à ce qui l’intéresse véritablement, c’est-à-dire à l’amélioration de la vie, soit pour chacun, soit pour tous. On était prêt à subir le joug d’une religion, de même qu’on était disposé, dans l’ordre extérieur, à supporter le gouvernement d’un maître. Spirituel et temporel, si on peut employer ici ces expressions, l’humanité abandonnait tout, dans le sentiment de l’impuissance où les malheurs et les fautes accumulés l’avaient réduite. Une seule plainte, parmi celles qu’on vient d’entendre, était légitime : c’était dommage, non pas que la philosophie fût payée (il était trop juste que le philosophe vécut de ses leçons comme le prêtre vit de l’autel) ; mais qu’elle dût l’être par chacun de ceux qui avaient besoin de la vérité, et qui pouvaient être pauvres. C’est à la communauté de faire en sorte que l’enseignement qui convient à tous soit donné à tous. Ce ne fut ni la Chaldée ni l’Égypte, ce furent les Juifs qui recueillirent le gouvernement des âmes. Les Juifs, soumis depuis Alexandre aux rois de Syrie, mais toujours indociles à la servitude, en avaient appelé contre leurs maîtres, d’abord aux rois d’Égypte, puis aux Romains. Non seulement leur colonie, à Alexandrie, avait pris une importance considérable, mais un grand-prêtre, chassé de Jérusalem dans les dissensions intestines auxquelles cette ville était toujours en proie, avait obtenu de fonder à Bubaste, en terre égyptienne, un nouveau Temple, contrairement aux prescriptions de la Loi, et par esprit de révolte contre les autorités de la ville sainte ; ce Temple subsista jusqu’au temps de Vespasien, qui le fit détruire. Vers la même époque, si on en croit le livre des Macchabées, Judas avait fait un traité d’alliance avec les Romains. Tant qu’il y eut des rois de Syrie, les Juifs purent conserver quelque indépendance à l’égard des redoutables protecteurs qu’ils avaient cherchés contre ces rois : mais quand les Romains furent maîtres de la Syrie, ils entendirent l’être aussi de Jérusalem. Jérusalem, ayant résisté, fut emportée par Pompée, l’année qui suivit le consulat de Cicéron. Des milliers de Juifs furent emmenés prisonniers à Rome, soit par Pompée, soit par les lieutenants qui continuèrent à guerroyer après lui en Judée ; et nous savons que ces Juifs esclaves devinrent bientôt, par l’affranchissement, des citoyens romains. Mais il est clair que, bien avant cette date, les Juifs et le judaïsme avaient déjà dans Rome une influence considérable. Depuis longtemps ils s’étaient répandus à travers les pays grecs d’Asie et d’Europe. Il y avait partout des Juifs, Juifs d’origine ou parla circoncision, et autour d’eux des adorateurs de Dieu ou judaïsants, qui, sans être circoncis et sans s’astreindre à toutes les pratiques mosaïques, lisaient les livres saints et envoyaient au Temple, à Jérusalem, leur argent et leurs hommages. Si on en croit Plutarque, le judaïsme avait des amis à Rome, du temps de Cicéron, jusque dans le Sénat romain. Dans le procès fameux contre ce préteur de Sicile dont le nom de Porc (Verrès) prêtait si bien aux sarcasmes d’un accusateur populaire, on sait que la première difficulté que rencontra Cicéron, qui s’était chargé de la plainte des Siciliens, fut de demeurer en possession du droit de soutenir l’accusation devant les juges. Car les Siciliens, les sujets, ne pouvaient porter une action devant les tribunaux romains : cela n’appartenait qu’aux Romains eux-mêmes. Les intéressés ne pouvaient pas même désigner l’accusateur, et, s’il se présentait plusieurs Romains pour ce ministère, c’était aux juges à choisir entre eux. Les partisans secrets du préteur avaient un accusateur à leur convenance, contre qui Cicéron eut à combattre d’abord. C’était un ancien questeur de l’accusé, nommé Cécilius, sénateur, puisqu’il avait été questeur ; et Plutarque raconte que, comme il était suspect de judaïser, Cicéron allait disant : Qu’est-ce qu’un Juif peut avoir à démêler avec un Porc ? Je ne sais ce qu’il faut penser de ce judaïsme, que Cicéron a pu exagérer pour faire un bon mot, et dont il ne dit rien dans son plaidoyer, que nous avons. Mais ce qui est certain, c’est que le même Cicéron, dix ans plus tard, plaidant à son tour pour un préteur concussionnaire, était fort en peine d’avoir à répondre aux plaintes des Juifs. Flaccus, préteur de la province d’Asie, parmi beaucoup de vols qu’on lui imputait comme à tant d’autres magistrats romains, était accusé particulièrement d’avoir mis la main (soit pour son compte, soit pour celui du Trésor) sur de l’or que les Juifs ou judaïsants de plusieurs villes de sa province envoyaient au Temple. Arrivé à ce grief, qui semblait devoir toucher assez peu la plèbe romaine qui l’écoute, le grand avocat est cependant visiblement embarrassé ; et, s’adressant à l’accusateur son adversaire (il s’appelait Lélius) : Voilà, dit-il, comment on a choisi, pour débattre la cause, cet endroit de Rome ; voilà pourquoi tu as voulu être entouré de la multitude qui peuple ce quartier. Tu sais comme ces gens-là sont nombreux, comme ils sont unis, faut ce qu’ils peuvent faire dans une assemblée du peuple. Je parlerai bas, de façon à n’être entendu que des juges. Car il ne manque pas d’hommes prêts à soulever cette foule contre moi et contre tous les bons ; je ne veux pas les y aider, et leur rendre la chose plus facile. Et plus loin : Faire obstacle à une superstition barbare était d’une sage fermeté ; braver la foule des Juifs, si menaçante quelquefois dans nos assemblées, pour le service de la République, était d’un grand caractère. — Mais Pompée vainqueur, quand il prit Jérusalem, ne toucha à rien dans le Temple. — Il a fait voir là une grande marque de sa sagesse accoutumée, en évitant, dans une ville si prompte aux soupçons et aux calomnies, de donner prise aux mauvais propos. Car, ce n’est pas sans doute la religion (la religion des Juifs ! la religion d’un peuple ennemi !), mais un simple ménagement, qui a arrêté ce grand capitaine. Et enfin : Ce n’est pas un vol que l’on établit, ce sont de mauvaises passions qu’on veut soulever. On ne parle plus aux juges, on déclame pour l’auditoire et pour la populace. Lélius, chaque république a sa religion ; nous avons la nôtre. Quand Jérusalem était debout et la Judée en paix, déjà un culte comme celui-là offensais la majesté de notre empire, la grandeur de notre nom, les traditions de nos ancêtres. Mais aujourd’hui nous savons les sentiments de ces peuples à l’égard de notre autorité ; ils nous les ont fait voir en prenant les armes. Et nous savons aussi le cas que les dieux font de leur race, puisqu’elle est vaincue, puisqu’elle est tributaire, puisqu’elle est esclave ![14] C’est ici une de ces révélations qui éclatent par moments au milieu des silences de l’histoire ancienne. Jusque-là nous voyions à peine paraître les Juifs ; et voici qu’une page, qui pouvait si bien n’avoir pas été conservée, et même n’avoir pas été écrite, nous apprend tout à coup, non seulement qu’il y avait des Juifs à Rome en grand nombre, mais qu’ils y avaient une action politique, laquelle s’exerçait au profit du parti populaire contre celui de Cicéron et du Sénat. C’était depuis trois ans seulement que Jérusalem avait été prise par Pompée ; ceux qu’il en avait ramenés captifs n’avaient guère eu le temps de devenir citoyens. C’étaient donc des citoyens de plus ancienne date, Latin, ou étrangers d’origine, ingénus ou affranchis, qui comme Juifs ou judaïsants, constituaient déjà dans la cité une classe à part, avec laquelle il fallait compter. Et ceux qui n’étaient pas citoyens n’en formaient pas moins dans la grande ville une population considérable, dont les affections et les démonstrations avaient leur importance. Quinze ans après, lors du meurtre de César, parmi les groupes d’étrangers de toute espèce qui vinrent faire le deuil de ce grand mort autour de son corps, chaque peuple célébrant ce deuil à sa manière, on remarqua surtout les Juifs (prœcipueque Judœi, dit Suétone), qui veillèrent plusieurs nuits de suite auprès du bûcher. La religion des Juifs avait de bonne heure frappé les esprits par ces deux traits : qu’ils n’adoraient qu’un dieu unique, et que ce dieu n’avait pas d’images. Le docte Varron, en protestant avec les philosophes contre l’idolâtrie, s’était appuyé, entre autres exemples, de celui des Juifs. Les esprits avaient reçu une vive impression, c’est Tacite qui en témoigne, lorsque Pompée, à la prise de Jérusalem, étant entré dans le Temple, jusque-là inaccessible, avait reconnu qu’il ne s’y trouvait, en effet, aucune effigie divine, et que cette mystérieuse enceinte ne cachait rien. Ils furent saisis par cette religion de l’invisible, si conforme à la pensée de tous ceux qui étaient capables de philosophie à quelque degré. Il est bien étrange que dans les nombreux écrits qui nous restent de Cicéron, et principalement dans ses trois livres sur les Dieux, il ne soit pas dit un seul mot de la religion juive ; et il n’y a guère d’exemple qui puisse mieux nous apprendre combien nous devons nous défier de ce que nous croyons savoir de l’antiquité. Il se trouve que Cicéron n’aurait pas même prononcé le nom de ces Juifs, qui tenaient déjà dans Rome une si grande place d’après son propre témoignage, s’il ne les avait rencontrés une fois par hasard sur son chemin. Je ne dois pas étudier ici l’histoire des Juifs et leurs Écritures pour développer les raisons de la fortune de leur religion ; ce serait empiéter sur la seconde partie de mon travail, à laquelle je dois renvoyer cette étude. Mais on reconnaît à première vue par combien de côtés le judaïsme répondait alors aux dispositions des esprits. Il les débarrassait d’une mythologie décréditée, dont tous ceux qui raisonnaient un peu voyaient le ridicule et le scandale. Il les délivrait des superstitions attachées au culte des images. Et ce dieu un et sans figure, ce dieu tout particulier qu’il proposait, étant l’ennemi de tous les autres, semblait fait par cela même pour être le dieu des mécontents. D’un autre côté, aux imaginations avides du merveilleux, le judaïsme offrait une histoire sainte qui en était remplie. D’ailleurs ce n’était pas seulement dans le passé que les Juifs avaient foi aux miracles ; le miracle leur paraissait l’état normal, le régime naturel et nécessaire du peuple choisi, et ils avaient toujours des prodiges, ou à raconter, ou à promettre. Ils attendaient l’avènement prochain d’un Messie et la fin du monde présent. Sur ce dernier point encore, en a vu qu’ils se rencontraient avec l’inquiétude générale des peuples. A ceux qui étaient las de la philosophie, le judaïsme présentait une doctrine où il n’y avait ombre ni de philosophie, ni de science ; une doctrine où rien n’était libre, où tout était immuable, arrêté et fixé à jamais dans une parole divine, que l’homme n’avait qu’à répéter et à méditer. En morale, enfin, les Juifs opposaient aux orgies et aux duretés de la société romaine des vertus qui leur étaient propres. Je ne puis que répéter ici ce que j’ai écrit ailleurs : C’est un grand peuple que celui qui a souffert perpétuellement l’oppression sans jamais l’accepter. La nature humaine s’élève à souffrir ainsi. C’est cette oppression, toujours pesante, mais toujours secouée, qui rendait le Juif plus dévot à son dieu, plus tendre et plus miséricordieux aux siens (c’est le mot même de Tacite), plus dur à lui-même, plus indomptable à la brutalité du puissant, plus dédaigneux des folles joies des heureux et de leurs vices. Pour
moi, que tu retiens parmi ces infidèles, Tu sais
combien je hais leurs fêtes criminelles, Et que
je mets au rang des profanations Leurs
tables, leurs festins et leurs libations. La communauté juive était au milieu du monde comme Esther dans le sérail d’Assuérus, et dans ce farouche isolement elle s’emparait insensiblement de ceux qu’elle étonnait. En effet, l’étrangeté même de leurs mœurs et de leurs pratiques, qui les tenait aussi isolés moralement, aussi à part, au milieu de l’univers soumis, que les Bretons dans leur île, comme Virgile a représenté ceux-ci dans un vers fameux, devait attirer certaines âmes autant qu’elle pouvait en repousser d’autres. Comme plus tard les Chrétiens, ils semblent au premier abord détestés de tous ; mais comme les Chrétiens, ils grossissent cependant tous les jours et font des recrues dans l’ombre. La révolution qui a été appelée le Christianisme ne date pas de celui qu’on a nommé le Christ ; elle a commencé dès que le judaïsme a commencé de se répandre. Seulement tout se passe d’abord dans des régions obscures où l’histoire ne peut pénétrer. Entre la mort de César et le moment où l’on voit les Chrétiens paraître pour la première fois à Rome, sous Néron, il s’est écoulé encore environ cent ans. Il me reste à poursuivre, pour ces cent années, l’exposé de l’état moral et religieux du monde païen ; je serai libre ensuite de passer à l’étude directe du judaïsme. |
[1] Proudhon, de la Justice dans la Révolution et dans l’Église, 1858, t. III, p. 74.
[2] Romanæ spatium est urbis et orbis idem.
[3] La religion consiste dans la crainte des dieux et dans les devoirs qu’on leur rend. C’est la définition romaine.
[4] Le premier, dit-on, qui ait disséqué des corps humains.
[5] Corinthe fut restaurée plus tard par Auguste.
[6] Médecin, guéris-toi toi-même, dit l’Évangile.
[7] Portum potius paratum nobis et perfugium putemut ; quo utinam velis passis pervehi liceat !
[8] Caton, le personnage du Dialogue, parle de son fils ; mais Cicéron, en le faisant parler, pensait à sa fille.
[9] Sunt lacrimæ rerum..... Énéide, I, 462.
[10]
His ibi me rebus quœdam divina voluptas
Percipit atque horror.
[11] Imbeciliorum esse æquum misererier omni.
[12] Les plus sublimes idées des philosophes sont dans les réponses du catéchisme. Génie du Christianisme. Je prends cette citation dans la traduction de Sénèque de Baillard, qui n’indique pas l’endroit précis d’où il l’a tirée.
[13] C’est ainsi que plus tard Élien aussi vante la sagesse des Barbares, chez qui on n’a jamais mis en doute ni l’existence des dieux ni leur providence. L’Inde, la Celtique l’Égypte n’ont jamais porté un Evhémère, ni un Épicure, ni un Diagoras. Tous ces peuples croient à la divination et aux songes, et se livrent avec dévotion à toutes les pratiques du culte des dieux.
[14] Dans un autre Discours encore, il appelle les Juifs un peuple fait pour servir.