C’est une grande perte que nous avons faite que celle de tous les monuments des penseurs de cette époque. Le siècle suivant a vu l’épanouissement de ce qu’on pourrait appeler la religion de Socrate, mais c’est pendant celui-ci qu’elle s’est faite. Les maîtres de cette époque étaient des génies originaux, qui ne pouvaient emprunter encore presque à personne, qui n’apprenaient pas à penser dans des écoles, mais en eux-mêmes, dans des voyages, dans le spectacle de la nature ou des événements. Ils ne nous ont guère laissé que des noms. Nous ne pouvons plus lire Parménide, Zénon, Leucippe, Héraclite, Démocrite, Anaxagore, et ce que nous savons d’eux est bien peu de chose. On entrevoit seulement que les tins avaient creusé puissamment la pensée, que les autres avaient interrogé et déchiffré la nature. La grande doctrine qui, au lieu d’enfermer le monde dans l’enceinte de ce qu’on appelait le ciel, l’étendait dans le vide, et ne faisait de la création qu’un des accidents que peut produire l’infinie variété des mouvements accomplis à travers le temps et l’espace, appartient à Leucippe et à Démocrite : Démocrite, penseur puissant, universel, qui avait beaucoup écrit et remarquablement écrit. Anaxagore de Clazomène, de l’école naturaliste d’Ionie, est peut-être le premier dont la raison ait osé se rendre compte de la constitution des corps célestes. A propos d’un aérolithe qui était tombé à Ægos-Potamos, il osa dire que les astres mêmes qui remplissent le ciel n’étaient que des pierres, le soleil une matière minérale incandescente, et la lune une terre ; ce n’étaient donc plus des dieux ! Il enseignait que rien ne naît on ne meurt, c’est-à-dire que rien ne se crée ou ne s’évanouit ; qu’il n’y a que composition et décomposition, et que le fond de la nature reste le même. Or, supprimer la création, c’est supprimer le miracle et le surnaturel dans son principe. La science de la nature est essentiellement irréligieuse, puisque la religion se confond avec le surnaturel. Mais la science alors naissait à peine. On dit que le roi de Macédoine Archélaos, dans une éclipse, fit raser son fils en signe de deuil. Une éclipse arrêta la marche d’une armée macédonienne dans la guerre médique. On sait que, dans l’expédition de Sicile, une éclipse de lune troubla l’esprit de Nicias jusqu’à lui faire prendre des résolutions également absurdes et désastreuses. Cependant Thucydide, qui nous l’apprend, rapportant lui-même ailleurs une éclipse de soleil, remarque qu’elle se produisit à la nouvelle lune, comme en effet il ne parait pas que cela puisse arriver autrement. Il y a déjà de la science dans cette observation si simple ; mais aussi Thucydide est un esprit très libre et très fort. La physique d’Anaxagore, celle de Démocrite ; ne furent sans doute pas stériles pour l’éducation des esprits. Les écrits d’Hippocrate sont aujourd’hui les seuls monuments qui subsistent de la science de cette époque ; et quoique l’auteur ne s’écarte guère dans ses livres des sujets spéciaux qu’il annonce, quelques traits cependant laissent voir que chez lui aussi l’observation avait développé l’esprit critique. Rien de plus haut et de plus large que le texte fameux du premier des aphorismes : La vie est courte, l’art est long, l’occasion rapide, l’expérience trompeuse, la décision difficile. Il ne faut pas seulement savoir te conduire, mais avec toi le malade, les assistants, les choses du dehors. La critique n’a rien là de polémique : elle a un peu plus ce caractère dans ce parallèle de l’Asie et de l’Europe, où Hippocrate explique la faiblesse et l’impuissance des Asiatiques, non par leur climat seulement, mais aussi par leur servitude. Enfin, dans ce même livre (Des airs, des eaux, etc.), à propos d’une maladie qui était commune chez les Scythes, et qu’on croyait surnaturelle, Hippocrate prononce hardiment : Pour moi, je crois que ces maladies sont divines comme toutes les autres, mais qu’aucune n’est plus divine qu’une autre ou plus humaine ; toutes sont pareilles, toutes sont divines également, mais chacune a son principe naturel, et aucune n’existe sans cause naturelle. Cela portait bien loin, malgré la réserve du langage, et n’allait pas à moins qu’à ruiner Asclépios et ses prêtres. Les dieux, en effet, à le bien prendre, ne sont que les formes fantastiques que prend la nature, quand on ne l’aperçoit encore qu’à travers la nuit. Je reviens à Anaxagore. Sous la variété infinie des accidents et des apparences, il y a quelque chose qu’il retrouvait partout, c’était .l’action, l’action régulière et ordonnée. Rejetant les prétendus éléments, l’eau, la terre, le feu, où d’autres cherchaient les principes des choses, il ne reconnut qu’un élément, à la fois simple et infini, qu’il appela l’Esprit (Noos ou Nous), principe de tout mouvement et de toute vie. Ce fut comme une révélation, dont l’effet extraordinaire est attesté par Platon et par Aristote. Il sembla, dit celui-ci, que ceux d’avant lui avaient parlé comme dans le vin, sans savoir ce qu’ils disaient, et que pour la première fois on entendait un homme de sens rassis. — Lui-même fut surnommé Noos ou l’Esprit. Il est permis de croire, quoique Aristote ne le dise pas, par circonspection sans doute, que si le Noos d’Anaxagore remua ainsi les âmes, ce ne fut pas parce qu’il se substituait aux, éléments, mais parce qu’il prenait la place des dieux. D’autres, au lieu de Noos, diront Logos ou le Verbe ; c’est la même chose. La grande définition que le catéchisme chrétien a héritée de la philosophie grecque, Dieu est un esprit, date véritablement d’Anaxagore[1]. La raison moderne doit pourtant signaler dans cette conception une analyse qui n’est pas encore assez sévère. Reconnaître la vie universelle et ses lois, c’est observer ; mais prétendre saisir et nommer je ne sais quel agent à qui on rapporte cette vie et cet ordre, c’est imaginer. Le penseur ionien imaginait en effet, tout aussi bien que les poètes qui avant lui avaient dit que le principe des choses était l’Amour ; et ce n’est pas moi qui fais ce rapprochement, c’est Aristote. A la naissance de la science, l’imagination, toute-puissante la veille encore, ne peut se retirer tout à coup ; au lieu de travailler sur des fables, elle travaille sur des abstractions. C’est en ce même temps que Parménide et l’École italique faisaient une réalité de l’idée de l’être, et construisaient sur la nature et les attributs de cet Être une espèce de symbole aussi obscur qu’imposant. L’abstraction d’Anaxagore était plus accessible, et plus faite pour devenir populaire. C’était une sorte d’anthropomorphisme élevé, qui divinisait, non plus l’homme tout entier, mais la pensée humaine, sans s’inquiéter si cette pensée, détachée de l’homme qui pense, peut avoir encore quelque chose de réel ou d’intelligible. Les abstractions imaginées ont été la faiblesse de la pensée grecque, et en ont fait comme une religion, en lui composant une mythologie aussi peu sérieuse que l’autre, quoique moins riante, dont la théologie est sortie. En faisant dès à présent ces réserves, je n’en admire pas moins la force de réflexion et aussi la résolution hardie dont témoigne la doctrine d’Anaxagore. Elle avertissait l’homme de ne rien chercher dans la nature de plus grand que l’intelligence qu’il trouvait en lui. Elle bannissait du monde et de la religion les puissances capricieuses et les traditions aveugles. Aussi Anaxagore fut poursuivi comme impie ; il fut, le premier peut-être, un confesseur de la raison et il s’en est peu fallu qu’il n’ait été un martyr. Il faut nommer avec lui Archélaos, qui fût son disciple et le maître de Socrate La foi à la raison, à une raison dont ils étaient les révélateurs, était l’âme de tous ces sages et l’inspiration de leur éloquence. Il ne nous reste guère d’Héraclite qu’une phrase, mais elle mérite de n’être pas oubliée ; c’était celle par laquelle s’ouvrait son livre : Cette raison, ce Logos, qui est toujours, n’est pas entendu des hommes, ni avant qu’on le leur communique, ni quand on commence à le leur communiquer. Quoiqu’il soit le principe de tout, ceux-là ont l’air dépourvus de sens qui abordent des discours et des objets comme ceux que je développe ici, exposant la nature et la constitution de chaque chose. Les autres hommes ne se rendent pas mieux compte de ce qu’ils font tout éveillés qu’ils rie se souviennent de ce qu’ils ont fait en dormant. On pense au début fameux du quatrième évangile : Au commencement était le Logos... toutes choses ayant été faites par lui, et rien n’a été fait sans lui... la lumière éclaire dans la nuit, et la nuit ne s’en est pas pénétrée. Dans cette conscience de l’aveuglement général des hommes était comme enveloppée une doctrine critique, un ensemble de doutes et de négations qui devaient ébranler les préjugés de toute espèce que les penseurs trouvaient reçus partout comme des vérités. C’est cette critique qui constitue surtout la sagesse que beaucoup d’esprits brillants répandaient et popularisaient alors, au-dessous des grands esprits qui créaient la science. Les uns et les autres étaient appelés du nom de sophistes, qui n’emportait d’abord aucun blâme et témoignait seulement que la science nouvelle ou sophia était déjà assez en honneur pour que ceux qui en faisaient profession eussent un nom à part. Peut-être marquait-il aussi que plusieurs de ces hommes étaient en quelque sorte des artistes et des virtuoses en fait de pensée, et c’est ce qui ra décrédité. En effet, dès que l’esprit grec eut conscience de la puissance de raisonnement et de critique qui s’éveillait en lui, il en fut transporté, et se passionna pour ce travail de la pensée, dont les résultats parurent surprenants[2]. Aucun talent ne fut plus à la mode que celui de l’argumentation et du discours ; de beaux esprits allèrent de ville en ville en faire montre et en donner des leçons. Les jeunes gens affluèrent autour d’eux, séduits par un double attrait, celui de la dialectique elle-même (c’est ainsi qu’on nommait l’art nouveau), et celui des idées que la dialectique remuait en tous sens, avec lesquelles même elle jouait quelquefois, idées qui embrassaient tout ce qui intéresse les particuliers et les peuples. Car, la parole des sophistes n’était pas seulement un raffinement curieux, mais aussi l’instrument d’une révolution morale. Ils enseignaient la vie à leur manière, mais ils se plaisaient surtout à enseigner autre chose que ce qui était, reçu avant eux. L’esprit dominant de la sagesse de cette époque est un esprit négatif ; elle ruinait les vieilles croyances et l’ancien ordre, et préparait les croyances futures et l’ordre nouveau ; en ce sens, elle a beaucoup fait pour le Christianisme, quoiqu’elle soit allée souvent au delà. En effet, les, sophistes portèrent leur critique jusqu’aux applications les plus radicales. Le principe même fut poussé à toute outrance. À force de dissiper des illusions, on ne vit plus qu’illusion partout, et le pyrrhonisme se produisit avant Pyrrhon. Protagoras disait : L’homme est la mesure des choses. Ses antilogies étaient la source où Platon avait puisé les arguments qu’un des personnages du Dialogue de la République accumule contre la justice. Gorgias alla plus loin, il soutint : qu’il n’y a rien de réel ; que, s’il y avait une réalité, nous ne pourrions la reconnaître ; que, quand nous l’aurions reconnue, nous ne pourrions la démontrer. Vains jeux de parole, dont il ne faut pas avoir peur ; car si l’intelligence peut aller jusqu’à s’escamoter elle-même, elle ne peut pas s’anéantir. Ou bien cette dialectique destructive était une débauche de l’esprit, qui se grisait avec des raisonnements comme avec une liqueur nouvelle et non éprouvée ; ou bien on n’affectait ainsi de douter de tout que pour se donner la liberté de ne pas croire à de certaines choses. Rien n’est vrai signifie alors simplement qu’il faut prendre garde d’être dupe de prétendues vérités ; et e est surtout là, je crois, ce que ces raisonneurs voulaient dire. Quand ils démontraient qu’il n’y a pas de justice, que la justice n’est que la force, comme Pascal l’a répété, il faudrait savoir à quelle justice ils en voulaient. L’allégorie d’Héraclès ou Hercule entre la Vertu et la Corruption, imaginée par le célèbre Prodicos, témoigne assez que ces maîtres brillants n’étaient pas des prédicateurs d’immoralité. Quand Hippias, dans Platon, oppose la loi à la nature, est-ce Hippias qui a tort, ou bien la lois Il parle dans Athènes, mais il n’est pas Athénien lui-même, et il parle entouré de Grecs de tous les pays. Tous tant que nous sommes, dit-il, ici présents, nous sommes frères, parents, concitoyens les uns des autres par la nature, sinon par la loi ; car par la nature ceux qui se ressemblent sont frères, et c’est la loi qui, comme un tyran, fait violence chez les hommes à la nature. Ce qu’on leur reprochait plus que tout le reste, c’était d’avoir toujours des raisons à opposer à tout, et, disait-on, de faire triompher les mauvaises raisons aux dépens des bonnes. Juste reproche quand il ne s’adresse qu’à ces hommes et à ces choses auxquels s’appliquent légitimement, dans le sens qui a prévalu, les noms de sophistes et de sophismes ; mais combien de fois l’erreur a-t-elle appelé de ces noms les raisonneurs ou les raisonnements qui l’embarrassent ! La cause de tel ou tel de ces sophistes a pu être perdue justement devant les contemporains ; celle de la liberté d’examen, celle ide la discussion et de la parole ne le sera jamais devant nous. La dialectique, abstraite et purement curieuse en apparence, est le tronc commun d’où sont sorties à cette même date trois grandes nouveautés que la Grèce a transmises au reste du monde : l’art oratoire ou rhétorique, la science des affaires, et l’histoire. Aucun peuple n’a eu qu’après les Grecs et d’après eux, ni orateurs, ni politiques, ni vrais historiens. Enfin le théâtre mettait à la portée du grand nombre cette sagesse nouvelle, et la faisait descendre dans les entretiens et les pensées de tous les jours. Euripide, disciple d’Anaxagore, a été appelé un sage de la scène. Sa sagesse s’y produit de deux manières, tantôt par des raisonnements suivis et de véritables leçons qu’il met dans la bouche de ses personnages, tantôt par une élévation ou une délicatesse morale qui témoigne qu’il en sait plus que ceux d’avant lui sur le cœur de l’homme et sur ses devoirs. C’est un frère de Socrate. Il obéit à l’esprit nouveau jusqu’à ne pas craindre de contredire les antiques légendes sur lesquelles il travaille, quand elles répondent à une morale qui n’est plus la sienne. Oreste tuant sa mère, même pour venger son père assassiné, effraye déjà la conscience d’Eschyle ; cependant Eschyle accepte son sujet tout entier, jusqu’à l’absolution que Pallas prononce ; la leçon qu’il donne est surtout dans la terreur : le fils parricide n’efface pas chez lui le représentant du père de famille ; héritier et vengeur de sa majesté trahie. Dans Euripide, la loi antique se tait pour laisser parler la nature toute seule ; je dis la nature telle que l’ont faite des mœurs plus sociables et plus tendres : Mon père lui-même, dit Oreste, si j’avais pu l’interroger, m’aurait supplié de ne pas égorger ma mère[3]. Un autre personnage de la même pièce proteste aussi contre cet enchaînement de vengeances et d’horreurs que le vieux principe du talion traîne après lui. Dans une scène d’une autre tragédie, Oreste pleuré à la pensée de sa mère qui lui montrait sa mamelle en demandant grâce ; il entend encore ses cris, il revoit ses mains suppliantes qui s’attachaient à son visage ; il déchire son propre cœur et le nôtre avec ces souvenirs, sans que le poète s’inquiète s’il n’ôte pas à son sujet sa vraisemblance en prêtant à de tels personnages de tels sentiments ; de même à peu près que l’Iphigénie de Racine ne semble pas faite pour vivre au milieu de la barbarie que le sujet de la pièce suppose. Euripide prêche partout l’humanité et la charité. Un roi mourant, dans sa tragédie d’Erechthée, disait à son fils, en lui donnant ses derniers conseils : D’abord il faut avoir le cœur doux, donner au pauvre son tour aussi bien qu’au riche, et te montrer également juste et religieux pour tous. Saint Louis dit aussi à son fils dans Joinville : Le cuer aies douz et piteus aus povres, aus chietis et aus mesaisiés, et les conforte et aide selonc ce que tu pourras. On ne trouvera pas qu’il y ait trop de distance de l’un de ces discours à l’autre, si on pense qu’entre Euripide et Joinville il s’est passé plus de seize cents ans. On voit, dans les Suppliantes, Thésée, le roi d’Athènes, qui réclame des Thébains, vainqueurs de ceux d’Argos, qu’ils laissent donner aux morts la sépulture ; sur leur refus, il livre bataille pour cette cause sainte, car il ne veut pas qu’il soit dit dans la Grèce que la religion (le texte dit : la loi antique des dieux) est venue lui demander assistance, et qu’il l’a laissé outrager. On vient raconter au roi d’Argos, resté sur la scène, que la bataille est gagnée. Celui-ci alors demande ce qu’on a fait pour les morts : Des esclaves sans doute ont enlevé leurs corps de la terre sanglante où ils étaient tombés ? — Nul esclave n’a eu de part à cette œuvre ; vous eussiez dit que ces morts avaient été chers à Thésée. — Quoi donc ! a-t-il lavé lui-même les blessures de ces infortunés ? — Il a de plus dressé leur lit funèbre, enveloppé leur dépouille. — C’était un ministère bien triste, bien humiliant. — Est-il humiliant de prendre part aux maux communs de l’humanité ? Ce n’est pas là tout à fait saint Louis en Égypte, puisque ces morts ne sont pas pestiférés ; mais, quoique de loin, ne peut-on pas dire que le saint roi de la fable ressemble au saint roi de l’histoire ? C’est Euripide qui a donné cette définition du vrai juste : celui qui vit pour son prochain et non pour soi. Il s’est plu à recommander et à peindre tous les dévouements, dévouement de l’amitié, dévouement fraternel, filial ; maternel ou conjugal, enfin dévouement du serviteur pour le maître. Il s’écriait : Malheureux l’enfant qui ne se fait pas le domestique de ses vieux parents ! Au lieu du commandement naïf du Décalogue que l’Église répète encore : Honore ton père afin que tu vives longuement, un personnage d’Euripide dit avec plus de noblesse : Celui qui honore ses parents est aimé des dieux, dans la mort comme dans la vie. Quoi de plus touchant et quoi de plus religieux que la lutte d’Oreste et de Pylade dans Iphigénie chez les Taures, qu’Électre au chevet d’Oreste malade, qu’Andromaque se livrant pour son enfant, ou encore que la mort d’Évadné, et le drame incomparable d’Alcestis (ou Alceste). Voici le récit que fait une esclave des derniers moments d’Alcestis, qui meurt volontairement à la place de son mari : Dès qu’Alceste a senti l’approche du moment fatal, elle a baigné son beau corps dans l’eau pure du fleuve, et tirant de ses coffres de cèdre ses riches vêtements, elle s’en est parée. Puis, se tenant devant son foyer, en présence de Vesta (Hestia) : Ô déesse, a-t-elle dit, ô ma souveraine, prête à descendre vers les sombres demeures, je me prosterne pour la dernière fois à tes pieds. Tiens lieu de mère à mes enfants. Donne à l’un une épouse qu’il aime, à l’autre un époux digne d’elle. Qu’ils ne meurent point, comme leur mère, d’une mort prématurée, mais que, plus heureux, au sein de leur terre natale, ils remplissent toute la mesure de leurs jours. Ensuite elle s’est approchée de chacun, des autels qui sont dans le palais d’Admète, et, en priant, elle les couronnait de verdure, elle les parfumait de feuilles de myrte, sans pleurer, sans gémir, sans que la pensée de son malheur altérât en rien le doux éclat de son visage. Mais lorsque, entrée dans sa chambre, elle s’est jetée sur son lit, alors elle a versé des larmes, et s’est écriée : Ô toi, où fut dénouée ma ceinture virginale par l’homme pour qui je meurs, couche nuptiale, adieu ! je ne puis te haïr, quoique tu m’aies perdue. C’est pour ne point te trahir, pour né point trahir mon époux, que je meurs. Peut-être une autre femme te possédera-t-elle, non pas plus chaste, mais plus heureuse. Et elle la tenait embrassée, et elle l’arrosait des torrents qui coulaient de ses yeux. Enfin, lorsqu’elle s’est rassasiée de larmes, elle quitte la chambre et bientôt y rentre, elle en sort et y revient sans cesse, et se précipite cent fois sur sa couche. Cependant ses enfants s’attachaient à ses habits, et pleuraient ; elle les prenait dans ses bras, les baisait tour à tour, comme devant bientôt mourir. Tous les esclaves erraient çà et là dans le palais, gémissant sur la destinés de leur maîtresse ; elle leur tendait la main à tous, et il n’en est pas de si misérable, à qui elle n’ait parlé, dont elle n’ait reçu les adieux. Tout est également pieux dans cette mort, depuis les cérémonies solennellement accomplies aux autels des dieux, jusqu’à ces dernières paroles échangées avec les plus humbles des serviteurs : d’une part, le calme solennel des prières ; de l’autre, les larmes, les baisers, les emportements de la douleur, expriment également les sentiments les plus sacrés aussi bien que les plus tendres. Je ne vois pas quel idéal religieux peut dépasser celui-là, pourtant si admirablement fidèle à la nature. C’est une religion essentiellement humaine et compatissante. Il y a des vers où Euripide prend la défense de la pitié contre la sagesse sévère qui n’y voulait voir qu’une faiblesse. Au contraire les dieux mêmes déclarent chez lui qu’eux aussi ils ont compassion des misères humaines. La poésie se plaçait là à une plus grande hauteur morale que dans le fameux Homo sum. Dans le Cyclope, cette pièce singulière, seul monument qui nous reste d’un drame bachique primitif avec des chœurs de satyres, Ulysse adresse ces paroles à Polyphème : Obéis sagement à la loi commune des mortels, en, recevant des suppliants maltraités par la mer, en les accueillant comme tes hôtes, et leur donnant des vivres et des habits, au lieu d’enfoncer dans leur chair les broches où rôtit la viande des bœufs, pour les avaler et remplir ton ventre. On remarquera que ce n’est plus ici la tragédie, ni un langage proportionné à des personnages sur lesquels le poète appelle le respect. C’est un discours qui semble devoir être entendu de tous, même des plus grossiers ; d’où il suit que ces principes d’humanité et de charité étaient alors, aussi bien qu’aujourd’hui, les vérités les plus banales. On trouve d’ailleurs, dans Euripide toutes les sortes de délicatesses ; ce poète, qui avait la réputation de faire la guerre aux femmes, à la main la plus douce que poète eut jamais pour ouvrir et développer le cœur des femmes. Il est également pur, dirai-je chrétien ? dans ses complaisances et dans ses sévérités. Il témoigne un égal respect pour la vierge dans Polyxène, pour la veuve dans Andromaque : Polyxène, si sainte dans sa mort, dont s’est souvenu la Fontaine : Elle
tombe, et tombant range ses vêtements, Dernier trait de pudeur, même aux derniers moments. Andromaque, qui ne peut supporter l’idée d’être à un autre homme après avoir été à Hector, et qui défie fièrement les faiblesses d’un autre amour. D’un autre côté, Racine n’a pu que reproduire, sans les surpasser, les vers où la Phèdre grecque peint les hontes et les, terreurs de l’adultère. Ailleurs le poète renvoie aux Barbares (et pour un Grec c’est tout dire) la bigamie aussi bien que l’inceste, et tout désordre qui trouble la paix et l’honneur de la famille. Il témoigne un vif sentiment de l’égalité morale des hommes : Nés de la même terre, ils sont faits l’un comme l’autre ; la loi seule distingue une bonne et une mauvaise naissance ; la vraie noblesse est, celle de l’âme, et ce n’est pas la fortune, c’est la Divinité qui la donne. — Le méchant seul est mal né, vint-il de plus haut que Jupiter. — Il importe peu que la chair soit de race, si ailleurs il se trouve plus de sagesse ou plus de vertu dans de moins beaux corps. Euripide applique ces idées même aux esclaves : L’esclave vaut l’homme libre, s’il est homme de bien. — L’esclave peut être homme libre par le cœur. — Il n’a pas craint de dire : Hommes libres, nous ne vivons que par les esclaves. Ces grandes paroles, ces beaux sentiments, ces scènes mêmes touchantes ou charmantes, ne me font pas oublier l’histoire. Dès qu’on détourne les yeux du théâtre pour les reporter sur la réalité, on se trouve en face des choses les plus tristes ; Grecs et Athéniens paraissent encore bien barbares. Ce ne sont que guerres de cité à cité, ou, dans une même cité, d’une moitié d’un peuple contre une autre ; et celles-ci comme celles-là aboutissent souvent à des massacres de gens désarmés. Quand une ville est emportée, ceux qui ne sont pas égorgés sont vendus, hommes et femmes, et réservés à toute espèce de misère et d’infamie. Sans se fatiguer à ramasser dans les historiens des exemples de toutes les iniquités, on peut juger de la société d’alors par sa justice. La justice à Athènes avait pour moyen d’information la torture, mais ce n’était pas l’accusé qu’on y soumettait ; car un citoyen, en temps ordinaire, ne pouvait être mis à la question : c’étaient les malheureux, esclaves ou étrangers non établis, dont on pouvait attendre quelque révélation utile. Dans les affaires qui n’intéressaient que des particuliers, on ne torturait l’esclave que de l’agrément du maître ; quelquefois le maître était le premier à proposer cette épreuve ; d’autres fois c’était l’adversaire qui le de mandait, et qui déférait la torture comme on défère le serment. Voilà pour l’humanité ; quant à ce qui regarde la corruption, il suffit de prononcer les noms des hétères et des pédica pour rappeler à l’esprit tops les scandales des mœurs grecques. On vivait ainsi, en même temps qu’on applaudissait Thésée ou Alceste on Polyxène, et que les esprits au théâtre étaient touchés des plus belles pensées, rendues dans les plus beaux vers. Il ne faudrait pas s’écrier là-dessus : C’est le paganisme ! c’était une sagesse païenne ! Qu’on lise dans Procope, ou, si on veut, dans Gibbon, les étranges spectacles que donnait au peuple, sous l’empereur Justin, dans le théâtre de Constantinople, la femme qui devint plus tard l’impératrice Théodora. Cela se passait en plein christianisme, et Justinien allait tout à l’heure faire de cette femme une reine et une mère de l’Église. Quant à l’esclavage, aujourd’hui même et à l’heure qu’il est, son histoire n’est pas finie. Pour la torture, il n’y a pas cent ans que notre justice torturait encore, non pas seulement le coupable, chose si révoltante et dont nous ne supportons plus l’idée, mais l’accusé, qui pouvait être l’innocent. Cela se passait après les Corneille, les Racine et les Molière, après Montesquieu, après Voltaire et Jean-Jacques. Chez les anciens non plus que chez nous, les représentants de la raison et de la conscience humaine n’ont pas à répondre du mal contre lequel ils ont lutté. De plus, à Athènes comme ailleurs, et plus qu’ailleurs peut-être, les mœurs corrigeaient souvent les lois. Il est à remarquer, par exemple, que les passages même des orateurs grecs qui se rapportent à la procédure de la question semblent témoigner qu’il n’y avait guère là qu’une lettre morte. Je n’ai pas vérifié tous ces passages un à un ; mais, si je ne me trompe, on y voit toujours une partie qui se plaint que l’autre partie refuse cette épreuve. Et on y fait valoir l’autorité des témoignages que la question aurait obtenus si on l’eut donnée, mais jamais celle de témoignages qu’elle ait arrachés en effet. D’ailleurs la vie des peuples, comme celle des hommes, est bien mêlée ; et tout à côté des violences et des scandales que présente l’histoire du Ve siècle avant notre ère, on trouve aussi dans cette histoire des témoignages évidents d’un sentiment moral déjà développé et puissant. Dans un plaidoyer où Lysias fait le compte de la fortune d’un citoyen et de ses dépenses, il fait entrer dans ce compte ce que nous nommerions ses charités : de l’argent donné pour doter des filles, pour racheter des prisonniers, pour enterrer des morts, et cela en secret et sans demander qu’on le sache ; celui dont on parle n’avait donc pas attendu les préceptes du Discours sur la montagne. On voit dans un autre plaidoyer qu’il y avait à Athènes une Assistance publique : l’État soutenait par des secours le citoyen infirme qui ne pouvait suffire par lui-même à ses besoins. Nous savons encore que parmi les preuves de bonne vie et mœurs, comme nous dirions, qu’on devait faire avant d’exercer certaines hautes fonctions dans Athènes, il fallait surtout être à l’abri de tout reproche sur ce qui regarde les obligations d’un fils envers ses parents, vivants ou morts : on était exclu, au témoignage de Xénophon, si on était convaincu d’avoir négligé d’honorer leur tombe. Ces mêmes lois des Athéniens, qui dans la procédure criminelle traitaient si impitoyablement l’esclave en instrument, n’avaient pu s’empêcher cependant de lui donner quelque part à l’égalité qui faisait l’orgueil d’Athènes. Partout ailleurs, il était esclave, non pas de son maître seulement, mais de tous lès libres ; il devait se lever et se ranger devant eux ; sinon, on pouvait le battre. A Athènes, cela n’était pas permis ; libres et esclaves étaient égaux dans la rue. Ainsi, quand des discours d’égalité tombaient du théâtre au milieu de la foule des spectateurs (dans laquelle étaient aussi les esclaves), ils n’étaient pas en désaccord avec les mœurs. Je ne saurais épuiser les moralités chrétiennes dont les pièces d’Euripide étaient remplies : La vertu est le seul bien qui ne meurt pas avec l’homme. — Mortels, ce que nous appelons les biens ne nous appartient pas ; ces biens sont aux dieux, qui nous chargent de les administrer, et qui nous les reprennent quand ils veulent. C’est à peu près la parole célèbre de Job. — Après tout, que faut-il pour vivre, sinon de l’eau et du pain ? Tout le reste est pour la volupté. — Le juste est détaché de tout ici-bas, même de la patrie. Comme toute région de l’air est ouverte au vol de l’aigle, toute terre est une patrie pour l’homme de bien. Nul poète cependant n’a représenté les douleurs de l’exil d’une manière plus vive et plus touchante, mais il sentait que la vertu doit savoir se mettre au-dessus de ces souffrances et de l’iniquité des proscripteurs. Les Chrétiens, au temps des persécutions, ont parlé avec plus d’excès. Un Père de l’Église a dit en parlant des fidèles : Ils ont une patrie, mais ils n’y sont qu’en résidence... La terre étrangère est patrie pour eux, et la patrie est terre étrangère. — Le juste est toujours libre, disait encore Euripide, car il ne tient pas à la vie. Qui donc est esclave, s’il n’a pas souci de mourir ? — Heureux, dit-il encore, le sage qui vit dans la contemplation des choses célestes, sans prendre part ni aux misères ni aux injustices d’ici-bas ! Il a décrit avec un grand charme dans l’Ion ces joies calmes et cette espèce de saint égoïsme de la retraite. On sait que cet Ion, enfant abandonné et élevé dans un temple, a été le modèle d’Éliacin : Ce temple est mon pays, je n’en connais point d’autre... Tous
les jours je l’invoque, et, d’un soin paternel, Il me nourrit des dons offerts sur son autel... Quels
sont donc vos plaisirs ? — Quelquefois, à l’autel, Je présente au grand prêtre ou l’encens ou le sel, etc. Qui
nous révélera ta naissance secrète, Cher
enfant ! Es-tu fils de quelque saint prophète ? Tel en
un secret vallon, Sur les bords d’une onde pure, etc. Tout cela est inspiré d’. Euripide. Un vieux roi à qui l’oracle a donné Ion pour lui tenir lieu de fils lui demande en effet de le suivre. Ion refuse cette prospérité et aime mieux vivre près du dieu : Et vois, mon père, quel est ici mon bonheur ! d’abord le doux loisir, si cher à l’homme ; ensuite peu de soucis. Nul méchant ne se trouve sur mon chemin ; je n’ai point ce déplaisir insupportable de céder le pas à qui vaut moins que moi. J’ai ce que les hommes doivent le plus désirer et ce qu’ils ne désirent pas toujours : c’est que la loi, d’accord avec la nature, m’oblige de me conserver vertueux et pur devant la Divinité. Voilà, mon père, pourquoi mon sort présent me semble préférable à celui qui m’attend ailleurs. Laisse-moi vivre pour moi-même. Le rêve de la paix du cloître et de son innocence n’est-il pas déjà rendu dans ces vers ? Ainsi chacun des tragiques est religieux à sa manière : Eschyle dans des conceptions grandioses et terribles, comme le chœur sombre, effrayant, extraordinaire, qu’il fait chanter aux Euménides quand elles suivent Oreste à la trace du sang maternel ; Euripide dans des imaginations plus douces ou même riantes. Lorsqu’il peint aussi des attentats et des fureurs, ce qui domine dans ses peintures est l’impression de la faiblesse de l’âme humaine, et c’est encore une vue chrétienne que celle-là. La passion maladive de ses femmes criminelles nous épouvante par les abîmes qu’elle nous découvre au dedans de nous. C’est sa Médée qui a dit, à la fin d’un monologue admirable : Je sais bien quel mal je vais faire, mais ma passion est plus forte que ma volonté. Et la Médée d’Ovide l’a répété sous une autre forme, d’après un autre passage d’Euripide : Je vois le bien et je l’aime, mais c’est le mal que je fais, avant que Paul dit à son tour, dans la Lettre à ceux de Rome : Je ne fais pas ce que je veux, et je fais ce que je déteste. C’est dans Euripide qu’on lit, je crois, pour la première fois, le nom de la conscience. Le poète qui a dit : On voit des hommes apporter aux dieux une chétive offrande qui tient dans la main, et ils sont plus religieux que ceux qui immolent des bœufs en sacrifice, n’a-t-il pas préludé aux paroles de Jésus dans l’Évangile : Je vous dis que cette veuve pauvre, en donnant sa petite pièce de cuivre, a mis plus que tous les autres dans le trésor ? Voici d’autres belles paroles de moralité religieuse : Il y a un dieu en nous. Et celles-ci : Inhumer un mort, ce n’est que rendre la terre à la terre. Ce sont à peu près les termes de la Genèse. Et celles-ci encore, si peu attendues sur un théâtre : Qui sait si ce n’est pas mourir qui est vivre, et si, au contraire, ce que les humains appellent la vie n’est pas une mort ? — Chez les morts, quand la vie a cessé, la pensée ne meurt pas, non plus que ne meurt le ciel, où l’esprit retourne. — Voici d’où vient aux mortels la passion de vivre : nous savons ce que c’est que la vie, mais c est parce que nous ne connaissons pas la mort que chacun redoute de dire adieux la lumière. C’est précisément le langage de Shakespeare dans Hamlet : There’s the respect That makes calamity of so long live. Je citerai enfin ces vers d’un autre tragique, Ion d’Athènes : Connais-toi toi-même ; c’est un petit mot, mais une grande affaire ; si grande qu’il n’y a que le dieu suprême qui en soit capable. Mais il n’y a rien de plus remarquable dans cette prédication du théâtre que sa liberté envers les dieux ; et en cela encore elle est certainement l’écho de la doctrine régnante. Quand celle-ci émancipait l’esprit en toutes choses, comment n’aurait-elle pas essayé de l’affranchir du joug des dieux ? L’incrédulité se serait produite, je le crois, par le seul travail intérieur de la pensée ; ce travail fut aidé pourtant, comme d’ordinaire, par l’expérience du dehors. Il parait bien dans Joinville que les chrétiens rapportèrent de l’Orient, après les croisades, plus d’un germe d’hérésie ; et on reconnaît chez Montaigne combien au XVIe siècle la découverte de l’Amérique et les lointains voyages élargirent les pensées des hommes et les enhardirent à douter. La même chose était arrivée aux Grecs. Ces Perses, chez qui les dieux n’avaient ni statues, ni temples, ni autels, parce qu’ils n’avaient pas de /orme humaine, et qui prenaient en pitié les dieux des Grecs, étaient bien propres à faire réfléchir les bons esprits. Les animaux sacrés de l’Égypte, les singularités des fêtes égyptiennes, le contraste des cultes opposés et ennemis amenait Hérodote, et d’autres aussi sans doute, à croire que chacun a sa religion, qui est bonne pour lui, et que toutes les religions se valent. Mais rien ne serait pourtant plus injuste que de rapporter pour cela à l’Orient l’honneur des hardiesses de l’esprit grec. Ainsi, si l’exemple de la Perse disposait à mépriser les dieux à forme humaine, il ne faisait au contraire qu’accréditer la religion des astres, de laquelle en effet de grands esprits même semblent n’avoir pu se dégager. Mais les vrais libres penseurs de la Grèce, ceux qui disaient, comme Anaxagore, que le soleil n’est qu’une pierre enflammée, n’étaient certainement en rien des adeptes de l’Orient. Hérodote, qui témoigne si abondamment de l’empire des croyances religieuses et même des superstitions sur les hommes de son temps, témoigne aussi d’un autre côté de la critique qui commençait à se répandre. Quelquefois il en est gagné lui-même, et il déclare que tel miracle qu’on lui a conté dépasse sa foi. Ailleurs il ex-pose avec une certaine complaisance, car il est très sensible à la finesse de l’esprit, comment un oracle a été attrapé et pris au piège par un raisonneur habile. D’autres fois il se montre croyant, mais en des termes qui nous avertissent que tous n’avaient pas une foi aussi complaisante. Il dira, par exemple : Ceux qui croient que les tremblements de terre sont l’œuvre d’un dieu ; — et il est avec ceux-là ; mais il est clair que d’autres pensaient autrement. Il fait profession de croire aux oracles, et s’exprime là-dessus avec une certaine vivacité. Je ne veux pas en douter, dit-il, et je ne trouve pas bon qu’on en doute ; mais cette vivacité même atteste que les oracles étaient déjà décrédités dates bien des esprits ; et nous ne serons pas étonnés que, tandis qu’ils tiennent tant de place dans l’histoire d’Hérodote lui-même, ils soient absents de celle de Thucydide, qui vient si tôt après lui. Les tristes agitations intérieures qui succèdent pour la Grèce à la guerre médique, les violences, les iniquités, les catastrophes de toute sorte qui remplissent la fin du siècle, blessent d’autant plus les, hommes qu’ils sont arrivés par la réflexion et par la culture de l’esprit à un sentiment plus élevé et plus exigeant de la justice, et les disposent ainsi à la révolte contre les dieux. D’un autre côté, on a vu combien le naturalisme des penseurs était peu favorable aux croyances théologiques. Démocrite écrivait : Les hommes des premiers temps ; en voyant les phénomènes qui se produisent dans, le ciel, comme le tonnerre, l’éclair, la foudre, les rencontres des astres et les éclipses du soleil et de la lune, étaient saisis de frayeur, et croyaient que c’étaient des dieux qui faisaient toutes ces choses. Protagoras tenait la question de l’existence des dieux pour une question réservée, qu’il se refusait à discuter. Mais, d’après le témoignage de Cicéron, il se trouva un esprit plus résolu, Diagoras de Mélos, qui osa’ professer que les dieux n’étaient pas, et qui le premier reçut le nom de raisonneur sans dieu (athéos). Euripide fait incessamment la guerre à la mythologie ; tantôt, avec la même liberté que Pindare, il refuse de croire les choses qu’elle impute aux dieux, le festin de Tantale, les adultères et les violences ; il ne croit pas qu’Hélène ait été séduite par une déesse : Aphrodite, c’est notre propre folie. Tantôt, acceptant la matière de ces fables, puisqu’elles sont le thème de ses drames, il les ruine moralement de deux manières : ou bien il condamne hardiment les faiblesses et les crimes des dieux ; ou, plus perfidement, il nous fait voir des coupables qui s’excusent par l’exemple des dieux, et ce tour ne pouvait manquer de troubler la foi des esprits honnêtes. La conclusion inévitable était celle qui est exprimée dans ce vers : Si les dieux font une chose honteuse, ils ne sont pas dieux. Elle devait emporter le paganisme. Non seulement Euripide osait douter des miracles, et faire dire à un de ses chœurs qu’il ne croyait pas que le soleil eût rebroussé chemin pour le festin d’Atrée, et que ces récits effrayants n’étaient inventés qu’au profit du culte des dieux ; mais il attaquait ce culte dans ce qui en faisait la vie : la divination, les sacrifices, les temples mêmes. — Rien n’est moins sensé que de chercher l’avenir dans les figures que dessine la flamme du sacrifice, ou dans le vol des oiseaux ; les oiseaux n’ont rien à apprendre aux hommes. — Quoi de plus fou que de croire que les dieux sont touchés de se voir offrir des os sans viande ou des intestins brûlés, dont un chien ne voudrait pas ? Ce fragment de tragédie est anonyme, mais rien n’empêche de le croire d’Euripide. Il disait encore : Quelle serait la maison bâtie par les maçons, qui pourrait enfermer dans l’enceinte de ses murailles la substance divine ? Ailleurs il condamnait le privilège sacré du droit d’asile comme une atteinte portée à la véritable justice. En même temps qu’il détruisait ainsi les dieux populaires, il saluait le Dieu inconnu, qui fait marcher sans bruit les choses humaines selon la justice. » Mais il entendait cette justice d’une manière très haute ; il s’expliquait là-dessus dans des vers pleins d’originalité : Croyez-vous que les iniquités aient des ailes pour s’envoler chez les dieux, qu’on les inscrive là sur les registres de Jupiter, et que celui-ci les consulte pour juger les hommes ? Mais il ne suffirait pas à tout inscrire ni à tout juger. La justice est ici même, à côté de nous, pour qui sait voir. De telles pensées entraînent aisément à se passer des dieux mêmes, et il allait quelquefois jusqu’à douter d’eux dans les discours de ses personnages. Mais ce qui a été dit de plus fort en ce sens sur le théâtre d’Athènes est la tirade que le poète Critias, le même qui a été l’un des Trente, n’avait pas craint de placer dans la bouche de son Sisyphe : il y expliquait comme Démocrite comment on a cru qu’il y a des dieux, par cette raison qu’on a eu peur de la foudre, et par cette autre encore que les hommes ont voulu trouver là-haut la justice sûre et toute-puissante qu’ils cherchaient inutilement ici-bas. Ainsi il n’a pas tenu à l’esprit grec que, des cette date, des penseurs hardis n’aient répandu et accrédité les mêmes idées que d’autres penseurs professent aujourd’hui avec tant de liberté. Les Diagoras et leurs disciples, s’ils avaient été aussi libres, auraient affranchi sans doute bien des hommes des croyances qu’eux-mêmes avaient secouées comme des illusions. Ils auraient accompli dès lors l’œuvre qu’a reprise plus tard Épicure ; et ils auraient fait même plus qu’Épicure n’a osé faire, puisque celui-ci reconnaissait encore les dieux. Les dieux rejetés, la doctrine naturaliste avait atteint son but suprême ; la tyrannie d’en haut était détrônée ; l’homme n’avait plus affaire qu’à lui-même ou à ses semblables ; la morale, la politique et la science pouvaient bâtir à leur aise sur ce fondement sûr et indestructible des faits réels et observés ; enfin toutes les imaginations théologiques qui divisent les peuples tombant à la fois, une communion universelle s’établissait sans peine entre les esprits, d’où elle aurait passé nécessairement dans la vie même. Mais cette liberté n’était pas possible, et c’était trop pour ce que comportait encore la nature humaine ; les maladies religieuses étaient alors invétérées et profondes au point de ne pouvoir, guérir. Ce que nous appelons religion aujourd’hui ne peut nous donner une idée des superstitions qui pesaient partout sur les âmes. Dans notre temps, on peut dire que les plus croyants même, et les plus assujettis aux pratiques religieuses, ne voient pourtant Dieu que d’assez loin, et qu’il n’est pas bien gênant pour eux. Alors au contraire, la présence des dieux était continuellement sentie ; ils résidaient, ces dieux, dans leurs temples et dans leurs statues. Quand les deux rois de Sparte sortaient de la ville pour une guerre, ils emmenaient avec eux les deux Tyndarides, patrons de la cité. Égine avait ainsi les Eacides, et même elle les prêtait dans l’occasion à ses alliés. Éphèse, étant assiégée, se met sous la protection de la déesse Artémis en rattachant les murailles au temple par une corde qui fait de la ville tout entière un lieu sacré. Le surnaturel frappait à chaque instant à la porte ; c’étaient des statues qui pleuraient ou qui se déplaçaient ; c’étaient des temples fermés qui s’ouvraient d’eux-mêmes. Les récits d’Hérodote sont pleins de prodiges, dont quelques-uns ont de la poésie et de la grandeur. Ainsi, quand les Perses sont près d’entrer dans l’Attique, il s’élève tout à coup sur la route qui conduisait à Éleusis une poussière mystérieuse et inexplicable, comme s’il passait une procession invisible, et on entend dans les airs la voix divine d’Iacchos : ce sont les dieux qui se retirent. Mais d’autres prodiges sont bien étranges ; ainsi, il nous parle d’un temple, près d’Halicarnasse, où il poussait de la barbe à la prêtresse quand quelque malheur se préparait. Il nous étonne surtout en ne s’étonnant pas lui-même et ne s’embarrassant pas de ce qu’il raconte. Une cavale met bas un lièvre ; on ne comprit pas, nous dit-il, le sens de ce prodige, et pourtant, c’était facile à comprendre. Les prodiges étaient si accrédités et si constamment prévus, qu’on pouvait fonder des stratagèmes de guerre sur cette disposition des esprits ; un chef jette la terreur chez l’ennemi en faisant paraître des soldats blanchis que l’on prend pour des fantômes. Il y a pourtant tel prodige qu’Hérodote se refuse à croire, et on pourrait soupçonner une intention de critique dans cette remarque, que les prodiges abondent en Égypte plus que partout ailleurs, parce qu’on les note et qu’on les inscrit tous. Mais l’imagination chez lui est naïve, et peu disposée à se défendre de ce qui l’émeut ; il recueille avidement des histoires, comme celle de cette morte qui se plaint d’avoir froid dans son tombeau, parce que les habits qu’on a enfermés avec elle ne peuvent lui servir, n’ayant, pas été brûlés préalablement comme le corps même. La foi à la divination se confond absolument avec la foi aux deux, pour lui comme pour tous les hommes de son temps. La divination était comptée avec assurance parmi tous ces arts de la vie dont l’homme est en possession et dont il est fière, ainsi que l’écriture, ou la médecine. Hérodote rappelle et produit à chaque instant des oracles ; là sont les raisons de tous les événements ; si on pouvait enlever à l’ennemi les oracles qu’il gardait dans son temple, on croyait lui avoir pris les plus précieux de ses trésors ; la comédie d’Aristophane confirmera d’ailleurs là-dessus par ses inventions moqueuses le témoignage naïf du vieil historien. Les esprits étaient continuellement ballottés par des espérances ou par des craintes qui se rapportaient aux dieux ; celui-ci redoutant leur colère, celui-là comptant sur leur protection, dont leurs communications étaient le gage. La foule ne se représentait guère ces dieux que comme des puissants, dont l’autorité était fondée sur la force, ainsi que celle des pouvoirs humains : c’est ce que disent nettement ceux d’Athènes à ceux de Mélos dans Thucydide. Comme les puissants aussi, on les gagnait par des hommages et par des présents. Un vieillard, dans Platon, dit que les riches sont plus tranquilles que les autres au déclin de la vie et à l’approche de la mort, parce qu’ils ont de quoi s’acquitter envers les dieux. Hippocrate, parlant de cette maladie mystérieuse commune chez les Scythes, et qu’on regardait comme venant d’un dieu, se sert de l’argument que voici pour combattre une telle idée : que ce sont surtout les nobles et les riches qui sont atteints de ce mal, c’est-à-dire ceux à qui il est le plus facile de se mettre en règle avec les dieux et de s’assurer leur bienveillance. Nicias, un personnage si considérable à Athènes, sacrifiait tous les jours, et il entretenait un devin, pour le consulter, disait-il, sur les choses qui intéressaient la république ; mais on prétendait qu’il le consultait plutôt sur ses affaires particulières, et principalement sur l’exploitation de ses mines du Laurion. Qu’on s’imagine un personnage d’aujourd’hui consultant les dieux sur ses opérations de Bourse. C’était donc surtout aux riches dévots que les dieux s’intéressaient ; cependant cette règle même n’était pas sure, et on ne s’expliquait pas toujours leurs faveurs et le caprice de leurs oracles. De sorte que ces révélations soulevaient l’objection qui s’adresse à toute révélation, et qui est si grave : pourquoi les dieux parlent-ils à ceux-ci plutôt qu’à ceux-là ? Mais on y répondait comme toutes les religions y répondent, par le bon plaisir des dieux : Rien ne les force, dit le père de Cyrus dans Xénophon, à s’intéresser à ceux dont ils ne se soucient pas. C’est la doctrine de ce que la théologie chrétienne appelle la gratuité de la grâce ; l’arbitraire est par la force des choses inséparable du surnaturel. Mais les craintes sont plus vives encore que les espérances, et la superstition antique était surtout pleine de terreurs. Ces puissances célestes, qu’on ne perdait pas de vue, étaient des puissances jalouses, toujours prêtes à punir l’homme, non seulement de ses crimes, mais de ses trop grandes prospérités, parce qu’elles semblent être une insolence de sa part, et à leur égard une offense. Tout phénomène qui troublait l’ordre de la nature, ou qui paraissait le troubler, était pris pour une menace des dieux. Il fallait l’expier, et on faisait même des expiations pour un songe. Un tremblement de terre arrêtait les entreprises et les délibérations ; j’ai rappelé déjà comment une éclipse de lune retint Nicias en Sicile quand il fallait se hâter d’en sortir, et fut la cause principale du désastre de son armée. Ces colères des dieux, on les supposait attirées par des crimes, surtout par des crimes théologiques ou des sacrilèges, et on les conjurait en exterminant les coupables. Dans le début de cette même guerre de Sicile, la double affaire de la profanation des Mystères et des la mutilation des Hermès fut terrible : au premier bruit d’une dénonciation et d’une enquête, chacun e enfuit chez soi épouvanté, de sorte qu’en un clin d’œil la place publique se trouva vide ; des centaines de citoyens furent mis à mort, ou n’échappèrent à la mort qu’en s’exilant. Si le coupable se sauvait par quelque hasard propice ; il était en butte toute sa vie à des haines et à des fureurs qui ne pouvaient manquer d’amener en effet sur lui toutes les misères auxquelles on le croyait voué par les dieux. On craignait de naviguer avec l’impie, car qui dit navigation dit péril, et le péril était grand à côté de l’homme sur qui la colère divine était suspendue. On s’en prenait à lui des souffrances publiques. C’était lui qui était cause que la récolte avait manqué, comme il est dit dans un discours de l’orateur Antiphon. La tradition de ces idées et de ce langage n’est pas encore perdue aujourd’hui. La superstition avait, parfois, des imaginations aussi étranges que barbares. Pendant la guerre du Péloponnèse, on s’avisa, d’après un oracle, de faire la purification solennelle de l’île de Délos, consacrée à Apollon. C’est ce qui s’était déjà fait auparavant. On enleva de l’île entière les cendres des morts, et il fut défendu à l’avenir soit d’y mourir, soit d’y accoucher ; on transportait ailleurs les malades à l’agonie et les femmes en travail. Plus tard on trouva que ce n’était pas assez, et on en chassa tous les habitants. C’est à la fin de ce siècle qu’on rencontre pour la première fois dans l’histoire l’apothéose décernée aux vivants. Lysandre le Lacédémonien, le vainqueur d’Athènes, celui qui mit fin à la guerre du Péloponnèse, et qui eut le premier l’honneur d’étouffer une démocratie avec des soldats, est missi le premier qu’on ait divinisé, lui présent, au témoignage de Plutarque. Le premier qui fut dieu fut un soldat heureux. Triste démenti au fier sentiment par lequel les Grecs se vantaient,-en opposition aux Asiatiques, de ne se prosterner devant aucun homme, mais seulement devant les dieux. C’est en Lysandre que commença l’alliance des prêtres et des Césars. Je suppose, et je crois voir dans les paroles mêmes de Plutarque, que Lysandre ne fut pas précisément dieu, mais associé aux honneurs des dieux. J’imagine aussi que cette nouveauté, quoique nouveauté, avait pourtant des origines ; quelles qu’elles soient, je devais signaler dès que je les rencontrais ces sortes d’apothéoses, qui sont ce que l’esprit païen a eu de plus contraire à la raison et à la dignité morale des hommes. On parlait déjà de la magie, sans qu’elle régnât encore comme elle a régné plus tard. Le mot était venu de la Perse ; la chose était aussi ancienne que la nature même : c’est des mystères de la nature qu’elle est née. Mystères de la vertu des herbes et des diverses substances ; mystères physiologiques du rêve et du cauchemar. De ces derniers sont sortis les êtres fantastiques de toute espèce ; des premiers, les philtres et les maléfices. Aristophane parle déjà de Thessaliennes (la Thessalie est la terre classique de la magie), qui savaient enchanter la lune et la dérober : idée suggérée évidemment par les éclipses. Il est question, dans un plaidoyer qui se trouve parmi ceux de Démosthène, d’une femme de Lemnos mise à mort avec toute sa race pour crime de magie. Mais dans le tableau des superstitions de la Grèce, voici que je retrouve Euripide ; car ce même poète, chez qui j’ai pu recueillir de tous côtés les traces évidentes des pensées et des sentiments qui menaçaient l’avenir de la religion populaire, nous a laissé une pièce qui est le triomphe de la foi païenne, et où elle parait dans tout son éclat et tout son prestige. Il avait beau être le sage du théâtre, il était poète avant tout, et tenté par toute poésie. Il en trouvait une source bien riche dans les Mystères de Bacchos, le dieu oriental, le dieu de l’imagination et des sens, le dieu de la possession, qui est ce qu’exprime proprement le mot grec d’enthousiasme. Les Mystères étaient à cette date la folie de la Grèce et d’Athènes ; cette fureur a passé dans le drame des Bacchæ ou Bacchantes. Cette tragédie si originale et si brillante éclaire bien heureusement pour nous les religions populaires, que sans cela nous ne pourrions à cette date qu’entrevoir à peine. Le peu que j’ai dit des cultes de l’Orient, en ex-posant l’ensemble de la religion des Grecs, en donnait une idée trop incomplète, et par là même infidèle. Ces cultes tenaient en effet dans la vie des peuples bien plus de place qu’ils n’en tiennent dans mon récit. lis étaient partout, mais ils demeuraient à moitié dans l’ombre ; c’étaient des religions de femmes, de paysans, d’hommes du peuple ; les historiens, les orateurs, les penseurs mêmes, ne croyaient pas avoir à s’en occuper. C’est que les historiens, les orateurs, les penseurs, ne s’intéressent qu’à ce qui se rapporte à leurs idées ; le poète, au contraire, s’intéresse à tout ce qui est humain. C’est là la grandeur de la poésie ; elle est la seule qui soit aussi large que la nature ; sous le nom de la poésie je comprends les arts, qui sont en quelque sorte ses interprètes, et qui traduisent aux sens la vérité qu’elle a révélée à l’esprit. Sans doute on peut recueillir des renseignements précieux sur le culte des dieux asiatiques, mais c’est à condition de les prendre dans l’histoire d’autres époques. Or la première loi du travail que je me suis proposé est une sévérité critique soigneuse de n’attribuer rien à un temps, qui ne soit attesté par des témoignages qui appartiennent à ce temps ou qui s’y rapportent. Ce que je poursuis avant tout est la génération historique des idées ; je dois plutôt risquer d’être sec et vide que de confondre en une seule peinture, les tableaux qui se déroulent les uns à la suite des autres dans l’histoire de l’esprit humain. Platon, qui est presque un poète, serait encore celui qui nous en apprend le plus sur ces scènes de délire sacré, si nous n’avions la tragédie d’Euripide. Mais cette pièce les fait revivre pour nous tout entières, avec un mélange de merveilleux qui, sans tromper l’imagination, la saisit plus fortement et y grave des empreintes ineffaçables. Elle nous transporte au milieu de ces femmes possédées d’un dieu ; nous les découvrons dans les, bois du Cithéron, où ce berger que voici les a surprises endormies. Elles s’éveillent avec le jour au mugissement de ses boula, rajustent leurs vêtements, et se font des ceintures avec des serpents qui lèchent leurs joues. Quelques-unes donnent le sein à des chevreaux ou à de petits loups, car elles ont abandonné leurs enfants qu’elles nourrissaient. Elles font jaillir du rocher ou du sol l’eau fraîche, le vin, le lait ; le miel découle de leurs thyrses. Mais comme on les poursuit imprudemment, les voilà furieuses ; elles bondissent dans une course effrénée, et il semble que la montagne elle-même et les bêtes qui la peuplent sont emportées avec elles. Les Mimes s’enfuient, elles se jettent sur les bœufs qui paissent et les déchirent ; elles terrassent jusqu’aux taureaux et les éventrent. Puis, s’abattant sur les villages qui sont au pied du Cithéron, elles pillent et ravagent, elles enlèvent les enfants, elles blessent et ne peuvent être blessées ; pais, revenant aux fontaines, elles lavent le sang qui les couvre, et leurs serpents le lèchent sur leur visage. Ces terreurs ne font que préparer la scène épouvantable où Penthée lui-même, le roi de Thèbes, l’ennemi de Bacchos, est déchiré par Agavé, sa propre mère, et par les autres femmes de sa famille et de son peuple. Le dieu vengeur l’a conduit au milieu d’elles, après s’être emparé aussi de lui. Il lui a fait oublier sa raison, sa dignité ; il l’a traîné dans les bois, tout défiguré, sous le costume même des bacchants. Pour lui faire mieux voir le spectacle, il a courbé jusqu’à terre la cime d’un grand pin, il s’y est placé avec lui, et l’arbre se redressant les a emportés doucement jusqu’en haut. Les femmes aperçoivent Penthée, ainsi exposé à leur vue ; aussitôt le dieu a disparu : une voix du ciel livre le sacrilège au châtiment. En même temps le ciel et la terre sont éclairés d’une lumière divine ; il se fait un grand silence, on n’entend plus ni le bruit des feuilles ni les cris des animaux. Les bacchantes se précipitent, elles déracinent l’arbre, elles se jettent sur le malheureux gisant à terre, et le prenant pour une bête sauvage, le mettent en morceaux ; puis Agavé rentre à Thèbes, portant fièrement à le pointe de son thyrse cette tête que tout à l’heure elle va reconnaître avec horreur[4]. Qu’est-ce que tout cela ? Tout autre chose sans doute que la réalité du culte bachique : c’est la fable et le miracle ; mais figurés sous des traits à travers lesquels on aperçoit cette religion elle-même, avec les transports et les désordres qu’elle offrait aux yeux, et surtout avec le trouble intérieur et profond dont les accidents du dehors n’étaient que l’image. Au reste, il est arrivé jusqu’à nous quelque chose de la réalité elle-même. On raconte que dans la Guerre sacrée entre les Thébains et les Phocéens, les Thyades ou bacchantes de Thèbes s’étant égarées la nuit dans leur délire, se trouvèrent tout à coup dans la ville d’Amphissa, alliée des Phocéens, et se couchèrent à terre dans l’agora pour dormir, sans avoir conscience de ce qu’elles faisaient. Les femmes d’Amphissa les voyant exposées aux insultes des soldats phocéens, montèrent la garde autour d’elles sans les déranger, puis, le jour venu, les firent reconduire par les hommes d’Amphissa en lieu sûr. Cela se passait au temps de Philippe. L’intérêt dominant de la tragédie d’Euripide consiste, pour nous, dans ce goût de fureur religieuse dont elle est remplie ; le poète y a rendu à merveille les élans d’une foi pleine de mépris pour la raison. Heureux, bienheureux celui qui, savant dans les choses saintes, se fait le ministre du dieu et donne sa vie à ses chœurs sacrés ! — Nous ne raisonnons pas sur les dieux : aucun discours ne peut prévaloir contre les traditions que nous avons reçues de nos pères et qui sont aussi vieilles que le temps ; non, quand la sagesse la plus subtile y ferait tous ses efforts. Et encore : Le délire impie d’une bouche insensée n’aboutit qu’au malheur. Mais la vie de celui qui se tient raisonnablement en repos est à l’abri des dangers et sa maison prospère. Car de loin et au haut du ciel, les dieux n’en surveillent pas moins les hommes. Faire le sage n’est pas sagesse... Le dieu hait celui qui ne sait pas tenir sagement sa pensée loin des voies des esprits ambitieux. Ce que le peuple des simples croit et pratique, c’est à quoi je me veux tenir. Et enfin : Il n’en coûte pas beaucoup de croire que force doit rester à ce qui est divin, à ce qui est établi depuis des siècles et fondé sur la nature même. — Qui ne connaît ce langage ? Qui ne le lit ou ne l’entend tous les jours encore dans les apologétiques, dans les sermons ou les mandements ? Voilà cette prétention de dater du commencement du monde, qui est commune à toutes les religions, même à celles qui disent au contraire à certains jours ce que disait Tertullien : Nous sommes d’hier. Voilà cette affectation de mépriser le raisonnement et la réflexion, parce qu’on les trouve choses trop nouvelles, aujourd’hui tout comme il y a deux mille ans. Voilà les menaces aux incrédules et les promesses aux soumis ; les choses divines mises sous la protection des intérêts de la vie et de l’esprit de conduite. Voilà les penseurs suspects, et la foi des humbles préconisée : Tu as caché ces secrets aux habiles et aux sages, dit un Évangile, et tu les as dévoilés aux simples. Toutes ces choses sont déjà dans Euripide, mais elles y sont au service des orgia de Bacchos ! Ce langage imposant, ce ton de majesté et d’autorité convenait peut-être aux Mystères, tels qu’ils étaient établis et consacrés dans Athènes, au chef-lieu de la Grèce, car ils ne s’y produisaient sans doute qu’avec un caractère vénérable. Mais ce n’est pas l’idée que le drame même d’Euripide nous donne de cette religion bachique, telle qu’elle était arrivée de l’Orient, emportée et sauvage ; telle peut-être qu’elle subsistait encore, au-dessous de la religion d’Éleusis, dans des populations ou parmi des multitudes moins éclairées et plus inquiètes que les citoyens d’Athènes. Sous cet aspect, elle avait contre elle, non pas seulement les raisonneurs, mais les chefs des peuples et l’autorité publique ; ses emportements sensuels étaient suspects, tout comme les emportements austères du Christianisme le seront un jour. Peut-être elle était aussi la religion des mécontents et des misérables ; ce qui est certain, c’est que la persécution qui fait le sujet de la tragédie d’Euripide a plus d’un trait qui fait penser à celles que les chrétiens devaient avoir un jour à souffrir. Aux premières menaces que fait entendre le roi Penthée, voyez comment les croyants répondent : Malheureux ! quel est l’égarement de ses discours ! Allons, prions pour lui, tout emporté qu’il est, et pour la ville, de peur de quelque vengeance de dieu. Cependant les bacchantes ont été emprisonnées par ordre du roi ; mais leurs chaînes se sont détachées d’elles-mêmes, et d’elles-mêmes se sont ouvertes les portes de la prison. C’est ainsi que dans les Actes des apôtres, Pierre ayant été mis en prison par Hérode, les chaînes tombèrent d’elles-mêmes de ses mains, et une porte de fer qu’il avait à passer s’ouvrit toute seule. La même histoire à peu près se retrouve plus loin au sujet de Paul, et cette fois un tremblement de terre ébranle toute la prison ; ce tremblement de terre est aussi dans la tragédie. Le dieu lui-même se bisse amener devant Penthée qui l’interroge ; on lui demande ce que c’est dorme que ces Mystères, et il répond qu’il n’est pas permis de le dire aux profanes, c’est ce que Tertullien répondra plus tard. Polyeucte parla de même : ... Ces
secrets pour vous sont fâcheux à comprendre ; Ce n’est qu’à ses élus que Dieu les fait entendre. Penthée demande : Tu dis, que tu as vu le dieu, comment était-il ? C’est ainsi que les juges de Jeanne d’Arc lui demandaient quelle figure avait saint Michel ; et elle répondait, à peu près comme Dionysos : Celle qu’il voulait, ce n’est pas mon affaire. Dionysos dit encore : Tous les Barbares célèbrent ces saints Mystères. Penthée répond ce que les Gentils répondaient à Paul : La sagesse des Barbares est bien inférieure à celle des Grecs. Et Dionysos reprend : En cela elle est meilleure. Il avoue que les fêtes du dieu se célèbrent la nuit, car il y a quelque chose d’auguste dans les ténèbres, et Penthée se récrie sur les scandales qui doivent sortir de ces réunions nocturnes : ce reproche de chercher l’ombre pour y ensevelir des débauches et des crimes, était celui qui pesait le plus sur les premiers chrétiens. Penthée menace : Je te tiendrai dans les chaînes. — Le dieu lui-même me délivrera quand je voudrai... Tout ce qu’on me fait, il le voit, car il est présent. — Et où est-il ? il n’est pas visible à mes yeux. — Avec moi ; tu ne le vois pas parce que tu es un impie... Quand tu me maltraites, c’est lui-même que tu mets aux fers. Tout cela est dit au sens propre, car c’est le dieu qui parle ; mais qu’il est facile de passer de là au sens figuré, qui était celui des martyrs ! Ne croit-on pas entendre Ignace porteur-de-dieu (Théophore), comme il s’appelle lui-même dans les prétendus Actes de sa condamnation : Ainsi tu portes partout le Christ avec toi ? — Ignace dit : Oui, car il est écrit : J’habiterai en eux, et je marcherai avec eux. Penthée dit encore dans une autre scène : Tu as conspiré avec ces femme pour perpétuer ces pratiques. — Oui, j’ai conspiré, si tu veux le savoir, mais avec le dieu. Le dieu commence sa vengeance en surprenant Penthée lui-même par l’ivresse bachique ; le malheureux s’écrie dans son délire : Est ce que je ne pourrais pas enlever la montagne même, avec les femmes qui la remplissent, et la charger sur ses épaules ? Et Dionysos répond avec une amère ironie : Tu le pourrais si tu voulais. Tu n’étais pas raisonnable tout à l’heure ; te voilà maintenant comme il faut. Pour le fond, il n’y a plus rien là de chrétien ; mais quant à la forme, serait-ce être trop subtil que de demander si on n’aperçoit pas dans ces vers l’origine première de l’hyperbole évangélique, que la foi peut déplacer les montagnes ? Après la mort du roi, que sa mère elle-même et les femmes de sa maison ont déchiré dans leurs transports frénétiques, on essaye d’effrayer les bacchantes de la vengeance de Thèbes ; leur chœur répond par un cri : C’est Dionysos, c’est Dionysos, ce n’est pas Thèbes qui me commande. Voilà une parole qui une fois jetée dans le monde ne passera pas ; les sectateurs de Bacchos et des autres dieux de l’Orient répondront de même à ceux qui leur parleront non plus de Thèbes, mais de Rome. Et les Juifs en diront autant, et après eux les Chrétiens : C’est Jéhovah, c’est Christ qui commande ! Ainsi la foi était alors générale et profonde. Il y avait sans doute des esprits plus forts que le vulgaire, mais ils ne le montraient qu’en se taisant absolument sur les choses divines, comme Thucydide. Comment donc un raisonneur pouvait-il oser nier les dieux ? Je croirais que Diagoras lui-même ne l’a fait que parce qu’il avait l’âme exaspérée. Il était de Mélos, il avait vu sa république détruite par les Athéniens, pour avoir défendu contre eux sa vieille indépendance et sans autre raison que l’odieuse raison du plus fort. A la prise de la ville, on avait passé au fil de l’épée tous les hommes, et vendu les femmes et les enfants. Je m’imagine le penseur, au milieu d’Athènes, souriant amèrement quand il entendait parler des dieux ; il finit par déclarer vide le ciel qui éclairait l’injustice, et vengea, par ses négations railleuses, l’humanité étouffée et impuissante[5] ! Accusé d’avoir outragé les Mystères, Diagoras fut proscrit, et on mit à prix sa tête : tant pour qui l’aurait tué, le double à qui le livrerait vivant. Ce grand acte d’intolérance n’est pas isolé ; j’ai rappelé déjà que Périclès lui-même avait eu peine à sauver Anaxagore. Protagoras d’Abdère, pour avoir écrit seulement, comme je l’ai dit, qu’il ne voulait pas examiner s’il est vrai ou non qu’il y ait des dieux, fut chassé du territoire d’Athènes, et ses livres brûlés. Cicéron, en le racontant, ajoute avec beaucoup de justesse que de pareilles sévérités durent empêcher bien des penseurs de dire leur pensée, et qu’on ne pouvait guère s’aviser de nier quand il était déjà si dangereux de douter. Ce fut dès lors une chose établie, que les honnêtes gens ne pouvaient ni accepter ni tolérer une science athée. Il faut remarquer que la tirade si hardie de Critias, dont j’ai parlé, était placée dans la bouche de Sisyphe, c’est-à-dire d’un scélérat, et quelque autre personnage était peut-être chargé d’y répondre. Les sages, pour pouvoir parler et persuader, furent tenus de respecter les croyances théologiques. Ils à y soumirent d’autant plus volontiers que peut-être ceux qui s’en séparaient n’avaient pas toujours été des sages. La critiques ses emportements. Comme longtemps les idées de morale et de justice étaient demeurées associées aux idées religieuses, ceux qui attaquaient celles-ci confondirent peut-être celles-là avec elles dans leur révolte, comme ont fait aussi quelques-uns chez nous au grand siècle de la liberté de la pensée. L’effet de cette méprise est que, par un retour naturel, la restauration de la loi morale, qui ne peut tarder longtemps, entraîne avec elle celle d’une certaine foi religieuse. C’est par Socrate que s’accomplit ce retour. On peut dire que dès ce moment les destinées de l’esprit humain ont été fixées pour bien des siècles. La sagesse de Socrate, tout indépendante et hardie qu’elle ait été à l’égard de la religion populaire, fut elle-même une religion. Et la supériorité de cette religion, l’éclat des livres où elle fut déposée, l’empire extraordinaire qu’elle prit sur les âmes, rendirent les croyances théologiques rien plus difficiles à déraciner que si elles étaient restées purement païennes. C’est ce qui fit que cinq cents ans même après Socrate, le monde ne put s’affranchir de polythéisme qu’à la condition de le remplacer par une autre forme religieuse, qui fut celle des Juifs et des Chrétiens. En un mot, le dieu chrétien prévaut encore aujourd’hui, parce que les dieux grecs ont prévalu au temps de Socrate. Sans sortir même de l’histoire de la pensée, on peut y trouver des témoignages éloquents de la puissance que les imaginations religieuses exerçaient encore sur les esprits. En face des critiques et des sceptiques, il y avait l’Église pythagorique. J’ai annoncé, en parlant de Pythagore, le développement qu’elle allait prendre ; le cinquième siècle avant notre ère est le temps où elle a eu le plus de vie. Une tragédie d’Euripide, cet Hippolyte, qui est l’original de notre Phèdre, nous présente dans tout son éclat l’idéal de sainteté que poursuivaient les sectateurs de Pythagore ; la pièce pourrait s’appeler le Pythagoriste. Voici comme parle Thésée, dans ses invectives contre son fils, qu’il croit coupable : Sois fier maintenant de ta sagesse, fais renchérir les blés avec tes repas sans chair ! abandonne-toi aux Mystères auxquels préside Orphée, repais-toi de la fumée d’une vaine doctrine... Loin de moi ces prétendus sages qui nous trompent avec d’austères paroles et ne pratiquent que le mal. Hippolyte est demeuré vierge ; il ne cognait l’amour que par ouï-dire ou en peinture ; et les peintures mêmes, il ne se soucie pas d’y jeter les yeux, car, dit-il, mon âme est vierge comme moi. La chasteté chrétienne n’a pas pu aller plus loin. Si cette chasteté dans Hippolyte aboutit à la condamnation des femmes et du mariage, c’est là un excès qui doit se propager parmi les ascétiques jusqu’au temps où Paul écrira : Il est bon à l’homme de ne pas toucher à une femme. Cet autre verset de Paul : Ainsi celui qui marie sa fille fait bien et celui qui ne la marie pas fait mieux, ressemble encore beaucoup à ces deux vers : Heureux qui est marié à une femme bonne, mais heureux celui qui n’est pas marié ! Hippolyte vit en solitaire ; il a des visions célestes, il entretient avec Artémis un commerce mystérieux, et meurt parmi les consolations de la déesse, en pardonnant à son père l’erreur de sa mort. Cependant toute profession publique de piété doit amener après elle l’hypocrisie ; c’est ce qu’indiquent les paroles que le poète met dans la bouche de Thésée. Même sincères, les excès de la ferveur pythagorique prêtaient à la raillerie des profanes. On fit des comédies contre les pythagorisants et aussi contre les pythagorisantes. Nous avons encore des vers où il est dit que les Pythagoristes aux enfers sont bien au-dessus des autres morts. Pluton ne mange qu’avec eux. C’est à cause de leur dévotion. Et on répondait : Voilà un dieu qui n’est, pas dégoûté de frayer avec des gens si sales. D’autres vers leur imputent des haillons et des poux, et de ne pas se baigner. Le pythagorisme avait donc déjà ses tartufes et ses capucins. On étendait le reproche à toute philosophie austère. Aristophane dit dans une de ses comédies : Socrate qui ne se lave pas. La pensée mystique avait eu en ce temps même un interprète illustre, le penseur poète Empédocle, celui des sages de cette époque que nous connaissons le mieux ; il s’est conservé de lui près de cinq cents vers, dispersés dans les écrivains qui les citent. C’était un vrai poète, et de qui Lucrèce s’est inspiré. Ses vers expriment quelquefois un naturalisme libre et naïf, comme quand il essaie de se représenter la terre produisant membre par membre les ébauches des premières créatures vivantes ; mais sa conception de la divinité est du plus haut spiritualisme : Nous ne saurions ni la voir de nos yeux ni la toucher de nos mains, ce qui est la grande voie de la conviction pour l’esprit des hommes. Une tête humaine ne s’élève pas sur son corps, deux bras ne lui sortent pas des épaules, elle n’a ni pieds ni genoux... elle n’est autre chose qu’un esprit saint et infini qui parcourt le monde entier de ses rapides pensées. Mais Empédocle ne s’en tient pas à ces idées ; c’est un illuminé qui révèle aux hommes étonnés les secrets d’un monde supérieur peuplé de ses imaginations. Il croit à une espèce de péché originel. Lorsque les esprits célestes se sont laissés souiller par le crime, ils sont condamnés à passer dans des corps mortels, pour y subir l’épreuve de plusieurs existences : de sorte que la vie n’est qu’un châtiment. Ballottés du ciel à la mer, de la mer à la terre, de la terre au soleil et aux plages éthérées, chaque région les rejette avec horreur. C’est ainsi, dit le poète, que me voilà moi-même, fugitif et vagabond, obéissant aux fureurs du principe de discorde. — J’ai pleuré et me suis lamenté à la vue de ce lieu d’exil. — Des vers isolés, et obscurs comme des oracles, se rapportent aux abstinences superstitieuses de la secte : Malheureux ! ah ! malheureux ! ne portez pas les mains sur ces fèves ! D’autres représentent le poète lui-même, ou plutôt le prophète, marchant parmi ses compatriotes comme un dieu, revêtu d’ornements sacrés, environné des adorations des hommes et des femmes, qui lui demandent de les guérir de leurs maladies ou de leur interpréter l’avenir. D’autres enfin semblent enseigner que les esprits déchus du ciel qui se sont relevés de leur chute deviennent à la fin des médecins, des prophètes, des chantres sacrés, des chefs de peuples, puis ils se retrouvent dieux et rentrent dans la vie des immortels, où ils ne connaissent plus ni douleur ni destruction. Combien nous voilà loin de l’esprit athénien et de la dialectique ! Tout est ici miracle et mystère, et on croit être en Égypte ou en Orient. Ce n’est plus la science, c’est la foi, la foi qui entre à difficilement dans l’esprit des hommes. Voilà les deux courants, de raisonnement et d’imagination, de doute et de foi, entre lesquels les esprits, à cette époque, cherchaient leur voie. Ce fut Socrate qui leur fixa à mesure dans laquelle ils devaient croire ou douter. |
[1] Il nous reste une page d’Anaxagore. M. Egger a donné une traduction de ce précieux fragment dans ses Mémoires de littérature ancienne. J’en reproduis à peu près les premières lignes :
Toute autre chose a en soi un peu de tout ; mais l’esprit est infini, indépendant, il ne se male à aucune chose, et seul il ne relève que de lui-même. Car, s’il ne relevait pas de lui-même et s’il se mêlait à autre chose, une fois mêlé à quelque autre chose, il participerait de toutes (car en tout est une part de tout, comme je l’ai dit plan haut), et le mélange l’entourerait, de manière qu’il ne pourrait maîtriser aucune chose, comme lorsqu’il est seul dépendant de lui-même. Car il est la plus subtile de toutes les choses et la plus pure ; il a toute notion de toute chose, et il a force suprême.
[2] Laisse-moi faire, dit un personnage dans Hérodote, ou bien persuade-moi, en raisonnant, de faire autrement.
[3] C’est précisément ce que l’Esprit qui fut le père de Hamlet dit à son fils dans Shakespeare :
Nor
lot thy sont contrive
Against
thy mother aught.
[4] Ces deux admirables récits ont été traduits par M. Patin avec toute leur poésie, dans son analyse des Bacchantes.
[5] Philodème, le disciple d’Épicure contemporain de Cicéron, ne veut pas avouer que Diagoras ait été un athée. Mais son témoignage est naturellement suspect.