§ I. — La famille Le premier ouvrier de l’éducation, sinon de l’instruction, le terrain le plus favorable à l’éclosion des germes de bien et d’honneur en l’âme de l’enfant, c’est la famille. Les impressions reçues là suivent dans la vie, elles se voilent sans disparaître ; c’est une sève qui rarement quitté la tige. Telle est la terre où la plante a levé, tel son fruit : si la terre est sablonneuse et acre, le fruit de même le sera ; si elle est grasse et douce, le fruit est doux et gras[1]. On sait l’importance que la pédagogie contemporaine attache à ce point. Elle appelle l’attention non seulement sur l’heure où l’enfant arrête son regard interrogateur sur ce qui l’entoure, mais même sur le temps mystérieux où, avant d’être à la lumière, il serait déjà pénétré d’influences physiques et morales. Sans atteindre à cette perfection de vigilance, la famille du IVe siècle remplit son rôle naturel, invitée d’ailleurs et excitée par les maîtres, les moralistes païens, les prédicateurs chrétiens. Chrysostome va nous initier à la direction chrétienne. Le christianisme, à cette époque, ne conseille pas la culture intellectuelle ; la vie religieuse est sa constante préoccupation. Le reste ne compte guère ; à peine une couche de peinture sur un mur. La vanité de la gloire et de la fortune est le fond de sa doctrine, avec le salut de l’âme, unique but à atteindre. Les idées de charité, de solidarité, de dévouement, n’ont pas encore place en cette prédication. Aussi la verve sarcastique de notre orateur s’attaque aux auteurs profanes. Les héros qu’ils présentent à l’admiration de vos enfants sont les esclaves du vice et tremblent devant la mort : témoin cet Achille, si habile et si changeant, qui meurt pour une concubine ; tel autre qui s’éteint dans l’orgie[2]. Il revient volontiers à ces philosophes, dont il sait les hautes méditations qu’admirent les sages de tous les temps, mais dont il relève avec joie les erreurs, les contradictions, ils ont entrevu quelques vérités, posé certains principes, mais que de puérilités qui feraient rire si elles ne faisaient rougir. Il blâme l’incroyable débordement de leurs discours, l’Euripe offre moins d’inconstance et d’agitation dans ses flots qu’ils n’en montrent dans leurs paroles[3]. Il triomphe de voir Socrate dédaigner l’éloquence[4] : Ne considérez donc point une élocution brillante comme indispensable à des philosophes ni même à des hommes : voyez-y plutôt une étude propre à exercer l’émulation et à occuper les loisirs des adolescents ; telle est l’opinion des philosophes, du plus grand de tous qui n’a pas voulu pour son maître d’un ornement qu’il jugeait indigne du génie philosophique[5]. L’éloquent rhéteur trouve là un triomphe facile, mais peut-être eut-il pu y apporter plus de tempérament, de réserve, et soutenir sa thèse chrétienne sans discréditer le savoir profane, la sagesse extérieure, comme il disait[6]. D’ailleurs, l’insistance qu’il y apporte et l’exagération de ses reproches montrent qu’il obtenait peu de son auditoire chrétien. Ces attaques peu redoutables avaient un double avantage : éveiller le souci de l’éducation des enfants, élever cette préoccupation à une hauteur que n’atteignent pas souvent les leçons de l’école. A ne pas savoir bien dire, rien n’est perdu ; à ne pas savoir bien vivre, aucun profit, eût-on d’ailleurs toute la rhétorique du monde. Il faut des mœurs et non des raisonnements, de la vertu et non de la véhémence, des œuvres et non des discours. Purifiez l’âme au lieu d’affiner la langue[7]. De tels conseils, d’où qu’ils viennent, sont bons à recueillir. Sur le terrain de la grande morale humaine, il se rencontre d’ailleurs avec les maîtres païens, mais avec plus d’énergie et plus d’autorité qu’eux, il rappelle la famille au devoir. Que vos enfants soient pour vous comme des statues d’or qui orneraient votre maison ; cultivez tous les jours en eux les nobles sentiments ; étudiez-les avec attention, embellissez et façonnez leur âme... C’est notre négligence qui engendre la malice de nos enfants, c’est notre insouciance à les diriger dès le bas âge[8]. Ecoutez bien, pères et mères, vous trouverez votre bonheur dans l’éducation de vos enfants. La tâche n’est pas facile. La jeunesse est intraitable ; elle n’a jamais assez d’instituteurs, de maîtres, de guides, de moniteurs, de gardiens. Heureux encore quand, avec tout cela, on la gouverne ! Un cheval indomptable, une bête féroce qu’on ne saurait apprivoiser : voilà ce qu’est la jeunesse ![9] Pour combattre l’insouciante faiblesse, les étranges calculs de la famille, il reprend les pensées des sages : Pour améliorer nos terres nous employons tous les moyens ; nous les remettons à l’homme le plus digne de confiance, nous cherchons le meilleur laboureur, le plus habile économe, le dispensateur le plus intègre ; s’agit-il de ce que nous avons de plus précieux, d’un fils, dont l’éducation est à faire, nous n’y regardons pas de si près, bien que de toutes nos possessions ce soit la plus chère, et que toutes les autres aient celle-là pour objet. Nous sommes très préoccupés de sa fortune, nullement de sa valeur ! Quelle inconséquence ![10] C’est le mot que Cratès voulait crier de l’endroit le plus élevé d’Athènes : Hommes, à quoi songez-vous quand vous mettez tout en œuvre pour amasser des richesses et que vous prenez si peu de soin des enfants à qui vous devez les laisser[11]. Les parents n’ont pas tout fait lorsqu’ils ont donné à leurs fils des valets, des chevaux, des manteaux précieux. S’ils veulent éviter la honte de voir le juge punir et rappeler à la sagesse celui qui a si longtemps vécu à leur foyer, qu’ils ne le conduisent pas dans les théâtres et les festins où des servantes impudiques, des jeunes filles perdues, des esclaves débauchés le perdront. Que leurs fils ne salissent pas leurs lèvres des chants lascifs et dissolus qu’aiment les cuisinières, les maîtres d’hôtel, les danseurs. Attention aux complaisances des serviteurs qui, pour se créer des maîtres plus doux à l’avenir, les rendent dépravés, pervers, indignes de toute estime. Chrysostome se plaint encore du but trop utilitaire, de l’encouragement à un travail trop intéressé : Plus pressants que les hérauts des Jeux Olympiques, nous leur rappelons souvent que la pauvreté vient de l’ignorance, que la richesse est fille du savoir. Ils choisissent en exemple un tel, issu de parents obscurs, aujourd’hui au comble de la fortune, époux d’une femme de famille opulente, vivant dans les splendides palais qu’il a construits, redouté ou admiré de tous ; tel autre que son savoir a amené à prendre un rang distingué à la cour, et les noms des hommes parvenus se succèdent. Tels sont les refrains dont vous bercez vos enfants dès le début ! Et vous ne leur enseignez que la voie où ils trouveront tous les maux réunis ; vous leur inculquez les passions les plus tyranniques ; la passion des richesses, la passion de la vaine gloire encore plus criminelle[12]. C’est la thèse excessive et un peu amère du moraliste chrétien pour qui tout est vanité hors la piété. De ces reproches et de ces conseils ressort que la famille n’a pas renié son devoir. L’enfant a sa place marquée au foyer ; sous la double influence de la philosophie et du christianisme, le tyrannique exclusivisme de la famille romaine a disparu, sans laisser place encore à la fâcheuse prédominance que nos théories égalitaires ont donnée à l’enfant. Il pourrait paraître — tant nous nous représentons différentes des nôtres les vies lointaines ou étrangères ! — que l’homme seul joue un rôle dans cette éducation, alors que la femme, sous la rigueur du droit romain, demeure la créature inférieure que l’on sait, ou sous lé despotisme jaloux des coutumes orientales, l’ignorée, la cachée : ce serait se tromper étrangement. Chrysostome invite les mères à entendre avec soin ses conseils, puisque la femme a le droit d’élever ses enfants[13]. A l’homme les voyages, l’agora, les affaires de la cité, à la femme d’occuper ses loisirs autour de ses enfants des deux sexes. Ainsi faisaient les femmes dans l’antiquité[14]. Elles s’occuperont plus spécialement des filles : Vous surtout mères, donnez-leur une parfaite direction. Faites-leur aimer la maison... La jeune fille ne doit quitter le toit paternel que pour la maison conjugale, comme un athlète qui sort de la palestre instruit et prêt à tous les combats. Elle doit avoir la science et la sagesse qui lui permettront de former la maison entière à l’image de sa beauté[15]. Les jeunes filles ne fréquentent pas, pour lors, les écoles, sauf l’école primaire. Une fille est un sujet de grand souci, exempt toutefois de fortes dépenses et de crainte. Mais un fils cause chaque jour de continuelles alarmes ; que de soucis et d’inquiétudes ! sans parler des sommes énormes qu’il faut sacrifier si l’on veut lui donner une éducation libérale[16]. Ainsi s’exprime la mère de Chrysostome. Aussi est-ce le père qui assume la tâche de veiller à la formation des fils. L’homme plus pratique, plus résolu, plus énergique, y est plus apte. Les mères habiles toujours, surtout lorsqu’elles sont inquiètes, exerçaient aussi leur action moins apparente et souvent d’autant plus puissante. Chrysostome nous parle des artifices d’une mère pour conserver auprès d’elle un fils que le père, sorti des camps, veut y envoyer. Elle lui fait comprendre que l’étude des lettres est souverainement utile, même aux personnes qui embrassent la carrière des armes... Puis, afin de le soustraire aux influences et le livrer à l’action du solitaire qu’elle lui donne pour maître, elle leur fait occuper une habitation privée[17]. Aussi, à défaut du père, des mères vaillantes comme celles de Chrysostome et de Libanius, ne reculeront pas devant ce lourd fardeau. Quelles touchantes figures de mères anxieuses et dévouées ! Nées au sein de l’opulence, toutes deux veuves dans leur jeunesse, elles résistent aux sollicitations des prétendants, tiennent tête aux peines, aux embarras du veuvage afin de se vouer toute à leurs fils. Et ces enfants, émules de gloire, rivaliseront de tendresse et nous laisseront tous deux de leur mère un discret et touchant éloge. Il est vrai que la mère de Libanius ne sait pas le contredire, lui faire peine et qu’il faudra toutes les instances de son oncle pour que, malgré ses craintes, elle le laisse partir pour Athènes[18]. Lorsque Chrysostome voudra partir avec son ami Basile, pratiquer la philosophie dans les grottes des solitaires, sa mère ne pourra s’y résoudre. Je ne vous rappelle pas mes bienfaits pour vous les reprocher, niais pour vous faire comprendre combien je vous ai aimé et combien je vous aime... Ô vous mon fils si vous m’aimez, je vous en conjure, épargnez ma faiblesse, ayez pitié de moi, ne me rendez pas veuve une seconde fois et craignez de renouveler ma douleur que le temps avait assoupie. Attendez plutôt que je meure, peut-être sera-ce bientôt ![19] De l’habileté, de la faiblesse, un peu d’égoïsme, un dévouement qui n’a d’égal qu’une tendresse sans mesure : ne sont-ce pas les éléments de toute éducation maternelle ? Pourquoi passe-t-on toujours sous silence cette influence des mères, comme si depuis longtemps la femme n’avait sa place et son rôle prépondérant au foyer. Julien s’étonne de voir exiger de la femme toute vertu et la priver de toute louange. Homère n’a pas rougi de louer Pénélope et l’épouse d’Alcinoüs... Nous ne rougissons pas de recevoir un bienfait d’une femme, pourquoi hésiter à lui en rendre grâce[20]. § II.— Le Pédagogue La paternité est une source abondante d’amour mais pour réaliser ce qui est le plus utile à l’enfant, il faut quelque chose de plus que la paternité et l’amour : c’est pourquoi les parents remettent leurs fils aux soins des maîtres et des pédagogues[21]. Le Pédagogue est donc le suppléant de la famille, alors que le temps manque au père, l’énergie à la mère, la science parfois à tous deux[22]. Il n’est ni le valet de l’enfant, ni son maître ; son rôle est celui d’un répétiteur, d’un surveillant, d’un gouverneur, le pédagogue dirige, le maître enseigne[23]. Tout ce qui touche à l’éducation proprement dite est de son domaine : c’est le gardien de la sagesse et des mœurs[24]. Souvent il donne à la maison les notions élémentaires que le premier maître distribue dans les écoles d’enfants. Il conduit ses élèves aux leçons des Grammairiens, puis des rhéteurs ; il les accompagne même, rarement il est vrai, dans leur séjour auprès des sophistes en renom. La famille lui laisse parfois le soin de choisir parmi les professeurs celui à qui il conduira l’enfant : gage de confiance qui augmente son prestige. Il a quelquefois autorité sur les esclaves ; un de ceux-ci l’accompagne et porte le petit bagage scolaire. Il a le titre de maître, parce qu’il a le soin des mœurs et du travail et ne manque jamais de porter la canne courte, emblème de son autorité, à la promenade, au théâtre, aux bains, aux écoles, partout où il suit son élève[25]. Si l’on en croit Théon, il exerce sévèrement son pouvoir. Le pédagogue est encore plus dur que les professeurs ; il est toujours là, lié pour ainsi dire à sa victime, toujours avec des reproches, des objurgations, des excitations. Pour des riens il punit avec violence ; il suit toujours armé de sa canne ou de son fouet. Au reste c’est vieux, maussade et sévère qu’on le représente ; Néron déjà reprochait à Petus Thraséas[26], la trop triste figure de son précepteur. Il est vrai que ce perpétuel tête à tête avec l’enfant le plus intraitable des animaux, dit Platon et qui a plus besoin de la constante vigilance d’un pédagogue que les brebis ne l’ont d’un pasteur, ne devait pas être gai. Le pédagogue prenait l’enfant lorsqu’il quittait les bras de sa nourrice et devait lui apprendre à faire les premiers pas dans la vertu, à marcher modestement dans les rues, à ne touchera la salaison que d’un doigt, à en mettre deux pour le poisson, le pain, la viande, à se gratter de cette manière-ci, à s’habiller de cette manière-là, à ne pas se balancer sur ses pieds, à se lever devant les vieillards,à être affectueux avec ses parents, à ne pas se dissiper, à ne pas jouer aux jeux de hasard[27]. Il évoquait les vieux souvenirs du pays, de la famille, les noms de ceux qui furent utiles à la cité ou remarquables par leurs mœurs[28]. Le champ est vaste on le voit et lorsque le pédagogue est à la hauteur de sa mission, il est bien le bon génie de la maison[29]. Julien nous a laissé sur son pédagogue des pages qui me semblent dignes d’être mises en lumière ; elles sont extraites du Misopogon et par conséquent répondent aux reproches et aux railleries des habitants d’Antioche. ... Mon pédagogue m’a appris à aborder les maîtres les yeux baissés vers la terre et non levés vers le théâtre, à estimer davantage l’esprit que la figure... C’est à ce pédagogue très importun qu’il faut vous en prendre : c’est lui qui a fait naître en mon âme ce que vous y condamnez... Il croyait cependant faire chose utile et s’y appliquait avec ardeur... Ce que vous nommez sauvagerie, il l’appelait je crois gravité, tempérance ce que vous nommez stupidité et force la résistance aux plaisirs. Il ajoutait que le bonheur n’était pas dans la plénitude des jouissances. J’étais encore bien enfant, — j’en atteste Jupiter et les Muses —, lorsqu’il me disait : Ne te laisse pas entraîner au théâtre par la foule de tes camarades, ne te laisse pas prendre de désir pour ces spectacles. Aimes-tu les jeux du cirque ? Tu les trouveras fort élégamment décrits par Homère ; prends le livre et lis... On te parle des danses des histrions ! Les jeunes gens chez les Phéaciens dansent plus vigoureusement. Là tu as pour cithariste Phémius, pour chanteur Démodocus. Si vous voulez je vous dirai le nom et la race de ce précepteur. C’était un barbare, ma foi, un Scythe ; il se nommait Mardonius, comme celui qui entraîna Xerxès à faire la guerre à la Grèce et à la noble Argos. Ce nom qui il y a vingt mois était plein d’honneur est aujourd’hui plein de mépris. Il était eunuque, mon aïeul l’avait fait instruire afin qu’il puisse expliquer à ma m ère les poèmes d’Homère et d’Hésiode. Peu a près elle mourut me laissant seul ; et alors comme une vierge orpheline et sans appuis, arrachée à de nombreux malheurs, tendre comme une petite fille, dès ma septième année je lui fus confié. Dès ce temps en me conduisant vers les maîtres, il me persuada qu’il n’y avait qu’une manière de bien vivre, il n’en voulait pas connaître d’autre, ne me permettait pas d’en suivre d’autre et ainsi j’ai encouru votre haine à tous. Ce mauvais vieillard que vous accusez à bon droit comme responsable de ma manière de vivre et de mes mœurs, avait assurément été entraîné par d’autres. Vous avez souvent entendu leurs noms, on a mis assez de constance à les discuter, à les railler : Platon, Socrate Aristote, Théophraste ; c’est à ces hommes que mon pédagogue avec une sottise et une simplicité impardonnables a obéi. Et profitant de mon enfance, de mon grand désir de savoir, c’est leurs leçons qu’il m’a persuadé de suivre. Il m’affirmait que si je le faisais, je deviendrais meilleur — non pas que les autres hommes, ce n’est pas avec eux qu’on engage la lutte — mais meilleur que moi-même. Et moi — pouvais-je faire autrement —, j’ai obéi au vieillard et maintenant il m’est tout à fait impossible de changer... Je le désire cependant bien et je me reproche de n’avoir pas pour vous plaire laissé mon âme ouverte à tous les vices. Il me rappelait aussi l’honneur dû à ceux qui vivent dans la justice ; le grand honneur dû a ceux qui détournent les autres de l’injustice ; la perfection de celui qui prête la main à réprimer et à châtier... Il donnait les mêmes éloges à la tempérance et à la prudence, ces deux vertus qui sont utiles non seulement à l’individu mais à la cité... Telles étaient les leçons de mon pédagogue, mais il croyait sans doute que je serais un simple particulier, il ne prévoyait pas la fortune que me réservaient les Dieux[30]... Aussi lorsque la volonté impériale le sépare de Salluste, son confident et son ami de cœur, Julien compare la douleur qu’il éprouve à sa grande douleur lorsqu’il fut séparé de Mardonius. Il serait exagéré de penser que tous les élèves étaient aussi sensibles et tous les précepteurs aussi dignes de reconnaissance et de regrets. Rien non plus ne nous autorise à supposer que Plaute pourrait encore avec vérité écrire sa scène du pédagogue maltraité par l’élève[31], ni Plutarque se plaindre de l’absurde conduite de parents qui donnent la direction de leurs enfants à un esclave ivrogne, gourmand, incapable de tout autre emploi[32]. Nous ne trouvons nulle trace de ce mépris au IVe siècle et le pédagogue nous parait jouir du respect, de la confiance et de l’autorité nécessaires à sa mission. Libanius se contente de noter en parlant du sien que le pédagogue a moins d’autorité quand le père n’est pas là[33]. Cependant le vice dominant chez eux parait être la cupidité. S’il a un rang au dessus des esclaves, il n’en est pas moins un mercenaire qui trop souvent fait passer la vertu après les écus. Ils sont faibles pour leurs élèves. Le souci de conserver leur situation, la facilité de prendre part aux plaisirs de l’enfant, l’utilité de créer ainsi ces liens de complicité qui vicient l’autorité et imposent une condescendance qui répugne, les rendent faciles aux désirs de ceux qui leur sont confiés. Libanius ajoute un autre motif : celui de faire pièce aux professeurs. Lorsque le précepteur veut devenir redoutable, ii suscite des invitations, permet au jeune homme d’aller au repas de midi, au repas du soir ; il juge suffisantes des choses qui sont au-dessous de toute convenance. Il est triste quand de nouveaux élèves viennent au maître qu’il combat, joyeux quand il en voit partir. Il discrédite le maître et avec des menaces conduit son élève vers un autre professeur qu’il admire. Les parents n’y sont pour rien. Aussi son élève est-il de ceux qui fréquentent plus les théâtres que les écoles ; encore ne vient-il en ces dernières que pour les troubler. Le bon élève, lui, a un bon pédagogue, équitable, modéré, tempérant, soucieux de protéger celui dont il est le gardien, éloignant de lui tous les dangers qu’il peut écarter ; il ne trouble jamais l’ordre, ne réclame pas ce que la loi ne lui accorde pas ; il sait parfaitement son devoir et son rôle et les distingue du devoir et du rôle du professeur. Non seulement il arrivait que pour satisfaire sa jalousie et sa vengeance le pédagogue oubliait son devoir, mais Libanius leur reproche aussi le trafic des élèves. La vogue du maître, l’intérêt bien compris de l’enfant, n’étaient que rarement les motifs déterminants du choix d’un professeur, lorsque ce choix était laissé au pédagogue. Les multiples contestations entre grammairiens, rhéteurs et pédagogues en font foi. Le maître qui faisait la plus forte remise avait la clientèle. Ils en vinrent même à mettre publiquement aux enchères l’instruction de leurs pupilles, troublant ainsi les écoles. Libanius intervint auprès de ses concitoyens à qui il conseilla de ne pas tolérer un tel abus, auprès des professeurs à qui il conseilla de s’associer pour éviter un semblable trafic qui leur était préjudiciable... Naturellement cette tentative souleva une violente colère chez ceux dont elle blessait les intérêts[34]. Les professeurs dénonçaient aussi parfois l’insuffisance de leur savoir et le danger de leur présomption déjà signalé par Quintilien[35] ce que je recommande par dessus tout c’est qu’ils soient véritablement instruits ou qu’ils sachent qu’ils ne le sont pas... Je ne connais rien de pire que ceux-là... Sans doute les précepteurs des maisons impériales sont des hommes illustres... mais les autres sont souvent des maîtres qui n’ont pu dans la concurrence se faire une place. Pourquoi sont-ils silencieux lorsqu’il faudrait réprimer les discours turbulents de leurs élèves ?... C’est qu’ils ne sont plus de ces directeurs de jeunesse qui descendaient eux aussi dans la palestre pour y donner l’exemple de la lutte, de ces archers habiles qui lancent leurs traits pour instruire leurs disciples, comme fit Apollon qui forma tant et de si adroits sagittaires ! Mais nous l’avons déjà dit, peu déjeunes gens gardaient ces précepteurs à l’école du sophiste et de nombreuses lettres de Libanius aux parents de ses élèves attestent que ni la fortune, ni les hautes fonctions n’empêchaient les pères de s’occuper personnellement de leurs fils. Nous savons aussi que des mères intelligentes et vaillantes malgré les soucis de leur veuvage ne se reposaient point complètement sur les pédagogues. .La famille n’abdique jamais impunément ses devoirs : elle doit rester la source d’où découlent sur l’enfant par les maîtres et précepteurs qu’elle choisit, les éléments de formation qu’elle lui doit. § III. — Les Étudiants. L’enfant a maintenant quatorze ou quinze ans ; il a reçu du grammairien les multiples connaissances qu’il enseigne. Le temps est venu de ne plus tourner en ce cercle fort étendu mais d’ordre inférieur[36] et de recevoir la culture qui fait l’homme litteræ humaniores. C’est du rhéteur ou sophiste qu’il la reçoit. Nombreux sont les enfants qui n’ont connu que l’école du premier maître. Autour de son escabeau se presse la foule des enfants nés dans la liberté, quelques enfants d’esclave aussi que, par spéculation, propriétaire fait instruire afin de les vendre comme pédagogues. A cette première école garçons et filles sont réunis[37]. Devant la sella du grammairien, les enfants nés dans une aisance relative et qui peuvent ou espèrent pouvoir payer la rétribution plus onéreuse, sont assis en rangs moins pressés. Auprès du trône du rhéteur, les filles ne viennent pas[38]. Lorsque par extraordinaire on leur voudra donner une instruction supérieure, un maître particulier, eunuque la plupart du temps, en est chargé à la maison. Les seuls jeunes gens fils de professeurs, de fonctionnaires, de riches négociants, ceux qui ont trouvé la fortune dans leur berceau et le goût du sa voir dans leur famille, profitent de cette instruction supérieure. Je n’ai trouvé aucune trace de l’existence des boursiers[39]. Cependant par amitié pour les pères, ou touchés par l’effort et l’intelligence des fils, les rhéteurs savaient parfois adoucir les exigences de la rétribution ou même la supprimer. Plusieurs passages de Libanius ne nous laissent pas douter qu’il permit à d’excellents élèves pauvres d’achever leurs études en les aidant personnellement Il renvoie un jour au père d’un élève l’âne que celui-ci avait envoyé vendre pour payer le rhéteur[40]. Aussi bien la rétribution n’était pas tout, il y avait les frais de voyage et de séjour pour un certain nombre, pour tous l’apparat luxueux dont cette jeunesse aime s’entourer, les folles prodigalités inséparables de ses fêtes et de ses plaisirs et que la camaraderie rend tyranniquement obligatoires. Aussi la mère de Chrysostome parle des sommes énormes qu’elle est obligée de sacrifier[41]. Déjà dans l’école du grammairien qu’ils vont quitter, les jeunes gens qui se disposent à couronner leurs études, s’entretiennent du rhéteur qu’ils suivront[42]. Aussi s’intéressent-ils aux luttes des maîtres, discutent leurs succès, prennent l’avis de leur pédagogue, de leur famille. Le plus grand nombre reste dans la ville natale et l’amitié de leur père ou le pourboire offert au pédagogue décide le choix de l’école où ils s’inscriront. D’autres iront selon les convenances de leur fortune et de leurs relations en quelque ville voisine vers un rhéteur de renom. Antioche et Nicomédie attirent par leur réputation d’éloquence. Quelques-uns plus fortunés vont à Constantinople, la ville impériale où se créent d’utiles amitiés parmi les fonctionnaires. Ceux que Mercure et les Muses chérissent, vont à Athènes que Julien compare au Nil réservoir d’eaux vives que le soleil ne peut tarir[43] : Athènes qui vit de son ancienne renommée et où on doit aller achever ses études dit Libanius pour en revenir en apparence sinon en réalité plus instruit. Voici la page intéressante dans laquelle Libanius nous raconte son exode vers la ville de l’éloquence et nous initie aux mœurs des étudiants d’Athènes. Nous la transcrivons parce qu’elle est peu connue et que les mœurs d’étudiants sont les mêmes à Antioche qu’à Athènes, les mêmes partout comme la jeunesse est la même à toutes les époques et sous tous les cieux. J’avais pour compagnon d’études à Antioche un jeune Cappadocien, Jasion. Tous les jours il m’entretenait de ce que des personnes plus âgées lui avaient dit d’Athènes et de ce qu’on y faisait. Les Callinien, les Tlépolème, et autres nombreux sophistes, les luttes oratoires, les vainqueurs et les vaincus, tout cela nous intéressait. Aussi ces récits faisaient naître en mon âme l’ardent désir de visiter un tel pays. Ma mère pleurait et ne pouvait entendre parler du voyage. Panolbius l’aîné de mes oncles partageait son avis et lui prêtait son appui. Mais sa mort bientôt laisse à Phasganius toute influence et celui-ci représente à ma mère les grands avantages qu’elle peut attendre d’un chagrin de courte durée. La permission est enfin accordée. J’appris alors combien il est amer de quitter sa famille. Abattu par la douleur, tout en larmes, je partis, me retournant souvent pour jeter encore un regard sur les murs que j’abandonnais. Jusqu’à Tyane je pleurai et à partir de cette ville, la fièvre vint se joindre à mes larmes. Combattu entre deux violents désirs, la honte d’abandonner mon voyage fit seule pencher la balance et je dus poursuivre ma route malgré la maladie encore accrue par les fatigues du chemin et la traversée du Bosphore : J’étais alors plus mort que vif : nos bêtes de somme étaient dans le même état. J’avais compté sur la protection d’un homme haut placé pour gagner Athènes à l’aide des voitures de la poste impériale. Mon homme dont le crédit avait sans doute baissé me reçut avec bonté : c’était tout ce qu’il pouvait faire. Je jetais les yeux sur la mer, fermée aux marins par la saison, lorsque j’eus le bonheur de trouver un brave pilote que la vue de l’or persuada facilement. Je m’embarquai et sous la protection de Neptune je voyageai heureusement. Je passai Périnthe, Rhetium, Sigée et je contemplai du haut du tillac la ville de Priam dont la ruine est si célèbre. Je traversai la mer Egée avec un vent aussi favorable que celui qui favorisa Nestor. Je me dirigeai donc vers Céreste et j’abordai à un port des Athéniens où je passai la nuit. Le soir suivant, j’étais dans la ville où je tombais entre les mains de gens que je n’aurais pas voulu rencontrer, et le jour d’après, accaparé par d’autres que je n’aimais pas davantage. Ils ne me permirent pas de voir le maître pour lequel j’étais venu ; ils me tinrent renfermé comme dans un tonneau ainsi qu’ils ont coutume de faire pour les nouveaux. Ainsi séparés de force, nous poussions des cris lamentables ; le sophiste parce que on lui arrachait son élève, moi parce que’ on m’enlevait mon maître. Ils me laissèrent crier inutilement : Je veux Aristodème. Ils me tenaient sous bonne garde moi le Syrien, jusqu’à ce que j’eusse prêté le serment de les suivre. On m’ouvrit les portes et je fus aussitôt admis comme élève de Diophante, leur maître. J’allai suivant l’ordre de leurs leçons d’apparat entendre les deux professeurs ; j’entendis les applaudissements prodigués pour égarer les nouveaux venus. Je m’aperçus que j’arrivais de bien loin pour peu de chose, voyant la direction de la jeunesse des écoles usurpée par des hommes qui ne différaient guère des jeunes gens. Il me semblait que j’avais péché contre Athènes et que j’en subissais le châtiment en n’admirant pas ceux qui y tenaient le premier rang A peine pouvais-je calmer la colère de mes condisciples en leur disant que j’admirais en silence et qu’un mal de gorge m’empêchait de témoigner mon admiration par des cris. Malade, transporté comme un ballot de marchandises, aborder à un port qui ne vous offre que déception, ne rien trouver là où on espérait merveille, cela n’est pas heureux[44]. Grégoire de Nazianze, Eunape, Olympiodore[45], confirment ce récit et ajoutent quelques détails. Des partis d’étudiants sont en vigie sur les points les plus fréquentés de la côte, à Sunium, au Pirée, à Phalères et signalent les navires au large chargés de nouvelles recrues. L’ancre jetée, on se précipite sur les nouveaux arrivants, on les enlève, on se les arrache. Les plus forts entrent triomphants dans la ville avec leur butin. Il est reçu chez celui qui l’a pris et là qui veut vient et le plaisante ; les uns le font finement, d’autres ne sont que grossiers. Le jour ou le lendemain, les nouveaux sont conduits en grande procession au milieu des rires et des quolibets à la porte du bain. Là on pousse de grands cris, on simule des luttes, on enfonce les portes ; on entre avec eux et le strigile à la main on les frotte un peu fort... C’est le droit d’entrée au grand marché de la science... Les nouveaux sortent du bain revêtus du manteau des étudiants et dès lors le dernier venu est traité comme tous les autres. D’ordinaire après les difficultés du début, l’étudiant en venait à choisir librement son maître. A Athènes, ils se groupaient volontiers par nation, sans d’ailleurs s’astreindre à suivre toujours le même rhéteur. Cependant pour la plupart le rhéteur choisi devenait sacré comme un chef d’armée. Pour soutenir ses intérêts, le venger des critiques et des injures, il y avait des disputes, des luttes à coups de bâton, de pierre, d’épée, des blessures. Himérius consolait ses élèves blessés en les comparant au jeune Dionysos maltraité par les Faunes... Lorsque l’élève guéri rentrait, le maître le louait. Après l’hiver et la froidure l’hirondelle donne enfin carrière à sa voix ; elle cesse de retenir son chant mélodieux, quand elle voit refleurir l’aimable printemps. Les cigales chantent sur les routes. Il est passé le mois fatal aux germes, le mois mortel aux feuilles. Nous aussi, reprenons notre tâche et saluons par un chant joyeux nos amis échappés à la maladie[46]. Il y avait mise en jugement, défense, condamnation et tout ce qu’affrontent ainsi les étudiants, ils le regardent comme de nobles périls semblables à ceux qu’on court en portant les armes pour la patrie. Libanius à Antioche brûlait d’ardeur à ces récits et suppliait les Dieux de permettre qu’il puisse ainsi se distinguer, lui aussi, courir attendre les jeunes gens à la descente des vaisseaux, s’en emparer et aller glorieux à Corinthe devant le tribunal du proconsul rendre compte de cet enlèvement. La leçon qu’il reçut à son arrivée ralentit son beau zèle. Aller à Corinthe c’était le rêve. Eunape nous a laissé le récit circonstancié d’une affaire devant ce tribunal ; il est assez caractéristique des mœurs des étudiants de l’époque pour que nous l’utilisions. Un jour les élèves d’Apsinès étaient tombés main levée sur ceux de Julianus. Leurs lourds poignets de Spartiates avaient mis en péril la vie de leurs victimes ; ils ne s’en plaignirent pas moins au proconsul. Celui ci fait saisir et enchaîner Julianus et ses disciples innocents. L’affaire appelée, Apsinès vient comme conseil des accusateurs qui avaient à leur tête un Athénien nommé Thémistocle, garçon brutal et audacieux, Julianus est avec ses élèves enchaînés et blessés. Ils ont la chevelure et les vêtements en désordre pour exciter la pitié du juge. Apsinès essaie en vain de placer son discours, c’est à Thémistocle le principal accusateur que le proconsul donne la parole. Thémistocle change de couleur, hésite, se mord les lèvres, ne sait que faire ; en vain demande-t-il conseil à ses camarades qui, venus pour applaudir leur maître, sont dans le désarroi. Julianus demande la parole, mais le juge impartial la lui refuse. Je ne veux pas, mes maîtres, de vos beaux discours préparés. Vos disciples ne vous applaudiront pas aujourd’hui. Thémistocle va accuser, et toi Julianus, choisis un de tes élèves pour la défense. Thémistocle ne fait pas honneur à son nom ; l’accusation reste muette. Proconsul, dit Julianus, ton impartiale justice a transformé Apsinès en un nouveau Pythagore, il enseigne à se taire : c’est un peu tard, mais pour une fois c’est à propos. Si tu veux entendre la défense, fais délier un de mes élèves, Proérésius, et tu jugeras si je l’ai formé à l’atticisme ou au Pythagorisme. Proérésius prend la parole et remporte un véritable triomphe : le proconsul bondit de son siège et secoue, comme eut fait un enfant, sa trabée bordée de pourpre ; Apsinès lui-même applaudit ; Julianus pleure de joie. Les accusés et Apsinès sont renvoyés, mais Thémistocle et ses Spartiates sont emmenés et on leur rappelle les fouets de Lacédémone en leur faisant connaître les fouets d’Athènes. Il ne faudrait pas conclure que la fidélité aux maîtres fut absolue. La jeunesse est naturellement inconstante. Les élèves du rhéteur ennemi organisaient des expéditions souvent dangereuses. On ne s’y contentait pas de bruit, mais il y avait coups et menaces de mort. Himérius fut blessé dans une rencontre et son théâtre démoli. Libanius nous parle de ces rhéteurs qui croyaient que la science se défend par les armes, et plus soldats que professeurs portaient des cicatrices. Des gens soudoyés avaient couvert de boue le visage d’Arabius qui se rendait en habits de fête à un festin ; trois Paphlagoniens, frères par leur brutalité, leur ignorance, leur audace et leur obésité après avoir arraché Egyptius de son lit l’avaient traîné sur le bord d’un puits, l’avaient menacé de l’y jeter s’il n’avait juré de quitter la ville. Les maîtres voyaient aussi parfois leurs propres élèves les abandonner et il parait que cela se faisait surtout à l’heure de payer la rétribution. Libanius s’en plaint et demande aux professeurs de s’associer pour défendre leurs intérêts. Saint Augustin signale le même procédé l’argent de la famille passe à un tout autre emploi qu’à payer les leçons du maître. A l’école, le calme respectueux ne règne pas toujours. Voici les reproches que le rhéteur d’Antioche adresse à ses étudiants : c’est une page complète sur leurs mœurs. L’étudiant a reçu les émoluments qu’il doit remettre à son professeur, mais voici que la boisson en a pris une partie, les dés une autre, et d’autres passions plus misérables le reste et la coutume rend ces passions d’une audace insupportable... Si on lui reproche cette impudente conduite, il bondit, vocifère, menace, frappe, déclare que ce ne sont que vétilles, et que sa présence à l’école est une suffisante rémunération pour le rhéteur. Si le pauvre ne peut payer, il mérite tolérance, mais s’il joint comme les riches J’insolence à l’injustice, qui le supportera ? On ne suit plus les bons exemples d’autrefois : nos étudiants passent leur temps à des bagatelles, des rires, des chansons que d’ailleurs ils savent tous. Les hommes sensés remarquent leur peu d’empressement et leur en font un reproche. Alors s’ils sont forcés d’entrer au cours, ils entrent à la manière des fiancés, ou pour parler plus exactement à la manière des danseurs de corde. A peine sur le seuil, ils s’amusent à railler ceux qui sont déjà là assis et qui attendent ces jeunes gens indolents et si pleins de soin d’eux-mêmes. Lorsque le discours commence, c’est entre eux un perpétuel échange d’idées sur les mimes et les cochers, les chevaux et les danseurs, sur le combat qui vient de se terminer et ce qui se prépare. Les uns se tiennent debout comme des statues de marbre ; d’autres se pincent le nez de leurs deux mains et en tirent des sons désagréables ; les uns s’asseoient et forcent de s’asseoir tous ceux qui bougent, comptent bruyamment ceux qui entrent, d’autres se contentent de compter les feuilles, d’autres enfin préfèrent étudier tout ce qui se passe que voir la figure du maître. Le comble de l’insolence, c’est qu’ils applaudissent ironiquement à contretemps, et empêchent d’applaudir quand l’applaudissement serait sincère. Ils détournent des réunions par de fausses nouvelles, des invitations au bain avant le repas. Et vite on retourne aux chansons : on les sait parfaitement, Démosthène est livré a l’oubli à peine se souvient-on que j’en ai parlé. Le portrait est complet. Hors l’école les plaisirs de cette jeunesse étaient dans les jeux du cirque, les courses, les combats, les mimes. Les balles et les dés sont les grands et coûteux divertissements. On mène grand train ; on vient au cours sur un cheval luxueusement harnaché, accompagné de valets. On donne repas sur repas, jusqu’à ce que les ressources épuisées on ait la gloire de recourir aux usuriers. Au reste les redoutables sœurs des Sirènes, ces femmes dont la voix a séduit et dépouillé tant de jeunes gens y conduisent vite[47]. Les femmes, le vin, le luxe, les plaisirs sont, on le voit, de tout temps, l’apanage des étudiants. L’inquiétude des mères se comprend aisément ; les pères plus positifs, plus pratiques savent que la jeunesse a sa sève et le printemps ses excès de vie. Nombreuses étaient les victimes de cette vie séduisante : Augustin à Carthage, Chrysostome à Antioche n’avaient pu y résister. D’autres cependant : Libanius, Julien, Grégoire, Basile avaient passé là sans faiblir et par leur virilité et leur supériorité intellectuelle imposé le respect, conquis l’affection, exercé une autorité morale en ce milieu si réfractaire d’apparence. Libanius est exempt de sortie, d’expédition, de luttes. Devant lui, ni rire, ni jeu de balles. Un Crétois avait un jour sans provocation attaqué un autre étudiant, il l’en punit. Nul n’aurait osé traiter familièrement Grégoire et Basile, ni les provoquer par les plaisanteries et défis ordinaires entre camarades. On sait que Grégoire dut céder aux instances de ses condisciples qui ne voulaient pas le laisser partir. C’est qu’au fond la jeunesse reste bonne même en ce que nous nommons ses égarements. Elle aime la joyeuse vie et met à la pratiquer un grain de vanité, prête à la cabale, assez peu respectueuse de la liberté qui parait contrarier ou condamner la sienne, s’enthousiasmant pour une idée, pour un homme, se laissant entraîner aux farces méchantes ou d’un goût douteux, l’âme pleine de chansons et les lèvres de rires. Ce sont les feuilles qui bruissent et s’agitent sous le coup de vent, le cœur et l’esprit n’en sont pas moins fermes comme le tronc et la sève silencieuse de la délicatesse, du dévouement, de l’amour du bien, de la générosité héroïque n’en coule pas moins... Les douces amitiés qui s’épanouissent alors n’en sont-elles pas un gage, ces premiers fruits de cœurs qui s’éveillent et que tous ceux qui les ont connus rangent parmi les bienfaits des études. Ces amitiés qui subsistent inébranlables jusqu’à la vieillesse... qui nous sont comme une nécessité et un devoir religieux... est-il en effet plus sacré d’avoir été initié aux mêmes sacrifices que de l’avoir été aux mêmes études ?[48] Telles furent alors l’amitié de Libanius et d’Aristénète le charme de cette liaison l’emporte en douceur sur les plus doux sentiments ; de Grégoire et de Basile c’était une même âme qui avait deux corps ; et s’il ne faut point croire ceux qui disent que tout est dans tout, du moins faut-il convenir que nous étions l’un dans l’autre telle l’amitié de Chrysostome et de Basile de Raphanée nous nous étions livrés aux mêmes études, nous avions eu les mêmes maîtres... pressé par la bonté de son âme, Basile quitta tout pour rester assidûment auprès de moi. C’est l’heure où le pouvoir impérial s’empare des questions d’enseignement et c’est un règlement sévère pour les étudiants qu’édictent en 370 Valentinien, Valens et Gratien. Il est difficile d’établir s’il fut appliqué en Orient mais il est trop intéressant pour que nous ne le reproduisions pas. Valentinien, Valens et Gratien à Olybrius préfet de Rome : 1° Que tous ceux qui viendront étudier à Rome apportent d’abord au maître du cens (préfet de police) les lettres des gouverneurs de province qui leur ont donné congé de venir et où doivent être indiqués leur ville, leur âge et leurs qualités ; 2° Qu’ils déclarent dès leur arrivée à quelles études ils se proposent de se livrer de préférence ; 3° Que le bureau du cens connaisse leur demeure afin de tenir la main à ce qu’ils fassent les études qu’ils ont indiquées ; 4° Que lesdits employés veillent à ce que les étudiants se montrent dans les réunions tels qu’ils doivent être, à ce qu’ils évitent toute cause de mauvais ou honteux renom, ainsi que les associations entre eux que nous regardons comme très voisines du crime ; à ce qu’ils n’aillent pas trop souvent aux spectacles et ne se livrent pas fréquemment à des banquets intempestifs. Si quelque étudiant ne se conduit pas dans la ville comme l’exige la dignité des études libérales, qu’il soit publiquement battu de verges, mis sur un vaisseau, chassé de la ville et renvoyé chez lui. Quant à ceux qui se livrent assidûment à leurs études, ils pourront rester à Rome jusqu’à leur vingtième année ; après quoi s’ils négligent de partir d’eux-mêmes, le préfet aura soin de les faire partir même contre leur gré. Le bureau du cens rédigera chaque mois un état desdits étudiants établissant qui ils sont, d’où ils viennent et quels sont ceux, qui leur temps écoulé, doivent être renvoyés. Le même état doit être transmis aux bureaux de l’Empereur afin que bien instruit des mérites et des études de tous nous jugions s’ils sont nécessaires à notre service et quand ils le seront. Le formalisme est créé, la bureaucratie remporte, la liberté s’en va devant le byzantinisme qui vient. La sanction légale remplace l’organisation familiale du simple renvoi par le rhéteur, où il y avait souvent une indulgence que la légalité ne connaît pas. Les renvoyer, dit Libanius ! un grave obstacle c’est mon amitié pour leurs parents, pour leur ville. Lorsqu’ils sauront leur expulsion, ils pourront les traiter comme morts, pis que cela les noter d’infamie... C’est un déshonneur irréparable qui, de la jeunesse à la mort, les accompagne et pour toujours paralyse leur liberté de parler et d’agir. Imprudent qui oses parler, n’as-tu pas été écarté du temple saint de l’éloquence ? Et par pitié pour leur ville, pour leurs enfants à qui ils transmettraient la honte, je ne les renvoie pas... Allons, assez de jours donnés à la débauche, maintenant fermes et attentifs, fervents disciples de l’éloquence, soyez avides de ses récompenses et de ses gloires ! Cela vaut bien l’expulsion et les coups de verges ! La jeunesse, pour peu pitoyable qu’elle soit, a besoin de pitié... le vieux maître la connaissait qui était pour ses élèves compatissant et ferme et sans trop d’amertume parlait le langage de la raison et de l’affection, les deux voix qui sont infailliblement comprises. Pour l’avoir lui-même expérimenté, il savait qu’un maître aimé est un maître obéi et utile nous imitons facilement ceux que nous aimons. |
[1] J. Chrysost., Homél. sur l’Epître aux Colossiens.
[2] J. Chrysost., XXIe Homélie sur l’Épître aux Éphésiens.
[3] J. Chrysost., IIe Homélie sur saint Jean.
[4] Platon, Apologie de Socrate.
[5] Ier discours contre les adversaires de la vie monastique.
[6] την έξωθην σοφίαν.
[7] XXIe Hom. sur l’Epître aux Ephésiens.
[8] J. Chrysost., Homélie sur les veuves.
[9] IXe Homélie sur la 1re Épître à Timothée.
[10] IXe Homélie sur la 1re Épître à Timothée.
[11] Plutarque, De l’éducation des Enfants.
[12] IIIe discours contre les adversaires de la vie monastique.
[13] IXe Hom. sur la 1re Épître à Timothée.
[14] Ier discours sur Anne.
[15] IXe Hom. sur la 1re Épître à Timothée.
[16] Du sacerdoce.
[17] IIIe discours contre les adversaires de la vie monastique.
[18] Lib., Sur sa propre fortune, Ed. Reiske, p. 12.
[19] Du Sacerdoce.
[20] Éloge d’Eusébie, Or. III, p. 146.
[21] Jn. Chrys., Premier Discours contre les adversaires de la vie monastique.
[22] Juv., VII, 209. Qui preceptorem sancti voluere parentis. Esse loco.
[23] Educit obstetrix, educat i. e. nutrit nutrix, instituit pœdagogus, docet magister. Varro ap. Nonnium.
[24] σωφροσύνης φυλαξ, Lib., Ed. Reiske, I. 525. Cf. Rossignol, p. 70, Ch. VI, n°12, Ch. IX, p. 887. Naudet, p. 419, 240, 249. Gronov., Suppl. ant., IX, p. 429. Jac. Claud., De nutric. et pœdag.
[25] Hor., I, Sat. VI 81.
[26] Suet., Ner., 37.
[27] Plut., Si la vertu se peut enseigner ?
[28] Arist. le Rhét., In Plat., II, 95 Edit. Jebb.
[29] Diogène Laërte.
[30] Misopogon, Edit. Teubner, p. 453 et sqq.
[31] Bacchid.
[32] Plut., De l’éducation des enfants.
[33] Lib., Sur sa propre fortune, Reiske, p. 44.
[34] Lib., Pro. rhetor.
[35] Inst., Orat., I, 4.
[36] Hor., Art. Poet. 132, circa vilem patulumque... orbem.
[37] Paul d’Égine (VIe siècle), De puer. educ., I, 14, A sexto autem et septimo anno pueros et puellas litteratoribus tradere.
[38] Lib., Pro Rhetor.
[39] Les bourses fondées par l’empereur Alexandre Sévère subsistèrent-elles ? Il est téméraire de l’affirmer.
[40] Lib., Ed. Wolf, Ep. 1452, à Euphrone.
[41] Du sacerdoce.
[42] Lib., éd. Reiske, I, 10.
[43] Jul., Or. III, 153, Éloge à Eusèbie.
[44] Lib., Ed. Reiske, I, 10 et sqq.
[45] Ol. de Thèbes. Didot, IV, Hist. Gr., Fragm. § 28 ; Greg. Naz., Or. XLII. Eloge de saint Basile, 15, 16, Edit. Migne ; Eunape.
[46] Or. IX.
[47] Lib., Ed. Reiske, I.
[48] Instit. Orat., II, 46.