LE CHRISTIANISME ET SES ORIGINES — L’HELLÉNISME

 

CHAPITRE III. — PINDARE ET LA TRAGÉDIE.

 

 

Il y a une grande force chrétienne, la prédication, qui semble d’abord manquer au paganisme. La prédication est néanmoins chose toute grecque ; mais ce n’est pas précisément la religion des Grecs qui l’a faite ; elle a été l’œuvre des penseurs qui enseignaient la sagesse. Cependant, même avant le temps des penseurs, la religion ne manquait pas à ce qui est un de ses premiers devoirs, celui d’enseigner et d’exhorter. Elle le faisait, comme on l’a vu, d’une manière plus particulière dans les Mystères ; mais la foule même qui, restait en dehors du bercail d’Éleusis avait aussi ses docteurs, qui n’étaient autres que les poètes. J’ai déjà parlé de ces chanteurs que l’Odyssée Bous représente comme, revêtus d’un ministère religieux et moral. Les homérides ou rhapsodes, qui récitaient les vieux poèmes ou qui en composaient de nouveaux en l’honneur des dieux et des héros, et surtout les auteurs de ces poèmes orphiques, qui se produisaient sous le nom de chantres des âges primitifs, avaient hérité de ce ministère. Il en était de même de ceux qui, comme Tyrtée et Solon, haranguaient la foule dans leurs elegia, comme les appelaient les Grecs, d’un nom qui n’emportait pas avec lui le sens que nous attachons au nom d’élégie. Mais c’est surtout la poésie chorique qui devint, au vie siècle avant l’ère chrétienne, une vraie prédication populaire. Son nom lui vient des chœurs qui figuraient dans les fêtes et qui y chantaient les légendes sacrées. Ces chœurs, exécutant des danses et revêtus de costumes, donnaient un spectacle d’où sortirent ceux du théâtre. La poésie chorique, d’origine dorienne, dont le plus illustre représentant avant Pindare fut Stésichore, s’inspira de la science religieuse d’alors, dorienne elle-même, comme le théâtre d’Athènes devait s’inspirer de la science d’Athènes.

Ce ministère sacré d’interprète des dieux et d’instituteur des hommes, que la tradition prête à Orphée[1], était encore, à l’ouverture du Ve siècle, celui de Pindare. C’est la Muse, dit-il lui-même, qui apporte dans les esprits la sagesse et la paix. Et au début d’un de ses chants, il salue la poésie avec un enthousiasme qui témoigne que la poésie est alors tout autre chose qu’un simple talent ou un luxe de civilisation élégante. Cette lyre aux cordes frémissantes, il nous la montre qui éteint la foudre de Jupiter et endort son aigle ; elle charme le cœur d’Arès, le dieu des armes, et lui fait tomber l’épée des mains. Seuls, dit-il, les ennemis des dieux ont horreur d’entendre la voix des Muses. Et il nomme Typhon, l’affreux géant aux cent têtes. J’imagine qu’au moyen âge on se figurait aussi le diable comme ne pouvant supporter les purs accords des chants sacrés.

Pindare met la mythologie en moralités ; il tire de la légende des dieux et des demi-dieux une suite d’exemples pour recommander toutes les vertus et autoriser les sentences des sages. Il corrige, s’il le faut, la mythologie elle-même ; il rejette les fables qui lui paraissent indignes de la majesté des dieux. Car blâmer les dieux est une pernicieuse sagesse, et un orgueil imprudent est bien près de la folie. Ne fais donc pas de tels bavardages. Ne mêle pas les dieux dans les querelles et les combats. Mais s’il s’inspire de la sévérité morale des penseurs, il n’a pas pris leur esprit critique ; la critique ne sied pas au prédicateur. Il accepte sans difficulté les miracles, il les justifie comme font les croyants aujourd’hui encore, quand ils essayent de raisonner : Rien ne m’étonne, dit-il, rien ne me paraît incroyable quand ce sont les dieux qui l’ont fait. Il revient sans cesse sur la grandeur des dieux et sur la faiblesse des hommes. Les uns sont immortels dans leur ciel inébranlable, les autres sont d’un jour, et ne sont jamais sûrs du lendemain. — Qu’est-ce que d’être ? qu’est-ce que de n’être pas ? L’homme est une ombre en rêve. — Hélas ! combien est trompée cette pensée éphémère, qui ne sait rien !Nous mourons également tous, au terme d’une destinée différente. — Le plus heureux, le plus beau, le plus fort doit se souvenir que ses habits couvrent des membres mortels, et que la fin de tout est de revêtir la terre. On croit entendre Bossuet ou Pascal. Pindare développe avec complaisance la croyance nouvelle en une autre vie, où les bons sont récompensés et les méchants punis. Le corps de tous les hommes est abandonné à la mort, plus forte. Mais une image de nous-mêmes demeure vivante, car elle seule vient des dieux. Et il décrit brillamment les plaisirs des heureux et les supplices de ceux qui expient. Disons en passant que c’est dans Pindare que nous rencontrons pour la première fois la fable du déluge. L’histoire de Deucalion et celle de Noé ont évidemment une source commune, qui doit être encore cherchée dans l’Orient.

Pindare prend quelquefois à titre de poète des libertés pareilles à celles que prendront plus tard les penseurs, ou les ministres d’une parole divine. Il ne craint pas d’adresser aux puissants des prières qui sont en même temps des avertissements. C’est ainsi qu’au nom de la Muse et d’Homère, il presse un roi de rappeler un proscrit : Jupiter, dit-il, a fait grâce aux Titans.

Il faut avouer pourtant que la morale de Pindare est froide en même temps qu’imposante. Son esprit est comme celui des Pythagoriques, sinon de Pythagore, trop purement religieux, je dirais volontiers ecclésiastique : il n’aime pas assez la justice et la liberté[2]. A l’approche de l’invasion des Perses, il ne fut pas ému, et il trouva que les Thébains avaient raison de ne pas s’émouvoir, puisque Thèbes n’était pas directement menacée. Il célébra magnifiquement les biens de la paix, d’une paix qui livrait la Grèce aux barbares, et ne s’aperçut qu’après le dévouement et la victoire d’Athènes et de Sparte que ceux qui avaient combattu avaient tout sauvé.

Les leçons de la poésie étaient répétées par tous les arts, et entraient dans les esprits par toutes les portes. Au XVe siècle, la mère de Villon, une bonne vieille, simple et ignorante, et qui ne savait pas lire, apprenait sa religion en regardant les vitraux ou les sculptures peintes de l’église de sa paroisse. Elle y voyait, comme nous le dit son fils :

Paradis painct, on sont harpes et lus,

Et ung enfer ou damnez sont boullus.

La religion et l’histoire sacrée de la Grèce parlaient de même aux yeux de tous côtés. Ces images, comprises de tous, portaient partout avec elles la pensée qui les avait inspirées. De sorte que la poésie d’Homère, et la religion et la sagesse sorties d’Homère, atteignaient jusqu’aux régions barbares qui ne parlaient pas sa langue, et c’est Pindare encore qui en témoigne.

Le culte du dieu nouveau, Dionysos ou Bacchos, et sa légende merveilleuse, furent féconds en inspirations pour la poésie des chœurs, et bientôt ces inspirations ne purent plus se contenir dans un cadre devenu trop étroit pour l’imagination et la passion. Bientôt on substitua aux aventures qui tenaient à l’histoire des dieux d’autres aventures qui n’y avaient pas de rapport. Puis la foule voulut voir plus près d’elle les événements qui excitaient les transports des chœurs ; un personnage interrompit les chants pour raconter comme présents ces événements eux-mêmes, et donner par là un motif à de nouveaux élans lyriques. Le drame naquit ainsi. Au lieu d’un acteur, il y en eut deux puis trois, qui sous le masque pouvaient figurer chacun plusieurs personnages ; et enfin il y eut un théâtre. Le théâtre fut un temple, mais à la maniéré des temples chrétiens. Le culte païen s’accomplissait à l’air libre, autour d’une chapelle qu’habitait le dieu ; mais le théâtre, comme l’enceinte sacrée d’Éleusis, ne contenait pas seulement un dieu ; il rassemblait tout un peuple ; c’était l’église de l’antiquité. Le logéon, d’où parlaient les acteurs, en était la chaire. Cette chaire était placée en face d’un auditoire bien plus considérable que celui même auquel s’adressaient Périclès ou Démosthène du haut de la pierre où ils montaient dans l’agora. Il n’y avait pour les entendre dans l’agora que des citoyens ; le théâtre recevait des femmes, des étrangers, des esclaves. Au retour du printemps, quand la mer redevient libre, les voiles accourent de tous les points de la Grèce et amènent au théâtre des spectateurs. Mais tandis qu’ils y viennent chercher des plaisirs, ils y trouvent une éducation, et le plus efficace aussi bien que le plus attrayant des catéchismes[3].

Je ne puis m’arrêter à cette merveilleuse invention du théâtre, le plus puissant des arts ; ce qui m’intéresse ici, c’est la parole qui tombait de là sur la foule, une parole vivante e tout en action. Fénelon demandait, dans ses Dialogues sur l’éloquence de la chaire, qu’au lieu de mettre dans leurs discours des pensées sur la religion, les prédicateurs y missent, en quelque sorte, la suite de la religion, où presque tout, disait-il, est historique ; la poésie sublime de l’Ancien Testament, la poésie plus familière de l’Évangile ; qu’on ne se contentât pas de citer des versets isolés des textes saints, qu’on transportât dans les sermons l’esprit, le style et les figures de l’Écriture, qu’on développât la religion d’une manière sensible. On trouve, disait-il, toutes les vérités et tout le détail des mœurs dans la lettre de l’Écriture sainte, et on l’y trouve, non seulement avec une autorité et une beauté merveilleuse, mais encore avec une abondance inépuisable... Ceux qui, ayant le génie poétique, expliqueraient l’Écriture avec le style et les figures de l’Écriture même, seraient par là, à ses yeux, des prédicateurs achevés. Et il ajoutait, à propos des panégyriques des saints : Le vrai moyen de faire un portrait bien ressemblant est de peindre un homme tout entier ; il faut le mettre devant les yeux des auditeurs, parlant et agissant... Le meilleur moyen de louer le saint, c’est de raconter ses actions louables. Voilà ce qui donne du corps et de la force à un éloge ; voilà ce qui instruit, voilà ce qui touche. Souvent les auditeurs s’en retournent sans savoir la vie du saint dont ils ont entendu parler une heure. Tout au plus ils ont entendu beaucoup de pensées sur un petit nombre de faits détachés et marqués sans suite. Il faudrait, au contraire, peindre le saint au naturel, le montrer tel qu’il a été dans tous les âges, dans toutes les conditions, et dans les principales conjonctures où il a passé. Cela n’empêcherait point qu’on ne remarquât son caractère ; on le ferait même bien mieux remarquer par ses actions et par ses paroles, que par des pensées et des dessins d’imagination.

Les sermons poétiques et dramatiques que Fénelon souhaitait n’auraient été pourtant que des sermons, et non pas des drames ; mais les drames du théâtre grec faisaient tout ce qu’il aurait voulu faire par ces sermons, et le faisaient mieux encore. On voyait s’y dérouler toute l’histoire sainte de la Grèce ; non pas en récits, mais en scènes, où paraissaient en personne les patriarches du peuple grec et quelquefois même les dieux ; où les existences et les actions qui devaient servir d’exemple n’étaient pas seulement racontées , mais ressuscitées. Chacun de ces personnages avait à la fois la vie de la réalité et la grandeur de l’idéal. Mais où était le prédicateur lui-même pour interpréter ces tableaux ! car c’est ce que Fénelon demande encore : A cela, dit-il, j’ajouterais toutes les réflexions morales que je croirais les plus convenables. Ces réflexions ne manquaient pas, et le prédicateur était le chœur, inséparable de la tragédie, et qui en exprimait l’esprit dans ses chants, en suppléant à ce que les personnages ne pouvaient pas dire, ou à ce qu’ils n’avaient pas dit assez.

La tragédie se montrait digne de cette origine qui avait placé son berceau au milieu des pratiques religieuses du culte des dieux, qui l’avait marquée dès sa naissance d’un caractère sacré ; elle méritait de rester associée à ces fêtes qui rassemblaient autour des autels la nation tout entière ; ce peuple venait prendre au théâtre, en contemplant les calamités des rois et des empires, et le tableau touchant et terrible des grands revers, des leçons de constance et d’humanité : de telles leçons convenaient dans un siècle aussi plein de révolutions et de catastrophes que celui des guerres médiques et de la guerre du Péloponnèse ; et il était digne de les entendre, le peuple qui, seul chez les Grecs, avait élevé un autel à la Pitié. En même temps, l’amour du pays, le sentiment de l’orgueil national, l’attachement aux lois et à la cité, s’exaltaient dans les âmes, quand on entendait rappeler ces noms antiques et vénérables qui réveillaient les plus chers souvenirs de la patrie.

Des représentations dont l’objet était tout ensemble politique, moral, religieux, où l’on évoquait, pour ainsi dire, au milieu des cérémonies du culte et à la vue du peuple entier, les images des héros et des dieux, et avec elles les émotions les plus vives, les plus graves enseignements, de telles représentations appelaient nécessairement toute la pompe, toute la magnificence, du spectacle ; elles devaient séduire les sens en même temps qu’elles ébranlaient l’imagination, qu’elles touchaient et élevaient l’âme. A la puissance de la poésie vint s’unir celle de tous les arts.

Je n’ai pu mieux faire que de reproduire ces paroles d’un maître ; je ne les commenterai que par des détails empruntés le plus souvent à son livre même[4]. L’enseignement de la tragédie grecque est toujours religieux, mais il varie suivant la variété des traditions et celle des génies. Tantôt domine le sentiment de la faiblesse de l’homme et de son néant, mais surtout du néant de l’orgueil insolent ou de la violence coupable, bientôt abattue sous le coup d’une puissance plus haute. Tantôt celui d’une justice qui protège les suppliants, ou qui satisfait les morts. Les Choéphores ne sont pour ainsi dire qu’une prière sur un tombeau, mais une prière qui en fait sortir la vengeance et qui aboutit à un sacrifice expiatoire. Les Euménides sont le châtiment du remords traduit en spectacle. Agamemnon, Clytemnestre, Cassandre, Oreste, Étéocle : quels avertissements n’y a-t-il pas dans ces noms ! Ailleurs la tragédie s’attache de préférence à représenter une âme forte qui demeure indomptable à l’injustice et au malheur : un Prométhée, un Ajax, un Philoctète, un Hercule, ou une Électre et une Antigone. Ou bien elle nous attendrit sur des infortunes touchantes, où la vertu moins énergique reste noble et généreuse : Iphigénie, Andromaque, Polyxène ; quelquefois, comme dans Hécube, le malheur nous intéresse à lui seul. Certains sujets ont un caractère non pas religieux seulement, mais plus particulièrement sacré : ainsi celui d’Œdipe, vieux et purifié par ses douleurs, s’endormant à Colone d’une mort mystérieuse qui est une faveur des dieux pour lui-même et  pour Athènes, dépositaire de ses restes. Celui des Bacchantes est emprunté à la légende de Dionysos. Hippolyte est un saint, un martyr de la chasteté, qui périt par la colère de la déesse de l’amour, mais qu’Artémis, vierge pure, aime et glorifie. Il n’y a pas une pièce dans ce théâtre, et vraiment c’est bien trop peu dire, il n’y a presque pas une situation d’où ne sorte pour le spectateur une impression morale religieuse. Voici Antigone qui, malgré la défense du maître, a rendu les devoirs funèbres au corps de son frère Polynice ; on lui demande comment elle a osé braver la loi, et elle répond :

C’est que ni Jupiter, ni la Justice, concitoyenne du dieux infernaux, aucun de ces dieux qui ont donné des lois aux hommes, ne l’avaient promulguée ; et je ne pensais pas que tes arrêts dussent avoir tant de force que de faire prévaloir les volontés d’un homme sur celles des immortels, sur ces lois qui ne sont point écrites et qui ne sauraient être effacées. Ce n’est pas d’aujourd’hui, ce n’est pas d’hier qu’elles existent ; elles sont de tous les temps, et personne ne peut dire quand elles ont commencé. Devais-je donc, par égard pour les pensées d’un homme, refuser mon obéissance aux dieux ? Je savais qu’il me fallait mourir ; pouvais-je l’ignorer, quand tu n’eusses pas d’avance prononcé mon arrêt ? Si la mort me frappe avant le temps, c’est à mes yeux un avantage. Et comment, dans l’abîme de maux où je suis tombée, la mort me paraîtrait-elle une peine ? C’en eût été pour moi une bien cruelle, si j’avais laissé sans sépulture un frère conçu dans les flancs qui m’ont portée. Voilà ce qui m’eût désespérée. Le reste ne m’afflige point. Peut-être je te parais une insensée ; mais tu pourrais bien toi-même, toi qui me taxes de folie, être plus insensé que moi.

Il y a aujourd’hui deux mille trois cents ans, il y en avait cinq cents au temps de la prédication de Paul, qu’on entendait sur le théâtre d’Athènes cet acte de foi, cette profession de justice et d’humanité, et nulle part ailleurs dans le monde, à cette date, on ne pouvait ni entendre ni lire rien de pareil.

Ménécée, fils de Créon, a appris des dieux que la mort d’une victime volontaire du sang royal peut assurer la victoire à sa patrie ; il s’égorge lui-même devant les portes de Thèbes, et ce dévouement, illustré par la tragédie, devient un thème qu’on retrouve dans la bouche des moralistes jusqu’aux derniers temps de l’antiquité.

Mais là même où les poètes ne songent ni à moraliser ni à idéaliser, et où ils ne font que se laisser aller à sentir et à rendre la nature, il y a dans la poésie toute seule, j’entends la grande et vraie poésie, une vertu qui éclaire et qui améliore. Le cœur humain, après tout, est à lui-même son meilleur maître ; et c’est la voix du cœur humain qu’on entend dans la poésie, parlant plus distinctement et plus haut. Qu’on relise, dans un chœur de l’Agamemnon d’Eschyle, la description du sacrifice d’Iphigénie : Le père donc, après la prière, dit aux jeunes aides de la soulever d’un élan vigoureux, enveloppée dans ses voiles, et de la porter sur l’autel, la tête pendante comme une chèvre : en même temps, que dans sa bouche aux lèvres charmantes ils arrêtent le cri qui jetterait la malédiction sur sa maison, par la contrainte du bâillon qui la tient muette. Tandis que son sang qui coule rougit la terre, ses yeux font sentir à tous les sacrificateurs la blessure de la pitié ; elle est belle comme dans une peinture, elle voudrait parler ; autrefois elle chantait chez son père aux grandes assemblées des festins, et, vierge pure, rehaussait avec complaisance, par le charme de sa voix, les prospérités paternelles. Qui ne se sent pas ému ? et que cela est grand et attendrissant tout ensemble ! Le poète n’a pas pris parti contre la légende sacrée ; il l’a acceptée sans protester. Son Iphigénie n’a rien d’héroïque ; ce n’est pas le personnage si noble d’Euripide ou de Racine, ce n’est qu’une belle jeune fille qu’on égorge comme une chèvre ; mais la nature parle dans ces vers avec une force pleine d’éloquence. Ce fardeau. soulevé par des mains indifférentes, ce cri qu’on étouffe, ces yeux qui supplient, ces fêtes d’autrefois où la fille chantait pour le père qui maintenant la fait mourir bâillonnée, ce sont autant d’enseignements qu’on n’oubliera plus. Que l’on compare à cela, je ne dis pas pour l’art seulement, je dis pour l’effet moral, la narration si pauvre du livre des Juges au sujet de la fille de Jephté. Ces vers resteront pour condamner à jamais les superstitions barbares ; et plus de quatre cents ans après, Lucrèce, dans son beau poème philosophique, ne trouvera pas mieux à faire que de les imiter et d’en reproduire l’impression. Voilà les prédications de la poésie ; c’est ainsi qu’il  n’y a pas de plus grands maîtres que les poètes pour faire l’éducation de l’humanité, et que le théâtre d’Athènes a été la plu brillante à la fois et la plus féconde des écoles.

Voici dans Eschyle des pensées telles que la tragédie en mettait à chaque instant dans la bouche de ses personnages et de ses chœurs : Destin des mortels ! heureux, une ombre le renverse ; malheureux, l’éponge passe et en enlève la trace. Cet oubli toutefois est ce qui me fait le plus de pitié. Pascal devait dire un jour : La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement, et cependant c’est la plus grande de nos misères. Eschyle disait encore : Tout ce que tu fais de mal, pense qu’il y a un œil qui le voit. Il était, dit-on, disciple de Pythagore ; c’est sous cette inspiration qu’il invoquait dans ses chœurs un Jupiter qu’on peut appeler, suivant, la parole célèbre des Actes des Apôtres, le dieu inconnu : Zeus, quel que soit celui que je veux, dire, et quelque nom qui lui plaise, c’est ce nom que je lui donnerai. Et ailleurs, plus hardiment encore : Zeus est la terre, Zens est le ciel, Zeus est le monde entier, et encore plus que le monde. Il prêchait aussi sur son théâtre les châtiments des enfers, et les justices du Dieu des morts, qui écrit tous les attentats dans sa mémoire.

Sophocle nous montre peut-être l’expression la plus parfaite de l’esprit religieux de la Grèce à un moment où la critique et le doute n’avaient pas encore refroidi la piété, et on cependant une lumière s’était déjà levée qui sait les ombres et les terreurs des vieilles croyances. Il semble réaliser nuite harmonie de la foi et de la raison que d’autres beaux siècles littéraires ont également poursuivie. Il est tout ensemble le poète des gens pieux et des sages. C’est chez lui que j’ai pris tout à l’heure la belle protestation d’Antigone. C’est à lui que Philon le Juif a emprunté un vers fameux : Je n’obéis qu’à un Dieu, non à aucun homme. C’est lui encore, à la fin de son Philoctète, qui fait parler ainsi Hercule lui-même descendu du ciel : Souvenez-vous, dit-il à Philoctète et à ses compagnons qui partent pour Troie, souvenez-vous, au jour du butin, de vous acquitter envers les dieux. Car c’est ce qui passe avant tout aux yeux de Zeus, le père suprême. La piété est la seule chose que les hommes emportent avec eux, et qui n’est jamais perdue, ni dans la vie ni dans la mort. Paroles si religieuses, ou même, si l’on veut, si sacerdotales, que lorsque Fénelon les transcrit dans son Télémaque, il semble que c’est en effet lui-même qu’on entend, parlant en évêque à son jeune élève.

Plus tard Polémon, un maître de sagesse, témoignait une inclination toute particulière pour Sophocle : il aimait ses moralité graves, où on entendait, disait-on, comme les grondements d’un chien de forte race ; qui avaient le goût, disait-on encore, d’un vin sévère, mais généreux. Sophocle méritait cette faveur des hommes d’étude ; car lui-même renvoyait ces auditeurs à leurs leçons, et faisait ainsi parler un de ses personnages, qui s’adresse à ses enfants : Puisque nous voilà quittes envers le dieu, maintenant, mes enfants, allons aux écoles où des maîtres enseignent les arts des Muses... Ce qui est mauvais à apprend sans peine et de soi-même ; mais ce qui est bon ne s’acquiert pas sans le secours d’un maître... Appliquons-nous donc, et travaillons de manière qu’on ne nous croie pas sortis d’une race sans culture... Par un tel discours, Sophocle, ou plutôt Athènes elle-même, du haut du théâtre, recommandait à la Grèce et à tous les hommes ces lettres humaines d’où est sortie toute la civilisation du monde qui devait s’appeler un jour le monde chrétien.

La religion pythagorique, qu’on nous dit être celle d’Eschyle, s’était emparée même de la comédie, du moins de la comédie sicilienne, placée plus près d’elle. Épicharme, le grand comique de la Sicile, était aussi un penseur, qui pensait en vers. Il enseignait l’éternité et l’immutabilité des dieux, en l’opposant au mouvement perpétuel des existences humaines. Il rejetait la théologie enfantine qui supposait un premier dieu, le chaos, dont les autres dieux étaient sortis. Il disait à propos de la mort : Ce qui était composé se décompose ; chaque chose retourne là d’où elle était venue, la terre à la terre, et l’âme là-haut. Qu’y a-t-il là de pénible ? Rien absolument. Et encore : Si l’esprit est pur, le corps est pur. Une vie pure est le meilleur viatique pour les mortels. Si la comédie d’Athènes s’est raillée des idées pythagoriques, c’est seulement après que celle de Sicile avait contribué à les populariser. Et la comédie attique elle-même, la comédie d’Aristophane, au milieu de ses insolences et de ses indécences, donnait une place à l’hymne et à la prière. Elle honorait Pallas et Déméter ; elle célébrait, dans ses chœurs, les joies pures des bons aux champs Élysies ; elle prêchait à la jeunesse non seulement l’honnêteté, mais la pureté : Tu ne feras rien de honteux, car il faut que tu présentes la ressemblance de la Pudeur. Mais c’est avec Euripide que la raison a pris véritablement possession du théâtre ; je veux dire une raison nouvelle, qu’on peut appeler athénienne, et qui est devenue, par les grands esprits d’Athènes et par Socrate, la raison du monde entier[5].

 

 

 



[1] Sacer interpresque deorum.

[2] M. Chassang a relevé avec justesse, et sans exagération, des côtés faibles dans la sagesse de Pindare.

[3] Cela peut aider à comprendre pourquoi les étrangers seuls payaient leur place au théâtre ; quand la république donnait aux citoyens, non seulement le prix de l’entrée, mais de l’argent encore pour leur assurer le loisir d’en profiter, c’était peut-être simplement un privilège, mais c’était aussi leur payer en quelque sorte leur place à l’église. Cette portion des dépenses publiques était sacrée, et ces fonds ne pouvaient être détournés à un autre usage, même dans les plus grands besoins de l’État, comme on le voit par Démosthènes.

[4] M. Patin, Études sur les tragiques grecs. Je ne connais pas d’ouvrage de littérature savante où il y ait autant de recherches, de critique et de goût, et, pour tout dire, qui donne une plus haute idée de l’enseignement de lettres classiques en France.

[5] Je ne puis m’arrêter davantage à ces temps antiques, si éloignés de toute manière des temps chrétiens. Et cependant il est dur de quitter si vite cet âge de l’épopée, de la poésie lyrique et de la tragédie primitive, où l’imagination et l’art de la Grèce ont eu tant de puissance et tant d’éclat. Mais j’ai le plaisir de pouvoir renvoyer met lecteurs au livre de M. Jules Girard, le Sentiment religieux en Grèce, d’Eschyle à Homère, 1869 (librairie Hachette). Il est vrai qu’il y un système dans ce livre, et je suis du nombre des esprits défiants qui sont en garde contre les systèmes ; mais il y a aussi, et c’est ce qui y domine, un tableau de la poésie des premiers siècles présenté dans un style d’une pureté classique, tableau plein de vérité e de grandeur.

— Au sujet des vers de Villon cités plus haut, comparer Plaute, Captifs, V, IV, 1.