L’absolue liberté laissée aux maîtres dans le choix des matières et des procédés d’enseignement ne laisse pas moins subsister un programme ordinaire d’études que la nécessité et l’usage imposent. Ce chapitre est consacré à ce programme. Trois écoles successives présentent à l’enfant le cycle complet du savoir : l’école du premier maître, celle du grammairien, celle du rhéteur. Nous allons voir ce qu’on enseigne en chacune d’elles. § I. L’Ecole du Premier Maître. A l’âge de sept ou huit ans, l’enfant est mis entre les mains du litterator ou premier maître : c’est notre école primaire. Le programme est simple : lire, écrire et compter[1]. Il répond aux besoins essentiels de tous. Etudions le un peu plus en détail, Tertullien décrit ainsi la fonction du maître : former les lettres, assouplir la voix, apprendre à se servir des jetons[2] : or ici l’assouplissement de la voix indique clairement, que la lecture comporte quelques notions de musique. L’écriture suppose d’abord la connaissance des signes usités. Les relations commerciales, l’importance acquise alors par la langue latine obligent ceux qui resteront même dans les degrés inférieurs de l’administration, ou aspirent à devenir secrétaire de quelque riche citoyen ou de quelque commerçant, à avoir une certaine connaissance des lettres latines. Evidemment, c’est aux lettres grecques qu’on donne le plus de soin et ici le travail est double : étudier les lettres ordinaires de l’alphabet, ensuite les abréviations ou notæ, dont l’emploi à cette époque devient fréquent, et qui selon l’expression de Sidoine Apollinaire[3], expriment ce que ne peuvent exprimer les lettres. Quelques points, des figures d’animaux, des nœuds, des roues tortueuses, des points disposés en saut de chèvre forment cette écriture qui au début était secrète, mais qu’aujourd’hui on emploie pour plus de rapidité[4]. Ces lettres latines ou grecques, ces signes sont reproduits par l’enfant, puis groupés en mots et en phrases, tantôt avec le pinceau, tantôt avec le stylet. St Jérôme va nous faire assister à une leçon d’écriture : Lorsque Paula, d’une main tremblante, commencera à promener son stylet sur la cire, que la main du maître placée sur la sienne la dirige ou que sur la tablette un modèle soit gravé afin que ses pas suivent le même sillon retenus par les marges et ne puissent s’en écarter. Faites lui assembler les mots en lui proposant des prix et en lui donnant pour récompense ce qui plaît à son âge[5]. L’écriture fut d’ailleurs toujours en grande faveur dans l’antiquité, faveur d’autant plus compréhensible que cet art était d’une importance excessive puisque par lui seul se conservaient et se reproduisaient les lois et les œuvres littéraires des maîtres. Auguste s’était réservé le soin de veiller sur l’écriture de ses petits-fils il ne s’attacha à rien aussi soigneusement qu’à leur faire imiter la sienne[6]. Il semble que depuis le IIIe siècle, le goût de la calligraphie augmente encore[7]. C’est alors que le travail des copistes habiles se dédouble et qu’aux librarii[8] qui transcrivent tous les écrits s’adjoignent les antiquarii qui n’écrivent que les œuvres de l’antiquité. C’est chez ces derniers que Cassiodore et Ausone admirent la beauté des traits. Déjà alors on employait la plume facilement élégante des jeunes filles[9]. Vient la lecture, science complexe qui suppose la connaissance et le groupement des lettres, l’exacte et intelligente décomposition des phrases, enfin la prononciation convenable. Jérôme encore nous dit comment l’enfant apprend à connaître ses lettres : Mettez-lui entre les mains des lettres en buis ou en ivoire ; faites-lui en connaître les noms ; elle s instruira ainsi tout en se livrant à ses jeux. Mais il ne suffira pas qu’elle sache de mémoire le nom de ces lettres et qu’elle les appelle de suite ; vous les mêlerez souvent ensemble, mettant les dernières au commencement et les premières au milieu, afin qu’elle les connaisse mieux de vue que par leurs noms[10]. Puis c’est le travail spécial de l’assouplissement de la voix : son importance est celle du rôle de la voix dans les discours et les chants en Grèce. Rome elle-même, qui ne reproduit que faiblement les tendances d’Athènes, a aussi dans ses écoles cet exercice, sur lequel Quintilien nous a laissé des notions précises[11]. Il ne sera pas indifférent non plus pour délier la langue des enfants et leur donner une prononciation distincte, d’exiger qu’ils développent le plus rapidement possible certains mots et certains vers d’une difficulté étudiée, formés de syllabes qui se heurtent entre elles d’une manière choquante : ce que les Grecs appellent χαλεποι. Ce soin peut paraître minutieux. Cependant, si on l’omet, beaucoup de défauts se produisent et acquièrent une ténacité incurable pour l’avenir. Il faut veiller à ce que la bouche garde sa forme et sa beauté que la voix soit assez souple pour varier avec les mille inflexions de ces phrases aux multiples accents ; que la prononciation ne laisse rien perdre ni du sens des phrases ou des vers, ni de la sonorité brillante de cette langue qui, semblable au cristal, n’a que des vibrations harmonieuses et naturellement chante. C’est pourquoi, après la lecture et l’écriture, venait la lyre en cette première éducation grecque qui avait nommé Musique la culture intellectuelle. Nul doute qu’au IVe siècle, les premières notions de musique n’aient conservé leur place dans l’école du premier maître : sa grande utilité pour la formation de l’oreille et de la voix, le goût musical dont nous verrons le grand développement, nous le font légitimement supposer. Le calcul non moins universellement nécessaire que la lecture et l’écriture venait ensuite. Si les Romains furent toujours réfractaires à l’arithmétique[12], les Grecs et Orientaux y excellèrent. Pythagore en avait de bonne heure inventé l’ordre et la forme scientifique[13] et l’on sait la tendance actuelle à restituer à la Grèce Orientale certaines inventions attribuées autrefois aux Arabes et aux Hindous. Nous n’insistons pas sur les doctrines de Pythagore sur les nombres doctrines qui revivent au IVe siècle grâce aux influences de la Cabbale et du gnosticisme[14] : la théorie des nombres pairs, femelles, des nombres impairs, mâles ; l’unité est la semence ; quatre est le nombre parfait, le symbole de la justice ; cinq représente la couleur ; six le froid ; sept, l’esprit, la santé, la lumière ; huit, l’amour, l’amitié[15]. Meursius a relevé ainsi plus de trois cents noms applicables aux 10 premiers nombres. Ces théories étranges qui, avec tant d’autres superstitions, reparaissent au IVe siècle, n’en favorisent pas moins les études arithmétiques. La numération à cette époque s’exprime par les lettres de l’alphabet. On y ajoute pour indiquer 6 le stigma ς ; 90 le signe et pour indiquer 900. Dix mille s’exprime par Μ et avec Diophante et Pappos par Μυ (les deux premières lettres de Μυριος). Une lettre sur le Μ indique le multiple de dix mille = 20.000. Pour écrire les nombres on applique la théorie de la valeur de position. Ainsi α = 1, ρ = 100 ; ᾳ = 1000, β = 2.000, Μ = 10.000, = 20.000 et 43.678 s’écrit . Le trait horizontal sert ainsi à indiquer les nombres. Les classes ou tranches sont de quatre chiffres. Quant à l’ordre d’unité vacant marqué par notre zéro, il est indiqué alors par une barre verticale : Jamblique dit qu’elle vient du système hiéroglyphique des Égyptiens — ou par le mot ουδεν, ou par un point (ne serait-ce pas là ou dans l’omicron ο employé par les astronomes que se trouverait l’origine du zéro) ? Leur notation ressemblait à celle que nous employons pour les nombres complexes. L’uniformité de leur échelle décimale ou sexagésimale leur donnait un avantage sur la nôtre. Ils font leurs opérations, les mêmes que les nôtre, de gauche à droite. Le système des proportions comprend la proportion arithmétique ou par différence, la proportion géométrique ou par rapport, l’harmonique dans laquelle l’excès du premier terme sur le premier moyen a le même rapport avec l’excès du deuxième terme sur le deuxième moyen, que le premier terme avec le quatrième. De même pour les moyennes encore plus développées et plus variées. Cette grande variété servait surtout à définir les rapports des sons dans la musique mathématique[16]. Ils connaissent aussi le carré : le cube, les racines. Les fractions plus petites que l’unité si elles ont 1 pour numérateur, sont représentées par le chiffre du dénominateur avec un ou deux accents à droite ; si elles ont un autre chiffre pour numérateur, ou bien on écrit le numérateur avec un accent puis le dénominateur deux fois avec deux accents — ou le dénominateur avec accent à droite au-dessus du numérateur avec accent surmonté d’une barre ou simplement le dénominateur au dessus du numérateur — ou encore on décompose la fraction en deux ou plusieurs qui ont l’unité pour numérateur. Certains nombres fractionnaires ont des expressions spéciales — les autres ou se représentent comme de simples fractions, ou mettent à la suite du chiffre exprimant l’unité ou les unités le chiffre de la fraction qui reste. Hors le calcul écrit sur les tablettes, les Grecs ont aussi leurs procédés de calcul : l’un le comput digital ; l’abaque naturel, est absolument inconnu dans nos écoles ; l’autre, l’abaque fut longtemps aussi ignoré. Naturellement déjà alors existe le procédé vocal, l’horrible refrain dont parle St. Augustin : Un et un font deux, deux et deux font quatre. La table de multiplication de Victor est aussi d’une grande utilité[17] : il ne la faut pas confondre avec la table de Pythagore qui est la première forme de l’abaque, mais consiste en un tableau de nombres destiné à faciliter les opération compliquées de la multiplication et de la division. L’abaque, table à calcul qu’on pose à plat sur un meuble et avec lequel se font les diverses opérations comprend deux systèmes ; les cailloux et les boutons mobiles. Le premier constitue un procédé assez long. Il s’était perfectionné par l’introduction de 7 lignes probablement horizontales et qui représentaient la première les milliers, la deuxième les demi-milliers, la troisième les centaines, la quatrième les demi-centaines, la cinquième les dizaines, la sixième les demi-dizaines, la septième les unités. Le boulier de nos écoles avec ses fils de fer portant des boules de différentes couleurs en est une reproduction simplifiée. D’ailleurs il nous vient de Russie : c’est le tschotü, qui y est fort en usage et qui fut introduit en France au début de ce siècle après les campagnes de l’Empire. Le swan-pan chinois n’est pas non plus sans ressemblance avec l’abaque. D’origine fort ancienne cette machine à compter est asiatique et fut importée en Europe par les Mongols. Des séries de cordons rapprochées représentent unités, dizaines, centaines, mille. Les cordons remplacent les lignes écrites ; les groupes et leurs interstices sont comme des colonnes vides remplies par des unités, figurant les multiplicateurs ou indices : C’est l’application de la valeur de position, L’abaque à boutons mobiles est plus perfectionné. Fut-il usité en Orient ? nous l’ignorons. L’abaque grec découvert dans l’île de Salamine mérite notre attention. Il consiste en une plaque de marbre longue de 1 m. 50, large de 0,75, sur laquelle sont tracées une première série de cinq lignes parallèles, puis une autre série de onze lignes coupées en deux parties égales par une ligne transversale, avec des croix au point d’intersection de la troisième, de la sixième, de la neuvième. Sur trois côtés et dans le même ordre, sont rangées deux séries de onze caractères et une de treize qui présentent une échelle qui va de la plus faible unité monétaire, le chalque, à la plus forte, le talent. Le calculateur place des jetons sur les bandes formées par l’intervalle des lignes creusées dans le marbre, jetons qui changent de valeur selon la place qu’ils occupent semblables aux favoris des rois, dit Solon, ils valent tantôt un chalque, tantôt un talent[18]. Vient le comput digital. Rien de plus naturel que cet emploi de la main : ce fut le premier procédé de calcul ; c’est de la main que vient le système de numération décimale ; le Protée d’Homère compte par cinq les phoques qu’il conduit[19]. De là aussi en Orient et à Rome une arithmo-mimique qui a le grand avantage de s’adresser à tous les esprits, cultivés ou non. J’extrais du Traité de mathématiques de don Juan Ferez de Moya la description de ce procédé ignoré d’un grand nombre et cependant fort curieux : De la manière de compter des anciens avec les doigts des mains et autres parties du corps[20]. Les anciens comptaient avec les doigts de la main gauche jusqu’à 99 et avec ceux de la main droite les nombres au-dessus de 100[21]. Pour indiquer 1, plier le petit doigt de manière qu’il touche la paume de la main — 2, plier le petit doigt et celui qui le suit (l’annulaire, ou le médecin comme on le nomme alors) — 3, plier le petit doigt, l’annulaire, et l’index — 4, lever le petit doigt en laissant les autres plies — 5, l’index seul reste plié — 6, l’annulaire seul est plié. — Dans la même succession en pliant ces trois doigts d’une manière plus complète, on marque 7, 8 et 9 : 10, le bout de l’index est sur la jointure du milieu du pouce ; 20, l’ongle du pouce entre les racines de l’index et de l’annulaire ; 30, le bout du pouce sur le bout de l’index ; 40, le pouce sur l’index en croix ; 50, la paume et les doigts étendus en la forme Γ ; 60, l’index arrondi autour du pouce par le milieu ; 70, même position que 60, mais l’ongle du pouce doit être plus découvert ; 80, l’index sur le pouce à l’inverse de 40 ; 90, l’index plié et touchant la racine du pouce ; Ainsi avec la seule main gauche les positions et flexions de pouce et de l’index indiquent les dizaines, celles des trois autres doigts les unités. Avec 100, la main droite entre en exercice. Les signes d’unité à gauche sont à droite des signes de centaines ; les signes de dizaines à gauche sont à droite des signes de mille. Ainsi le petit doigt de la main droite plié vers la paume signifie 100, le pouce sur l’index en croix signifie 4.000. Les positions diverses de la main gauche marqueront les dizaines de mille : ainsi la main à hauteur de la poitrine, la paume vers le ciel marque 10.000 ; la paume, vers la poitrine, 20.000 : la paume vers la terre, 30.000 ; puis la main à la hauteur du nombril marque 40, 50 et 60.000 selon la situation de la paume ; à hauteur de la cuisse, les mêmes mouvements de la paume marquent, 70, 80, et 90.000. Les mêmes positions de la main et les mêmes directions de la paume marquent à droite les centaines de mille. Le million est indiqué parles doigts entrelacés. On voit ainsi que la paume de la main forme une espèce de cadran sur lequel les doigts tour à tour s’abaissent ou se relèvent. Avec ces flexions, inclinaisons et combinaisons diverses, on arrive à un procédé de calcul relativement facile et à coup sûr fort ingénieux. La double flexion que nous avons vue signalée, portait le nom de κλίσίς lorsque les doigts s’allongeaient et se posaient sur le creux de la main, celui de συστολη, lorsque les phalanges forment comme un n. Froehner a établi que les fameuses tessères d’ivoire où l’on avait cru voir des amulettes, des ex-voto, des marques de théâtre, étaient des jetons de jeu ou de comptoir. Un groupe de ces tessères porte d’un côté le chiffre, de l’autre, une main qui exprime, par la disposition des doigts, le chiffre du revers. La planche de 12 tessères qu’il a reproduite est fort curieuse[22]. Les manuscrits aussi, ont offert des figures représentant les gestes du calcul digital. Les savants connaissent le bas-relief ironique d’Isernia où le voyageur règle son compte, et pour payer son pain, ses fruits, le foin de son âne, calcule sur sa main droite comme s’il s’agissait d’une forte dépense[23], C’est au comput digital qu’il faut demander la clef de l’énigme de Symphosius[24] : Vous tenez huit dans la main, ôtez-en sept, il restera six. L’annulaire et le petit doigt inclinés marquent 8 ; en relevant le petit doigt dont l’inclinaison signifie 7, il ne reste que l’inflexion de l’annulaire qui vaut 6. On attribuait aussi quelque symbolisme à ces exercices. Voici un curieux passage de saint Jérôme : Le nombre 30 a rapport aux noces, et, pour l’exprimer, les doigts se joignent et pour ainsi dire s’étreignent en un tendre baiser, figure de l’époux et de l’épouse ; 60, marque la veuve écrasée de deuil et de tribulation, comme le pouce est écrasé par le doigt supérieur. Les mêmes gestes de la main droite forment un cercle, symbole de la couronne de virginité[25]. Nous avons signalé ces divers points parce que nous les savons peu connus : d’ailleurs, nul doute que dans les écoles, l’enfant ne soit initié à cette technique véritable, à ces instruments de calcul dont le maniement nous parait difficile et qui sont alors d’un usage constant dans le commerce et d’une merveilleuse rapidité, si nous en jugeons aujourd’hui par l’habileté des marchands russes et chinois qui emploient des instruments similaires. § II. — A l’école du Grammairien. L’enfant sait lire, écrire et calculer lorsqu’il vient boire la seconde coupe au festin des Muses. Des mains du grammatiste ou maître élémentaire, il passe chez le Grammairien qui va orner son esprit de connaissances variées[26]. L’âge des enfants, la durée des études et le programme indiquent une ressemblance assez sérieuse avec notre instruction secondaire. Essayons de nous rendre compte brièvement de cet enseignement du Grammairien. Le premier livre des Institutions Oratoires de Quintilien est le guide indispensable ; j’y ajoute quelques notes cueillies dans les auteurs du IIIe au Ve siècle. Denys le Thrace, un des plus célèbres grammairiens grecs, nous donne, en quelques lignes précises, une idée complète de la grammaire : Elle est la connaissance expérimentale de ce qui se rencontre le plus communément chez les poètes et les prosateurs. Elle comprend six parties : l’art de la lecture ; l’explication des tropes ; l’art de reconnaître les archaïsmes et les détails de mythologie et de géographie ; l’exposé raisonné des règles de déclinaison et de conjugaison ; la critique littéraire qui est la plus belle partie de l’art[27]. Selon le mot de Quintilien, on voit qu’elle possède en réalité plus qu’elle ne promet[28], et l’on ne peut s’étonner que les arts libéraux la considèrent comme « leur nourrice[29]. Nous n’en sommes plus à la notion de Platon qui la limite à l’étude des sons ou des signes[30], ce n’est rien moins que le cercle entier des connaissances humaines qu’il faut parcourir, la fameuse έγκυκλοπαιδεία, une initiation à tous les éléments du savoir. Au début, la science grammaticale pure, sur laquelle nous avons peiné, se présente avec ses divisions obligatoires ; Phonétique, Lexicologie, Syntaxe, avec ses corollaires nécessaires, l’Accent et la Prosodie, avec sa nomenclature aride, ses minutieux et multiples détails, dont la jeunesse ne goûte guère l’intérêt et qui, cependant, constitue la science d’écrire et de parler sans offenser la langue. Pour l’explication des poètes, le maître lit d’abord, l’élève répète et lorsqu’il a prononcé comme il convient, sans commettre aucune faute contre l’accent et la quantité, on reprend le passage et l’on essaie de se rendre compte de tout. Ici s’ouvre devant le maître un champ immense où il devra montrer la science de l’érudit, le goût du littérateur, sans nuire à la simplicité, à la clarté de la leçon. Lorsque, avec les données ordinaires de la grammaire, l’enfant a compris les termes et les constructions, il lui faut encore, pour une compréhension plus parfaite, étudier l’origine du mot, son sens spécial dans l’auteur qu’il a entre les mains, le fixer dans l’esprit par des rapprochements sérieux. L’érudition grecque a, du reste, depuis longtemps, recueilli des matériaux précieux en des lexiques spéciaux d’auteurs, Homère, surtout, et Démosthène, ou en des dictionnaires de synonymes, ou en des dictionnaires de dialectes[31]. Les difficultés grammaticales résolues, reste l’obscurité des idées et des faits, les points difficiles à élucider qui résultent des mots étrangers ou étrangement employés, des allusions, des noms historiques, mythologiques, géographiques. Alors, deviennent nécessaires les notions d’exégèse, d’étymologie, de géographie, d’histoire générale ou locale, de mythologie : « autrement, comme des grappes dissimulées dans les feuilles, se perdent les auteurs incompris ». Il est certain qu’ici on passe des discussions ridicules aux discussions inconvenantes et que les notions futiles l’emportent sur les notions utiles. Il est vrai que dans les écoles de grammaire on ne transmettait souvent que des traditions propres à corrompre le goût[32], des subtilités puériles, une vaine emphase, un malheureux abus de l’esprit. Parfois, il y avait un grammairien pour questionner, un autre pour répondre. On a beaucoup ri, non sans raison, de ces questions dont nous rapportons quelques exemples[33]. Quel est le chant des Sirènes ?
Combien de rameurs avait Ulysse ? Enée a-t-il aimé Didon ? Le Cyclope
avait-il des chiens ? Lorsque Latone mit au monde
Apollon et Diane tenait-elle un palmier ou un olivier ? Qu’est-ce que Y Albanie où on
blanchit dès l’enfance ? Que penser des hommes du Septentrion qui n’ont qu’un œil ? Voici deux questions qui pourront paraître assez déplacées devant un jeune auditoire : Que fit Hercule avec les cinquante
filles de Thespis ? Que penser des juments qui, à certaine époque, dans la ville d’Olysippe, conçoivent du vent comme font les poules à Rome, dit Varron. Varron ajoute que les poulains ne vivent que trois ans. Lactance avait, de ce fait, tiré un argument fort irrévérencieux en faveur d’un dogme chrétien. Faut-il rappeler les questions que Juvénal rapporte dans sa VIIe satire, sur la nourrice d’Anchise, le nom et la patrie de la belle-mère d’Archemos, la longévité d’Aceste, le nombre d’urnes de vin que le Sicilien offrit aux Phrygiens. Cela établit que ces questions étaient de tradition dans les écoles. Du reste, leur attrait est tel qu’on les discute partout, dans les rues, les portiques, les bains, les bibliothèques. Mais les questions sérieuses qui se posent en face d’un auteur ou d’une œuvre n’étaient pas pour cela négligées et si le maître savait ainsi piquer la curiosité de son auditoire et satisfaire un peu sa fantaisie, il n’oubliait pas qu’il était l’arbitre du goût public, le vigilant gardien des traditions littéraires, le juge des écrivains et des poètes[34]. Cette critique des grammairiens a laissé peu de traces. Marcellinus, biographe de Thucydide exprime cependant une règle mise admirablement à profit de notre temps. Il est nécessaire de parler de la naissance et de la vie d’un auteur car pour un juge éclairé ces recherches doivent précéder celles des écrits. Parmi les difficultés qui retiennent l’attention des élèves, l’étude des dialectes n’est pas la moindre. Les divisions politiques, la configuration du pays, la diversité des climats ont créé ces variétés de la langue. On parle et on écrit alors le dialecte commun (κοινή διάλεκτος), attique modifié... Quelques atticistes écrivent encore dans la langue des grands maîtres, Platon, Isocrate, Démosthène. Mais pour comprendre exactement les divers auteurs il faut s’initier aux formes particulières de leur dialecte : l’éolien des lyriques, le béotien de Corinne, la langue des colonies d’Asie-Mineure. Le dorien où l’on ne distingue pas moins de trois branches, la langue d’Alcman, d’Epicharme, de Pindare. Le doux ionien encore plus varié : dans la seule Asie-Mineure on connaît le carien, le lydien, le chiote, le samien. L’attique, l’expression digne de la sage et sobre pensée grecque, moins lourd que le dorien, moins mou que l’ionien, a connu aussi trois phases celle des tragiques et des premiers prosateurs, celle des sophistes et des philosophes, celle de Démosthène et de la Comédie Nouvelle. A cela il faut encore ajouter les formes de la poésie chorique où le dorien se mêle au lesbien et à l’épique. En cette étude l’élève s’initiait à la connaissance et à l’emploi de cette langue si merveilleusement souple et si apte à exprimer les nuances les plus délicates. Un autre point important et qui tint toujours grande place dans l’enseignement grammatical grec, ce sont les figures de pensées ou de mots qui comme de brillantes lumières, illuminent et varient le discours[35]. L’Orient fit toujours grand emploi de ces modifications apportées soit à la forme matérielle des mots, soit à la construction ou à Tordre syntaxique. La métaphore et l’allégorie sont conformes au tempérament oriental et auprès des tropes qui s’adressent surtout à l’esprit, les figures de pensées, hyperboles, interrogations, imprécations expriment le langage du sentiment et de la passion. Deux grammairiens célèbres, Apollonius Dyscole et son fils Hérodien[36] dominent toute cette dernière période de la grammaire grecque ancienne et sont à la fois les historiens les plus instructifs et les meilleurs représentants des études grammaticales. Priscien qui fut pour l’Occident leur traducteur et le vulgarisateur de leurs théories affirme qu’ils ont « redressé les erreurs des anciens grammairiens[37]. La simple énumération des chapitres d’Apollonius indiquera le cadre de renseignement grammatical. — Les mots. — La division des parties du discours. — La syntaxe de ces parties. — La composition. — Les affections des mots, c’est-à-dire les figures de grammaire qui sans altérer le sens affectent la forme ; apocope, synérèse, etc. — Les figures. — Les figures homériques. L’orthographe. — Les signes de l’accent, de l’aspiration, de la quantité. — La ponctuation. — Les quatre dialectes. Là se trouvaient constituées en une science méthodique et régulière, les principales théories de la grammaire grecque ; on y retrouve encore la trace des discussions alors soulevées. Ce que l’étude seule fait ressortir de cette véritable encyclopédie grammaticale, c’est le savoir immense qui est là accumulé et la merveilleuse profondeur de pensée de cette véritable philosophie de la parole c’est, dit Egger, la grammaire savante à son plus haut degré de perfection[38]. On n’y trouve plus trace des questions oiseuses, sur l’origine du langage, les définitions de la grammaire, si elle est un art ou une science ; mais quel beau canevas pour une analyse du langage ! Distinguer les divers sons de la voix, définir ceux qui expriment nos sentiments et nos idées, classer ces voix élémentaires et les signes qui y correspondent, montrer l’accord du son et des signes, les changements de l’écriture et de la prononciation. Le style est sévère, heurté par souci d’exactitude. Hérodien reprend les théories de son père, mais moins philosophe s’attache aux détails techniques. Ses livres sur l’Accentuation furent longtemps populaires[39]. Pas de philosophie du langage, pas de grammaire comparée. Quelle belle occasion cependant présentaient ces grandes villes d’Orient où commerce et savoir attiraient toutes les races ! Mais les Dieux ne parlent-il pas le grec ou un langage qui en approche ! De là le dédain pour toutes les autres langues, le difficile progrès du latin malgré son utilité. Un grammairien grec ne de vient jamais grammairien latin ; la langue de Cicéron blesse le goût, les aptitudes^ l’instinct des Grecs encore amollis par les influences orientales et amoureux de leur langage ; Le plus doux qui soit sous les cieux. Nous n’avons pas parlé du cithariste, l’auxiliaire du grammairien, ni du lien intime qui unissait la musique à la partie prosodique de la grammaire. Il nous a paru plus utile de le faire au paragraphe de la musique[40]. De cette école fréquentée avec zèle, on en sort comme Mercure amoureux de la Philologie avec la beauté du discours, l’élégance des descriptions et tout ce qui fait le charmant cortège des Grâces ! § III. — A l’École du Rhéteur. Le jeune homme sort des mains du grammairien initié aux diverses branches du savoir, prêt à entendre avec fruit les leçons du Rhéteur. Chez celui-ci s’achève, se perfectionne, se couronne, s’utilise l’instruction déjà reçue. La grammaire, dit Cassiodore, est la mère glorieuse de l’éloquence, l’ornement du genre humain, mais elle n’est que le décor nécessaire, le fondement solide, semblable au piédestal qui soutient la statue de Mercure et à ces charmantes images des Grâces qui l’entourent. Qu’apprend-on à l’école du Rhéteur ? en ce royal palais des Muses comme le nomme Himérius. A composer et à parler, à parler surtout et à improviser. Bien qu’on redise souvent dans les écoles le mot d’Aristide on ne crache pas les discours, on les prépare les improvisateurs sont fêtés et leur habileté est un objet de convoitise. Il est facile de comprendre qu’il y a place en rhétorique pour deux théories. L’une s’occupe à définir, classer les procédés et pratiques du métier : l’autre s’attache surtout aux principes et à la philosophie de l’éloquence et nous laisse le soin d’en déduire les conséquences pour la pratique[41]. Moins féconde mais d’un usage plus facile pour les esprits médiocres, la première méthode dominait dans les anciens traités de rhétorique. Puis Platon, Aristote et la longue lignée de leurs successeurs substituent la méthode philosophique. Mais au IIe siècle, la revanche vint, produisit son chef d’œuvre dans les livres si oubliés aujourd’hui, si longtemps célèbres, d’Hermogène : chef-d’œuvre de cette méthode comme la rhétorique d’Aristote l’est de l’autre. Ainsi avec cette méthode pendant plusieurs siècles l’esprit humain va se perdre dans les subtilités de la scolastique ; à ce travail infructueux d’exégèse et de classification employer l’activité intellectuelle, faire des ergoteurs au lieu de savants et de penseurs... La transition avait été préparée par toute une série de maîtres. De l’abandon, en partie, des exercices étaient nés les recueils destinés à fournir ce qui selon l’hypothèse doit être établi et les règles d’une composition habile. Théon les avait magistralement résumés et y avait joint la doctrine[42] : de là son ouvrage assez développé devenait pour les rhéteurs un manuel d’enseignement. C’est au reste ce livre qui fait le fond des articles des Institutions oratoires où Quintilien traite des exercitationes.... qu’elles soient confiées aux grammairiens pour que les élèves n’arrivent pas au rhéteur secs et pour ainsi dire sans nourriture ou qu’elles soient enseignées par le rhéteur lui-même[43]. Hermogène, surnommé Ξυστηρ pour indiquer la véhémence de son esprit, ou parce qu’il polissait et apprenait à polir les écrits comme le sculpteur fait le marbre avec un ciseau admiré de Marc Aurèle, dont il est le lecteur, illustre à 15 ans, fou à 22, vieillard dans l’enfance, enfant dans la vieillesse, avait de sa gloire précoce éclipsé celle de Théon[44]. Un équilibre plus complet entre la doctrine et les exemples, un ordre plus exactement suivi, une brièveté plus grande qui ne va pas sans obscurité, tels étaient les mérites de son œuvre[45]. Ils ne légitiment qu’à peine sa renommée et surtout la durée de cette gloire dont la grande part revenait aux travaux de Théon. Avec Aphthonius d’Antioche[46], le maître de Libanius et de Phasganius, la partie doctrinale disparaît encore davantage : c’est par les exercices qu’il est original. Ils font oublier en partie ceux d’Hermogène qu’ils expliquent et leur autorité est grande dans les écoles. C’est le texte officiel de l’enseignement. Les rhéteurs grecs le discutent et le commentent : Priscien de Césarée le traduit sous le nom de Præexercitamenta. Analyses et distinctions minutieuses des genres, des règles de développement oratoire et de style ; abondance d’exemples qui suppléent à l’insuffisance des théories[47] ; grands nombre de manuels d’école[48] tous selon Aphthonius, avec des réminiscences d’Hermogène et de Théon chez les plus érudits : voilà ce qui caractérise au IVe siècle l’enseignement de la rhétorique. Ces trois noms dominent : Ils sont les maîtres incontestés. D’ailleurs, les nuances signalées mises à part, une grande relation existe entre eux : le fond, Tordre, les définitions leur sont communs. Auprès d’eux et comme eux, les rhéteurs ajoutent de nouveaux exemples, varient les sujets qu’ils composent spécialement pour leurs élèves... Ces travaux furent-ils de moindre valeur que ceux d’Aphthonius ou d’Hermogène ? Il serait difficile de l’affirmer ; ils participaient de la gloire du rhéteur et se perdaient dans cette gloire aux multiples rayons. C’est à de semblables exercices que fait allusion Libanius dans sa lettre à Archélaüs[49]. Il parait qu’après avoir lu quelques déclamations que j’avais bien voulu laisser copier, moins pour la gloire que pour stimuler par l’exemple, l’émulation des meilleurs élèves, tu les as jetées au feu. Mes déclamations sont de celles que tous possèdent, que tous lisent, que tous croient devoir imiter et ton nom périra tout entier avant qu’une seule ne périsse. Pour exagérée que soit cette glorieuse vantardise, il nous reste de nombreux exercices d’école de notre rhéteur d’Antioche qui fut un professeur non moins recherché qu’un orateur acclamé, s’il l’en faut croire. Voici en quels termes il parle de sa première leçon[50]. J’ai débuté dans ma première réunion par un prologue et la contre partie d’un passage d’Homère, le prologue ne faisait que demander la constante bienveillance de la fortune : la réfutation du passage d’Homère était présentée sous plusieurs formes... Pour quelques-uns mon enseignement ne parut pas inférieur à mes discours ; pour d’autres il parut supérieur, si bien qu’en quelques jours je vis monter à cinquante le nombre de mes élèves. Libanius nous a laissé un grand nombre de ces exercices, canevas ou modèles qui nous permettent de nous initier aux travaux de l’école. Il est difficile autant qu’inutile de discerner à quelle période de son professorat il faut les rapporter. Ces Προγύνασματα qu’Hermogène considère comme la meilleure introduction à l’étude delà Rhétorique, appartiennent en fait à la Rhétorique de tous les temps... Des douze exercices d’Hermogène, Aphthonius en a fait quatorze en classant à part la réfutation et la défense, l’éloge et le blâme. La Fable (Μΰθος), est un des premiers ; d’ordinaire récit fabuleux k la manière d’Esope. Libanius, nous en a laissé trois : Les loups demandent la paix aux brebis, le renvoi des chiens, ces funestes chiens qui aboient quand le loup passe et le forcent à se fâcher avec la morale que toute fable amène : ne soyez pas assez confiants pour faire de vos ennemis vos gardiens. La lutte de la tortue et du cheval : le cheval superbe, railleur, qui se croit invincible... les spectateurs de la course... l’oisiveté et le gras pâturage retiennent le cheval et la tortue triomphe : Jeunesse ne dormez pas confiante en votre intelligence, travaillez, sinon facilement un concurrent moins brillant vous distancera. La dispute des oiseaux sur la beauté, c’est le geai paré des plumes du paon de notre fabuliste. La narration ou conte (Δίήγησφις) exposé plus développé d’un fait emprunté à la mythologie, à l’histoire, aux traditions, noire rhéteur en a laissé une quarantaine parmi lesquels : le combat d’Hercule et d’Archélaüs pour Déjanire, Alphée et Aréthuse, la fleur d’Hyacinthe, Procné et Philomèle, Céphée et Persée. Les chries (Χρειαι) constituent à bon droit une partie importante : c’est le développement de sentences morales citées sous le nom ou l’autorité d’un personnage célèbre ; exercice de réflexion, leçon de morale, trait d’histoire. On demande à Alexandre où sont ses trésors, il montre ses amis. Cet éloge de l’amitié nous le trouvons à la fois dans Libanius ; dans un morceau anonyme inédit publié par de Congny qui l’attribue à Aphthonius ; dans le commentaire de Doxopatris sur Aphthonius[51]. Libanius nous en offre un autre sur l’éducation. Diogène voit un enfant se mal conduire, il frappe le pédagogue et lui reproche cette mauvaise éducation. En voici une sur le travail. Isocrate avait coutume de dire que les racines de la science sont amères, mais doux ses fruits. L’amour même n’était pas exclu : Théophraste définissait l’amour : le bouleversement d’une âme tranquille. La sentence (Γνώμη) développement d’une observation philosophique très générale ne se confondait pas avec la chrie. Libanius ne nous a laissé que deux explications d’une même sentence, indiquée par Aphthonius et prise dans Homère[52]. Il est honteux de dormir toute une nuit. La terre ne nourrit pas d’être plus méchant que l’homme[53] : modèle de sentence hyperbolique. Il faut de l’argent ; sans argent rien ne se fera de ce qu’il faudrait sentence énonciative empruntée aux Olynthiennes, et traitée dans le manuscrit de Bourges, Libanius et Nicolaüs ; toutes indiquées par Aphthonius[54]. Deux autres divisions : (Άνασκευή et κατασκευή) la réfutation, et la confirmation de quelque récit, ou de quelque affirmation d’un poète sur les Dieux ou les héros. Ainsi Libanius établit que Chrysès n’est pas venu auprès des vaisseaux des Grecs, la vraisemblance de ce que Homère dit des armes d’Achille et de sa colère. Puis vient le lieu commun (Τόπος) qui a un sens analogue à celui qu’il conserve dans nos traités élémentaires : Libanius nous offre les traits généraux de l’homicide, du traître, du tyran, du médecin empoisonneur, du tyrannicide. L’éloge et le blâme (Έγκώμιον et Ψόγος) où hommes et choses sont soumis, où l’histoire et la philosophie se rencontrent : ainsi auprès des éloges d’Ulysse, de Thersite, de Démosthène, nous lisons ceux du bœuf, de l’agriculture et de la justice ; auprès des blâmes que le rhéteur formule contre Achille, Philippe, Eschine, il y a ceux de l’opulence et de la pauvreté, de la colère, de la vigne. La comparaison ou parallèle (Σύγχρισις) des personnes et des choses a aussi sa place marquée : Ajax et Achille, Démosthène et Eschine, Commerce et Agriculture, la campagne et la ville. L’éthopée (Ήθοποιία), dont Libanius nous a laissé plus de 25 exemples, tient une place considérable. Elle consiste d’ordinaire à choisir quelque circonstance importante de la vie d’un personnage historique ou mythologique et à lui prêter alors le langage qu’il aurait tenu : Médée au moment d’immoler ses enfants ; Andromaque devant le cadavre d’Hector ; Chiron apprenant qu’Achille est avec les jeune filles ; Ménécus avant de se tuer pour le salut de sa patrie. D’autres appartiennent à la peinture générale des mœurs : réflexions de celui qui, dans sa demeure, contemple un tableau de bataille ; de l’avare craintif qui trouve une épée d’or. Deux valent d’être signalées : celle de la courtisane repentante ; de l’eunuque amoureux. Incapable d’agir et de jouir, il ne me reste de la virilité que ce qu’il faut pour souffrir. Cupidon fais que je cesse d’aimer, ou change ma nature ; du peintre épris de la vierge qu’il a peinte. C’est ma propre main et ce sont mes yeux qui ont captivé mon cœur... Je suis prisonnier de ma propre habileté. Alors que je voulais entendre vanter mon talent, voici qu’on loue mon bonheur d’amant. Allons, peintres, composez et peignez la page étrange de mon amour. Ô couleurs, cessez vos charmes, n’éveillez pas la maladie d’amour qui ne connaît pas de guérison. Les modèles de descriptions (Έκφρασις) laissés par Libanius ne sont guère moins nombreux que ses modèles d’éthopée ; non moins grande la diversité des sujets : l’ivresse, le printemps, les Calendes, le char des héros, le combat d’Hercule et d’Antée, le combat de Leuctres. Là se trouvent quelques traits de ces études d’art qui ont laissé peu de traces dans la littérature antique[55]. Libanius amateur d’art en fait profiter ses élèves et emploie plus d’un modèle de description à l’étude de quelque œuvre de peinture ou de statuaire. Tels : la Chimère, la chasse, le combat des fantassins, la lutte du lion et du cerf, Polyxène tué par Néoptolème, groupe d’airain où Libanius signale les traits de pudeur de l’artiste qui ne laisse pas apparaître de que ne doit même pas voir l’œil des femmes ; la statue de Juno Pronuba celle qui a la garde des liens conjugaux[56] ; deux descriptions de la ruine de Troie : une troyenne symbolise les angoisses et les douleurs de la grande ville on ne peut regarder cette femme sans pleurer ; la statue de Médée où l’art s’est surpassé... le regard détourné de ses fils dont elle ne veut pas voir les cadavres et cependant incliné vers la terre comme pour honorer la nature que son audace cruelle a attristée. Déjà Dion Chrysostome dans son discours Olympique où Phidias explique la composition de son Jupiter Olympien, fait œuvre de critique d’art, se contentant de recueillir les vieilles et invariables croyances. Philostrate qui appartient à notre IVe siècle a été plus étudié. La comparaison classique du travail de la plastique et de la peinture avec les procédés de la parole lui appartient et l’apparente avec Lessing. On a dit que les yeux méritent plus de confiance que les oreilles et cela peut-être vrai. Les yeux restent fixés sur l’objet qu’ils contemplent, tandis que des paroles relevées par le charme du rythme et de l’harmonie peuvent en tombant dans les oreilles les séduire et les égarer. Il nous parle d’Homère comme d’un antiquaire qui, s’il trouvait quelque mot hors d’usage, le recueillait avec amour comme une médaille antique trouvée dans un trésor sans maître ; comme d’un peintre c’est à lui qu’on doit les fleuves qui murmurent, les traits qui vibrent, les vents qui grondent. Ut pictura poesis. La rhétorique du IVe siècle n’ignorait donc pas l’étroite parenté des arts et des lettres et était trop soucieuse de perfection pour laisser sans culture les instincts d’art de ses disciples. Restent dans la liste des exercices de rhétorique la thèse ou délibération, θέσις : Libanius nous en laisse une fort curieuse sous ce titre : Doit-on se marier ; la proposition d’une loi ou sa critique où il s’agit tantôt de lois réelles, tantôt de lois supposées. Ce n’était là que les éléments simples de la rhétorique, les mouvements décomposés de la gymnastique oratoire. Venaient ensuite les compositions plus complexes : dialogues, portraits, allégories, dissertations ! Que de laliai (compliments) ! que d’epideixis (discours d’apparat) ! que de dialexis (dissertations) ! que de schedia (improvisations) ! que de meletai (discours étudiés) ! que de chriai (chries, lieux communs d’un placement facile) ! sans parler des propemptiques (discours d’adieu), des protreptiques (exhortations), des prosphonématiques ou allocutions aux grands personnages, des plasmatiques ou fictifs[57]. La rhétorique se divisait en trois grandes parties : le genre délibératif ou démégorique, le genre judiciaire, le genre épidictique ou démonstratif. Le premier avait été longtemps en honneur sous le nom de politique. Aujourd’hui il ne constitue plus guère qu’une distinction officielle mais non réelle. C’est à ce genre qu’appartiennent les discours plasmatiques ou fictifs échos de la politique[58]. Le modèle est Démosthène qui, dans les écoles, demeure le maître par excellence. Egger signale de Plutarque à Libanius, y compris celle de ce dernier, six biographies de cet orateur, élément précieux pour l’histoire de la critique littéraire. Le genre judiciaire, qui à cette époque ne nous a rien laissé des plaidoiries et accusations du forum et du tribunal, tient une grande place dans les déclamations qui nous restent de Libanius. C’est la principale forme réelle sous laquelle se peut manifester l’éloquence ; le droit, (nous allons le dire), prend alors une place importante et présente assez de problèmes et de sujets de discussion. Aussi les thèmes sont ils assez curieux : accusation d’un père qui a tué son fils pour ne pas le laisser tomber entre les mains d’un tyran ; accusation d’un riche coupable d’adultère avec une femme pauvre ; défense d’un fils répudié ; un soldat victorieux demande comme récompense que son frère répudié par son père partage cependant l’héritage avec lui ; accusation contre un magicien ; défense d’un aveugle accusé de parricide ; un père grincheux répudie son fils qui a ri en le voyant tomber ; un orateur qui a décidé les ennemis à se retirer demande la récompense réservée au général victorieux etc.[59] Là s’étudiaient les mœurs oratoires ; l’élève apprenait à faire parler ses personnages selon leur caractère et selon les circonstances. Le genre par excellence de l’époque, c’est l’épidictique, celui du discours d’apparat. Quoique le genre épidictique démontre moins qu’aucun autre, nous sommes toujours enclins à voir dans l’éloquence dite démonstrative autre chose que ce qu’elle est réellement, à savoir l’éloquence d’apparat. L’épideixis est un usage tout hellénique, une solennité bien distincte des assemblées judiciaires et des assemblées politiques ; presque rien, sauf l’oraison funèbre et le discours académique, n’y répond dans les usages modernes de l’éloquence. Seul ce genre possède alors son manuel. Il est spécialement étudié par Ménandre et Alexandre[60] plus complètement qu’il ne l’avait été par Denys d’Halicarnasse. Bien que d’une sécheresse de dogmatisme pédant, le travail de Ménandre n’en est pas moins précieux et pour les notes historiques, qu’il renferme et pour les préceptes qu’il donne... Depuis longtemps on connaissait les oraisons funèbres, les harangues patriotiques, les dissertations morales, mais la poésie y avait joué le principal rôle. Peu à peu la prose oratoire assez voisine de la poésie l’avait suppléée et le genre s’était enrichi. Le nombre et la variété de ces compositions va sans cesse en augmentant. Ménandre en connaît plus de vingt soit en vers soit en prose, en prose plus souvent. Chacune a son nom : il y en a pour la naissance, le mariage, les divers actes de la cérémonie nuptiale, pour la mort, pour saluer les empereurs à leur avènement, les fonctionnaires à leur entrée en charge, les Dieux, les villes, les régions et l’auteur énumère minutieusement les idées et procédés de style convenables à chaque sujet. Sans doute, parmi les exercices qui y préparaient, il y en avait d’étranges et nombre d’auteurs avec Pétrone n’ont voulu voir que ceux-là pour ridiculiser la rhétorique ils n’ont dans les écoles rien de ce qui est dans la vie ; on ne peut pas plus avoir de goût à se nourrir de ces fadaises que sentir bon à fréquenter les cuisines[61]. Fronton n’avait-il pas donné à Marc-Aurèle à écrire l’éloge de la fumée et de la poussière. Etait-il si inutile de cultiver cette imagination qui avait dans les discours d’apparat un si vaste champ à parcourir ? Pour nous initier à ces leçons de rhétorique, analysons brièvement le chapitre que Ménandre consacre à l’oraison funèbre. Après l’aperçu historique, il distingue soigneusement si c’est un mort illustre ou une classe de personnes qu’il faut célébrer, si c’est sur une tombe qui vient de s’ouvrir ou si c’est après quelques mois écoulés. L’oraison funèbre pathétique se compose des différentes formes particulières à l’éloge : le pathétique se mêle partout et successivement à toutes les parties. L’éloge d’abord, proprement dit, tiré de la naissance, de l’éducation, des mœurs, des avantages physiques et moraux, le bonheur l’a suivi en toutes choses. Puis les lamentations ; les comparaisons, il faut, en effet, montrer les choses plus belles que la réalité ; les consolations à la femme, aux enfants ; alors faire l’éloge de la femme, il faut nécessairement préoccuper les auditeurs de la pensée de ce qu’elle vaut ; si les enfants sont en bas âge, y ajouter des conseils ; louer la famille qui n’a rien négligé pour les funérailles et l’ornement du tombeau ; terminer par une prière aux Dieux. Tout cela est accompagné de détails précis ; ainsi Ménandre indique quelques précautions de langage à employer pour consoler une femme devant une tombe. Sur la Monodie, dont le but est d’exhaler des lamentations et des plaintes sur la tombe qui s’ouvre ; il donne aussi des règles. L’éloge ne doit figurer que comme moyen de justifier les pleurs. Distinguez dans votre Monodie trois époques différentes : le présent, le passé, l’avenir... Décrire la pompe funèbre, l’affluence de la population ; peindre la beauté de ce corps relégué dans la tombe ; interpréter aussi les regrets des animaux privés de raison mais sensibles. Ainsi le cygne, abandonnant son aile au zéphyr, pleure son compagnon ; l’hirondelle fait entendre des plaintes et, convertissant sa chanson en hymne de deuil, se pose sur le feuillage pour chanter sa douleur. Il ne faut pas que le discours se prolonge au-delà de cent cinquante lignes, dans les malheurs et les revers, ceux qui souffrent ne parlent ni longtemps, ni beaucoup. J’emprunte à Himérius l’analyse d’un épithalame en l’honneur de Sévère : Donner les préceptes de ce genre
où se joue la fantaisie la plus libre, à quoi bon ? Mais les habiles ne
doivent rien faire sans art, même les plus petits ouvrages : voici donc la
règle : Pour le style : imiter les
poètes. Pour les idées : consulter
l’à-propos. Pour l’étendue : la mesurer au
sujet. L’ensemble offre quatre parties : La première partie contient
l’exorde, où la pensée générale s’expose en arguments agréables qui servent
de prélude au discours. La deuxième expose la thèse du
mariage. Ce sujet, rebattu par lui-même, est ici relevé par la nouveauté des
aperçus et leur ingénieux arrangement ; nous y avons mêlé une pointe
d’érudition qui n’échappera pas aux habiles La troisième contient l’éloge des
époux, éloge rapide et convenablement borné aux points essentiels. Le discours finit par la description de l’épouse, là entraîné par le sujet, nous avons semé toutes les fleurs de la poésie[62]. Voici encore une leçon d’Himérius à ses élèves : La manière de traiter les sujets fait paraître nouveaux, même les plus communs. Les discours propemptiques, pour nouveaux qu’ils soient, peuvent être embellis. Nous avons arrangé la matière indiquée en forme de dialogue sans nous éloigner du sujet, sans rien sacrifier des beautés propres au dialogue. A l’exemple de Platon, dans un sujet moral, nous avons semé quelques aperçus de physique et de théologie. Platon enveloppe aussi de fables ses plus divines vérités : on verra si nous l’avons imité avec bonheur. On appréciera aussi la manière dont j’ai su réunir les autres beautés du dialogue : le repos, les diathèses, les épisodes, les ornements, le drame continu. Enfin, le dialogue doit s’ouvrir par un ordre d’idées simples et un style presque négligé[63]. On voit à quel point de précision, de minutie, la technique oratoire est parvenue, toute l’importance du mot et du procédé. Himérius résume ainsi ce travail : Comme un bon ouvrier, l’élève soigne d’abord ses instruments ; il apprend l’art de démontrer, il s’instruit à confondre les bavards, il ajoute le mérite dune composition savante à la noblesse du style, à la méditation féconde..... Il s’élève de la morale à la psychologie et aux sciences naturelles ; il achève par le surnaturel[64]. Dans le domaine du savoir, la rhétorique touchera donc à toutes les branches : à la logique, à la psychologie, à l’éthique, à la politique, à la science du droit, à l’histoire générale et particulière. Dans le domaine de la littérature, elle succède à la poésie en maints sujets autrefois réservés à celle-ci : de là, une tendance à la beauté de la forme qui veut donner à la prose le charme de la poésie. Trois choses surtout y concourent : les sentences, les images, le rythme ou nombre oratoire ; les sentences recueillies çà et là chez les maîtres et habilement enchâssées ; les images ou figures de rhétorique, encore ajoutées à celles de grammaire : les huit ou dix traités sur les figures de rhétorique, et, en particulier, sur les tropes, montrent la prodigieuse facilité de la langue grecque pour marquer, par des termes spéciaux, les moindres nuances de la pensée, les moindres procédés et les mérites les plus délicats du style ; le rythme, surtout par où la rhétorique se rattache au grand principe qui règle toute l’éducation et doit régler la vie, l’eurythmie. Le rythme, en effet essence de l’éloquence, image même de l’âme, s’adresse à elle, harmonie qui a de sa nature une merveilleuse puissance, non seulement pour charmer et persuader, mais encore pour agrandir l’âme et l’émouvoir, qui, par l’heureux mélange des sons, fait passer de l’orateur à l’auditeur l’émotion dont il est touché. De là, le mouvement animé, le coloris chaud, l’harmonie expressive et pathétique, la disposition des mots, l’arrangement mesuré de la phrase. Habitué à ces caresses sensuelles de l’oreille, à cette ciselure du vase, peut-être oubliait-on parfois le parfum et la pensée[65]. Précision minutieuse dans le procédé, préoccupation du style et de l’harmonie, sont les deux caractères essentiels de renseignement du IVe siècle. Aussi, voici l’éloge de Procope et celui des maîtres d’alors : Un mot étrangère l’atticisme ne le trompa jamais, ni une pensée inutile au but du discours, ni une syllabe mettant le rythme en danger, ni une construction offrant un arrangement de mots différent de celui que réclame l’oreille. Arion de Méthymne et Terpandre de Lesbos se fussent laissé prendre à des sons tirés négligemment de la lyre, plutôt qu’on eut pu lui donner le change par un langage péchant quelque peu contre l’harmonie[66]. Au point de vue de renseignement, c’est en ces écoles et à cette époque qu’est formé le corps de doctrine, le système rationnel de principes, d’observations, de règles qui, sous le nom de rhétorique, depuis ce temps jusqu’à nos jours, a fait partie du programme des études libérales[67]. Caractères pédagogiques de la Rhétorique.Il est aisé de voir combien il était facile pour un rhéteur habile, au moyen de ces multiples exercices, de revoir et fixer les notions de mythologie et d’histoire à la fois politique et littéraire dans l’esprit de la jeunesse. De nombreuses et exactes connaissances sont nécessaires pour faire parler un orateur ou un guerrier de l’antiquité selon les circonstances et le caractère, sans erreur, sans anachronisme, sans même ce vague du discours sous lequel se dissimule un savoir hésitant... et cela dans la réflexion et le sang froid de la composition. Une correction publique relève les fautes, les faiblesses ; le professeur alors dans le cadre exact, précis, place ses interlocuteurs et ajoute au relief que donne, une science sûre d’elle-même, le cachet spécial d’une parole élégante, illustration inoubliable du fait à établir ou du caractère à peindre ; savoir charmant qui crée la leçon attrayante. Sans doute, ici nous nous trouvons en face d’un procédé pédagogique qui a ses adversaires sérieux..., mais aussi ses partisans et, à l’heure où sur ce point renaissent plus vifs que jamais nos dissentiments, il ne paraît pas inutile de noter le mot de l’histoire en un sujet qu’on traite peut-être trop souvent uniquement avec les préoccupations contemporaines d’une pédagogie utilitaire comme la philosophie d’où elle découle, heureux encore quand on n’y joint pas les opinions hors cause de la politique. Je ne pense pas me tromper en affirmant que, sous le couvert de la lutte contre le grec et le latin, dans la prédominance donnée aux écoles professionnelles, industrielles, et la place plus prépondérante donnée à l’enseignement scientifique, se retrouve l’éternelle lutte des deux méthodes : la méthode poétique et la méthode scientifique. Dans la méthode que nous appelons scientifique, dit Petit de Julleville, on apprend les choses, principalement pour les savoir. Dans celle que, faute de nom plus clair, nous nommons poétique, on apprend surtout pour perfectionner son goût, son intelligence. Dans la première méthode, la science est un but, dans la seconde elle est un moyen. La première tend au vrai, la seconde tend au beau. Or, précisément, pendant la première partie du IVe siècle, c’est de la première méthode qu »est sortie la pléiade d’esprits d’élite qui fait cortège à Libanius, en même temps que se manifeste une ardeur qui peut nous étonner pour cette théorie et que nous rencontrons non seulement chez les païens, mais même chez les chrétiens. De même que la décadence de la littérature va naître (avant même le trouble causé par les Barbares), non seulement de la néfaste intrusion de l’État dans les questions d’enseignement, mais encore de la tendance utilitaire et scientifique qui domine dès que se constitue le fonctionnarisme : d’où résulte l’abandon de la culture grecque et la prédominance de l’étude du droit sur la culture par la rhétorique. Or, voici que des maîtres de la pédagogie contemporaine légitiment ces procédés et les asseoient sur les plus récentes et les plus fermes assises de la psychologie. D’après les physiologistes, il y a trois types d’esprits caractérisés par les aptitudes sensorielles qui dominent chez les divers sujets. Ceux-ci pensent avec des images visuelles, ont la mémoire des formes, ne retiennent bien que ce qu’ils ont vu ou lu, ne comprennent bien que ce qu’ils voient ou se figurent. D’autres pensent avec des images auditives, retiennent les mots et le sens, apprennent surtout par l’oreille, comprennent en écoutant. D’autres enfin pensent avec des images motrices, se parlent leurs pensées, ne pensent et ne retiennent que ce qu’ils expriment, soit qu’ils l’articulent ou récrivent. Un enseignement pour atteindre tous doit donc s’adresser à l’oreille, aux yeux, à la faculté d’expression. Où, mieux qu’en ce grand enseignement des rhéteurs, se réalise ce programme : phrases sonores, où chaque mot a son scintillement, gestes parfaits comme la phrase, dont ils sont l’illustration naturelle et souci constant des professeurs à mettre leurs élèves sur la montre et à les faire trotter devant eux afin déjuger de leur allure[68]. D’ailleurs aussi n’en vient-on pas à convenir que la culture vaut mille fois mieux que les connaissances La vraie fin, c’est la culture, c’est l’éducation de la pensée comme facteur essentiel de l’éducation totale, rien ne pouvant entrer en balance (après la droiture du caractère) avec la justesse et la vigueur de l’esprit, les bonnes habitudes mentales. Voilà pourquoi le mot d’ordre doit être quant aux matières : alléger, choisir, donner ce qui nourrit, non ce qui encombre ; quant aux méthodes, animer, vivifier, donner moins le savoir que l’éveil[69]. Revendiquer pour notre siècle utilitaire et scientifique semblable système, c’est légitimer et consacrer le régime de la rhétorique au IVe siècle, D’ailleurs, depuis le réveil de la liberté intellectuelle jusqu’à la Révolution, le but des études secondaires redevint ce qu’il fut à toutes les grandes heures de l’histoire : aiguiser et orner l’esprit, le former au bien dire. L’idéal unique de la culture étonnamment dégagé des préoccupations d’intérêt prochain, reste en fait l’humanisme pur, l’éducation par la grammaire, la poésie, la rhétorique et en dépit de Diderot, on enseigne l’art de parler avant l’art de penser, celui de bien dire avant que d’avoir des idées[70]. De multiples questions ont mis l’esprit en éveil, l’habileté des maîtres à les discuter, à en établir le pour et le contre, crée la clairvoyance et le jugement, la langue s’est façonnée, si la simplicité en est souvent absente, le charme y subsiste, instrument précieux même aux heures où la tribune aux harangues est silencieuse... Il n’est guère de circonstances où l’aptitude à bien dire ne soit utile et dans la seule fréquentation des auteurs de l’antiquité et des rhéteurs de l’époque, la jeunesse recueillait naturellement cette habitude de la parole élégante comme les mains et le visage se colorent sous les rayons du soleil[71]. Ce n’est pas avec le poing fermé, dit G. Elliot, qu’on recueille la manne céleste, mais c’est avec des esprits ainsi ouverts qu’on recueille les leçons de la vie et qu’on est apte à en réaliser tous les devoirs... On ne spécialise pas l’homme, on n’en veut pas faire un soldat, un ingénieur, un administrateur, étouffant des aptitudes parfois remarquables mais inutiles pour cette destinée artificielle : on veut développer harmonieusement toutes les facultés, déployer toutes les puissances de l’âme, expliquer et nourrir tous les principes de vie, s’appliquer à mettre en œuvre toutes les tendances qui font la force et la valeur des hommes[72]. La nature l’appelle avant tout à la vie humaine... Vivre est le métier que je lui veux apprendre... Tout ce qu’un homme doit être, il saura l’être au besoin[73]. C’est là précisément ce qui fait la permanence de ce système qui n’est pas comme tant d’autres institutions humaines une œuvre de hasard, le produit de quelques circonstances fortuites, qui n’a pas été non plus imaginé de toutes pièces par des politiques, imposé à l’empire par des hommes d’Etat prévoyants, mais qui est la réalisation d’une idée philosophique[74]. Caractère Educateur de la rhétorique.La culture de l’homme, tel est le but de ces études qu’on peut vraiment nommer humanités ; méritent elles également le nom de libérales dont on les gratifie parce qu’elles font l’homme libre. On n’a pas moins attaqué au nom de la morale qu’au nom de la pédagogie cette palea verborum des rhéteurs, gens fort aimables mais malades d’esprit genus stultorum amabilissimum. On voit qu’avant Lombroso la parenté d’esprit des intellectuels et des aliénés était signalée par Sénèque. La distinction séparatiste de l’instruction et de l’éducation est toute moderne : elle est due au développement de la pédagogie et à la tentative de faire de l’instruction Tunique but de l’école, tout être instruit devant être moral, erreur aujourd’hui reconnue de tous : de là, réaction et préoccupation de la morale à l’école, discussion de sa nature, examen des procédés pour l’y faire pénétrer... Rien de semblable dans l’antiquité ; la loi veille à ce qu’il n’y ait rien contre la morale publique, le pédagogue à défaut de la famille est spécialement chargé des mœurs, l’école n’a ni sa morale à elle, ni ses leçons spéciales de morale qui, du reste, n’ont qu’une influence bien limitée sur la conduite. La morale à l’école ressort du milieu, de la discipline, et surtout de l’enseignement tout entier admirablement éducateur sans y prétendre. Sénèque a un mot cruel les rhéteurs posent des questions, discutent, ergotent : ils ne forment pas de conviction, ils n’en ont pas[75]. Il est vrai que Pline adoucit la blessure. Il n’y a rien de plus sincère, de plus candide, de meilleur que ces gens là[76]. M. G. Boissier partage ce dernier avis et ce ne sera pas l’esquisse de la vie de Libanius qui contredira cette idée. Nous pourrions nous étonner que deux des traits qui semblent essentiels à la formation de la jeunesse : la religion, la patrie, n’apparaissent pas dans ces écoles du IVe siècle. N’oublions pas que c’est à la religion catholique triomphante qu’est due cette pénétration de la religion en toutes choses, les réclamant toutes à un titre ou à un autre comme son domaine ou ses instruments. L’école d’autrefois ne se confondait pas avec l’église, ni l’instituteur avec le prêtre ; au temple et au foyer les questions religieuses ; à l’école elles ne venaient qu’accessoirement : la religion était à ce point mêlée pour lors à l’histoire et à la fable que l’étude des auteurs entraînait l’interprétation respectueuse. La patrie ! Où était-elle en ce monde de la conquête cette réalité idéale, si précise, si aimée, et qui fait vibrer nos âmes, anime nos efforts, nous rend plus précieuses encore nos gloires ; cette figure émue que nous montrons à nos enfants, inclinée anxieuse comme une mère sur leur labeur, pour savoir s’ils seront dignes d’elle, et capables de lui donner un peu de gloire ?... L’antiquité l’avait connue, mais dans cette foule de provinces conquises cette grande idée avait disparu... Je relève de tout ce qui nous reste de Libanius deux mots sur Rome ; quant à Constantinople il la tient en médiocre estime... de la gloire de l’empire trop confondue avec celle des Césars il ne parle pas. Il ne subsiste guère et combien amoindrie ! que l’affection pour la terre natale... C’est à ce sentiment qu’il fait appel pour décider son ancien élève Olympis à revenir à Antioche. Il n’est donc pour lors question ni d’éducation religieuse, ni d’éducation nationale. C’est la large et libre éducation humaine sans les restrictions, les devoirs accidentels, les compressions parfois redoutables que créent les idées de patrie et de religion ; c’est le grand culte de la raison, de la fraternité littéraire, de la solidarité, de la tolérance, dans le grand amour du beau rayonnement du vrai et créateur du bien. Telle apparaît la morale simple et salubre de l’idéal antique. Toute école est gardienne des traditions : et l’élève n’assiste pas à l’évolution des idées, sans voir le lien étroit qui unit les hommes glorieux dont il étudie les œuvres et les met en dépendance mutuelle, malgré les divergences de langue et de nationalité : c’est la grande leçon de solidarité humaine. Il sait de ces hommes les grandeurs et les faiblesses, il apprend les multiples aspects de la vérité, il trouve des inconséquences de logique, des variations de doctrine, chez les plus illustres ; les dieux mêmes ont leurs origines diverses et parfois leurs aventures et leurs métamorphoses : le rhéteur a souligné au passage tous ces traits d’humanité et le disciple a appris la grande leçon de ceux qui ont vu les hommes, la tolérance, la pitié[77]... vertus qui pour être exclusives de dogmatisme et d’intransigeance n’en sont pas moins conciliables avec les convictions personnelles, l’énergie du caractère et du dévouement : Symmaque à Rome, Libanius à Antioche en sont de grands exemples. Mais l’élément moral premier, me parait le culte de la beauté, harmonieux résultat de l’ordre et de la mesure, beauté plastique du mot, de la phrase, fruit de laborieux efforts, beauté supérieure de la voix et du geste, de l’attitude et du regard où déjà rayonne l’έν θεός, le dieu intérieur, beauté suprême de la pensée, cri de passion ou de devoir... La jeunesse ne pénètre pas en ces sanctuaires sans se laisser séduire et pour comprendre et exprimer cette beauté on sacrifie tout comme fit Libanius ou mieux pour elle et par elle on harmonise tout, non seulement les phrases, mais les pensées, les œuvres et la vie. Le culte littéraire du beau me parait un des grands facteurs de beauté morale chez les maîtres du IVe siècle[78]. Tels il m’apparaissent moins soucieux que nous de la vérité absolue, de la science austère, de la religion rigide, d’un patriotisme restreint, mais ils aiment l’humanité, respectent les autels, sont tolérants pour toutes les convictions, voisinent avec l’idéal. C’est une morale qui en vaut une autre ! |
[1] S. August., Confess., I, 13.
[2] Informator litterarum, edomator vocis, primus numerorum arenarius.
[3] Comprehendebant signis quod litteris non poterant, Sid. Apoll., IX, Ep. 8.
[4]
Punctis peracta singulis
Ut una vox absolvitur. Aus., Epigr. 133.
[5] Lettre à Léta. Le même procédé est indiqué dans Platon, Protagoras, I, 325. Maxime de Tyr, Dissert., VIII, t. I, 132, Ed. Reiske.
[6] Suétone, LXIV.
[7] της του Καδμον και Παλαμήδες τέχνης δημίουργος. Thémist.
[8] Scribunt nova et vetera. Isid.
[9] Nec pauciores librarii cum puellis ad eleganter scribendum exercitatis. Eusèbe, de Origene.
[10] Lettre à Léta.
[11] Quint., Inst. Orat., I, 4, 37.
[12] Cicéron, Tusculanes, I, 2.
[13] Aristote, Metaph. I, §5.
[14] Vincent, note sur l’origine de nos chiffres et sur l’Abacus des Pythagoriciens (Journal des Mathémat., année 1839).
[15] Denarius Pythagoricus.
[16] Nesselmann, Algebra der Griechen.
[17] Heath, Diophantos of Alexandria.
[18] Daremberg et Saglio, Dict. des Antiquités.
[19] Odyssée, IV, 412.
[20] Cf. Bulletlino di Bibliografia e di storia delle scienze matematiche e fisiche (Boncompagni), 1858, Bède, De loquela digitorum, Nicolas de Smyrne : Description du comput digital.
[21] ...atque suos jam dextra computat annos, Juvénal, Sat. X, 249. Macrobe, Saturn. I. Pline, Hist. nat., XXXIV, 7.
[22] Annuaire de la Société de numismatique, année 1884.
[23] Bullettino arch. Napoletano, T. VI, pl. 1.
[24] Froehner, Kritische Analekten (Philologus, V, 7-8).
[25] Advers. Helvid.
[26] Apulée, Flor. 20.
[27] Τέχνη γραμματίκη.
[28] Inst. Or., I, 4, 2. Plus habet in recessu quam fronte promittit.
[29] Artes liberales grammaticum quasi, nutricem prœ foribus collocant, cit. par Gronov.
[30] στοιχεϊα καί γράμματα.
[31] Aristophane de Byzance (sous Ptolémée) mots attiques, mots laconiens. Didyme (1er s. av. J.-C.), Dict. des Auteurs tragiques. Apollonius le Sophiste, sur les mots d’Homère. Dictionn. médical, d’Erotien. Onomastique, de Julien Pollux, (ouvrage de la plus grande importance). Lexique des 10 Orateurs attiques, par Harpocration, d’Alexandrie. Dictionn. étymol., d’Orion, Hezychius, Zénodotus et tant d’autres.
[32] Historia fabularis, Suétone.
[33] Suétone, Vit. Tib., 70.
[34] Pœtarum judices grammatici, S. Augustin.
[35] Cicéron, de Orator., III, 58.
[36] Uhlig, Die τεχναι γραμματικαι des Appollonns. und Herodian ; Egger, Appollonius Dyscole.
[37] Priscien, le plus célèbre et le plus influent des grammairiens latins n’a fait que traduire et compiler Apollonius, Hauréau.
[38] Egger, Apollonius Dyscole.
[39] Καθολική προσωδία en 21 livres, écrit sur l’invitation de Marc-Aurèle.
[40] Le livre de S. Augustin sur la musique n’est pas autre chose qu’une leçon de cithariste sur la versification.
[41] Egger, Mém. de littér. anc.
[42] Προγύμνασματα et Έπίστολίκοί τρόποέ.
[43] Quint., Inst. Orat., I, 9. Suet. § 4 de Gram. ill. : Ne sicci omnino atque aridi pueri rhetoribus traderentur.
[44] Τέχνη ρητορίκή (Traité des preuves, de l’invention, des genres de style, avec une étude remarquable sur la δεινότης).
[45] Rhet. græc., de Walz.
[46] Hors son commentaire de la τέχνη d’Hermogène, il a aussi un recueil de fables.
[47] Il y a même des Προγυμνασματα uniquement composés d’exemples v. g. ceux de Libanius, Nicolaus, Doxipatris. Plus tard il y aura des exemples chrétiens. Cf. Nicéphore dans Walz, I, 494, après le discours d’Adraste devant Thèbes, celui de Marie mère de Jésus après le miracle de l’eau changée en vin.
[48] 2 vol. des Rhetor. Gr., de Walz y sont consacrés.
[49] Ed. Wolf, Ep. lat., XLIV, 744.
[50] Ed. Wolf, Ep. 407.
[51] Walz, Rhét. gr., II, 259.
[52] Elle est aussi dans Hermogène et Théon.
[53] Iliade, II, 24. Odyssée, XVIII, 430.
[54] Walz, Rhét. gr., I, 279.
[55] Bertrand (Etudes sur la peinture et la critique d’art dans l’antiquité) ne trouve à dire de Libanius que ceci : sans être aussi indifférent (que Thémistius) il n’a qu’un médiocre souci de l’art.
[56] Cui vincla conjugalia curæ, Juvénal.
[57] P. de Julleville, L’Ecole d’Ath., p. 77.
[58] Eunape.
[59] Œuv. de Liban., passim. Ed. Reiske, T. IV.
[60] Διαίρεσις τών έπιδεικτικών
[61] Satyricon, Ch. I, II.
[62] Or., I.
[63] Ecl. X.
[64] Or., XIV.
[65] Chaignet, La rhétorique et son histoire.
[66] Choricius de Gaza, El. de Procope.
[67] Chaignet, l. c.
[68] Montaigne.
[69] Marion, L’Éducation dans l’Université. Introduction.
[70] Marion, l. c.
[71] Leibnitz.
[72] Stein.
[73] Rousseau.
[74] G. Boissier, La fin du Paganisme, t. I, p. 182.
[75] Instituunt, disputant, cavillantur, non faciunt animam quia non habent, Epist. 64, à Lucilius.
[76] Epist. II, 3.
[77] Hommes de tous les temps, je communie en vous, Soulary.
[78] Celui qui aime le beau, disait Grégoire de Nysse, devient beau lui-même et selon la remarque d’un penseur le plaisir qu’on trouve à ce qui est beau, fortifie nos sentiments moraux.