LES ÉCOLES D’ANTIOCHE

 

CHAPITRE CINQUIÈME. — LES MAÎTRES.

 

 

Le jeune homme qui, au cours de ses études, a éprouvé un vif attrait pour les joies du savoir et les gloires de l’éloquence ; celui qui, fils de rhéteur ou de grammairien, se trouve naturellement désigné pour succéder à son père ; l’élève laborieux et brillant que le maître a distingué, à qui il promet le succès et dont il caresse l’espoir de se faire un successeur sont les futurs maîtres qui grandissent dans l’école et par le succès de leurs exercices préludent aux triomphes plus glorieux de l’enseignement.

Les rhéteurs appartiendront à l’aristocratie intellectuelle faite de goût, de culture, d’aptitudes et à l’aristocratie de la naissance et de la fortune. Les dépenses considérables que nécessitent les études, éliminent fatalement, sauf de rares exceptions, les enfants des familles modestes. Ils pourront devenir maîtres du premier âge ou grammairiens, mais le trône du rhéteur leur est interdit.

Alors même que le talent ne viendrait pas ajouter un nouvel élément de valeur, les rhéteurs sont déjà des hommes considérables. Libanius sort d’une des plus grandes familles, distinguée par l’éclat que répandirent sur elle l’éducation, la richesse les jeux qu’elle a donnés, les chœurs qu’elle a fournis, et les discours d’apparat qui sont l’attribut des grandes charges[1] ; ses oncles font à Antioche les frais des jeux Olympiques[2] ; Himérius est fils d’Aminius rhéteur à Pruse ; il parle de sa fortune et vante les ancêtres maternels de son fils[3].

Rome elle-même n’en est plus au temps où elle regardait renseignement comme une occupation d’esclave. Suétone a pris soin de nous marquer le nom du premier chevalier romain assez audacieux pour tenir école tout comme un esclave ou un affranchi grec[4] ; il a pu écrire son livre des Illustres Rhéteurs.

En Grèce l’enseignement n’avait jamais connu cette défaveur, ni ce mépris. Toujours les choses de l’esprit y avaient tenu le premier rang après l’amour de la liberté et les maîtres pouvaient se placer sous l’égide de noms glorieux. Socrate, Platon, Aristote avaient illustré la chaire de philosophie. Puis étaient venus Gorgias et Prodicus, les maîtres de la rhétorique vide et brillante ; Isocrate orateur accompli et maître parfait dont la maison fut ouverte à toute la Grèce comme un lieu d’exercice et un magasin d’éloquence ; le maître de tous les grands hommes d’Athènes à son époque, Eschine, le digne rival de Démosthène,créant pour se consoler de l’exil son école de Rhodes, transition entre les asiatiques et les attiques ; plus tard, Théophraste, un des noms le plus souvent rappelés dans les écoles auprès de ceux d’Homère, de Démosthène et de Ménandre, qui attirail plus de deux mille auditeurs sous les frais ombrages des jardins du Lycée ; Polybe, le maître de Scipion.

Ces gloires du passé, l’influence dont le rhéteur jouit dans le présent, les triomphes qu’il obtient, on le comprend, enthousiasmaient cette jeunesse ardente et sensible au culte du beau, et pour devenir un roi du discours le jeune homme sacrifiait non seulement ses colombes mais encore ses affections de famille et accourait se former à Athènes auprès d’Himérius, à Constantinople auprès de Themistius, à Antioche auprès de Libanius. Un fils de préfet, de maître de la milice, de magistrat, trompant peut être les espoirs paternels, devenait professeur sans sacrifice, sans déchéance.

C’était en un milieu choisi que se recrutaient les rhéteurs ; à la classe moyenne appartenaient les autres maîtres sur lesquels nous avons d’ailleurs très peu de détails.

Pauvres professeurs que ces premiers ouvriers de l’enseignement ! Leur travail est sans attrait et hélas sans gloire ! La loi leur refuse le titre de maître qu’elle concède aux autres. Ils sont exclus de ses faveurs, de ses exemptions. La foule turbulente de garçons et de filles qui entoure leur petit escabeau, leur apporte plus de soucis que de ressources. Le petit escabeau ! parce que la cathèdre appartient au grammairien, et que le maître des petits doit être au milieu d’eux pour une surveillance plus facile. Ses élèves trouvent odieux les refrains où sont condensés les rudiments du savoir, et lui doit les entendre pendant toute sa vie ! Nulle part non plus nous ne trouvons trace de libéralités municipales à leur égard.

Le plus souvent, son école est installée dans les faubourgs, dans une pergula, c’est-à-dire sous un appentis à demi-ouvert, construction en saillie utilisée soit comme véranda ou auvent, soit comme atelier ou échoppe, couverte mais non fermée latéralement. Souvent, elle est un peu au-dessus du niveau de la rue ou sur le toit plat d’une maison, ou entre les portiques dont une simple toile la sépare[5]. Il y a à cela une raison d’économie, carie loyer y est moins cher ; considération importante pour le maître qui loue lui-même sa salle de leçons ; aussi bien, le bruit que fait ce rassemblement d’enfants qui chantent à haute voix serait intolérable au milieu plus fréquenté de la ville. Cette première école du faubourg en son installation succincte plaisait moins à l’enfant, dit Libanius, qu’une course vagabonde à la campagne, et lui laissait d’ordinaire un triste et odieux souvenir[6].

C’était hors ses fonctions de professeur que le premier maître trouvait les ressources nécessaires. Il était d’ordinaire habile dans l’écriture et le calcul. Les leçons spéciales qu’il en pouvait donner à ceux qui, sans poursuivre leurs études, voulaient se perfectionner en ces connaissances indispensables pour tant d’emplois, le rôle de copiste, de calligraphe, de tachygraphe secrétaire, de comptable, qu’il pouvait remplir à ses heures de loisir, lui étaient de quelque profit.

Le Grammairien avait le titre de maître, siégeait dans une cathèdre honorable.

La loi lui reconnaissait le droit qu’elle accordait aux professeurs d’arts libéraux[7]. Son école était encore assez nombreuse pour qu’il en pût tirer des ressources ; assez choisie, pour que son salaire soit assuré. Ses élèves, en effet, appartenaient à cette classe de moyenne aisance, la plus exacte à acquitter ses dettes. La fonction du grammairien exigeait assez de savoir et n’accordait pas assez de gloire pour être recherchée par la nullité ambitieuse. Maître laborieux, honoré et payé, le grammairien avait, sauf les satisfactions de vanité, les meilleurs justes tributs dus aux professeurs.

Trop souvent, il gâtait cette situation par le désir de se faire, en son école de grammaire, un rhéteur aux petits pieds. Son enseignement avait de nombreux points de contact avec celui du maître de rhétorique, il les exagérait, franchissait les frontières et déchaînait contre lui la susceptibilité jalouse de son voisin, d’autant plus vive que souvent le rhéteur traînait sa misère glorieuse auprès du simple grammairien bien nanti.

Le rhéteur ! Son nom nous arrête tout d’abord, car il nous paraît historiquement peu ou mal défini. Philosophe, rhéteur, sophiste, sont des termes de signification souvent imprécise ou inexacte, surtout dans l’acception contemporaine. Ainsi, nous donnons d’ordinaire le premier rang au philosophe, le second au rhéteur, puis vient le sophiste bien près du mépris. Or, c’est une criante injustice historique que de donner ce rang à ces hommes à toutes les époques. Précisément au IVe siècle, le philosophe selon l’acceptation vulgaire mérite les mépris dont nous gratifions le sophiste et le sophiste presque tous les éloges décernés au philosophe. Etudier la vie de ces trois termes, déterminer leur différence caractéristique aux époques diverses de l’histoire, ce serait faire de Gorgias à Libanius l’histoire de la rhétorique, de l’éloquence, de la philosophie, de leur fortune variée, de leurs évolutions successives.

Au début, le sophiste est l’homme habile en son art et utile à son pays : artiste, médecin, musicien, poète.

Vient la période dont parle Themistius, où Solon illustre le nom des sophistes qui sont alors entourés d’égards et comblés d’honneurs[8].

De l’Orient accourent les sophistes qui vendent la sagesse, se vantent avec vanité et sous le piège des mots dissimulent Terreur : ceux que combattent les grands philosophes, Socrate, Platon. Ainsi se restreint et se discrédite le nom glorieux. Ils ont encore le beau langage, la littérature, la philosophie vulgaire ; mais ils se créent une détestable réputation morale que la haine dont ils poursuivent Socrate est loin d’améliorer. Au point de vue littéraire, ils sont boursouflés et vides[9], le jugement et la mesure leur manquent[10], le langage est mou, la composition lâche ; c’est sous les ombrages de Théophraste qu’ils composent plus pour plaire que pour exciter, ils préfèrent la vigueur à la grâce et leur grâce amollit.

Alors se détache parmi eux le groupe des rhéteurs qui donnent à la rhétorique le meilleur de leur travail et répudient le nom de sophiste qui tombe en un discrédit augmenté chaque jour par leurs longues discussions sur des niaiseries[11]. Ces rhéteurs sont les sophistes du discours dont parle Plutarque.

La philosophie paraît l’emporter sous Marc Aurèle : le sophiste philosophe reconquiert alors l’estime publique perdue au début de l’Empire ; le rhéteur reçoit les hommages dus à sa fonction utilitaire, la sophistique pure a disparu presque complètement. Cependant, Lucien le railleur ne le ménage pas : le plaidoyer du rhéteur syrien, dans la Double accusation, en est la preuve. Marié à la rhétorique, il est accusé par elle d’infidélité et voici qu’il l’accuse à son tour : Je m’aperçus bientôt qu’elle n’avait plus la même sévérité de mœurs qu’autrefois et qu’elle était loin de garder la tenue décente dont elle s’honorait lorsque le fameux rhéteur du dême de Péanie la prit pour épouse. Elle se parait, arrangeait ses cheveux à la manière des courtisanes, elle se fardait, elle en était même venue à se teindre le dessous des yeux[12]... Le rôle du sophiste, dit Croiset, était de parler, c’est-à-dire de répandre au premier signal la plus longue série possible de phrases brillantes et sonores. Tout scrupule de réflexion l’eut rendu hésitant et par conséquent l’eût ralenti : au contraire, plus son esprit était vide d’idées sérieuses, plus il vibrait aisément sous l’impulsion des souvenirs suscités en foule[13].

Pendant la sombre période qui va de la mort de Marc Aurèle à celle de Constantin, la philosophie se localise à Alexandrie et ne présente plus en Orient que ces philosophes qui n’ont conservé que le manteau et la barbe... Philostrate distingue très nettement au commencement de ses Vies de Sophistes, le sophiste du philosophe : Le philosophe recherche les faits, le sophiste les suppose connus, c’est maintenant un rhéteur s’occupant de philosophie, la philosophie est de son domaine au même titre que l’histoire et la physique, la politique ou l’astronomie.

En fait, nous nous trouvons au IVe siècle en face d’une double forme de rhétorique : celle du professeur qui est le rhéteur, celle du littérateur, de l’homme public qui est le sophiste, et alors ces trois mots philosophe, rhéteur ou sophiste de signification bien précise s’appliquent souvent comme également honorables aux mêmes personnes... Jamblique est un philosophe, Ménandre un rhéteur, Libanius un sophiste..., chacun d’eux est un maître incontesté en son domaine, serviteur du progrès, gloire de sa cité.

Nous connaissons le rhéteur et le sophiste, n’est-ce pas le moment de nous demander s’il y avait une hiérarchie entre les maîtres, un chef dans les écoles importantes.

Voici l’opinion de M. Gaston Boissier sur ce point : Alors comme aujourd’hui, une école se composant d’un certain nombre de professeurs réunis ensemble dans un local pour l’instruction de la jeunesse, il est impossible que cette réunion n’ait pas eu un chef. Les Romains avaient trop le respect de l’ordre et de la discipline pour croire que ces établissements pouvaient se passer d’une direction. Il est en effet question, à propos de l’école d’Autun, de celui qu’on appelle le premier des maîtres summus doctor, celui-là parait avoir la haute main sur le reste : c’est un personnage important, qu’on paie beaucoup plus que ses collègues et que l’empereur se donne la peine de choisir lui-même. Il est vraisemblable qu’il était professeur dans l’école en même temps qu’il la dirigeait et que sa situation devrait être à peu près celle des doyens de nos Facultés[14].

J’ai cité parce que si l’érudit écrivain peut établir sur des textes latins (je regrette qu’il ne les indique pas) son opinion, j’avoue n’y pouvoir souscrire pour l’Orient. Son argumentation, fondée sur Tunique expression d’Ausone : Summus doctor me parait aussi faible que celle de Sievers qui, du terme έταΐρος, employé par Libanius, parlant des rhéteurs, conclut à l’existence d’une association professionnelle.

Les partisans de la hiérarchie et de l’association n’apportent aucun texte sérieux et ils contredisent la thèse de liberté si bien établie.

Nulle trace de nomination impériale d’un rhéteur à la direction des écoles d’une ville. Libanius, deux fois choisi par l’empereur, ne nous indique en rien que cette faveur comporte une prééminence hiérarchique sur ses collègues, ni à Constantinople ni à Athènes.

Le sénat d’Athènes nomme six successeurs à Julianus : aucun trait n’indique la préséance de l’un sur les autres. Le sénat d’Antioche appelle Libanius pour combattre le rhéteur officiel ; quelle étrange situation si ce rhéteur avait été en même temps chef hiérarchique des écoles[15] !

Nulle trace de conventions entre professeurs, d’élections faites par eux, ni dans les luttes si ardentes qui s’élèvent, d’intervention d’autorité autre que celle d’un préfet bienveillant.

Libanius intervient à Antioche en faveur des rhéteurs ses collègues ; pas un mot de son discours (à moins qu’on n’épilogue sur le mot κορυφαΐος) n’indique qu’il accomplit un devoir de sa charge. Dans une autre circonstance, lorsqu’il conjure les rhéteurs d’Antioche de mettre un terme au déplorable procédé des élèves qui vont sans cesse d’un professeur à un autre, n’affirme-t-il pas ainsi clairement qu’il n’y a ni autorité constituée ni association établie auxquelles appartiendrait régulièrement d’imposer ou d’organiser la mesure de défense mutuelle qu’il propose.

Les luttes violentes auxquelles nous allons assister seront une puissante confirmation de notre opinion.

Cependant, l’individualisme des écoles n’est pas tel que toute école ne possède qu’un seul maître. On se souvient des six élus à Athènes pour succéder à Julianus. Telle cette autre école où Libanius, à la fin de ses études, est intérimaire avec Egyptius et un de ses compatriotes[16]. A Constantinople aussi, il s’associe avec Dionysius de Sicile[17]. Dans son école d’Antioche, nous savons qu’il avait un homme chargé de l’administration et s’était associé, pour enseigner le droit, son ancien élève et ami Olympius[18]. Donc, des maîtres s’associent entre eux ou sous l’influence d’un homme illustre.

Mais ni Libanius, ni Himérius, ni aucun autre professeur, directeur d’école particulière ou subventionnée parle sénat, ou désigné par l’empereur ne nous a laissé soupçonner qu’il avait quelque autorité sur d’autres maîtres, sur une école voisine de grammairien ou rhéteur subventionné ou non, ni qu’il ait joui d’une situation analogue à celle de nos doyens de Faculté, sinon par l’estime et l’honneur que lui assurent son savoir, son éloquence, son influence politique.

Quant aux associations, les collèges éphébiques, cette vieille institution nationale, celui d’Athènes autrefois si glorieux paraissent avoir complètement disparu. M. Petit de Julleville n’en parle pas dans son étude sur l’école d’Athènes au IVe siècle et nous n’en avons trouvé aucun vestige.

Le rhéteur ou sophiste jouit donc d’une liberté, d’une indépendance que rien ne restreint. Il se fixe s’il veut dans une ville ou bien va porter partout, comme les aèdes d’autrefois et les conférenciers d’aujourd’hui, ses discours étudiés. Il s’établit en sa ville natale comme Libanius ou en quelque autre où des relations de famille et de puissants amis lai assurent un sympathique accueil. Tantôt il répond à l’appel d’un ancien maître qui veut l’associer à son enseignement et en faire son successeur, tantôt à l’appel d’un rhéteur qui a besoin d’aide pour combattre un adversaire. Lorsqu’il s’est signalé dans des luttes oratoires, c’est une ville qui l’appelle et qui, si ses éloges et ses promesses ne suffisent pas, fait intervenir auprès de lui l’autorité du préfet et du préteur. A Athènes et à Constantinople l’empereur lui-même manifeste ses préférences et ses désirs ressemblent à des ordres qu’il est difficile d’éluder.

Au reste, obtenir la reconnaissance officielle du sénat ou, chose plus rare, la nomination impériale, est l’objet de l’ambition de tous les maîtres. Il y a là une consécration publique de leur talent, un grand honneur, source d’une influence utile, des ressources assurées et cela sans sacrifice d’indépendance ni de dignité.... Dans l’esprit des rhéteurs, le sénat leur est redevable : n’est-ce pas leur éloquence qui donne à une ville du charme et de l’éclat, et je crois que les sénateurs en sont convaincus et sont fiers de leur rhéteur, des services qu’il leur rend, de la gloire qui en découle sur la cité.

L’intervention du sénat n’assure pas cependant une école nombreuse : le libre choix des familles est absolu. Or réunir une école nombreuse est un désir qui l’emporte sur celui du titre officiel. Tous y voient non seulement les rétributions scolaires abondantes chose importante pour les rhéteurs libres et les rhéteurs officiels qui attendent toujours la réalisation des promesses municipales, mais aussi la pierre de touche du vrai mérite, du talent supérieur. Dès lors, sous les auspices de la vanité et de la misère on comprend quelles luttes ardentes engageront les rhéteurs pour réunir, comme ils disent, un nombreux chœur.

La misère sœur de l’intelligence et du talent est un sujet de dissertation pour les sophistes bien nantis[19] ; mais les autres, ceux qui évitent le boulanger parce qu’ils n’ont pu lui payer leur pain, la trouvent amère. Le poète, enfant sans souci qui suit le fil de sa vie comme le souffle de son inspiration, la trouve moins insupportable ; dans son labeur indépendant il n’a pas ambitionné la fortune. Au philosophe on peut répondre ironiquement que l’occasion lui est offerte de pratiquer ses propres conseils. Le rhéteur ne professe pas un tel désintéressement et le professorat par dilettantisme est rare. Sa misère se double ainsi de labeur frustré d’un juste salaire et d’espoir déçu : cela atténue un peu l’odieux struggle for life qu’ils engagent.

Quelles sont les ressources des rhéteurs ? est-il vrai que souvent comme le maître d’Horace ils ont plus d’honneurs que d’honoraires ?[20] La mélancolique réflexion de Libanius : ce n’est pas seulement de nager dans l’abondance, mais encore de mourir de faim qui nuit à l’éloquence nous laisse deviner la situation.

Les moyens de subsistance employés par les autres maîtres leur sont interdits : le décorum les retient dans la misère où ils peuvent se trouver réduits.

Nous avons vu l’Etat intervenir auprès des sénats en leur faveur, mais municipalités et élèves paraissent s’accorder pour frustrer le maître.... Les beaux temps sont passés où Gniphon se confiait aux libéralités de ses élèves, et n’avait pas à s’en plaindre[21] ; ou Chrypsippe disait il y a trois moyens de s’enrichir : le pouvoir, les amis, la rhétorique. Bien souvent s’évoque au contraire l’image de Valerius Caton chassé par les huissiers.

Le trait de Proérésius et d’Héphestion est caractéristique. Tous deux, concitoyens et a mis n’étaient rivaux que de génie et de pauvreté. Ils n’avaient pour deux qu’une tunique et un manteau ; hormis trois ou quatre couvertures si usées, si crasseuses qu’on n’aurait su en dire la couleur première. Quand Proérésius paraissait en public, Héphestion se cachait à la maison sous les couvertures et s’exerçait tout seul à l’éloquence. Quand Héphestion sortait, Proérésius prenait sa place[22].

Entendons plutôt Libanius qui habilement et spirituellement nous intéresse aux rhéteurs malheureux.

De ces professeurs, les uns n’ont pas même à eux une petite maison : celle qu’ils habitent est à d’autres Ceux qui ont acheté celle où ils demeurent n’ont pu encore en payer le prix, si bien que celui là même qui semble dans une condition meilleure est dans le plus profond découragement. L’un a trois esclaves, l’autre en a deux, un troisième en a moins encore : et ces esclaves, par cela même qu’ils sont peu nombreux sont le rebut des esclaves, s’enivrent, insultent leurs maîtres ne les servent pas ou le font d’une manière indigne de leur profession. On proclame heureux le professeur qui n’a qu’un enfant, malheureux celui qui en a plusieurs. La prudence ordonne à tous d’éviter ce danger, si bien que celui qui se montre avisé redoute et fuit le mariage. On voyait autrefois ceux qui donnaient à nos concitoyens le même enseignement que donnent nos rhéteurs, entrer dans les boutiques des orfèvres leur donner des vases d’or et d’argent à travailler, s’entretenir avec ceux qui façonnent ces objets d’art, critiquer leur travail, montrer quelque chose de plus beau, louer leur activité ou blâmer leurs lenteurs. Nos maîtres d’aujourd’hui, vous pouvez m’en croire,n’ont guère d’entretien qu’avec les boulangers, non parce que ceux-ci leur doivent du blé ou leur promettent de l’argent, mais au contraire parce que eux-mêmes doivent à ces artisans et que promettant toujours de payer, ils demandent toujours du crédit, pressés qu’ils sont par deux nécessités contraires : la nécessité de les fuir, celle de les poursuivre ; ils les évitent comme débiteurs, ils les poursuivent comme affamés ; ils les fuient honteux de ne pas pouvoir les payer, ils se retournent vers eux cédant au cri de leurs entrailles à jeun. Lorsque la dette s’est accrue hors de mesure, et que le professeur ne voit rien venir qui l’aide à la solder, maudissant Fart de la parole, il arrache du cou de sa femme son dernier collier, va le déposer chez le boulanger et rentre chez lui préoccupé non de savoir comment il remplacera cette parure, mais de chercher ce qu’il pourra encore mettre en gage après cela. Aussi voit-on les professeurs éviter leur intérieur et au lieu de chercher avec bonheur le repos au sein de la famille après leurs travaux, demeurer immobiles dans leurs écoles comme des gens qui redoutent de retrouver plus vif, en rentrant chez eux, le sentiment de leur misère. Puis se réunissant, il déplorent ensemble leur funeste condition et chacun en racontant ses propres maux, en entend raconter de pires encore, et moi, au milieu d’eux je demeure couvert de confusion, deux fois honteux et d’être votre concitoyen et d’être le coryphée de ces malheureux.

Si Libanius présente énergiquement les revendications de ses confrères, il reconnaît avec impartialité l’âpreté d’un certain nombre. Il les compare aux brebis faméliques attirées par la branche verte d’olivier[23]. Themistius confirme[24] ils saisissent par quelques cheveux les élèves comme des poissons encore entiers, les renvoient muets comme poissons, mais ne forcent pas moins à payer.

Il est loin le temps où les anciens regardaient comme un sacrilège de vendre la science, où la muse du discours n’était encore ni mercenaire ni avide du gain, où les cantilènes de Terpsichore douces comme miel n’étaient pas objet de commerce[25].

Ajuste titre on ne se scandalise plus de voir rétribuée une fonction laborieuse et utile ; mais l’or joue en ce siècle de début des décadences un si grand rôle qu’on ne peut s’étonner de voir la fortune, mère de liberté et souvent de gloire, recherchée par ceux que l’esprit a faits indépendants et épris de renommée.

Les auteurs chrétiens redisent tous ce grief, reprochent aux rhéteurs[26] de lutter des pieds et des mains pour augmenter leurs ressources, mais la pauvreté réelle que signale Libanius[27] et dont les décrets des empereurs corroborent l’existence n’a-t-elle pas accentuée la note âpre de cupidité infligée à ceux à qui beaucoup était dû et peu était donné.

L’étude attentive des documents amène d’ailleurs nos chercheurs à se convaincre qu’on a accusé les anciens de cupidité par je ne sais quel esprit de dénigrement injustifié.

Voyons cependant brièvement les honneurs et honoraires des rhéteurs.

Le plus important est la rétribution payée par chaque élève, garantie dans une certaine mesure par la ville pour le rhéteur reconnu.

Elle devait être variable selon le renom du maître, l’autorité de son savoir, la diversité et l’importance des matières qu’il enseigne, la condition et le nombre de ses auditeurs.

Damien d’Ephèse payait dix mille deniers le plaisir d’entendre Adrien et Aristide, les meilleurs auteurs de l’époque trouvant infiniment plus agréable de donner cet argent pour ces délices que pour voir de beaux garçons ou de belles filles. A ce moment Proclus, le maître de Philostrate, offrait ses leçons pour un forfait de cent drachmes.

Tatien reproche aux Grecs que quelques-uns de leurs philosophes reçoivent de l’empereur de Rome jusqu’à six cent pièces d’argent pour l’occupation la plus futile.

Le premier professeur public établi à Athènes par Marc-Aurèle, Théodote le sophiste, avait un traitement de dix mille drachmes, dit Philostrate. Ce traitement fut-il la rétribution consacrée des professeurs reconnus ? Il est difficile de résoudre cette question.

De même la retraiteront Quintilien jouit après vingt années d’enseignement paraît être un fait isolé[28].

Jérôme résume les autres honoraires : les étrennes des Calendes, la sportule des Saturnales, et le Minerval (offert aux fêtes de Minerve)[29].

Il faudrait ajouter les émoluments offerts avec un discours de remerciement par les élèves qui quittaient l’école, les jetons d’entrée, dont parle Lycon qui servaient même simplement pour visiter, les cadeaux de divers genre : esclaves, chevaux, etc., et, pour les rhéteurs officiels, les produits de terres appartenant à la ville, les rémunérations pour les discours publics, éloges, panégyriques, ambassades, etc.

Une autre grande source d’avantages pour ces derniers ce sont les immunités... Themistius en indique le principe accepté dès l’avènement de César Auguste. Etre sophiste, d’après la loi, c’est un honneur, une dignité, c’est être utile à la République[30]. La fonction sociale et la dignité de l’éducateur sont reconnues ; la conclusion logique et pratique ce sont les privilèges.

Le droit de cité avec ses multiples avantages est un des premiers qui leur soit concédé... droit devenu illusoire depuis qu’il a été étendu à tous.

Puis c’est le droit à l’annone : la nourriture aux frais du public... Trajan confère aussi à Polémon[31] le droit de libre et gratuite circulation par terre et par mer... Depuis Constantin ils relèvent directement de la justice de l’empereur.

Quant aux honneurs ils sont nombreux. La rhétorique conduit à tout : Eugène passe du trône du rhéteur au trône impérial, Libanius est préfet honoraire du prétoire, Themistius devient sénateur de Constantinople.

Sans être rhéteurs de profession on sait que Marc-Aurèle, Trajan, Julien, les professeurs les plus intellectuels et les plus libéraux, les esprits les plus ouverts de leur temps furent admirateurs de la rhétorique. Tous sont fiers de la gloire des rhéteurs.

Les villes les regardent comme des génies du lieu[32], des indigètes d’ordre inférieur, pleins d’enthousiasme pour leur admirable et excellente science du discours. Ils sont en relation avec les fonctionnaires, les magistrats, les pontifes avec ceux qui sont de l’aristocratie par le pouvoir, les dignités, la fortune ou l’intelligence.

On place leurs bustes dans les bibliothèques privées et publiques ; on y fait des libations comme devant les Dieux Lares.

On sait les honneurs rendus à Proérésius, à sa statue élevée sur le forum avec cette inscription : Rome la reine du monde au roi de l’éloquence[33].

L’accès aux plus grandes charges municipales ou impériales leur est facile. Il est vrai que de ces emplois ils dédaignent souvent les honneurs et les soucis pour rester dans la libre et souverainement glorieuse servitude des lettres. Tels Libanius dont Julien admire le désintéressement, Himérius qui pour les grandes couronnes de la déesse vierge a quitté les palais dorés, la richesse, les honneurs, tout ce que le vulgaire adore.

Aussi lorsque Libanius réclame un traitement convenable pour les rhéteurs d’Antioche prend-il soin de dire. Ne vous y trompez pas, ce n’est pas le prix du savoir que je réclame : car le savoir est digne de la couronne, de la gloire, d’une statue d’airain, de tous les biens du monde.

Vers la fin du IVe siècle la décadence était sensible. On avait encore en grande estime ce qu’enseignaient les rhéteurs, on l’achetait à grand prix ; eux, le vendaient à de bruyantes enchères[34]... Mais, nous dit Libanius la gloire et l’argent disparaissent en même temps pour ceux qui enseignent un art, que les rois ne considèrent plus... Est-ce que la rhétorique vous parait avoir grand crédit et autorité à la cour ? est-ce parmi ceux qui savent parler qu’on choisit les magistrats, les conseillers, les ministres du premier rang ? Au contraire on les rejette, on les outrage... Comme on fit à Mégare on les met hors la loi.

Cette décadence devait rendre encore plus vives les luttes des rhéteurs auxquelles il faut nous initier.

La jalousie est un phénomène fréquent chez les intellectuels et elle se développe d’autant plus que la montée vers la fortune et la gloire est plus âpre... Phénomène bien humain que nous rencontrons aussi à cette époque à chaque page de l’histoire des évêques : dans leurs luttes plus souvent personnelles que dogmatiques, ils passeront aussi les limites imposées aux gens de bonne éducation... Le sarcasme amer, l’injure, la calomnie, les pièges les plus honteux seront en usage là où la vérité et le droit ne suffisent pas. C’est la lutte sans pitié des heures difficiles.

Nous avons dit déjà les multiples éléments tous légitimes qui concourent à faire le succès d’une école.

Voici un autre procédé de réclame, le seul employé par Libanius, et je m’étonne qu’on ait pu s’en scandaliser si vivement. C’est une lettre à Alexandre, probablement celui que Julien nomma gouverneur d’Antioche lors de son départ pour la guerre des Perses[35].

En outre comme vous saviez que rien n’illustre davantage un sophiste que d’être entouré d’un nombreux cortège d’élèves, je ne sais pas ce que vous n’avez pas fait pour dépouiller en ma faveur les professeurs des autres villes et attirer ici autour de moi les élèves dispersés par toute la Syrie.

Je vais vous indiquer d’ailleurs comme il est facile de le faire.

Laissez de côté les cercles nombreux où l’on pérore, ne dites pas de mal des sophistes, ne blâmez pas les pères de leur choix, mais faites venir les jeunes gens sortis de vos mains et récemment inscrits par vous sur le tableau des avocats. Appelez-le ; mettez-les en évidence et donnez-leur la parole.

Pour bien des gens, cette unique question du juge Où ce jeune homme a-t-il étudié ? est de la plus grande importance. Ce peu de mots fait que la foule court vers celui qui en a été honoré et tous s’empressent autour du maître de celui qui a assez de crédit pour être utile, dans l’espoir de profiter de son influence. Nous avons vu beaucoup de gouverneurs faire ainsi la réputation de gens jusque là ignorés et s’illustrer eux-mêmes par ce moyen. Nous entendons tous les jours des gens dire en se montrant le rhéteur en renom : C’est Rufin, c’est Himérius, c’est celui-ci, c’est celui-là qui l’a mis en réputation.

En effet, comment le plus habile orateur montrerait-il son talent s’il n’avait occasion de le faire ! A ceux qui sont plus âgés, les temps, les circonstances fournissent quelque occasion, mais pour les nouveaux venus à votre barre, c’est vous seul qui pouvez la leur fournir. Suivez cette voie, ô le plus grand des hommes, et selon vos désirs vous verrez une foule plus nombreuse entourer votre Orphée.

Ce procédé porte d’ailleurs en lui-même sa sanction et sa réparation lorsque, au préfet ou au préteur bienveillant succèdent des fonctionnaires malveillants.

Mais voici mieux : un moyen plus proche du ridicule que du scandale. Pressé de toutes parts, ses discours ne lui attirant plus personne, décrié d’ailleurs par ses mœurs, le sophiste de Nicomédie eut recours à un autre expédient : il s’acheta des élèves, prodiguant les revenus de ses terres qui étaient considérables. Les élèves reçurent l’argent mais ne se livrèrent pas. Le secret fut divulgué et ce fut bientôt par la ville un rire universel sur ses machinations, ses menaces et ses déceptions... Il y avait même en cause la femme d’un de ses amis qui avait pris part aux intrigues et aux dépenses[36]...

L’achat, nous l’avons dit, se faisait le plus souvent par l’intermédiaire des pédagogues.

Parfois c’est un rhéteur qui embrigade quelques élèves et en fait des racoleurs... ils vont attendre les nouveaux et les conduisent bon gré mal gré à leur propre maître... ces chasseurs, à qui le professeur fait quelque remise de pension, sont ensuite les maîtres de claque pendant les leçons.

Eunape nous en signale d’autres qui pour prendre les jeunes gens dans leurs filets donnent de bons dîners avec de gentilles petites servantes.

Tantôt c’est Fessai de corruption de magistrats ou fonctionnaires afin qu’ils débarrassent d’un rival gênant ; tantôt l’emploi de la violence : Egyptius à Athènes n’échappe à la mort que par le serment qu’il fait de quitter la ville.

Plusieurs traits de la vie de Libanius vont nous convaincre de la vivacité et de la ténacité de la lutte entre ces maîtres du savoir qui adoucit les mœurs.

A Athènes dès le début, l’inquiétude et le soupçon gâtent la joie qu’il ressent du grand honneur d’être à vingt-cinq ans appelé à professer dans la glorieuse ville. Ni les autres ni nous ne dormions en paix. Ceux-ci tenus éveillés par les pièges qu’ils tendaient, nous par la crainte de ce que nous pouvions attendre de désagréments et d’ennuis[37].

A Constantinople après les difficultés du début le succès vient avec les honneurs, réveillant les jalouses et haineuses rivalités Les deux sophistes que Libanius venait troubler en la possession de leur école se plaignent amèrement, l’accusent de violence et de ruse, d’insatiable ambition. Il est temps que Bémarchius revienne de cette fameuse tournée oratoire dans laquelle il est allé, jusque sur les bords du Nil, faire parade et bénéfice à l’aide d’un unique discours. Ce sophiste avait l’oreille de Constance dont il flattait la religion et plaisait aux ignorants de son entourage... Les chrétiens le favorisaient et le jeu et les festins qui vont jusqu’à l’ivresse lui avaient donné de nombreux amis. Aussi arrive-t-il souriant comme les heureux et les forts, convaincu qu’il rentre en un domaine inaliénable, et qu’à son seul aspect Libanius va disparaître. Mais ses anciens élèves ne reviennent pas, il assiste à une réunion où Libanius prend la parole et en sort peu rassuré, sans avoir osé, malgré les prières de ses amis, lancer son tonnerre et écraser du premier coup son adversaire. Un mois après il présente un discours sans produire grande impression : il se décide alors à exhiber son fameux et triomphal discours : échec nouveau et cependant Libanius applaudit pour faire croire qu’il comprenait. A la lutte loyale succède une guerre sans pudeur : il fait interdire par le préfet, qui est son ami, à Libanius de donner d’autres séances ; la ville prend parti pour ce dernier et Bémarchius comprend qu’il lui faut à tout prix se débarrasser de la personne de son adversaire. S’il avait pu se défaire de moi par le poison, il en serait venu à la coupe ; mais ne le pouvant, il s’en allait partout déclamant qu’il était vaincu parla magie, que je fréquentais un homme qui commandait aux astres. Il lui faut des auxiliaires : poètes et sophistes sont là qu’excitent le dépit, la crainte et l’envie. Le peuple se soulève contre le préfet : ils font de Libanius un agent de désordre. Le nouveau préfet, Liménius va terminer la lutte : Il aurait voulu passer pour un Dieu, je ne l’avais même pas pris pour un homme sérieux aussi avait-il sur la place publique, demandé à la Fortune d’être au pouvoir assez longtemps pour me faire périr. Malgré l’usage qui imposait l’amnistie, il met à la torture un des serviteurs de Libanius pour lui faire accuser son maître et en même temps fait prévenir celui-ci de quitter la ville s’il veut avoir la vie sauve... Libanius peu soucieux d’attendre la mort de gaîté de cœur, part[38].

A Nicomédie, la même guerre se renouvelle avec des traits nouveaux. La femme du sophiste mon rival souffrait d’un mal violent qui lui avait attaqué le cerveau. Celui-ci en rejetait la cause sur mes maléfices. Sa femme meurt ; de sa tombe à peine fermée il court au tribunal dénoncer Libanius. Le juge ne peut admettre que celui-ci eut dépensé en pure perte sa puissance magique à faire mourir la femme en laissant vivre l’adversaire : Un copiste crétois de Libanius est cependant arrêté et le rhéteur se décide à poursuivre son accusateur... Celui-ci prétexte sa douleur pour excuse et Libanius qui voudrait que ses ennemis n’eussent jamais d’autre châtiment que son pardon, intervient en sa faveur.

Vient l’essai d’achat d’élèves dont nous avons parlé... Le Bithynien, dont la femme s’était compromise en cette affaire, veut néanmoins soutenir la cause du misérable rhéteur. Le préteur de Cappadoce, magistrat peu scrupuleux, est son ami, et leur intimité est renforcée de complicité assez honteuse, s’il en faut croire Libanius : Ils se sont tout accordé réciproquement pendant leur jeunesse et continuent de le faire. Libanius et sept de ses élèves sont appelés à Nicée. Les habitants de Nicomédie nous pleuraient tous vivants comme ces jeunes gens que les Athéniens envoyaient dans le Labyrinthe au Minotaure... Déjà les coqs chantaient, les hérauts criaient, on frappait à la porte... Nous nous assîmes dans une boutique de marchands de myrrhe, attendant l’heure de comparaître... Un peu avant l’heure de midi nous vîmes arriver à moitié hors de lui notre calomniateur, criant que Philagrius lui-même avait été vaincu par mes philtres... Les philtres assez puissants pour modifier l’attitude du préteur étaient l’annonce que le consul Philippe étant en route pour la Cappadoce le temps de la faveur était passé, la loi devait être souveraine. Le préteur comprend qu’il doit une réparation à Libanius, il connaît assez les sophistes pour savoir que lui promettre d’assister à une de ses séances de rhétorique fera tout oublier... Mais voici qu’à cette séance le fameux Bithynien intervient avec son incorrigible rhéteur, et réclame qu’il soit entendu... Mais le stade l’a troublé, la mémoire disparaît et il s’écrie qu’il est toujours victime des mêmes sortilèges... Philagrius lui demande de lire son discours nous ne sommes pas venus pour juger de votre mémoire mais bien de votre éloquence. Le sophiste déclare qu’il a la vue aussi troublée que la mémoire. Qu’un autre rhéteur le lise, dit Philagrius, mais le sophiste s’enfuit... Le lendemain il accourt menaçant et en armes à la rencontre de Libanius qui se réfugie dans le temple de la Fortune. Ainsi se terminent les luttes de Nicomédie[39].

A Antioche, sa ville natale, Libanius se trouve aux prises avec les mêmes procédés de la part d’un sophiste phénicien, Eubulus... jaloux comme les autres. Il profite de la présence de Gallus pour soudoyer un jeune homme à qui la débauche avait jusqu’à ce jour procuré plus d’un dîner. Ce misérable accuse Libanius d’avoir en sa possession, deux têtes de femmes qui avaient servi pour un maléfice contre Gallus et contre Constance son oncle... Le résultat fut tout autre que celui qu’ils attendaient : l’accusateur fut châtié et le sophiste réduit à se réfugiera l’extrémité de la ville. Libanius ne lui tint pas rigueur et usa de son crédit auprès du préfet Stratégius quelques années après pour faire augmenter ses contributions de vivres... L’envie dessèche les cœurs et en mangeant le revenu qu’il devait à son rival il se conduit encore en ennemi. Peu de temps après, le rhéteur d’Antioche prononce en trois séances l’éloge de Stratégius. Ce dernier enthousiasmé emploie dix copistes à en reproduire de nombreux exemplaires destinés aux principales villes... Eubulus soudoie un copiste et abusant du proverbe s’approprie la dépouille de l’ennemi. Il déplace, change les expressions, en intercale de nouvelles et a l’audace d’inviter Stratégius à entendre son plagiat. On ne voit pas sans étonnement la tortue prendre le galop du cheval et bientôt fut révélée l’acquisition du discours à prix d’argent... Le malheureux copiste avoua dès qu’il vit le fouet et le sophiste, cité devant le préfet, n’essaya pas de se défendre[40]...

Citons en terminant un procédé qui fera sourire mais qui n’en est pas moins un trait de mœurs curieux. Libanius a soixante-dix ans et une grave maladie met ses jours en danger. L’art des médecins est impuissant. Ses amis le conjurent de poursuivre certains magiciens désignés comme les auteurs de pareils maléfices. Le rhéteur ne voulut pas, déclarant qu’il fallait plutôt prier les Dieux. Pourtant, dit-il gravement, on trouva un caméléon dans l’endroit même où je donnais mes leçons Ce caméléon était certainement mort depuis bien des années ; on pouvait voir sa tête placée entre ses pattes de derrière, des deux pattes de devant l’une manquait, l’autre fermait la bouche... Malgré l’évidence je ne voulus trouver le nom d’aucun coupable ![41]

Étranges mœurs, étrange crédulité en des hommes laborieux et distingués ! C’est là un des coins du siècle où la décadence s’accuse le plus et où la vertu moralisatrice du savoir apparaît le moins... Des temps plus civilisés rediront les mêmes leçons ; l’humanité crédule et jalouse est de tous les âges... la science n’émancipe que partiellement... l’esprit et le cœur de l’homme sont toujours faibles par quelque endroit.

 

 

 



[1] Lib., Ed. Reiske I, 3.

[2] Müller, Antiq. Antioch., 91.

[3] Ecl. VII. Or. XXVIII. Ecl. IX.

[4] De clar. rhet., II.

[5] S. Augustin, Confessions, I, 43, 22.

[6] Caput invisum pueris virginibusque. Mart.

[7] Dig., Liv. L, tit. XIII, l. 1. Liberalia studia accipimus quæ Græci έλευθερία vocant. Rhetores continebuntur, grammatici, geometræ.

[8] Or. IV.

[9] Quintilien, Instit. Orat., XII, 10.

[10] Cicéron, de Orator., II, 23.

[11] περι τας έριδας διατρίβοντων.

[12] Double accusation, 34.

[13] Croiset, Essai sur Lucien, ch. VIII.

[14] G. Boissier, La fin du paganisme, T. I, p. 175.

[15] Lib., Ed. Reiske, I, 37.

[16] Lib., Ed. Reiske, I, 20.

[17] Lib., Ed. Reiske, p. 28.

[18] Lib., Ed. Wolf, Ep. 448, 453.

[19] Bonæ mentis soror est paupertas. Amor ingenii neminem divitem facit. Aus.

[20] Suétone, 9. Orbilius docuit majore fama quam emolumento.

[21] Suétone, 17.

[22] Eunape, Vie de Proérésius.

[23] Or. XXIX.

[24] Or. I.

[25] Pindare, Isthmiques, Od. 2.

[26] Greg. Naz., Ep. 117.

[27] Bas., Ep. 115.

[28] Instit. orat., proœm.

[29] VI Ep., ad Ephes.

[30] Themistius, Or. IV.

[31] Philostrate, Vit. Soph., in Polémon.

[32] Lib., Or. XXIX.

[33] Eunape, Vie de Proérésius.

[34] Aug., De doctr. christ., IV, 7.

[35] Lib., Ed. Wolf, Ep. 758.

[36] Lib., Ed. Reiske, I.

[37] Lib., Ed. Reiske, I, 20.

[38] Lib., Ed. Reiske, I, 23-26.

[39] Lib., Ed. Reiske, 44-53.

[40] Lib., Ed. Reiske, 64, 65, 69, 76, 78, 79.

[41] Reiske, 149.