La langue française d'aujourd'hui, une et générale, est l'image de la centralisation. LITTRÉ. Le devoir royal en ce qui concerne la langue française et les lettres. Il est bien difficile de s'imaginer l'état d'esprit de Richelieu, alors que, maître d'une juste autorité dans le Royaume, il portait ses réflexions sur la langue, sur les lettres françaises et sur la mission intellectuelle qui, à ce sujet, incombait au pouvoir royal. Le plus grand des penseurs contemporains, René Descartes,
a exposé l'embarras d'un esprit grave, ayant reçu les mêmes leçons que son
voisin du Poitou, Armand de Richelieu : Je ne laissois pas, écrit-il, d'estimer les
exercices auxquels on s'occupe dans les écoles. Je savois que les langues
qu'on y apprend sont nécessaires pour l'intelligence des livres anciens ; que
la gentillesse des fables réveille l'esprit, que les actions raisonnables des
histoires le relèvent... Mais je croyois avoir déjà donné assez de temps aux langues et
même à la lecture des livres anciens et à leurs histoires et à leurs fables.
Pour les autres sciences... je jugeois qu'on ne pouvoit rien avoir bâti qui fût solide sur
des fondements si peu fermes... Et enfin, pour les mauvaises doctrines, je
pensois déjà connoitre assez ce qu'elles valoient pour n'être plus sujet à
être trompé ni par les promesses d'un alchimiste, ni par les prédictions d'un
astrologue, ni par les impostures d'un magicien, ni par les artifices ou les
vanteries de ceux qui font profession de savoir plus qu'ils ne savent... Tel était le dédain de l'homme de bon sens pour le pédantisme de ces maîtres qu'Henry Estienne, dès le siècle précédent, appelait les Druydes. Descartes n'aspire qu'à ceci : voir les choses et les gens tels qu'ils, sont dans le présent, exprimer sa pensée en toute simplicité et telle qu'elle lui vient. — Sitôt, dit-il, que l'âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l'étude des lettres et, me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourroit trouver en moi-même ou bien dans le grand livre du monde, j'employois le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours, des armées, etc. Des cours, des armée, c'était l'affaire de Richelieu. Sa volonté et son expérience étaient mûries ; son opinion était faite sur la vie, sur les hommes et sur l'action. Restaient les choses de l'esprit, l'art d'exprimer sa pensée, de parler, de convaincre. Conseiller éminent du pouvoir royal, prélat consacré, législateur, orateur, s'occuperait-il des règles de cet art et les soumettrait-il à l'exercice de l'autorité royale ?... Sa grande préoccupation avait, toujours été le problème de l'unité nationale. C'était, d'ailleurs, de tout temps, la grande affaire du peuple français. Ce peuple n'avait-il pas prouvé, au cours de son histoire, qu'il avait une claire conscience de son développement physique, social, moral, et n'avait-il pas toujours cherché un moyen de rendre avec clarté et exactitude les manifestations de la vie commune ? Car, à la réalisation de cette unité, non seulement nationale, mais intellectuelle, la diversité, l'instabilité des langues avait été l'un des principaux obstacles. Les Français se savaient France ; mais, d'une province à l'autre, ils ne se comprenaient pas, ou se comprenaient mal. L'histoire mieux connue des origines de la langue française a éclairé, pour notre temps, la nature et la difficulté du problème ainsi que les étapes de l'entreprise poursuivie, le long des siècles, pour le résoudre. L'époque de Richelieu n'avait à ce sujet que de vagues aperçus ; on ne savait rien, ni sur les langues originaires : le gaélique, le celtique, le bas latin ou roman, le tudesque, etc., ni sur la succession ou la coexistence de plusieurs langues, mortes depuis, mais non sans laisser quelque infiltration dans les langues survivantes. On constatait, sans plus, l'existence, dans le pays, de nombreux dialectes, le provençal, le gascon, le basque, le bourguignon, le bas breton, le picard, le français. On avait aussi recueilli, dans l'administration, dans les écoles, dans les familles mêmes, une certaine recherche sur les moyens de rapprocher et de cimenter en une langue maîtresse ces éléments divers[1]. Mais le travail avait quelque chose d'obscur et de machinal ; il se poursuivait dans une sorte d'inconscience, donnant d'ailleurs, malgré tant de lenteurs, de contradictions, d'incertitudes, d'incompréhensions mutuelles, des résultats appréciables. En somme, le manque d'une langue dominante était un sérieux empêchement à l'unité de la pensée, à l'unité de discipline, à l'unité dans l'art de convaincre, c'est-à-dire dans l'art social par excellence. La France en était encore à bégayer, alors qu'elle avait fait les plus grands efforts pour se guérir, par sa propre volonté, de ce défaut enfantin. Rappelons cependant quelque chose de ce travail séculaire et des résultats obtenus, ne serait-ce que pour faire mieux comprendre le sentiment profond qui n'était pas seulement répandu parmi les élites, et qui, — véritable instinct national, — s'acharnait sans trêve et sans recul, dans tout le pays, à dénouer la langue et les lèvres. Au moyen âge et jusqu'à la veille des temps modernes, il y eut, en Franc, plus de dix façons de dire et d'écrire le mot de Dieu : Deu, Déu, Diou, Dicon, Dé, Diex, Dié, Due et Dieu. Le soleil recevait plus d'appellations encore : sol, solhelh, souleï, souré, soulé, souley, souleio, souleu, soleihe, solail, solaux, soleus, solez, soulaus, soulens, souleuz, soulouz, slot et soleil ; l'eau se nommait, selon les pays : aigua, eg, aïaguo, aïgo, eue, eive, age, aïe, iau, aucie, eau. La confusion des langues était telle qu'il avait fallu un miracle pour qu'un clerc reçût, par une inspiration soudaine, la révélation de la langue française, alors qu'il ne connaissait que le dialecte de son enfance. Le récit authentique de ce miracle Notre-Dame est plus démonstratif que n'importe quel ouvrage de science linguistique : Bien vous puis de celui tant dire Qu'il ne savoit chanter ni lire, En romancier, chartre ni brief, Ne ni savoit longue ne brief. Une messe sans plus savoit, Salve sancta parens, qu'avoit Aprise d'enfance et d'usage. N'en karesme, ne en charnage, Ne Pentecoste, ne Noël ; Cestoit tous jors tous ses efforts Et par les vifs et par les morts[2]. Ce ramage était encore en usage au XVe siècle ; toujours la langue qu'avait parlée et écrite le grand-père de Richelieu, peut-être même, en son enfance, son père, le prévôt de l'hôtel. A peine commençait-on à se servir d'une langue plus débrouillée, celle de Villon, celle de Marot et de Rabelais. On veillait partout, on travaillait partout. Pas un centre un peu important qui n'eût ses réunions, ses assemblées, ses conseils, ses jeux floraux, ses tournois de grammaire, on disait même ses académies de bien-dire ; tels les groupes qui ont été étudiés par Paul Meyer, dans son ouvrage sur La Manière de langage qui enseigne à parler et à écrire le français au XVIe siècle (1873). L'honneur de la langue, c'était, d'ores et déjà, un culte, une religion (dont il nous reste, d'ailleurs, quelque chose) et où la foi s'accompagnait d'une grande espérance et d'une émouvante charité. Les meilleurs enseignaient, distribuaient la manne aux écoliers mendiants des Universités et des collèges ; et partout la volonté d'une telle largesse s'affirmait ; et par tous elle était reçue comme un bienfait. Les écrivains de la littérature française naissante avaient pris l'affaire en mains. La France, pour remplir la mission sacrée qui lui était dévolue, de répandre la religion du Christ, de former une Europe totale, de susciter les Croisades et de répandre au loin la matière de France, — la France terre majeure, — reprenait avec une fidélité inlassable, en sa langue propre, sa geste et la leçon des aïeux. Les écrivains peu à peu se mettaient à écrire dans cette langue naissante. Clovis était à peine roi de France que les premières Chroniques narraient, en un latin évolué et déjà bien différent de la langue de Cicéron, les premiers faits de notre histoire. Quand, au temps de Charles le Chauve, l'Empire qui avait été celui de Charlemagne se partageait, quand la France se trouvait constituée en sa nationalité propre, le premier document qui l'établit comme telle, le fameux Serment de Strasbourg, fut le texte initial de la langue nouvelle, le français. Ainsi la politique, les mœurs, la loi se mettaient simultanément à la chaîne du travail qui créait, par la langue, le pays. Le début des lettres françaises. Les Croisades furent une épopée à la fois nationale et
européenne. Or ce sont les Croisades qui inspirèrent la première œuvre
littéraire en français : la Chronique
de la Conquête de Constantinople par les Francs. La Chronique a pour
auteur le maréchal de Champagne et de Romanie Villehardouin. Voici quelques
lignes de ce texte véritablement homérique de cette première langue
littéraire avec l'accent, viril et héroïque qui donnera au monde la première
idée du génie français. Il s'agit de l'assaut qui, d'un magnifique élan,
enleva Constantinople : Quand ce virent li chevalier qui estoient es vissiers (sur les
vaisseaux) s'en issent (s'en allèrent à terre) à la terre et drecent (dressent) eschiele à plan
del mur et montent contres le mur par fort et conquirent bien quatre des tors
(tours) ; et il comencent
à assaillir des nés et des vissiers et des gabies (galères), qui ainz ainz
qui mielz mielz (comme ils pouvaient de mieux en mieux) et dépècent bien
trois des portes et entrent enz (dedans) ; et comencent à
monter et chevauchent droit à l'herberge (au logis) l'Empereur ; et
il avoit ses batailles rangées devant ses tentes. Et com ils voient venir les chevaliers à cheval, si se desfissent (se
séparèrent) ; et s'en va l'Empereur fuiant par les rues et chastel de
Boukelion. Lors veissiers Griffons abatre te chevaux gaeigner et palefroi et
mules et autres avoir. Là ot tant de mors et des navrez qu'il n'en eu ne fins
ne mesure[3]. Un siècle ne sera pas écoulé que Joinville dessinera les traits émouvants de la Royauté française dans un langage de toute noblesse et simplicité ; et la figure du saint Roi se trouve ainsi inscrite à jamais dans l'histoire de la civilisation. Tel chef, tel pays, telle langue. C'est la France-Chrétienté. Cœur et cerveau, volonté, foi et sacrifice sont unis pour l'action. La France est formée aux XIIe et XIIIe siècles. Elle a dit les chansons de geste ; elle bâtit les cathédrales ; elle colonise les terres voisines : Angleterre, Germanie, pays du Nord ; elle sauve la civilisation et la chrétienté en barrant, une fois pour toutes, la route aux invasions musulmanes. Or en même temps, sa langue s'est formée et elle a conquis, au fur et à mesure, tout ce qui veut apprendre, savoir, penser en Europe. Elle est si aisée, si simple, si claire qu'on peut dire qu'elle aurait été la plus belle des langues, si on ne l'avait transformée et un peu gâtée, par la suite. La théologie, les affaires, la poésie lyrique, le drame, les dits populaires, l'histoire, la doctrine philosophique, l'enseignement littéraire et scientifique produisent de chefs-d'œuvre dignes de l'avenir. La langue de France était en voie de gagner le monde comme l'art gothique, opus francigenum. Mais, par une fatalité que notre histoire a subie à diverses reprises, la recherche trop intense d'une plus haute ascension, coïncidant avec les efforts épuisants des guerres de l'indépendance et de l'unité, produisirent des lassitudes et des égarements qui empêchèrent de réaliser le rêve, trop audacieux peut-être. En cette crise, le mieux fut l'ennemi du bien. On vit naître un premier humanisme, l'humanisme bâtard du moyen âge. Les gens à latin, pour parler comme Jean Gerson, se séparèrent du populaire et demandèrent à l'antiquité une philosophie, une doctrine, un idéal, un goût où ils ne pouvaient atteindre : ils se lancèrent dans l'incroyable entreprise de marier la loi du Christ avec la philosophie d'Aristote. Cet Aristote !... Il en résulta deux cents ans de pédantisme, d'incohérence, d'erreurs, de vagabondages, avec quelques réussites sans lendemains. On avait Joinville, Froissart, Commines, Villon, et l'on cherchait quelque chose de nouveau, de raffiné, dans une ligne moins pédestre, — disons, plus livresque, — la fable, la mythologie, l'astrologie, l'allégorie, parmi les grâces fanées de l'herbier classique : le Roman de la Rose, mon Dieu !... Les gens sans latin n'y comprenaient rien. La langue qu'on appelait vulgaire n'avait pas à se charger d'un tel bagage ; elle ne put que s'en tenir à sa simplicité. Chacun de son côté ! On se sépara. Le travail de l'unité intellectuelle resta en suspens. La vie publique était, d'ailleurs, elle-même, un déchirement, une absolue dislocation : les ambitions des branches cadettes, Plantagenet, Bourgogne, Bretagne, Bourbon, mettaient le pays en miettes par d'infinies guerres larvées, sans merci et sans trêve. Après la dissolution des forces nationales, ce furent les invasions par toutes les frontières ; finalement, la conquête : l'Anglais à Paris ! Le clergé, qui ne parlait plus que latin, qui prêchait en latin, qui catéchisait en latin, n'avait plus de contact intime avec le peuple. Le peuple lui échappait ; et il accusait le peuple de retourner à ses antiques superstitions. Ce fut le procès de condamnation de Jeanne d'Arc, procès qui eut, d'ailleurs, pour miraculeux effet de juger les juges et de les condamner en ravivant le sens national. Par la grâce de Dieu, le destin de la France veillait : la France fut restaurée plus encore par la victoire de Jeanne d'Arc que par celles du Victorieux. On pouvait croire que la crise était passée, mais le mal n'avait pas épuisé son venin. Une nouvelle crise se produisit : le grand humanisme, l'humanisme de la Renaissance. Influence de l'humanisme sur la langue. François Ier rapporta de sa défaite et de sa captivité ce que nous appellerions aujourd'hui le snobisme italien. La France a pour nature de s'incliner sous la tempête et de saisir, sur l'adversaire vainqueur, certains des moyens par lesquels il l'a vaincue, pour s'en servir contre lui. De même que le gothique céda le pas à l'art italien, de même la langue et les lettres françaises se parèrent de brillants tra los montes, Italie, Espagne. En même temps, la Réforme se dressait sur le Rhin. L'Église romaine ne perdit pas pied. Là Papauté alla chercher un asile en Avignon. Cependant, les esprits étaient inquiets, hésitants : quels seront les lendemains ? Quel parti la France doit-elle prendre ? Rompre avec le Saint-Siège, se soumettre à cette pensée germanique toujours si encombrée de démesure et d'obscurité ?... On hésita, mais pas longtemps. Dans l'état de l'Europe, il n'y avait de salut que dans la fidélité à l'Église romaine, à la pensée latine. L'atroce misère des guerres de religion imposa finalement au peuple de France le devoir de s'unir dans une même volonté d'indépendance et de tolérance. Et c'est ainsi que se créa un instrument de victoire, de concorde, (le paix glorieuse et de grandeur : la civilisation classique. Fait imprévu, c'est la langue moderne, soudainement achevée, qui produisit le miracle. La France allait fixer, par sa volonté persévérante, le français (le Descartes, de Corneille, de Bossuet, de La Fontaine, de Voltaire, le français qui s'empara de l'esprit universel, ce moyen d'expression droit, facile et robuste, peuple et noblesse, compris aux halles, admis aux salons, qui allait achever l'unité nationale par l'adhésion unanime, rassembler le pays, amplifier son prestige, l'unir è l'Église sauvée et achever l'Europe. L'instinct national et la langue française. Nous avons dit que cette formation définitive fut obtenue par un effort de la volonté nationale : il y a lieu de préciser. La lutte s'engagea entre gens à latin et gens sans latin. Un instinct conscient s'attacha à la défense de la langue dite vulgaire contre la domination des langues mortes et contre l'invasion des lettres étrangères. Aux deux maîtres de la pensée française de ce siècle, Rabelais et Montaigne, il appartint de dicter la manœuvre du combat engagé contre les deux adversaires. Rabelais d'abord, — ce Rabelais de toutes les audaces, de toutes les adresses et de toutes les simulations. Au début du cinquième livre de Pantagruel, publié en 1549, il se prononce, avec sa verve puissante, caricaturale, méprisante en sa vulgarité même, contre le pédantisme et il revendique les droits de la langue naturelle et populaire : Par argumens non impertinens et raisons non refusables, je prouveray en barbe de je ne say quels centonifiques botteleurs de matières cent et cent fois grabelées, rapetasseurs de vieilles ferrailles latines, revendeurs de vieux mots latins, moisis et incertains, que notre tangue vulgaire n'est tant vile, tant inepte, tant indigente et à mespriser qu'ils l'estiment. Et, un peu plus tard, notre Montaigne, avec son joli jugement qui touche au fleuret moucheté, se joue de la faveur extrême dont jouit l'Italie. Il ira voir lui-même comment les choses se présentent là-bas ; et voici ce qu'il constate de visu, d'abord, la terre, le pays : Nous avions (en approchant de Rome), louin sur nostre main gauche, l'Apennin, le prospect du païs mal plaisant, bossué, plein de profondes fendasses, incapable d'y recevoir nulle conduite de gens de guerre en ordonnance : le territoire nud sans arbres, une bonne partie stérile, le pals fort ouvert tout autour et plus de dix mille à la ronde et quasi tout de cette sorte, fort peu peuplé de maisons... Et voici Rome : Il disoit, écrit sous la dictée le secrétaire du voyage, qu'on ne voist rien de Rome que le ciel sous lequel elle avoit été assise et le plan de son gîte ; que cette science qu'on en avoit étoit une science abstraite et de contemplation, de laquelle il n'y avoit rien qui tombât sous les sens... Il disoit que les bâtiments de cette Rome bastarde qu'on aloit asteure attachant à ces masure quoiqu'ils, eussent de quoi ravir en admiration nos siècles présans (politesse oblige), lui faisoient ressouvenir proprement des nids q. les moineaux et les corneilles vont suspendant en France aux voûte et parois des églises que la huguenots viennent e démolir. Encor craignoit-il à voir l'espace qu'occupe ce tombeau qu'on ne le reconnût pas tout et que la sépulture en fût elle-même pour la plupart ensevelie. On voit, nul emballement ; plutôt un certain parti pris d'ironie douce. Mais incontestablement, celui-ci, Lomme Rabelais, prend position pour la terre de France, pour la pensée française, pour le jugement et le style de la belle France. En ce qui concerne la langue, la France n'a nul besoin des autres : elle n'a qu'à s'appuyer sur elle-même, se débrouiller chez elle, et par ses propres moyens. Il y a une élite d'hommes, qui ne sont pas des Druydes, qui entendent que ce peuple, avec ou sans latin, sache ce qu'il doit savoir, comprenne ce qu'on lui dit, accomplisse ce qu'on lui demande et fasse ce pourquoi on compte sur lui. C'est par la loi que l'on commence. Nul n'est censé ignorer la loi, disent les légistes ; et telle va être la ligne de conduite tracée par leur pratique comme s'imposant à tous les Français. Mais cette loi, pour que nul n'en ignore, on la leur dira non plus en latin, en français. Le roi François Ier, dominant son engouement italien, s'est, sous la pression desdits légistes, incliné devant cette nécessité nationale et royale. Deux grandes mesures décident : l'ordonnance de Villers-Cotterêts prescrivant l'emploi du français dans tous les actes civils et judiciaires ; ensuite la rédaction des Coutumes en français. Il y avait sur le Lignon, dans le pays où se passe le fameux roman de l'Astrée, une borne portant l'inscription : Ici commence le domaine du droit roumain. Cette inscription était, à elle seule, une négation de l'unité législative. Mais par la rédaction des Coutumes en langue française, la France déclare sa volonté d'être régie par elle-même. Et, comme conséquence, il est décidé que le droit écrit ne sera plus reçu désormais que comme une coutume. La même volonté veille sur tout le domaine de l'action et de la pensée : on traduit les œuvres de l'antiquité en français ; et ce travail est présenté comme un hommage rendu au langage national. Le bon Amyot, dont Montaigne dira : Nous autres ignorans, étions perdus si son livre ne nous eût relevés du bourbier, le bon Amyot explique, avec une parfaite bonne grâce, que sa traduction des Vies de Plutarque est formée des mots les plus doux, les plus propres, qui sonneront le mieux à l'oreille, puis s'accoutumeront en la bouche des biens-parlants, étant les mots bien françois et non étrangers[4]. Ramus, dont l'autorité s'imposa quand il eut publié, en 1572, sa Grammaire dédiée à la Reyne mère du Roy, dicte la doctrine des défenseurs de la langue que l'on n'osera plus, désormais, appeler vulgaire ; il écrit : Le peuple est souverain seigneur de sa langue, et la tient comme un fief de franc aleu et n'en doit recognoissance à aucun seigneur ; l'école de cette doctrine n'est point ès auditoires des professeurs hébreux, grecs et latins en l'Université de Paris ; elle est au Louvre, au Palais, aux Halles, en Grève, à la place Maubert. Malherbe n'a qu'à venir. Est-il nécessaire de le dire ? Les pédants humanistes ne lâchèrent pas pied. Premier éclat des lettres françaises. Les nôtres se défendirent. En première ligne, les poètes. Avaient-ils besoin, comme ils le disent, de s'appuyer et de se grandir sur la gloire et les œuvres antiques et étrangères ? Ou bien ne s'appliquaient-ils pas principalement à satisfaire à la fois les professeurs, les critiques, les entourages des reines Médicis, dont le suffrage leur était si précieux ou dont ils craignaient la critique ? Ne se laissaient-ils pas aller à un penchant doux-coulant et facile à leur imagination débordante ? Il semble qu'il y ait eu, chez Ronsard en particulier, une sorte de jeu-parti, une rivalité, une course engagée avec Jean-Antoine de Baïf, qui, d'origine demi-italienne, lui avait appris assez tardivement le grec et la vénération de l'antiquité et de l'Italie[5]. Ce qui est certain, c'est que les deux poètes, camarades du collège Coqueret, élèves de Dorat (Auratus), restèrent attachés, non sans lutte, la faconde humaniste par le fait de leur propre volonté. Écoutons d'abord, le cri de guerre de celui qui devint le maître de la Pléiade Ronsard : L'honneur sans plus du vert Laurier m'agrée, Par lui, je hais le vulgaire odieux ; Voilà pourquoi Euterpe la sacrée M'a, de mortel, fait compagnon des dieux. L'Olympe ! Euterpe, les dieux ! le Laurier ! Voilà ce qu'il faut à ce chrétien ! C'est sa prière sur l'Acropole. Ajoutons, d'ailleurs que son admirable génie, si naturel et si français, en dépit de son éducation factice, le retiendra sur la rive gauloise. Suivons son évolution, en feuilletant du doigt son œuvre immense, si variée, si contrastée. Voici l'aspirant poète, dans toute l'ardeur de sa belle jeunesse : Aussitôt que la Muse eut enflé mon courage, M'agitant brusquement d'une gentille rage, Je sentis dans mon cœur un sang plus généreux, Plus chaud et plus gaillard qui me fit amoureux. A vingt ans, je choisis une belle maîtresse ; Je vis que du françois le langage trop bas Se trainoit sans vertu, sans ordre ni compas. Adonque pour hausser ma langue maternelle, Indompté du labeur, je travaillai pour elle, Je fis des mots nouveaux, je rappelai les vieux, Je fis, d'autre façon qu'avoient fait les antiques, Vocables composés et phrases poétiques, Et mis la poésie en tel ordre qu'après, Le François s'égala aux Romains et aux Grecs. Puis c'est l'humanisme sacrifiant encore à tous les dieux périmés : On dit que Jupiter, pour vanter sa puissance, Montrait un jour sa foudre et Mars montrait sa lance, Saturne sa grand faulx, Neptune ses grands eaux, Apollon son bel arc, Amour ses traits jumeaux, Bacchus son beau vignoble et Cérès ses campagnes, Flores ses belles fleurs, le dieu Pan ses montagnes, Hercule sa massue, et bref, les autres dieux L'un sur l'autre vantoient leurs biens à qui mieux mieux ; Toutefois, ils donnoient par une voix commune L'honneur de ce débat au grand prince Neptune... C'est tout de même un peu froid. Et combien vieilli ! Le poète s'est, sans doute, averti lui-même n'était le dixième vers, voici un morceau qu'on dirait écrit en plein XVIIe siècle, dans la langue de Malherbe et même de Boileau. Or, aille qui voudra mendier à grand peine D'un prince ou d'un grand roi la faveur incertaine ! Quant à niai j'aime mieux ne manger que du pain Et boire d'un ruisseau puisé dedans la main, Sauter ou m'endormir sur la belle verdure, Ou composer des vers près d'une eau qui murmure ; Voir les Muses baller dans un antre de nuit, Ouïr au soir bien tard pêle-mêle le bruit Des bœufs et des agneaux qui reviennent de paître ; Et, bref, j'aime trop mieux cette vie champêtre, Semer, enter, planter, franc d'usure et d'émoi, Que me vendre moi-même au service d'un roi. Citons encore une chanson rustique que, certes, n'eût point désavouée La Fontaine : Les Hirondelles. Dieu vous garde, messagers fidèles, Du printemps, vites hirondelles, Huppes, coucous, rossignolets, Tourtres, et vous oiseaux sauvages, Qui de cent sortes de ramages Animez les bois verdelets. Cent mille fois je ressalue Votre belle et douce venue. Ô que j'aime cette saison Et ce doux caquet des rivages, Au prix des vents et des orages, Qui m'enfermoient en ma maison. Voici un vœu funéraire qui annonce le Saule d'Alfred de Musset : Quand le ciel et mon heure Jugeront que je meure, Raid du beau séjour Du commun jour, Je défends qu'on ne rompe Le marbre, pour la pompe De vouloir mon tombeau Bâtir plus beau. Mais bien, je veux qu'un arbre M'ombrage au lieu d'un marbre, Arbre qui soit couvert Toujours de vert. Et nous entendrons, finalement, la corde épique qui a, depuis, manqué à la France. C'est ce bel Hymne à la paix : Quelle fureur vous tient de vous entretuer, Et, durant votre temps, aux enfers vous ruer, A grands coups de canons, de piques et de lances ? La mort vient assez tôt, hélas ! sans qu'on l'avance. Et de cent millions qui vivent en ce temps, Un à peine viendra au terme de cent ans. Par la cruelle guerre, on renverse les villes, On déprave les lois divines et civiles, On brûle les autels et les temples de Dieu. L'équité ne fleurit, la justice n'a lieu, Les maisons de leurs biens demeurent dépouillées, Les vieillards sont occis, les filles violées, Le pauvre laboureur du sien est dévêtu, Et d'un vice exécrable on fait une vertu ! N'est-il pas intéressant de suivre, dans l'œuvre si variée du puissant génie, l'inquiétude d'une langue et d'un goût littéraires qui n'ont pas pris tout à fait leur parti et qui se cherchent encore ? La première Académie française. Quant à la langue elle n'en est plus à se chercher ; mais elle se travaille, s'épure, même officiellement : car le pouvoir a compris qu'il est de son devoir strict de veiller sur elle. De cela, nous avons des preuves sans nombre et, notamment,
la déclaration formelle du roi Henri II. On peut lire dans le Privilège
accordé, en 1558, pour l'impression des Regrets de Joachim du Bellay (privilège qui se retrouve dans l'édition originale
du Bocage de Housard) : Désirons, non moins
que notredit feu seigneur et père, l'augmentation des bonnes lettres et
illustration de notre langue françoise et, à ces fins, les œuvres des bons
auteurs, du nombre desquels est notre cher et bien aimé Joachim du Bellay,
estre bien élégamment et correctement (comme
elles le méritent) imprimées, avons à iceluy
du Bellay enjoinct et très expressément enjoignons eslire et commettre tel
imprimeur docte et diligent qu'il verra et cognoistra estre suffisant pour
fidèlement imprimer ses œuvres..... La Royauté a l'œil, non seulement sur les auteurs, mais sur les imprimeurs, non seulement sur les lettres, mais sur la grammaire et sur l'orthographe : une virgule est du ressort de la politique, qui se mêle de tout, trop souvent pour retarder tout ; les choses allaient traîner encore. Nous allons voir Charles IX fonder la première Académie. Mais, la Cour s'installant ainsi en arbitre du beau langage, son ingérence n'est pas sans contribuer aux complications de l'heure. De la manière la plus inattendue, le grand ami de Ronsard, Joachim du Bellay, prend la tête de la campagne contre les invasions antiques et étrangères : c'est sa fameuse déclaration : Défense et illustration de la langue française. Remarquons-le, son premier livre de poésies. L'Olive, publié en 1549 était encore sous l'inspiration italienne ; l'édition récente, donnée par M. Chamard, fait le rapprochement, pièce à pièce, avec les œuvres d'outremonts que l'écrivain français se contente de traduire ou d'adapter. Quel verbiage ! Quelle stérilité ! Ni sincérité, ni originalité. On voit le disciple, sous sa lampe, penché sur le grimoire de ses maîtres d'un jour : c'est insupportable. Las enfin d'une telle servitude, brusquement du Bellay se
retourne, avec une franchie et un bonheur impressionnants, vers la langue
maternelle et vers le goût français. De là, son nouveau livre de vers, les Regrets,
qui suit de près son fameux manifeste. Les Regrets déplorent les
heures de la jeunesse perdue, les erreurs de la première direction, suites du
séjour trop prolongé à Rome. Dans le manifeste, Défense et illustration de
la langue française, il avait déjà dit : Le
principal but où je vise, c'est la défense de notre langue, l'ornement et
amplification d'icelle ; en quoy si je n'ai grandement soulagé l'industrie et
labeur de ceux qui aspirent à cette gloire ou si du tout je ne leur ay point
aidé, pour le moins, je penserai avoir beaucoup fait si je leur ai donné
bonne volonté. Suit l'appel final, qui ramasse' en deux lignes tout le
morceau : Exhortation aux François d'escrire en leur langue, avec les
louanges de la France. Et le tout se précise dans l'admirable sonnet qui
assure la gloire du poète : Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Ou, comme cestuy là qui conquit la toison, Et puis est retourné plein d'usage et raison, Vivre entre ses parents le reste de son âge ! Quand revoirai-je, hélas ! de mon petit village Fumer la cheminée, et en quelle saison Revoirai-je le clos de ma pauvre maison, Qui m'est une province et beaucoup davantage ? Plus me plaît le séjour qu'ont basti mes ayeux, Que des palais romains le front audacieux : Plus que le marbre dur me plaist l'ardoise fine, Plus mon Loyre gaulois que le Tybre latin, Plus mon petit Lyré que le mont Palatin Et plus que l'air romain la douceur angevine[6]. Le poète chante en français : Gallus cantat. Et, ce qu'il entonne, c'est le chant national des âmes libres : J'aime la liberté et languis en service. La liberté ! Mais va-t-il la rencontrer en France ? Est-ce donc la destinée de notre race que la servitude ? Les rois de France de son temps, les Valois, se sont entourés d'Italiens, élevés à l'école de la tyrannie et soumis à l'Espagne, à l'Empire. Comment se dégager, comment lutter, comment se libérer ? Charles IX n'est pas un ennemi des lettres, tant s'en faut. Mais il les aime trop, en quelque sorte ; il tendrait à les subordonner par son désir de les honorer. Voici que, pour la première fois, le mot Académie est prononcé officiellement en France. Un homme de la Pléiade, un ami cher de Ronsard et même de du Bellay, mais à demi Italien par sa naissance, Jean-Antoine de Baïf, emprunte l'idée et le nom à l'antiquité par le canal de Florence. Jean-Antoine de Baïf apporte donc à la France le principe d'une Académie, qui reçoit ce noie d'un si grand avenir : l'Académie française[7]. Mais l'institution, les mœurs du temps lui imposent une mission toute particulière : elle s'intéressera non seulement à la langue et aux lettres ; mais surtout au chant, à la musique ; et, si la poésie entre en jeu, c'est une poésie subordonnée à la musique, une poésie faite pour être chantée. Les statuts de cette Académie française ne laissent aucun doute : Afin de remettre en usage la musique selon sa perfection qui est de représenter la parole et chant accomply de sons, harmonie et mélodie, et qui consiste au choix, règle des voix et accords bien accommodez, pour faire l'effet selon que le sens de la lettre le requiert... renouvelant ainsi l'ancienne façon de composer vers mesurez pour y accommoder le chant pareillement... Nous avons convenu dresser une Académie ou Compagnie, composée de Musiciens et Auditeurs, etc.[8] Musiciens et Auditeurs : les poètes étaient de simples assistants. J. A. de Baïf avait, naturellement, un associé musicien : Thibaut de Courville. Les deux étaient qualifiés, par les lettres patentes, les entrepreneurs de la fondation. Le roi Charles IX fut un simple auditeur, un auditeur assidu. Les séances se tenaient soit chez Baïf, soit au collège Becourt, que Ronsard appelait le Parnasse français. Le roi de France faisait des vers pour la musique ; il chantait dans les chœurs, il donnait à Ronsard des conseils sur le genre métrique qui convenait aux chants ; et il ne détestait pas qu'on lui attribuât les vers de Ronsard. Amadys Jamin, académiste lui-même, publiait, en tête de la Franciade, ces quatre vers que le poète roi laissait passer : Tu nias, Ronsard, composé cet ouvrage, Il est forgé d'une royalle main : Charles savant, victorieux et sage, En est l'autheur ; tu n'es que l'écrivain[9]. Le Roi mourut à vingt-quatre ans, après avoir frappé le coup terrible de la Saint-Barthélemy, qui le frappa en retour. L'Académie française reçut le contrecoup des malheurs publics. Les chants se turent. Après une courte interruption, un honnête homme, qui n'était pas orateur, un excellent conseiller des Rois, Du Faur de Pibrac, lui rendit un semblant de vie en la ramenant au principe toscan, la philosophie. Mais, décidément, la mode n'était plus à ces ingérences étrangères. La France entendait être chez elle. Vauquelin de La Fresnaye écrit : ... Les provinces sont en France si troublées Que pour Mars seulement se font les assemblées : Les Muses n'y sont plus. Phœbus en est party. Pasquier raille, en vrai savant, ces savantasses : C'est décliner, écrit-il, que passer son temps à étudier la déclinaison. Passerat parle en bon français comme va parler bientôt la Satire Ménippée. La France, par lui, en appelle au nouveau Roi, Henri III : Mais toi, mon sang, tu dois ailleurs entendre. Voici les arts qu'il te convient d'apprendre ; C'est commander à toutes les nations, Leur donner paix et les conditions ; Te montrer doulx, modérant ta puissance Envers celuy qui rend obéissance ; Combattre aussi l'orgueil des ennemis Jusques à tant qu'abatu l'ayes mis. L'Académie française mourut de sa naturelle mort par les décès successifs de ses membres. Les temps étaient changés. Le coup du moine (c'est-à-dire l'assassinat de Henri III), l'installation à Paris de la conquête espagnole, enfin le relèvement national que déclenche l'inaltérable ressort français appellent d'autres hommes et d'autres mœurs : L'Académie, écrit Colletet, prit fin avec le roy Henri troisième et dans les troubles et confusions de ce Royaume. Car la politique, Comme il lui arrive, fauchait à tort et à travers. L'Académie des Rois mourait, en somme, — en dépit de son nom, — de n'être pas française. Henry Estienne publie son Language français italianisé et ce même moment, le chevalier Trellon, excellent poète, t méconnu, exprime le sentiment public dans le sonnet sur l'Italie, qui est un cri de soulagement : Sortons de cet enfer, allons revoir la France ; L'Italie n'a rien d'égal à sa beauté. Ce n'est rien que larcin, rien que déloyauté Et jamais les vertus n'y firent résidence. Sortons, sortons d'icy ! Tout ce qu'on en disoit, Ce n'est rien en regard de tout ce qu'on y voit : La trahison, l'orgueil, l'envie et l'avarice, Le meurtre, la vengeance y président toujours. Allons revoir la France, allons voir la nourrice Des lettres, des vertus, des honneurs, des amours. Et, comme il faut que la France, telle qu'elle se concevait alors, ait le dernier mot ; le poète chevalier lance enfin son Cartel : Nous sommes chevaliers, qui de nostre naissance Portons l'honneur au front et au cœur la constance... Que si quelqu'un de vous veut dire le contraire, Qu'il pense de bonne heure hardiment à bien faire : Car le moindre de nous, plein d'amoureux espoir, S'assure, par effet, de le luy faire voir, Soit au combat de picque ou celuy de l'espée, Bref, à ce qu'on voudra : car notre destinée Veult que d'un tel combat nous remportions le prix, Comme les plus constants serviteurs de Cypris[10]. L'esprit national s'est relevé ; et, dans ce rétablissement, la préoccupation de la langue et des lettres est au premier rang. Un travail persévérant a recruté de longue date les ouvriers de la tâche nouvelle : il ne s'agit pas seulement des écrivains et des poètes ; il s'agit des techniciens, des grammairiens, des ouvriers de la langue creusant dans le tréfond du sol, loin des salons et de la Cour, et instruisant tous les participants à la vie courante, les écoliers, les étudiants, les bourgeois de toute profession, et même le peuple. De ceux-là on parle peu ; mais, par eux, l'action occulte n'en est que plus élargie. Ce minutieux approfondissement de la vie des mots et des phrases ne peut qu'être indiqué ici[11] : c'est un travail de termite, accompli en vrac, dans cet âge de transition, par les Dubois (Sylvius), les L. Maigret, J. Pelletier, G. des Autels, P. Ramus, J. Garnier, J. Pillot, Ad. Mathieu, Robert et Henri Estienne, Théodore de Bèze, etc. Par milliers, des fautes de détail qui empoisonnaient la langue et l'intelligence françaises sont corrigées. Le sens des mots, les accords, la prononciation, la métrique, tout était encombré, obscur, et tout se purifie peu à peu. Mais quelle patience, quel labeur, quelle bonne volonté, quelle persévérance sont nécessaires pour accomplir ce sourd travail ! Un homme, qui sera de l'entourage du grand cardinal, Scipion Dupleix, publie un ouvrage, La Logique ou art de discourir et raisonner, qui présentait les moyens de la langue dans le domaine du raisonnement et de la pensée. Raisonner juste et penser clairement. — non sophistiquement, — devient comme une sorte de devoir patriotique. Et les femmes ne se tiennent pas en dehors de cet effort national. Scipion Dupleix, en dédiant son livre à Marguerite de Valois (la reine Margot), lui dit : C'est là votre soulas, Madame, duquel vous ne vous pouvez saouler ; c'est là vostre récréation vraiment royale. Qui dit royale dit tout. Tels sont les stades' de l'évolution qui s'accomplit : pureté de la langue, mati cité de la pensée : il y en a pour un siècle. Ce que l'on peut dire, maintenant, c'est que le génie français sait ce qu'il veut. Il entend avoir une seule langue et il prétend la créer lui-même, dégagée de tout pédantisme, sortie tout armée du cerveau de la race, et consacrée par l'usage. La langue que parle Richelieu. Nous sommes arrivés à l'année où naquit le jeune Armand du Plessis de Richelieu. Son enfance se passe au plein de ce grand débat. Nous pouvons nous imaginer le retentissement qu'un tel effort vers. l'unité de la langue et des lettres françaises peut avoir sur cet esprit attentif, aux écoutes, et dont la pensée intime est unité. L'un des fils un peu plus tardifs de la même époque, mais qui assistent au règne de Henri IV, et issu du même milieu, de bonne noblesse, Saint-Évremond écrit : Je sais que, de mon temps, on ne faisoit étudier, parmi les gentilshommes, que ceux qui devoient être d'église ; encore se contentoient-ils, le plus souvent, du latin de leur bréviaire[12]. Ceux qu'on destinoit à la Cour ou à l'armée alloient honnêtement à l'Académie. Là, ils apprenoient à monter à cheval, à danser, à faire des armes, à jouer du luth, à voltiger, un peu de mathématique, et c'étoit tout ! Vous aviez en France mille beaux gens d'armes, galants hommes : c'est ainsi que se formoient les Termes, les Bellegarde ! Du latin ! De mon temps ! du latin, un gentilhomme en eût été déshonoré ![13] Pas de latin surtout ! Foin du pédantisme ! Le livre de Montaigne était, alors, dans les mains de tout fils de bonne mère : quelles diatribes que celles qu'il lançait comme un manifeste dès ses premiers Essais : Du Pédantisme et De l'institution des enfants[14]. De vray, le soing et la dépense de nos pères ne vise qu'à nous meubler la teste de science. Du jugement et de la vertu, peu de nouvelles !... Nous ne travaillons qu'à remplir la mémoire et laissons l'entendement et la conscience vuides. Tout ainsi que les oiseaux vont quelque fois à la queste du grain, et le portent au bec pour en faire bécher à leurs petits, ainsi nos pédants vont pillant la science dans les livres et ne la logent qu'au bout de leurs lèvres, pour la dégorger seulement et mettre au vent... Le sceptique est, d'ailleurs, on le sait, un bon collaborateur du roi Henri. La langue française, — disons encore, pour une fois, la langue vulgaire, — a reçu un renfort imprévu, celui que lui apporte la Réforme. En somme, que prétend le nouveau dogme ? Supprimer la doctrine traditionnelle obnubilée sous la brume du bas latin ; l'antiquité se satisfaisait du mystère dans la foi ; Rome l'acceptait. La Réforme prétendait éclaircir, simplifier tout cela, rendre la foi plus proche de nous, en quelque sorte, et sans intermédiaire. Quand le Picard Calvin eut publié en français la deuxième édition de son fameux livre de l'Institution de la Religion chrétienne, dédié au roi François Ier, vers 1541, il sembla à des esprits assoiffés de nouveauté que le ciel s'était ouvert ; la parole du Christ leur parvenait droitement, les touchait profondément. Et quand, après Calvin, les Théodore de Bèze, les Duplessis-Mornay, les d'Aubigné eurent assailli le catholicisme de raisonnements, d'invectives, de railleries dont le sel gaulois paraissait parfois très piquant, les chefs de la Réforme purent croire qu'ils avaient cause gagnée. Pas pour longtemps. La Ligue enrôle le sentiment national et la fidélité religieuse ; l'instrument qui avait servi aux uns devient une arme pour les autres. Non seulement la politique, mais encore la religion aiguise la pointe des Français contre les envahisseurs du sol et de la croyance. La prose, tirée du fourreau, brille d'un soudain éclat. Parvenue plus tôt à plus de précision, elle a plus de pénétration que la poésie[15]. La vie publique avait besoin d'elle. Ce qui signale l'éloquence de la Satire Ménippée,
c'est son caractère précis et réaliste. Ah ! il s'agit bien des Muses, de
l'Olympe, d'Aristote, de Platon, de Pétrarque ! L'homme qui parle va droit au
but et vise les intérêts immédiats. Écoutez le prévôt des marchands Aubray,
ainsi que le fait parler Pierre Pithou : Chacun avoit
jadis du bled en son grenier, du vin en sa cave ; chacun avoit sa vaisselle
d'argent et sa tapisserie et ses meubles... Maintenant,
qui se peut vanter d'avoir de quoi vivre pour trois semaines, si ce ne sont
les voleurs... Avons-nous pas consommé à peu
près toutes nos provisions, vendu clos meubles, notre vaisselle, engagé
jusqu'à nos habits pour vivoter bien chétivement ? Où sont nos salles et nos
chambres tant bien garnies, tant diaprées et tapissées ; où sont nos festins
et nos tables friandes ? Nous voilà réduits au laict d'un fromage blanc comme
les Suisses[16]... Sauf
l'orthographe de quelques mots, c'est la harangue d'un candidat du XXe siècle
lançant sa surenchère. La langue de la politique et de la polémique est
faite. L'instinct national se manifestait encore en une autre chose : il lui
fallait la critique, une troupe de gens qui ne s'en laissaient pas conter,
décidés à lutter jusqu'au bout. Justement, c'est cette critique et cette
énergie qui se dressent contre la clique des Valois et revendiquent l'unité
nationale par l'avènement de Henri IV et le maintien de la religion
catholique. Le groupe s'appelle lui-même les bons
François, et il parle le bon français. L'éloquence, la haute et noble éloquence se met de la partie. Voici le grand orateur de la fin du XVIe siècle, l'auteur du Traité de l'éloquence française et des raisons pourquoi elle est restée si basse[17], Guillaume du Vair. Écoutons-le et nous saurons comment, dès lors, la
conscience de l'honnête homme s'adressait à la franchise de France. Voici
quelques lignes du discours que ce sage conseiller adressa, en décembre 1596,
aux habitants de Marseille pour les rallier à la cause du roi Henri : Il se trouve toujours parmy les peuples des hommes
pernicieux et désespérés qui, ayant dessein de bastir leur fortune de la
ruyne de leur pays, vont flattant l'ignorant populaire et luy chatouillant
les oreilles de ce doux nom de liberté. Le vulgaire imprudent, charmé de ce
doux nom, autorise les factieux et séditieux et les assiste pour renverser la
puissance légitime du Prince et s'emparer du commandement, tant qu'étant
fortifiés par le sang et le pillage de leurs citoyens, ils descendent aux
médiocres et des médiocres aux plus petits, et, après avoir tout pillé et
ravagé, vendent enfin les villes aux plus offrants comme ont fait Loys d'Aix
et Casan (les révoltés de Marseille). Soyez, Messieurs, toujours en garde contre telles gens.
Veillez, veillez soigneusement sur ces empoisonneurs du peuple qui sucrent,
de cette venimeuse douceur d'apparente liberté, le poison d'une tyrannique
servitude, le leur font avaler sans qu'ils le sentent et les endorment
tellement sur le mal qu'ils se connoissent aussitôt morts que malades...
Davantage vous voyez de tous côtés les étrangers qui
vous marchandent, enragés que cette proy leur soit échappée des mains et ne
souhaitent autre chose que de voir la discorde et division parmy vous comme
de fausses clefs qui seules leur peuvent ouvrir vos portes. N'est-ce pas là du français de France comme il y a la sagesse de France ? Cette langue est celle que parleront nos orateurs, nos tribuns, les Mirabeau, les Lamartine, les Gambetta. Bon sens, raison, finesse, chaleur, conviction. Comme la querelle de la religion est la grande affaire de cette époque, nous étonnerons-nous, maintenant, si la langue française va devenir, à l'appel de la foi, la langue religieuse par excellence, celle qui, par les missions, répandra le christianisme sur la planète ? Voici le langage qu'un contemporain d'Henri IV et de Louis
XIII, Bérulle, adressait au peuple pour célébrer les gloires de Jésus. Sa parole
est d'avance celle de Bossuet ou de Bourdaloue : Les
histoires de tous les siècles et de tous les pays sont ouvertes ; les annales
de tous les rois du monde sont connues ; les conquêtes de tous les Empires
sont rapportées par de grands auteurs. Qu'y a-t-il qui soit digne d'en
approcher ? Ici, nous voyons l'Empire de l'univers et l'Empire éternel
établis par de pauvres pécheurs, muets comme poissons d'entre lesquels ils
sont tirés ; et nous voyons, dans les l'Us de ces pécheurs, les savants, les
orateurs, les monarques du monde. Nous voyons douze pauvres pêcheurs, sans
science et sans éloquence, sans finance et sans puissance, sans cabale et
sans prudence, sans armée et sans violence, soumettre le monde à Jésus ; et
le lui soumettre en peu d'années, et le lui soumettre en pâtissant et en
enseignant à pâtir, en mourant et en exhortant à mourir. Et les Empires que
nous voyons et exaltons ne sont que petits restes de leurs exploits et petits
éclats de leurs conquêtes. Car le théâtre de l'exercice de ces pauvres
pêcheurs, c'est le rond de la terre ; les bornes de leurs victoires sont les
fins (lu monde, et leurs armes sont leurs simples paroles qui se répandent
partout : en l'Orient, en l'Occident, au Septentrion et au Midi. Dans l'Asie,
dans l'Afrique, dans l'Europe, leurs pas sont reconnus et comme adorés. Et
ainsi d'un pôle à l'autre, et d'un soleil à l'autre, ils étendent et dilatent
le nom, le sceptre et l'empire de Jésus avec l'étonnement et enfin avec
l'obéissance de l'Empire romain. Et, pour marque de leur triomphe, Rome, la
capitale de l'Empire romain, par la puissance de la croix, devient la
capitale de l'Empire de Jésus[18]. Et si l'on trouve, dans ce langage, quelque reste de rhétorique latine attardée, voyons comment la religion se fait entendre et comprendre par le commun des mortels sous la plume du saint le plus tendre, le plus adorable qu'aient connu les temps modernes saint François de Sales. Dans l'Introduction à la vie dévote, chapitre V, De l'Humilité pour l'extérieur, il s'exprime en ces termes, visant les grandeurs du monde : Si nous sommes pointilleux pour les rangs, pour les séances, pour les titres, outre que nous exposons nos qualités à l'examen, à l'enquête, à la contradiction, nous les rendons viles et abjectes ; car l'honneur qui est beau, étant reçu en don, devient vilain quand lest exigé, recherché et demandé... La poursuite et amour de la vertu commence à vous rendre vertueux. Mais la poursuite et amour des honneurs commence à nous rendre méprisables et vitupérables[19]. Mais si la parole doit s'élever jusqu'au plus haut, au
plus solennel des mystères chrétiens, celui de la grâce divine se penchant
sur la désolation de l'âme humaine, ce maître de la candeur et de la
simplicité trouvera encore, dans la langue française à peine achevée, les accents
d'un Père de l'Église : Vrai Dieu, Théotime, quelle
consolation de considérer la méthode sacrée avec laquelle le Saint-Esprit
répand les premiers rayons et sentiments de la lumière e chaleur vitale dans
nos cœurs. Ô Jésus ! que c'est un plaisir délicieux de voir l'amour céleste
qui est le Soleil des Vertus, quand, petit à petit, par des progrès qui
insensiblement se rendent sensibles, il v déployant sa clarté sur une âme et
ne cesse point qu'il ne l'ait toute convertie de la splendeur de sa présence,
lui donnant enfin la parfaite beauté de son jour. Oh ! que cette aube est
gaie, belle, aimable et agréable ! Mais, pourtant, il est rai que l'aube
n'est pas le jour, ou, si elle est un jour commençant, un jour naissant,
c'est plutôt l'enfance du jour que le jour même. Et, de même sans doute, ces
mouvements d'amour qui précèdent l'acte de la Foi requis à notre
justification ne sont qu'un amour commençant et imparfait : ce sont les
premiers bourgeons verdoyants de l'âme, échauffée au Soleil céleste, comme un
arbre mystique commence à jeter au printemps ses fleurs qui sont plutôt
présages de fruits que fruits[20]. De tout ce livre de l'Amour de Dieu, — règle admirable et profonde de la conduite humaine, dont il faut sentir l'émotion pénétrante et la douce contrainte, — la langue française recueille, dès lors, un honneur dont elle est digne. Passons à l'autre extrémité de la gamme chromatique ;
qu'il soit permis de citer ces propos familiers qui, de Villon et de
Rabelais, passeront à notre Molière et à notre Le Fontaine. La citation aura
en outre, l'intérêt de faire toucher du doigt les difficultés que rencontrait
l'abandon du vieux langage : Comme le cuistre voulut
sortir, raconte Francion (il s'agit du
garçon du collège), je le priai de me mener
avec lui ; car n'ayant pas souvent la liberté, j'étois bien aise d'aller par
la ville, pour quelque sujet que ce fût. Il fut si doux à cette fois-là,
qu'il m'accorda ce que je désirois. Nous allâmes donc ensemble chez le
cabaretier, mais nous n'y trouvâmes rien de ce qui nous duisît[21] et nous ne prîmes que du vin. Nous allâmes d'avis d'aller
jusqu'à la rôtisserie du Petit-Pont. Le cuistre acheta un chapon et voulut
encore un aloyau, il alla voir chez tous les rôtisseurs s'il n'en trouveroit
point quelque bon. J'en avisai un qui me sembla de bonne grâce et m'en allai
le marchander. La rôtisseuse avait été nouvellement mariée ; elle n'entendait
pas encore le train de la marchandise ; je lui demandai ce que valoit son
aloyau ; elle me le fit vingt-quatre sols, qui étoit trois plus qu'il ne
valoit. Un viedaze[22] ! lui dis-je, en m'en allant. Et alors, son mari, voyant
qu'elle chassoit les chalands de sa boutique en surfaisant par trop la
marchandise, lui dit : Je ne sais à quoi tu songes de faire cela si cher !
Si tu faisois toujours ainsi, je ne vendrais rien. Rappelle-moi ce garçon.
Voulant alors réparer sa faute, et croyant qu'un viedaze fût quelque
monnaie étrangère qui eût cours depuis peu, elle me rappela le plus haut
qu'elle put, me disant : Holà ! marchand, en voulez-vous donner viedaze et
demi ? Cette naïveté me fit tant rire que je ne sais si jamais j'ai ouï
quelque chose qui m'ait donné plus de contentement. Je m'en retournai tout
ravi vers sa boutique et lui dis que je lui donnerais deux viedazes si elle
voulait ; mais le mari s'approchant voulut faire le sérieux, et me dit : Là,
là, vous êtes trop vilain aussi ; ce qu'elle a dit, ce n'est pas par
malicité, ce n'est que par méprenture. Une autre fois, elle ne vous surfera
pas tant ; donnez m'en douze sols. Notre cuistre vint qui lui en donna dix,
dont il se contenta et, après cette belle aventure, nous nous en retournâmes
au collège avec notre achat[23]. C'est là, n'est-il pas vrai, le parler du peuple, le parler des halles, celui que Malherbe va tirer de son ignominie. L'Histoire comique de Francion paraît en 1622. On voit que, sauf quelques mots : duisît, viedaze, méprenture, cette langue vulgaire peut tenir sa place dans les lettres françaises ; c'est le langage naturel du badaud français, fin, spirituel, un peu faubourien, prompt à la réplique. Et, pour être complet, il faut donner enfin quelque idée du langage rustique, le parler de ceux de nos paysans qui s'attardaient encore à leur patois, mais qui, tout de même, voulaient être compris. Citons, au hasard, cette page des Propos rustiques du Normand Noël du Fail : Le bonhomme Robin, après avoir imposé silence, commençoit un beau compte (conte) du temps que les bestes parloyent (il n'y a pas deux heures) : comme le renard déroboit le poisson aux poissonniers ; comme il fait battre le loup aux lavandières, lorsqu'il l'apprenoist à pescher ; comme le chien et le chat alloient bien Loing ; de la corneille qui en chantant perdit son fromage ; de Mélusine, du loup garou ; de Cuir d'Annette (Peau d'âne) ; des fées et souventes fois parloit à elles familièrement, mesmes la vesprée (le soir) passant par le chemin creux et qu'il les voyoit danser au branle près la fontaine du Cormier, au son d'une belle veze (cornemuse) couverte de cuir rouge ... et disoit ce continuant que en charriant (quand il était, à la charrue) elles le venoient voir, affermant qu'elles sont bonnes commères et volontiers leur eust dict le petit moi de gueule s'il eust osé[24]... Voilà donc où en était, en cette variété de la ville et de la campagne, la prose française à l'heure où Richelieu allait apporter à Paris le fruit de ses études et l'ardeur de sa jeunesse poitevine. Inutile d'insister sur la médiocre littérature du même temps. Elle est oubliée, parce que n'étant plus populaire (ou vulgaire), elle n'est pas encore classique. Infrainville, Agoneau, La Roque, Clovis, la duchesse de Bar, Huxattimi, Vermeil, Beaumont, Pyard, Lépine, Chaulvet, Chovaine, Lastre, Elbène, Chrestien, Coulomet, etc. Que sont devenus, aux yeux de la postérité, ces enfants des Muses, illustres en leur temps ? Et à ces énumérations stériles, combien de noms ne faudrait-il pas ajouter, si l'on s'en référait, par exemple, aux patientes recherches de M. Frédéric Lachèvre ? Mais voici qu'une nouvelle troupe se présente, et avec elle déjà ceux qui doivent attirer l'attention du jeune évêque de Luçon. Au premier rang, Desportes. Desportes, né à Chartres en 1546, mourut en 1605, donc avant la mort de Henri IV. Ses œuvres de jeunesse sont d'une inspiration quelque peu italienne, gracieuse et désordonnée. Parmi ses poèmes religieux, il convient de citer ce sonnet, l'une des plus belles choses qu'il ait écrites et qui présage les grandes repentances du siècle : La vie est une fleur épineuse et poignante, Belle au lever du jour, sèche en son occident ; C'est moins que de la neige en l'été plus ardent, C'est une nef rompue au fort de la tourmente. L'heur du moment n'est rien qu'une roue inconstante, D'un labeur éternel montant et descendant ; Honneur, plaisir, profit, les esprits débordant, Tout est vent, songe et nue et folie évidente. Las ! c'est dont je me plains, moi qui vois commencer Ma tête à se mêler, mes jours à se passer, Dont j'ai mis les plus beaux en ces vaines pensées. Et le fruit que je cueille et que je vois sortir Des heures de ma vie, hélas ! si mal serrées, C'est honte, ennui, regret, dommage et repentir. Desportes laissa un neveu héritier de son don poétique, mais qui devait en faire un tout autre usage : le satirique Régnier. Et nous arrivons aux contemporains de Richelieu ministre. Maynard est né à Toulouse en 1582. Nous sommes en présence d'un de ces protestants du Midi, — de ce pays d'adiousias, comme disait Malherbe, — qui, Français encore incertain, facile à se désunir ou à se convertir selon l'intérêt du moment, sera au point de vue politique et même au point de vue littéraire, un si grand souci pour le cardinal de Richelieu. Ces gens avaient reçu le coup de la Saint-Barthélemy ; ils avaient vu la conversion de Henri IV ; ils assistaient à la chute de La Rochelle et vivaient sous la menace d'une abolition soudaine de l'Édit de Nantes. Bouche close, ils sont de l'opposition ; mais, nés Français, ils entendent rester Français ; Français d'une race tolérante, non bigote, non espagnole, bons sujets du Roi et comptant sur leur part dans le service et dans les largesses royales. Il y a parmi ces huguenots, des Lesdiguières, des Sully, des Turenne, des Conrart. Richelieu les surveille et n'a pas renoncé à les réunir et à les employer. Maynard vécut dans l'entourage de Gaston de France où l'on détestait le cardinal[25] ; il resta, au fond, de l'opposition avec les Cramail, les Bassompierre, etc. Richelieu ne lui pardonna jamais une épigramme désobligeante que le poète avait lancée contre lui et qui n'était qu'une mise en demeure assez sotte de lui procurer une prébende. Cependant, le fondateur devait, par la suite, inscrire Maynard sur la première liste des membres de l'Académie. Nous verrons qu'il ménagea longtemps ses adversaires protestants, surtout ceux qu'il espérait convertir. Toujours son principe de l'unité. Maynard s'était rapproché de Malherbe, qui parlait de lui avec estime, l'adjoignant à l'équipe des réformateurs. Parmi les meilleurs vers de Maynard, on cite la Belle Vieille ; en voici de moins connus qui sont d'un mérite égal et qui permettent de déterminer sa situation à l'égard de Richelieu. Le poète, cherchant à réparer l'incident de l'épigramme, célébrait le succès du Voyage du Languedoc et dédiait cette pièce au ministre vainqueur de La Rochelle : Un excès d'aise me transporte Que mortel n'a jamais connu : La guerre domestique est morte Et le bon siècle est revenu. Le laboureur et sa famille, Entre les ris et les chansons, Feront tomber sous la faucille La jeune beauté des moissons. La paix revient du ciel nous rendre Nos premières félicités ; Par elle s'en iront descendre Les dieux qui nous avaient quittés. Armand, on voit que ce monarque T'estime sans comparaison ; Et c'est ta véritable marque Et la force de ta raison. La raison ! Toujours le mot du siècle. Maynard l'avait chantée. Il fut de l'Académie. Théophile est aussi l'un des derniers survivants du XVIe siècle. Né en 1591, à Clairac, il est du Midi et c'est un protestant converti. Engagé dans les milieux d'opposition frénétique, irréductible, il sera malheureux, le plus malheureux de tous. Les temps nouveaux qui se lèvent vont l'accabler. Il lutte, mais il n'est pas de force. Accusé, emprisonné, condamné au feu, banni, malade, il meurt en 1626, alors que, partisan du style nouveau, ses débuts ont attiré l'attention de Malherbe. Son génie en fleur allait s'épanouir ; sa langue était formée, si sa poésie s'attardait encore. Dans un morceau de lui, qui, publié après sa mort, n'est pas assez connu, il précise les règles qui doivent être celles des lettres francises avec une netteté et une intelligence magistrales : Il faut, dit-il, que le discours soit ferme ; que le sens y soit naturel et facile ; le langage exprès et signifiant : les afféteries ne sont que mollesse et qu'artifice qui ne se trouvent jamais sans effort et sans confusion. Ces larcins, qu'on appelle imitation des auteurs anciens, se doivent dire des ornements qui ne sont point à notre mode. Il faut écrire à la moderne. Paroles de grande portée[26]. Ses vers, publiés dans sa jeunesse, lui avaient fait une renommée et lui avaient suscité des envieux avant même qu'il eût jeté sa gourme. Il fut accusé sans preuves, mais non sans vraisemblance, d'avoir donné des vers impies au Cabinet satirique. Poursuivi, il fut, après Un long emprisonnement, condamné au feu et n'y échappa que grâce à de puissantes interventions. La peine du bannissement le forçait néanmoins à quitter la France, lorsque la maladie l'enleva dans sa trente-sixième année... grand, s'il eût vécu !... Parmi les éditions de ses œuvres, celle de 1632 est présentée comme donnant le recueil des pièces qu'il aurait faites, en prison, jusqu'à sa mort. La préface est de lui ; elle le montre plein de résolution, même d'audace. Il brave ses adversaires et se défend sans reculer d'un pas : On a parlé de moi, écrit-il, comme d'un homme à périr pour exemple ; sans que jamais l'Église ni le Palais aient repris ni mon discours, ni mes actions... Je me suis vanté d'avoir assez de vertu pour imputer à l'envie les médisances qui m'ont persécuté. Ces outrages ne m'ont point affligé l'esprit, ni détourné le train de la vie... Le Roi ne voit que des révoltés ; Dieu n'entend que des impiétés ; tout le siècle est maudit du Ciel et de la terre ; les gens de lettres rie savent rien ; la plupart des juges sont criminels ; passer pour honnête homme, c'est ne l'être point. Dans ce rebours de toutes choses, j'ai de l'obligation à mes infamies qui, au vrai sens, se doivent expliquer par des faveurs de la renommée... Quel tableau de la France, à l'heure où Richelieu arrive au pouvoir ! L'homme qui s'exprime ainsi, avec une âme si ardemment passionnée, fut-il imprudent ? fut-il coupable[27] ? Malherbe goûtait les vers de Théophile. Combien l'époque, privée de beautés littéraires depuis la fin de la Pléiade, n'eût-elle pas été fière de ce poète, qui eût été peut-être le Malherbe de la tendresse et de l'émotion ! La poésie classique. - Malherbe. Enfin, Malherbe vint ! Malherbe ! Cet homme fut le bon sens même, ni plus ni moins. Mais il fallait cela. Il faut toujours cela pour que la France soit la France. Malherbe est Normand, comme Corneille. Le siècle nouveau s'alignera entre ces deux Normands. Fait à remarquer Rouen surveille Paris. Malherbe taille à fond dans le verbiage des italianisants qui ont succédé à la Pléiade. Il émonde. Il a compris le mal du temps : trop de facilité ; abondance stérile ; trop de fleurs... sans fruits. La France le sentait bien, qu'elle s'égarait. Donc, elle se reprend, se modère elle-même. La lassitude des guerres de religion, la l'aine e l'étranger envahisseur ont pour résultat l'avènement de Henri IV, ce Bourbon, protestant converti, ce fils de la race, vrai Français, un peu Gascon. Rouen est reconquise sur les Ligueurs. Malherbe fait partie du royal butin. On s'est attardé sur les détails du système qui fut celui de Malherbe : chasse aux allégories, aux inversions, nouvelles règles de la métrique, coupure des hémistiches, guerre aux rejets, cadence des strophes. Assurément, tout cela aura ses suites sur la tenue de la versification française ; mais ce n'est pas ce qui détermine l'influence de Malherbe ni ce qui caractérise son génie. Ce qui est lui, c'est son sens droit : nulle prétention, nulle affectation, nulle préciosité : simplicité, netteté, vigueur. Malherbe est un Français complet et que les erreurs et les malheurs de son temps ont averti. Il est un poète patriote, — disons : un poète officiel. Sauf dans les vers de jeunesse, vous ne rencontrerez, chez lui, ni l'amoureux, ni le gracieux, ni le galantin, ni le pédant, ni le moraliste, ni le satirique, à peine le lyrique, quoi qu'on dise. Il est le chantre du Prince, de la Cour, des ministres, de la paix, de l'ordre, et, s'il s'adresse à des femmes, c'est en qualité de poète royal, chantre des amours princières. Quittant sa Normandie, il a vécu dans le Midi et connaît donc ses deux Frances. Il a subi la crise des dissensions et des conversions dans sa propre famille ; il a souffert de la querelle des classes ; il a été accablé par le drame des duels, qui a tué son fils. Et ce sont ces émotions intimes qui ont réveillé en lui cette réaction du terroir qui remue la province quand elle sait se faire écouter par Paris : la volonté de l'ordre dans l'union, s'exprimant dans une langue comprise par tous, celle qui s'était retrouvée sur les lèvres d'Aubray dans la Satire Ménippée, celle qui était sous-jacente dans la dislocation de ce long XVIe siècle, celle qui se retrouvait dans le parler populaire et qui jaillissait sur les lèvres du Roi au panache blanc. Suivons donc, dans son œuvre, la ligne de ses sentiments, de cette résolution, de cet enthousiasme, contenu il est vrai, nais tout de même passionné en s4t froideur surveillée. En 1606, Malherbe a célébré Sedan pris par Henri IV : Arrière, vaines chimères De haines et de rancœurs ! Soupçons de choses amères, Éloignez-vous de mon cœur ! Loin, bien loin, tristes pensées Où nos misères nous avoient ensevelis ! Sous Henri, c'est ne voir goutte Que de révoquer en doute Le salut des fleurs de lis. Voilà notre Malherbe, notre Malherbe tout entier ! Il n'a jamais été meilleur que cela. Ni enflure, ni nerfs, ni gongorisme : la sagesse, l'action, les choses dans leur ordre, dans leur juste valeur poétique ; et c'est tout ! Lisons, parue à la même date, la Prière pour le Roi de France allant en Limousin : En nous rendant alors nos douces destinées, Nous ne reverrons plus ces fâcheuses années Qui pour les plus heureux n'ont produit que des pleurs. Toute sorte de biens comblera nos familles, La moisson de nos champs lassera les faucilles Et les fruits passeront la promesse des fleurs. Rythme déjà usité, mais qu'il scande en une perfection nouvelle. Un poète officiel ! Oui, un militant de la cause royale et du loyalisme français. Cela va nous mener loin : voici, parmi tant d'autres, la Chanson pour Henri le Grand sur la dernière absence de la Princesse de Condé. On connaît l'aventure : le Roi est sur le point de partir en guerre pour les beaux yeux de cette Charlotte, fille des Montmorency, mariée à Henri, prince de Condé. Un vrai scandale ! Or, le poète officiel prend son luth et sonne les amours du Roi, belles puisqu'elles sont royales : Que n'êtes-vous lassées, Mes tristes pensées, De troubler ma raison ? Et faire avec blâme Rebeller mon âme Contre ma guérison ? O beauté non pareille, Ma chère merveille, Que le rigoureux sort Dont vous m'êtes ravie Aimeroit ma vie S'il m'envoyoit la mort ! La cause n'est pas bonne, les vers non plus. Faire parler ainsi Henri IV !... Ici, notre Malherbe n'est pas lui-même, il est un poète de convention. On sent, dès la naissance, cette insuffisance de l'art classique. Le génie du poète va se relever ; c'est que le sort du pays est en cause. Témoin ces vers adressés à Richelieu au moment où le ministre se saisit définitivement du pouvoir, en 1624 : A ce coup, nos frayeurs n'auront plus de raison, Grande âme aux grands travaux sans repos adonnée : Puisque par vos conseils la France est gouvernée, Tout ce qui la travaille aura sa guérison. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Le bon sens de mon Roi m'a toujours fait prédire Que les fruits de la paix combleroient son empire, Et, comme un demi-dieu, le feroient adorer : Mais voyant que le vôtre aujourd'hui le seconde[28] Je ne lui promets pas ce qu'il doit espérer, Si je ne lui promets la conquête du monde. Qu'étaient donc, pour Malherbe, tous ces ronsardisants, tous ces pétrarquisants, dont s'était encombré le siècle qui touchait. à. sa fin ? Moins que rien. Il effaçait leurs fatras d'un trait 1 de plume et les condamnait d'un haussement d'épaule ; comme le bon Breton, maître Pihourt, qui avait dit leur fait aux architectes taliens, envahisseurs du vieil art français : Monté sur sa jument, botté de foin, ceint de sa grande robe et le chapeau bridé, il montrait à tous qu'il en savoit plus que son pain à manger. Voilà des âmes qui fleurent le vrai goût de terroir. Tels étaient les hommes de la vieille France ! Malherbe et Richelieu se comprennent : il s'agit de l'unité de la France, la France du bon sens, obéissant à une seule loi, parlant une seule langue, maîtresse chez elle, se réglant selon les règles de la raison et la mesure : une mesure, il est vrai un peu courte et rigide ; il en sera ainsi jusque et y compris Boileau. L'heure était sonnée ; le courant entraînait tout, la génération se portait entière dans le même sens. Elle savait où elle allait. Nous ne faisons pas ici une histoire des lettres françaises : nous essayons seulement d'analyser l'atmosphère qui régnait autour de Richelieu. Si Malherbe n'était pas venu, d'autres eussent pris sa place, donné l'exemple, dicté la loi. Lisons les vers du gentilhomme que l'on considère comme son disciple et qui savait bien, lui aussi, son pain manger, Racan. Qu'y a-t-il de plus achevé, dans le legs du siècle, que cette Ode au Duc de Bellegarde, publiée en 1621 ? Mais nos prospérités sont de courte durée ; Il n'est point ici-bas de fortune assurée. Elle changea bientôt nos plaisirs en douleurs, Quand, durant une paix en délices féconde, La Seine, par la mort du plus grand Roi du monde, Vit rouler dans son lit moins de flots que de pleurs. La langue de ce galant soldat n'est-elle pas pleine, pure, tout à fait formée ? Et comment passer sous silence les Stances à la retraite, écrites en 1618, publiées en 1620 ? Ô bienheureux celui qui peut de sa mémoire Effacer pour jamais ce vain espoir de gloire, Dont l'inutile soin traverse nos plaisirs, Et qui, loin, retiré de la foule importune, Vivant dans sa maison, content de sa fortune, A, selon son pouvoir, mesuré ses désirs ! On dit que Malherbe fut jaloux de la pièce Consolation à M. de Bellegarde sur la mort de son fils. Elle est aussi belle, en effet, que-le fameux : Ta douleur, du Perrier... Il voit (du haut du ciel) ce que l'Olympe a de plus merveilleux : Il y voit, à ses pieds, ces flambeaux orgueilleux Qui tournent à leur gré la fortune et sa roue, Et voit, comme fourmis, marcher nos légions Dans ce petit amas de poussière et de houe Dont notre vanité fait tant de régions. Une telle magnificence du style n'a pas été dépassée, ni par le lyrisme du maître lui-même, ni par celui du siècle en ses meilleurs jours. Et voici un autre serviteur de la langue qui n'est pas, tant s'en faut, un disciple de Malherbe, et qui le combattrait plutôt, mais qui n'en donne pas moins aux lettres françaises un autre accent, à savoir celui de la bonhomie, de la simplicité, — la vis comica, la belle humeur, tout ce qui était, en somme, dans le plein héritage gaulois. C'est Régnier : il prend la main de Rabelais et il la met dans celles de Molière et de La Fontaine. Chaîne qui ne se brisera pas. Il puise aux sources et y boit de l'eau fraîche à plein gosier ; sa verve fouette le poète de Cour, en le faisant parler : Apprenons à mentir, nos propos déguiser, A trahir nos amis, nos ennemis baiser, Faire la cour aux grands et, dans leurs antichambres, Le chapeau dans la main, nous tenir sur nos membres, Sans oser ni cracher, ni tousser, ni s'asseoir, Et, nous couchant au jour, leur donner le bonsoir ; Car, puisque la fortune aveuglément dispose De tout, peut-être enfin aurons-nous quelque chose Qui pourra détourner l'ingrate adversité ?... Écoutons aussi les propos de la fameuse Macette, cette Tartuffe en jupons, cinquante ans avant Molière : Le péché que l'on cache est demi pardonné, La faute seulement en gît en la défense ; Le scandale, l'opprobre est cause de l'offense. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Mais la bonté du Ciel nos offenses surpasse, Pourvu qu'on se confesse, on a toujours la grâce. Rapprochez ces vers de ceux de Molière : c'est tout un. Molière dira : De l'amour sans scandale et du plaisir sans peur. Régnier avait dit : Enfin, votre scrupule est facile à détruire, Vous êtes assurée, ici, d'un plein secret, Et le mal n'est jamais que dans l'éclat qu'on fait. Le scandale du monde est ce qui fait l'offense, Et ce n'est pas pécher que pécher en silence. Les choses sont au peint. Le Grand Siècle entre dans sa gloire, dans toutes ses gloires ! La prose française au début du XVIIe siècle. Au début du XVIIe siècle, la prose, qui s'était fixée et comme mûrie, du moins dans la phatique de la vie publique et privée, s'attarde, s'alourdit dans les œuvres d'imagination. Deux hommes ont conquis l'oreille et la faveur du public : Honoré d'Urfé, Guez de Balzac. Or leurs œuvres, à tous deux, qui avaient eu un éclat incomparable, devaient le perdre avant que le siècle fût achevé. L'auteur de l'Astrée, Honoré d'Urfé, était encore un homme du XVIe siècle. Né en 1568 à Marseille, il avait été catholique militant, espagnol et ligueur, attiré d'ailleurs, par ses attaches personnelles, vers la Savoie et l'Italie. Les premières parties de l'Astrée parurent en 1607 ; l'ouvrage complet ne fut publié qu'en 1626. Or l'admiration, l'engouement, l'éblouissement qui suivirent cette apparition sont uniques peut-être dans les lettres françaises. Les Bergeries qui s'y trouvaient contenues, imitées soit des Italiens, soit de la Diane de Montemayor, eurent un tel succès que la mode s'en prolongera durant de longues années. La sophistique de l'amour, la prolixité et l'encombrement du débat amoureux s'installèrent, pour non moins de temps, dans la psychologie littéraire de la France. Ce fut une obsession ; peu s'en faut, une maladie ! Un style moelleux, mielleux, collant, gluant, alourdissant la main et la pâte des cuisiniers du roman. Une seule phrase donnera l'idée de ce qu'il y avait d'alambiqué dans le motif et dans l'expression : il s'agit du procès d'amour, ce fameux procès engagé depuis le temps de la littérature courtoise et que l'Astrée plaide encore tout le long de ses dix volumes. Dans le passage dont il s'agit, le point du litige est tel : l'amour doit-il durer et lier le survivant même après la mort de l'être aimé ? Hylas et Phylis plaident devant Sylvandre qui, appelé à juger, prononce la sentence : Des choses débattues devant nous, dit-il, le point principal est de savoir si l'amour peut mourir par la mort de la chose aimée. Sur quoi nous disons qu'un amour périssable n'est pas vrai amour, car il doit suivre le sujet qui lui a donné naissance. C'est pourquoi ceux gui ont aimé le corps seulement doivent enclore tous les amours du corps dans le même tombeau où il s'enserre ; mais tous ceux qui, outre cela, ont aimé l'esprit doivent, avec leur amour, voler après cet esprit aimé jusques au plus haut ciel, sans que les distances les puissent séparer. Et, par ainsi, il soit d'or-en-là (c'est-à-dire désormais) défendu aux recherches de Laonice de tourmenter davantage le repos de Cléon : car telle est la volonté du Dieu qui parle en moi. Et il y en a ainsi des pages et des pages ; car l'Astrée, à l'imitation des grands poèmes chevaleresques, est un roman-fleuve, léguant aux époques suivantes, et jusqu'à notre génération, ses proportions redoutables. Nos contemporains n'ont pas eu, non plus, à inventer l'histoire romancée. D'Urfé s'est donné beaucoup de peine pour enfermer ses divagations amoureuses dans les annales de nos princes mérovingiens, carlovingiens, bourguignons, etc. Il accumule pêle-mêle, en ses visions nuageuses, l'Olympe, le Paradis, les démons, les rois, les nymphes, les mages, les druides, les sorciers, — ne parlons pas des bergers et des bergères dont la foule se livre à des passe-pieds interminables dans une sarabande pseudo-rustique. Ces imaginations inouïes, dans leur affublation invraisemblables, s'imposèrent par surprise à la candeur publique ; le sage Patru, lui-même, déclarait qu'il donnerait la clef des personnages de l'Astrée, à commencer par Henri IV, Céladon imprévu. Littérature ! Littérature ! Si l'on veut frapper les esprits, il est habile de prendre le contrepied du temps ; le paradoxe a du bon. Mais le sentiment simple et vrai finit par retrouver l'honneur qui lui est dû. Un écrivain d'une inspiration différente succède à d'Urfé dans la grande notoriété. Peu s'en fallut qu'il ne fût le Malherbe de la prose ; en tout cas il a dicté les meilleurs préceptes, répandu la bonne parole, et obtenu les plus hauts suffrages. Avouons-le, cependant : bien que les plus belles cartes fussent dans son jeu, il a, lui aussi, perdu la partie. Son œuvre est morte, sa mémoire se soutient à peine : c'est Guez de Balzac. Que l'on compare sa renommée avec la gloire de son proche contemporain Montaigne qui, lui, pourtant, s'était attardé dans son gascon. Cette observation ne va pas, bien entendu, jusqu'à nier les grands services rendus par Balzac à la langue et aux lettres françaises. Pour déterminer la place qui fut la sienne en son temps, reportons-nous d'abord à la critique que Balzac fit de l'Astrée ; on verra que sa méthode et son style diffèrent entièrement dés procédés de la bergerade et de la pastorale : N'avons-nous pas vu, écrit-il, des bergers chargés de pierreries et de toiles d'or peintes et fardés de tout le blanc et de tout le rouge de nos voisins ? Dans la plupart des fables que nous avons vues, nous n'avons rien vu qui leur fût propre, rien qui fût pur, rien qui fût reconnaissable. Nous avons vu des hommes artificiels, des passions empruntées et des passions contraintes. .Nous avons vu la nature falsifiée et un monde qui n'est point le nôtre. Nos gens ont cherché de l'éclat et de la force où il ne falloit que de la clarté et de la douceur. Ils ont fait de la comédie ce que les maîtres font de leurs servante quand ils les épousent : ils les ont fait changer d'état et de condition ; ils sont cause que ce n'est plus elles. Voilà qui est écrit à la moderne, et spirituel, et dépouillé de tout gongorisme, emphase, affectation livresque. Au moment où la régente Marie de Médicis et les Concini
accueillent. avec tant de faveur le cavalier Marini, écoutons notre
libérateur porter un jugement à la Saint-Evremond, ou même à la Montesquieu,
sur l'Italie de son temps : Dira-t-on des Italiens,
écrit-il, ce qu'on disoit des peuples d'Asie, que,
pour hommes libres, ils ne valoient rien, mais que c'étoient d'excellents
esclaves et qu'ils supportoient une tyrannie insupportable à faute de ne savoir
pas dire non, et de pouvoir prononcer fermement cette syllabe ?... Puisque toutes sortes de paix avec l'Empire germanique
sont trompeuses et déguisées, puisque son amitié est superbe et violente, il
faut de toute nécessité qu'ils choisissent de deux choses l'une, ou d'être
ses sujets ou d'être ses ennemis et qu'ils regardent ce qu'ils aiment le
mieux ou de la servitude ou de la guerre. Les choses ne sont pas tellement
altérées en leur pays que la nature n'y ait conservé quelque reste de bonne
humeur. Elle peut encore susciter des âmes fortes et courageuses de cet
ancien principe de valeur qui n'est pas éteint et démêler quelques gouttes de
sang purement romain et italien[29]. N'est-ce pas une vue profonde sur les choses du temps ? Retour à la France, tel est le coup de bride donné par cet écrivain si maître de ses gestes et de ses voies. Comment ne pas apprécier ce portrait ad vivum du roi Louis XIII qu'on appelait déjà le Juste et qui inspirait à Balzac sa belle étude sur le Prince ? Certes, quand ce ne seroit qu'on le voit à la tète de ses armées, qu'il range lui-même ses soldats en bataille, qu'il se fait apporter les cartes pour voir les lieux qu'il est expédient de prendre ou d'abandonner ; quand ce ne seroit que c'est lui qui surveille quasi tous les ordres, qui fait les principaux commandements, qui prend connoissance des moindres fonctions de chaque charge, il faudroit que les choses se détournassent du cours ordinaire et n'allassent pas par où elles doivent aller, s'il ne réussissoit mieux que les princes qui règnent à leur aise entre les bras d'une femme ou d'une maîtresse et qui, ne voyant leurs affaires que dans les dépêches de leurs lieutenants, attendent ordinairement les succès à trois cents lieues de la guerre. Oui, et ce sera le jugement de l'histoire, sur ce Roi capitaine, sur ce Roi de bon conseil et de bon jugement qui sut être grand avec modestie en appelant et gardant un ministre plus grand que lui. Balzac avait figuré un moment, par l'appui du duc d'Épernon, dans l'entourage de Marie de Médicis, lors du fameux voyage d'Amadis (la fuite de Blois). On put croire alors, et il put croire, qu'il deviendrait le conseiller de la Reine mère, tandis que l'évêque de Luçon s'attardait avant de la rejoindre. Nous allons évoquer bientôt les étonnantes rencontres de Balzac, de Silhon, de Bérulle, de Descartes autour du cardinal de Richelieu, quand, dans leurs nobles conciliabules, se traitait la question du langage. Or Balzac, dans ce même livre, le Prince, publié en 1632, signale la valeur et l'autorité de cette belle équipe ; il la dépeint avec son esprit grave, si différent de celui que la légèreté des précieuses et des burlesques attribua, par la suite, aux fondateurs de l'Académie française ; il s'attache à cette élite qui, pour tout l'éclat et tous les enrichissements de l'expression, ne voulait que la clarté et la propriété des termes, s'efforçant d mettre en usage et de réduire à l'action les plus subtiles idées de la rhétorique et d'élever la raison jusqu'à la plus haute pointe des choses. Il montre ces hommes essayant de civiliser la doctrine en la dépaysant du collège et en la délivrant des mains des pédants qui la gâtent et la salissent en la maniant ; qui sont, pour le dire ainsi, ses corrupteurs et ses adultères et abusent à la vue de tout le monde d'une chose si belle et si excellente[30]. Tâche admirable à laquelle cette génération intellectuelle va se consacrer, sachant ce qu'elle fait en se conformant à la politique de ce ministre, de cet homme d'État, vers lequel tous les yeux sont tournés. Oui, Balzac en est l'apôtre et pour ainsi dire le prophète, rien que par la foi dont il est animé pour ce Roi dont il fait le type du Prince, Louis XIII, ce Roi qui trouve une plus belle chose de rendre la liberté aux Républiques que de leur donner un bon maître, de s'acquérir des serviteurs pleins de passion que des sujets mal affectionnés, de se faire des amis que des feudataires et d'avoir sur tous les hommes une supériorité d puissance [31]. Allons jusqu'au bout : Balzac était grandement apprécié de
Descartes, tous deux étant de ces Français qui avaient étudié en Hollande ;
il était aussi grandement apprécié de Richelieu, qui méditait, dès lors,
l'alliance des Hollandais. Balzac avait même écrit un Discours politique
sur l'État des Provinces-Unies des Pays-Bas, qui fleurait, en somme, ce
même parfum de liberté[32]. Tout cela
antiespagnol et dévoué, avant tout, à la cause de l'indépendance. La situation de notre auteur étant telle, son autorité étant si grande parmi ses contemporains, comment expliquer le discrédit où, même de son vivant, son œuvre et sa réputation sont tombées ? Il faut, d'abord, tenir compte du caractère de l'homme, gent de lettres, s'il en fut (on trouve déjà le mot sous sa plume), en tout cas, ne faisant état que de lui-même, de sa prose, de sa publicité : il ne pensait qu'aux gros tirages. En plus, vaniteux au suprême degré, ses écrits ne sont trop souvent qu'une accablante apologie personnelle. Ce n'est pas tout, il est combattif et n'accepte nulle critique, alors qu'il ne craint pas de dauber sur les autres. Il se lance dans des querelles qui amassent contre lui toute la colère des pédants, tribu farouche, comme na sait. Et, justement, il tourne le des à cette meute agressive, alors qu'elle eût pu le considérer comme l'un des siens. En vérité, pouvait-on lui permettre de traiter, ainsi qu'il le faisait, les pâtissiers en métaphores, en pointes, en hyperboles, quand lui-même écrivait des phrases comme celle-ci : Les vents ne se lèvent point contre les paroles, et les délibérations ne vont point donner contre les écueils. Il ne faut qu'un commencement de passion, qu'un faible bouillon de colère, qu'une légère teinture de honte, qu'une petite grimace pour gâter toute la ressemblance d'un portrait et pour faire une autre chose, voir une chose contraire de celle qu'on estimoit le moins semblable[33]. Tout cela pour dire que l'image n'est pas la chose elle-même ! Vraiment, il abusait. Ses adversaires eurent bientôt fait carnage de ses subtilités, de ses vanités, de ses critiques et de ses prétentions. Un écrivain qui, dès lors, avait engagé une campagne pour le style direct, Charles Sorel, dans son Histoire comique de Francion, publiée en 1632 (la deuxième édition, plus complète, en 1641), berne le pédant Hortensius, et tout le monde sait qu'il s'agit de Guez de Balzac. Hortensius aborde, dans la rue, un pauvre vielleur et lui demande en ces termes de jouer un air : Oh ! bonhomme, sonnez-moi le branle que les Lacédémoniens dansoient à leurs sacrifices ou la sarabande que jouoient les Curètes, ces Corybantes, emportant Jupiter hors du Louvre de Saturne, de peur que ce grand goulu Wolin crier ce petit enfant et ne le vînt dévorer comme les autres. Le vielleur, qui n'entendoit non plus son langage que s'il eût parlé marjagat (sioux) ou huron, continuoit toujours le premier air de son ballet, de quoi Hortensius, en colère, le frappe plus ferme qu'auparavant, ce qui fait crier le vielleur en haute gamine. Et le bon pédant, s'étant amouraché d'une jolie fille de la campagne, lui écrit une lettre où il l'appelait : Médée, Mégère, Tésiphone. Il lui dit que, puisqu'elle ne vouloit pas être rose et se laisser cueillir par un nourrisson des Muses, qui avoit avalé plus d'un seau de l'Onde Aganipide, Phœbus la métamorphoserait en chardon afin qu'elle servît de pâture aux ânes, qu'elle voyoit bien par l'exemple de Jupiter qui s'étoit transformé en cygne... etc.[34] Voilà du bon Balzac, n'est-il pas vrai ? Mais ce n'est pas du bon français. Sorel fut plus équitable par la suite, et, dans sa Bibliothèque françoise, rendit justice aux qualités du maître de la prose éloquente. Mais le mal était fait. Les deux gros in-folios de Balzac vieillirent soudain, refoulés à jamais au fond des bibliothèques savantes, non familières. L'âge classique n'est rien autre chose qu'un retour décisif vers la simplicité. On passe, d'abord, par des voies assez basses : le tombeur de Balzac, Charles Sorel, est considéré comme l'initiateur du roman de mœurs qu'on appelle réaliste. En fait, ses œuvres, quoique dignes d'intérêt, sont gâtées par une imagination des plus vulgaires. Après le Page disgracié de Tristan l'Hermite, l'exemple de Sorel donne lieu à une école littéraire de très bas étage et quelque peu encore d'origine étrangère, le grotesque, le burlesque. Chose invraisemblable, cette mode gagne manie l'entourage des Précieuses. Leurs oreilles raffinées se prêtent à certaines grossièretés venant de la boue et du cabaret. Tolérances mutuelles dont les protagonistes furent les Scarron, les Scudéry, les Boisrobert d'une part, et même, avec quelque mesure, les Voiture, les Godeau, les Lingende d'autre part. Quelles pouvaient bien être les réflexions d'un Richelieu quand, autour de lui, ces maladies intellectuelles sévissaient sur les doctrines, sur les mœurs et sur les lettres ? Reconnaissons qu'il s amusait parfois aux courtes heures de délassement que lui laissaient les grandes affairés ; pouvait-il négliger tout à fait les contacts avec ce monde dont le concours lui était indispensable ? C'était une règle de conduite qu'il s'était tracée à lui-même : En la Cour, écrivait-il, c'est sagesse de tâcher d'éviter la haine de qui que ce soit, quand même on le devroit faire en relâchant de l'austérité qu'on doit avoir au bien[35]. Mais une telle complaisance ne l'engageait en rien : il réagira bientôt et, sous sa direction, le génie classique, avec la fermeté, la décision, la pureté, la simplicité, prendra la direction des esprits. Comment pouvait-on se gaudir longtemps, en effet, aux Stances qui figurent dans le Recueil des poésies de divers auteurs, publié en 1661 ? Comment le même public raffiné eût-il pu supporter des vers comme ceux sur le tabouret accordé par la Reine à une duchesse et sur la partie du corps dix fois nommée dans ces vers, qui allait étrenner le meuble officiel ? Il eût donc fallu tout admettre : Scarron et son Virgile travesti, ses tristes gaudrioles, les plaisanteries triviales sur ses maladies, etc. Est-ce l'esprit du Grand Siècle qui dicte à Claude le Petit les cent strophes du Paris ridicule, avec des grossièretés devant lesquelles eut hésité Rabelais ? C'est entendu, il y a Voiture et ses charmants rondeaux ; il y a les sonnets de Job et d'Uranie ; il y a les commodités de la conversation. Mais Voiture déclamait bien aussi, devant ces dames soi-disant platoniciennes, des vers comme ceux-ci, — nous citons les plus innocents, — pris crans son œuvre tout à fait au hasard[36] : Pour nous saouler, il nous faut des perdreaux, Force pluviers et force cailletaux ; Mais à cela je veux faire la nique Si nous n'avons la bisque magnifique A double front et triple chapiteaux. Que l'entremets paraisse des plus beaux, Suivi des fruits entassés en morceaux ; Car il nous faut une chère angélique Pour nous saouler. Nous y voulons contes et mots nouveaux, Chansons, dizains ; ballades et rondeaux, Et quant et quant excellente musique, . . . . . . . . . . . . . . . . . Pour nous saouler[37]. Était-ce donc là le goût littéraire attendu par ra France ? Faut-en vérité, aller le chercher dans le cabinet d'Arthénice, dans les chambres bleues de ces Femmes savantes, de ces Précieuses qu'allait railler Molière ? Mais, même à cette pucelle au froid visage, Julie d'Angennes, Voiture, ce platonicien essentiel, en disait de raides. En somme, la violence du tempérament frondeur piétinait avec ses bottes embourbées las fines broderies travaillées par l'affectation. Il fallait un maître. Le siècle, rendu à l'ordre et aux grands devoirs, prenait conscience de son destin. Des honnêtes gens, des esprits vigoureux, des hommes de réflexion et de bonnes mœurs, des Alcestes, maîtres de leur sagesse et de leur jugement, se mettaient à l'œuvre, faisant de la littérature l'organe de la discipline nationale et, d'une plus haute humanité. Premiers groupements classiques. Nous sommes aux environs de l'année 1630 ; déjà dans des réunions à demi secrètes, un goût qui s'épure a rapproché quelques-unes de ces personnalités graves et fières. L'homme au silence prudent, Conrart, a convoqué chez lui quelques amis. Et voici que, dans l'ombre, un jeune Poitevin tout à fait inconnu, qui vient de passer plusieurs années en Hollande, et qui, sans doute, y aura rencontré, parmi tant d'autres Français, Guez de Balzac, ayant lu, en tout cas les Épîtres de celui-ci ; expose à un ami l'intérêt qu'il porte au style nouveau : Ces lettres, écrit-il, ont la pureté de langage qui est comme la santé du corps de l'homme, d'autant plus excellente qu'elle ne se fait pas du tout sentir, et c'est comme la beauté dans une4emmc parfaitement belle ; elle ne consiste pas en tel ou tel trait particulier, mais dans l'accord et l'harmonie de l'ensemble... Dans ces Lettres où, à elles seules, la suprême élégance et l'abondance du discours suffiroient à donner au lecteur un plein contentement, les arguments gardent toute leur force, sans que rien les énerve ou les étouffe (songez au pédantisme et au gongorisme) ; et la dignité des maximes qui ont assez de poids pour se soutenir par elles-mêmes n'est pas rabaissée par l'expression... D'un aussi heureux accord du fond et de la forme, il résulte une grâce aisée bien différente de ces articles auxquels le peuple ordinairement se laisse prendre... Et voici encore quelques lignes qui auraient pu figurer dans le Discours de la Méthode : Aux âges primitifs, antérieurs à la civilisation, avant qu'il n'y eût encore de querelle en ce monde et lorsque la parole étoit l'expression naïve et spontanée des émotions de l'âme dans toute leur sincérité, l'éloquence des esprits supérieurs avoit comme une force divine dont la source étoit dans le zèle de la vérité et dans un grand bon sens : c'est elle qui a retiré des forêts les hommes à demi sauvages, établi les lois, fondé les villes, le don de persuader conférant en même temps la royauté[38]. L'homme qui écrit ces lignes est justement René Descartes. Il a trente-deux ans ; si jeune, il unit déjà, en ces lignes trop peu connues, le problème de la langue à celui de la pensée ; il prévoit ce que notre temps a appelé la dictature de la persuasion, montrant que le don de persuader confère en même temps la royauté. Comme cela va loin ! Nous reviendrons, en suivant Descartes, sur la haute direction intellectuelle que la France va se donner à elle-même. Tenons-nous-en, pour le moment, au point de savoir si ces idées ont pénétré jusqu'à l'audience du ministre, Richelieu. D'abord, quelques précisions techniques. Le commentateur de Descartes s'exprime ainsi : Cette missive est une apologie des Lettres du sieur de Balzac (Paris, Toussaint du Bray, 1624, in-8°, privilège du 3 mai, juste au moment où Richelieu devient premier ministre) ; elle est probablement adressée à un ami commun de Descartes et de Balzac, Jean de Silhon, qui présenta lui-même ces lettres de Balzac dans une préface adressée au cardinal de Richelieu. Descartes, vers le même temps, au cours d'une séance qui eut lieu en présence de deux prélats, Bagni, nonce du Pape, et Bérulle, fondateur de l'Oratoire, — séance qui frappa grandement son esprit et dont il évoque fréquemment le souvenir, — se trouva confirmé dans sa pensée de se consacrer entièrement à la philosophie. Il prend alors confiance en lui-même et se déclare. La séance dont il s'agit est de l'automne 1628. Descartes se trouvait donc alors en relations intellectuelles immédiates et en échange de vues profanes avec un groupe qui s'attachait à l'étude du problème du langage, comme il s'en occupait lui-même. En mars 1630, dans une lettre adressée à son correspondant
habituel, le Père Mersenne, il demanda si M. de
Balzac et M. de Silhon seroient, cet hiver, à Paris[39] ; et, dans une
autre lettre, adressée a son correspondant au cours de l'été de 1631 il
disait : Vous avez vu ces deux fruits de ma belle
règle de Méthode naturelle, au sujet de ce que je fus obligé de faire
dans l'entretien que j'eus avec le nonce du Pape, le cardinal de Bérulle, le
Père Mersenne et toute cette grande et savante compagnie qui s'étoit
assemblée chez ledit nonce. Bérulle, Balzac, Silhon, Mersenne entourant Descartes, tel est le groupe qui travaille dans le silence au perfectionnement de la pensée et des lettres françaises. Or ils sont tous de l'entourage de Richelieu. Ils lui dédient leurs œuvres ; le cardinal remercie Balzac, qu'il connaît depuis longtemps, par une lettre où il vante, lui aussi, les dons de l'écrivain ; à ce moment même, il confie à Bérulle les missions les plus délicates ; Silhon travaille, pour le défendre, à des pamphlets inspirés par lui ; un autre de ses familiers et apologistes qui sera son premier historien, Scipion Dupleix, vient de publier une Logique ou Art de raisonner, qui précède d'un demi-siècle la Logique de Port-Royal. Il y réclame, pour les Français, le droit d'aborder les sujets les plus sévères, et notamment la philosophie, en langue vulgaire, comme va le faire précisément Descartes. On n'en voit que bien rarement, écrit-il, qui soient studieux de traiter, en leur langage, les sciences philosophiques, quoique l'exemple de toutes les autres nations bien policées et réglées, tant voisines que les plus étrangères, les y exhorte. Il ne faut point s'excuser, ajoute-t-il, sur le défaut de notre langue ; car elle est aujourd'hui si bien cultivée qu'elle ne le cède ni en abondance, ni en élégance, ni en propriété de mots à nulle autre des langues vulgaires[40]. Richelieu est au courant de tout cela. Il réfléchit ; il surveille ; son génie créateur et organisateur est en émoi, comme l'esprit de sa génération tout entière. L'illustre président Pasquier, dans ses Recherches sur la France, publiées en 1621, a consacré une étude des plus poussées aux transformations de la langue romane en langue françoise, et il conclut que les langages, tant en particulier qu'en général, accompagnent les dispositions des esprits[41]. Pierre de Brémond d'Ars travaille, en ce moment même, à son Traité de l'éloquence. Ce traité est resté manuscrit, mais répondant à cette question : Qui mérite le nom d'orateur ? il dit : C'est l'homme de bien éloquent en qui la bonté des mœurs est présupposée à toute autre perfection[42]. Bref, le groupe se présente en disant : Nous sommes prêts. Oui, le bon auteur, c'est l'honnête homme du XVIIe siècle, l'homme généreux de Descartes. Mais d'où vient à Descartes ce tourment qui le porte d'un si puissant élan vers les problèmes de la langue ? Descartes, on le sait, a pris le parti de s'enfermer dans une vie, en quelque sorte cénobitique, pour laisser à ses facultés intimes le temps et la paix qui, par mie méditation aussi profonde que la prière, lui permettront d'accéder au grand secret des choses et des idées. N'est-ce pas comme une inspiration divine qui descend sur lui dans les trois songes qu'il eut, au cours de ses errances en Allemagne, et dont il a fait un récit tellement impressionnant ? Il nous apprend, dit son historien Baillet, que, le dixième de novembre mil six cent dix-neuf, s'étant couché, tout rempli de son enthousiasme et tout occupé de la pensée d'avoir trouvé, ce jour-là, les fondements de la Science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit qu'il s'imagina ne pouvoir être venus que d'en haut... Il fut assez hardi, ajoute son historien, pour se persuader que c'était l'Esprit de Vérité qui avoit voulu lui ouvrir les trésors de toutes les sciences par ce songe. Juste un an après, le 11 novembre 1620, l'inspiration se manifeste de nouveau, et Descartes écrit sur ses notes : XI novembre 1620, cœpi intelligere fundamentum Inventi mirabilis. J'ai commencé à me saisir du fondement de l'Invention admirable. L'invention admirable, c'est l'Unité foncière de la Science, c'est la Méthode pour arriver à cette haute intelligence qui unit la science terrestre à la foi céleste en une même étreinte. Et, voilà justement ce que le découvreur de cette intelligence de l'Unique, par un pressentiment inouï, avait exposé, dès le 26 mars 1618, à son ami Beckmann : Ce à quoi j'aspire, c'est à une Science, en quelque sorte nouvelle... un ouvrage infini et qui ne peut être d'un seul, aussi incroyable qu'ambitieux ; mais je ne sais quelle lumière éclaire pour moi ce chaos, dont je pense que, par ce concours, je pourrai pénétrer les noires ténèbres[43]. Descartes a donc reçu le coup de foudre qui devait bientôt frapper Pascal et qui a frappé tant de hautes vocations. Pour dicter la loi de la raison à la nouvelle humanité, il fallait, sans doute, cette magnifique révélation, cet éclair, ce tonnerre qui a renversé l'apôtre saint Paul sur son chemin et que Dieu réserve aux temps qui, par leur aspiration, en sont dignes. Descartes était, d'ores et déjà, entouré de disciples sentant qu'il naissait en lui quelque chose de grand. La présence du nonce Bagni, du futur cardinal de Bérulle, du Père Mersenne et des participants à ces hauts échanges intellectuels permet de déterminer le caractère de ces réunions à l'égard de la foi catholique, à savoir le sentiment du divin dans les choses humaines. Bérulle, à ce même moment, publiait son œuvre magistrale,
Discours de l'État et des grandeurs de Jésus, et il s'adressait, en ces
termes, à la France : France honorable, vous étiez
autrefois la gloire de la terre et les délices de l'Europe ; splendide sur
les autre provinces, comme un œil du monde, et, maintenant, je vous vois
triste et désolée, sanglante et défigurée comme prête à mourir. Vous jetiez
autrefois les rayons de votre puissance, les flammes de votre courage, les
desseins de votre pitié jusques aux pays plus lointains et barbares...
La funeste et infidèle hérésie, adultérant, avec le
sens humain, l'ambition des grands, a ruiné et l'État et l'Église tout
ensemble... Entrez en meilleures pensées,
convertissez cette fureur brutale en une passion plus sainte ; portez-vous à
un genre de combat plus humain, plus chrétien, combat d'esprits à esprits, en
la recherche du salut. C'est au nom du Dieu des armées que nous vous parlons.
Si les lois civiles ne se font point ouïr parmi les armées, la parole de Dieu
se fait ouïr partout... En son nom et de sa
part, nous parlons pour votre bien et pour votre salut ![44] Cet appel ne vient-il pas du sentiment qui porte le siècle vers une règle classique de la pensée et des mœurs ; n'est-ce pas, dans tous les temps, le sacrifice imposé au courage viril pour assurer le triomphe du noble et du vrai ? Et partout, les esprits étant ainsi avertis, mêmes conseils, même ambiance, même bras levés vers le ciel. En septembre 1614, saint François de Sales écrivait à un courtisan qui lui demandait quelle conduite il avait à tenir : rester à la Cour, ou s'en éloigner, — la question même qui s'agitait dans l'esprit de Descartes : Dieu vous tienne de sa sainte main et établisse de plus en plus ce généreux et céleste dessein qu'il vous a donné de lui consacrer toute votre vie. Il est juste et équitable que ceux qui vivent ne vivent pas pour eux-mêmes, mais pour Celui qui est mort pour eux. Une grande âme, Monsieur, pousse toutes ses meilleures pensées, affection et prétention jusque dans l'infini de l'Éternité ; et puisqu'elle est éternelle, elle estime trop bas ce qui n'est pas éternel, trop petit ce qui n'est pas infini ; en surnageant à toutes ces mêmes délices ou plutôt à ces vils amusements que cette chétive vie nous peut représenter, elle tient les yeux fichés dans l'immensité des biens et des ans éternels[45]. Si l'on ne comprend pas que les âmes étaient ainsi tournées constamment et avec une foi ardente vers le souci de la religion et de la présence de Dieu dans les œuvres humaines, en un mot vers l'amélioration de la pensée et de l'expression, par la vertu et par la foi, on ne saisira jamais ce qui détermine l'action des plus grands esprits dans tous les temps. Et Descartes lui-même, faut-il le faire parler et évoquer sa soumission si simple et comme enfantine aux préceptes de la religion et au respect de la foi chrétienne ? Quoi qu'en ait dit et répété la cohue de ses soi-disant disciples et de ses commentateurs, qui se sont efforcés de rabaisser son œuvre à leur portée, allons, comme ils ne l'ont pas fait, droit vers la vérité. Baillet rappelle les liens qui, précisément, attachaient le philosophe à Bérulle : Descartes, dans les séjours qu'il avoit faits à Paris en différents temps, voyoit fréquemment le cardinal de Bérulle et les principaux membres de l'Oratoire, tels que les Pères de Condren, Gibieuf, etc. ; et c'est même à ce cardinal qu'il avoit confié le soin de sa conscience. Et, à l'occasion de la mort de M. de Bérulle, Baillet dit que M. Descartes perdit, en sa personne, un excellent directeur... Il ajoute que Descartes, après la mort de M. de Bérulle, eut la satisfaction de trouver de ses disciples aux mains desquels il put confier la direction de sa conscience. Descartes lui-même nous laisse-t-il à ce sujet dans l'ignorance ? Sans avoir à rappeler ses prodigieuses études, recherches et découvertes sur le Dieu créateur, sur l'immortalité de l'âme, ne le voyons-nous pas porter virilement et joyeusement le léger fardeau d'une foi sincère ? Jacques Regius, fameux théologien de Leyde, tenta d'engager avec le philosophe une dispute sur les fondements de la religion. Pour couper court, Descartes lui déclare : J'ai la religion de mon Roi — c'est la fameuse maxime du temps : Cujus regio, ejus religio, née de la nécessité de se rattacher à une autorité reconnue dans le désordre des guerres de religion — ; et, comme le disputeur insiste, Descartes traite comme il le mérite le pédant indiscret : J'ai la religion de ma nourrice, dit-il, et l'on n'en put tirer rien de plus. La reine Christine de Suède, qui se convertit du protestantisme au catholicisme, a témoigné que M. Descartes avait beaucoup contribué à sa conversion et qu'il lui en avoit donné les premières lumières[46]. Descartes mourut, comme on sait, à Stockholm, après une courte maladie, dans la maison de son ami, Pierre Chanut, ambassadeur du Roi, un prêtre ne l'ayant pas quitté dans sa brusque agonie et lui ayant donné les secours de l'Église au milieu d'une assemblée agenouillée et s'unissant aux prières que le prêtre adressait à Dieu pour la recommandation de son âme. Au lendemain des guerres de religion, dans le doute profond qui agitait encore l'Europe, et la France en particulier, sur le parti à prendre dans les choses politiques, sociales et religieuses, la pensée du philosophe se portait, naturellement, sur les directions à donner, dès l'enfance, à la culture des esprits. C'était, comme dans tous les temps troublés, la question de l'enseignement qui dominait. Pas un esprit sérieux, pas un père de famille qui ne comprît que le vrai problème était là. Le duel était donc engagé entre la tradition scolaire-scolastique et l'esprit de recherche moderne ; par suite, entre le latin et la langue usuelle, entre le monopole des universitaires et les différentes formes de l'enseignement libre, soit laïc, soit séculier ou régulier, en particulier les collèges de Jésuites. Nous avons dit avec quelle franchise Descartes se prononçait dans le Discours de la méthode : Je jugeois que l'on ne pouvoit rien avoir bâti de solide sur des fondements si peu fermes, etc. En fait, il rompait avec le passé, avec le latin, avec la scolastique et les universitaires. Ainsi tout se tient dans son esprit, la philosophie, la foi chrétienne et son sentiment sur la question du langage qui l'occupa et le préoccupa toujours. Il disait avec force que le langage n'est pas le produit de la sensation, mais l'œuvre de la raison... Sans le langage, l'édifice de la pensée, le soutien de la raison, de la science, de la philosophie ne peut s'élever[47]. Ce n'est pas tout. Le philosophe donnait, non seulement à la langue, mais à la littérature, à la poésie, une valeur de pénétration dans les esprits aussi puissante qu'indispensable. Ses songes lui avaient révélé que les poètes, même ceux qui s'occupent de bagatelles, étaient pleins de sentences plus graves, plus sensées, mieux exprimées que celles qui se trouvent dans les écrits des philosophes. Il attribuait cela à la chaleur de l'enthousiasme et au rayonnement de l'imagination, le tout faisant lever les semences de la sagesse déposées en l'esprit de tous les hommes, de même que le feu éclate par les étincelles des cailloux, avec beaucoup plus de facilité et beaucoup plus de brillant que ne peut faire la raison des philosophes. On pense si le groupe d'amis qu'on appelait déjà les descartistes s'enthousiasmait à recevoir cette manne, pour ainsi dire céleste. Ces disciples se pressaient de plus en plus nombreux et choisis autour de l'homme qui, en son rêve, avait reçu, on s'en souvient, le Corpus poetarum. Ces orateurs, ces écrivains, ces poètes, ces prêtres, ces savants entendaient être compris, alors qu'ils parlaient le langage de la Raison, en même temps que celui de la Foi. Or voici qu'autour des premiers adhérents, le Père Mersenne, le cardinal de Bérulle, Silhon, etc., se rangent des hommes nouveaux dont un prochain avenir appréciera l'autorité et le caractère : d'abord Chapelain, qui sera le grand conseiller littéraire de Richelieu et l'un des fondateurs de l'Académie française ; on lui communique, avant qu'elles soient publiées, les découvertes de Descartes ; avec son ami Silhon, il applaudira au succès du Discours de la Méthode ; il s'unit à Balzac, qui a reçu le Discours des mains de l'auteur, pour appeler familièrement Descartes : notre grand Démon ; et c'est lui qui, avec Clerselier, fera paraître la première édition des Lettres du philosophe. Un autre fondateur de l'Académie française, Serizay, sera le grand animateur de la Compagnie que Richelieu aura adoptée, c'est lui qui sera chargé de tout l'appareil officiel des règlements, des lettres patentes qui créeront et organiseront le corps nouveau. Descartes a connu Serizay : sans doute, par le Poitou ; c'est un homme bien à lui ; c'est aussi un ami de ce Silhon si dévoué au cardinal et qui paraît un fameux recruteur. Voici encore Desargues, le grand mathématicien et architecte, le maître de la perspective qui travailla, avec-Lemercier, à la construction du Palais-Cardinal ; voici Charnacé, le diplomate raffiné, agent de la politique de Richelieu en Hollande et en Suède ; voici Cureau de La Chambre, médecin du chancelier Séguier, médecin ordinaire du Roi, qui a l'oreille des grands, qui s'est d'ores et déjà prononcé avec énergie contre l'usage du latin dans les études scientifiques et qui, dans son livre Les Caractères des passions, met Descartes de plain-pied avec Socrate[48]. Ces esprits éminents, graves et posés, sont tous de l'entourage intime du cardinal. Comment pourrait-on supposer qu'ils n'ont eu aucune communication avec lui, quand il s'agissait de l'avenir de la langue et que tous donnaient leurs soins au progrès de la culture française, s'appliquaient à former la jeunesse et l'esprit public ? Une fois avertie, l'histoire peut-elle s'en rapporter exclusivement aux vanteries de ce Boisrobert, de ce plaisantin dépravé, de cet abbé grotesque, traité à coups de pied par le cardinal et chargé, tout au plus, d'entretenir, aux heures de repos, quelque bonne humeur dans l'esprit du ministre en rapportant les potins de la Cour et de la ville ? Peut-on croire que ce Boisrobert aura seuil qualité pour attirer l'attention du maître sur la réalisation de ces graves desseins qui sont éminemment ceux de l'homme d'État, de l'orateur, de l'écrivain, du prélat qui a toujours eu le souci de son devoir national et qui veut la France à son rang, rayonnante dans le monde ? D'où vient la véritable inspiration du cardinal ? Finalement, pourquoi ne pas interroger Richelieu lui-même, en nous demandant pourquoi on ne l'a pas fait jusqu'ici ? Pourquoi les historiens de l'Académie française ont-ils suivi pied à pied, au sujet de cette fondation, les adversaires ou les valets suspects du grand ministre défunt, et n'ont-ils pas cherché dans sa propre parole les vraies raisons qui l'ont décidé ? On les eût trouvées, en effet, dans des propos vérifiés, dans des confidences authentiques qui émanent de lui. On s'est rapporté bien légèrement aux récits des Boisrobert, des Pellisson. Il eût fallu réfléchir qu'à l'époque où ils écrivaient, c'est-à-dire sous la régence d'Anne d'Autriche, la Cour et l'opinion étaient en pleine réaction contre la mémoire du cardinal. De toute évidence, ceux qui entouraient la Régente n'auraient jamais osé mettre la vérité en lumière, à supposer qu'ils l'eussent connue. Le grand Pan était mort ; ils n'avaient plus rien à attendre de lui. Et la Cour, les parlementaires, les frondeurs se fussent révoltés contre des éloges qui les compromettaient. Les apologistes du cardinal y auraient perdu la faveur du public... et leurs pensions ! Pendant des siècles, il ne fut plus permis de parler du cardinal sans vitupérer les tyrannies, la violence et les méfaits de la robe rouge. Comment ne l'eût-on pas souillée de vilaines histoires ? Heureusement, Richelieu a laissé de quoi éclairer l'avenir sur sa véritable pensée. En ce qui concerne, d'abord, la question de l'enseignement et le choix à faire entre le latin et le français, sa volonté de dépédantiser l'intelligence française, il l'a établie on ne peut plus clairement. Il était opposé au monopole universitaire et, par conséquent, à la prédominance du latin. Le chapitre des Lettres, dans son Testament politique, va même au delà de ce qu'avaient pu réclamer les plus hardis novateurs parmi ses contemporains. Il écrit : Si les Universités enseignoient seules, il seroit à craindre qu'elles revinssent avec le temps à l'ancien orgueil qu'elles ont eu autrefois qui pourroit être à l'avenir aussi préjudiciable qu'il l'a été par le passé. Il admet, non sans quelque réserve, l'enseignement des Jésuites, — sorte d'enseignement libre, — en faisant observer que l'émulation aiguisera la vertu des deux enseignements rivaux. Il met le pouvoir en garde contre le trop grand nombre des
collèges, et, chose vraiment extraordinaire pour un homme de son temps, il se
préoccupe de l'organisation d'un système d'enseignement en quelque sorte
pratique et populaire offrant à la jeunesse, outre
les connaissances élémentaires dans les lettres et dans les sciences, une
préparation utile au corps général de la nation. Il écrit : Comme la connaissance des lettres est tout à fait
nécessaire en une République, il est certain qu'elles ne doivent pas être
indifféremment enseignées à tout le monde ; le commerce des lettres banniroit
absolument celui de la marchandise qui comble les États de richesses ; il
ruineroit l'agriculture, vraie mère nourrice des peuples, et il déserteroit
en peu de temps la pépinière des soldats qui s'élèvent plutôt dans la rudesse
de l'ignorance que dans la politesse des sciences... C'est en cette considération que les politiques veulent,
en un État bien réglé, plus de maîtres ès arts mécaniques que de maîtres ès
arts libéraux pour enseigner les lettres. Il me semble, en effet, lorsque je
considère le grand nombre de gens qui font profession d'enseigner les lettres
et la multitude des enfants qu'on fait instruire, que je vois un nombre
infini de malades qui, n'ayant d'autre but que de boire de l'eau pure et
claire pour leur guérison, sont pressés d'une soif si déréglée que, recevant
indifféremment toutes celles qui leur sont présentées, la plus grande partie
en boit d'impure et souvent en des vaisseaux empoisonnés, ce qui augmente
leur soif et leur mal, au lieu de soulager l'un et l'autre[49]. Ces vues si hautes, — bonnes pour tous les temps, — sont exposées, par Richelieu, dans son Testament politique, publié seulement après sa mort ; mais il s'en était inspiré de son vivant, ainsi que nous avons eu l'occasion de l'indiquer déjà. Quand il eut fini d'élever sa ville de Richelieu, en septembre 1640, il y créa une Académie destinée à entretenir le goût des études et des lettres. Or, à la cérémonie de la fondation, un jeune maître des Requêtes, qui avait toute sa confiance, Barin, vicomte de Rezé[50], fut chargé d'exposer le sentiment du cardinal sur les méthodes d'enseignement. Cette manifestation, en quelque sorte officielle, est un bel éloge de la langue française qui est déclarée préférable à toute autre, et, en particulier, au grec et au latin, même pour l'expression de la philosophie. C'est exactement la pensée du groupe descartiste, et cela
au moment même où le cardinal faisait attribuer une pension à Descartes : La langue française, disait l'orateur, exprime les choses en l'ordre qu'elles viennent à la
pensée ; la langue française est plus droite que les autres et plus uniforme
en sa prononciation, et c'est pour cela qu'on l'appelle la langue des hommes[51], et elle est plus propre aux fonctions de raisonnement,
qui doit être tranquille et sans agitation... N'est-ce
pas une honte que, par la négligence de la langue vulgaire, nous parlons de
beaucoup de choses en grec et en latin que nous pouvons exprimer en français
? N'est-ce pas une injuste et insupportable servitude, une perte irréparable
de consommer, à la recherche et à la discussion des mots qui ne sont plus en
usage dans aucun lieu du monde, le plus précieux temps de la vie ? On donne
mille fois à la géhenne et à la torture toutes les facultés de l'âme de
l'enfant. Un esprit franc et libre, un génie noble et relevé ne se peut
captiver ni abaisser jusqu'à ces rudiments ; il se cabre, il se rebute, et
enfin il secoue ce joug fâcheux et importun. Mais n'oublions pas que
le latin est la clef du français. Richelieu avait donc pris nettement position en faveur de la langue française, à la condition de la fixer, de l'améliorer, de purifier. Tel était son dessein, son parti pris, tel était le sens qu'il donnait à la création de l'Académie de sa ville, Richelieu, — et naturellement aussi de l'Académie française, — la bien nommée ! On ne peut donc dire qu'il ne se fût pas occupé de ces questions vitales, si Boisrobert ne l'eût pas averti de l'existence du groupe Conrart. Une disposition favorable se manifestait parmi ces esprits distingués, — rien de plus — et le Cardinal la mit à profit, pour le succès de ses vues et de celles des descartistes, en accordant au groupe une autorité officielle. Mais, en ce qui concerne sa fondation maîtresse, nous avons des déclarations authentiques et d'une tout autre portée. Écoutons Hippolyte-Jules Pilet de La Mesnardière, natif de
Loudun, médecin du Roi, médecin du cardinal, qu'il suivit au cours de la
dernière et douloureuse campagne du Roussillon ; élu à l'Académie française
(1655), en raison de certaines attitudes littéraires qu'avaient révélées ses
divers ouvrages sur les Possédées de Louchez-, sur la Poétique, une tragédie,
la Pi celle d'Orléans, etc. Voici comment il s'exprime dans son discours de
réception : J'eus de Son Éminence, Messieurs, de
longues et glorieuses audiences vers la fin de sa vie. Durant le voyage de
Roussillon, dont la sérénité fut troublée pour lui de tant d'orages, il me
mit entre les mains des Mémoires faits par lui-même pour le plan qu'il
m'ordonna de lui dresser de ce magnifique et rare collège qu'il méditoit pour
les belles sciences et dans lequel il avoit dessein d'employer tout ce qu'il
y avoit de plus éclatant pour la littérature dans l'Europe. Ce héros, votre
célèbre fondateur, eut lors la bonté de me dire la pensée qu'il croit de vous
rendre arbitres de la capacité du mérite et des récompenses de tous ces
illustres professeurs qu'il appeloit, et de vous faire directeurs de ce riche
et pompeux prytanée des belles-lettres, donnant un honnête et doux repos à toutes
les personnes de ce genre qui l'auroient mérité par leurs travaux. C'eût été
là, Messieurs, dans l'intention du grand cardinal, le premier et plus noble
ouvrage de la paix... Pouvoit-il mieux
témoigner à foute la terre la grande opinion qu'il avoir de vous qu'en cons
établissant, s'il eût vécu un peu davantage, une espèce de souveraineté,
perpétuelle sur ce qu'il y avoir de plus éminent dans le monde et de plus
connu pour les lumières de l'esprit ? L'Europe entière, toute la terre, dans le monde : voilà donc jusqu'où s'étendaient les vues du cardinal ; soutenir partout et dans tous les pays, par l'expansion de la langue et de la culture françaises, les études supérieures, le labeur intellectuel, si longtemps pauvre et abandonné, l'aider, le secourir, faire de l'Académie, en un mot, un prytanée universel des lettres et des sciences. C'était là bien autre chose que les étroits conciliabules et les chambres closes des amis de Cbnrart ; Richelieu visait à répandre l'autorité de la langue et de l'esprit français sur tout le domaine de la pensée. La fondation de l'Académie n'était que le premier pas vers cette entreprise vraiment cardinalice et royale. Et ç'eût été le premier ouvrage de la paix. Après la mort de Richelieu, l'injustice des polémiques médiocres, la mesquinerie de la gendelettrie, honteuse de ses platitudes à l'égard du maître défunt. Que l'on ouvre seulement le Parnasse royal et les Epicinia Musarum de Boisrobert, si l'on veut se rendre compte de l'excès de la flatterie pensionnée, et l'on comprendra pourquoi les mêmes hommes ont ramené à leur taille les projets du grand ministre défunt, pour ne pas se heurter aux passions politiques des temps nouveaux. Richelieu, comme on vient de le voir, avait envisagé les résultats grandioses de la victoire qui allait, par ses soins, se déclarer à Rocroi ; il avait eu le juste pressentiment de la situation nouvelle que l'unité achevée et la puissance militaire assureraient à la France dans le monde, et il couronnait ces succès par l'expansion magistrale de l'autorité intellectuelle du pays le plus éclairé de l'Europe. Il avait prévu, en un mot, ce que, cinq ans après sa mort, Conrart écrivait à son ami Rivet, en 1647 : La langue française est maintenant connue et aimée de presque tout l'Occident. La conception suprême du cardinal n'était donc pas un rêve. Par la création de l'Académie, l'esprit français, purifié, comme la langue elle-même de la grossièreté, de l'obscénité, de la préciosité, n'aurait qu'à poursuivre, dans la paix, ce travail de pénétration dans le monde qui inaugurerait l'âge classique. Telles sont les raisons authentiques de la vigilance avec laquelle le cardinal se penchait sur l'enfance de l'Académie, du soin qu'il prenait de la grandir et de l'élever aux yeux de l'opinion, du souci qu'il avait d'affirmer son autorité. Et, en ce point encore, nous sommes amenés à réviser ce qu'on a dit de son attitude dans un débat littéraire qui a fait grand bruit il s'agit de la fameuse Querelle du Cid et des sentiments du cardinal à l'égard de Corneille. Richelieu et Corneille. La querelle du Cid. Richelieu jaloux de Corneille ! Misérable calomnie qui salit grossièrement l'histoire des lettres et l'histoire de la France au Grand Siècle. Écartons ici encore le mensonge pour faire place à la vérité. Richelieu s'intéressait grandement aux choses du théâtre, voilà ce qu'il faut tout d'abord reconnaître pour replacer l'affaire dans l'ambiance des esprits et du temps. Le théâtre fut, à toutes dates, une émanation pour ainsi dire naturelle, significative, du génie français. C'est un propos courant que le peuple français n'a pas l'âme épique, — ce qui est d'ailleurs injuste, puisqu'il a produit le cycle des chansons de geste ; mais cette observation s'explique jusqu'à un certain point par le fait que, dans l'âge classique, la veine créatrice française s'est appliquée surtout à la littérature dramatique. Peut-être une telle tendance tient-elle à la disposition qui, au dire des historiens de l'antiquité, caractérisait le génie gaulois, le goût du beau langage, argute loqui ! Or, sur la scène, on cause ! En fait, c'est par centaines, par milliers qu'il faudrait dénombrer les œuvres théâtrales françaises, s'il était question de les arracher à l'oubli où elles sont tombées et où elles devaient tomber, puisque verba volant : la plupart des pièces meurent amen les acteurs qui leur ont donné la vie. Des hommes actuellement vivants ont encore pu entendre, aux fêtes des villages, des troupes nomades jouer Les Miracles, Notre Dame ou Geneviève de Brabant, en un mot le cycle héroïque populaire que les Italiens ont peint sur leurs charrettes. Nous avons vu encore, dans les faubourgs des grandes villes, dans les églises, dans les chapelles, dans les parloirs des pensions, des tableaux vivants et parlés représentant la Passion, la Vie des saints, etc. A-t-on oublié que, depuis le moyen âge jusqu'à nos jours, se sont transmis de générations en générations, les fabliaux, les farces, les moralités, les mystères, les proverbes, et qu'il n'est pas un château qui ne les ait accueillis, pas une école, pas un couvent où ils n'aient été récités, joués. Tout le monde sait que les collèges des Jésuites ont été les gardiens de ces traditions scéniques durant les derniers siècles de l'ancien régime : le Père Porée, professeur de Voltaire, était un auteur dramatique. Les mesures sévères qui frappèrent la scène et les acteurs sont de la fin du XVIIe siècle : il n'en était pas question auparavant ; ni le public, ni la Cour n'en ont réellement tenu compte, laissant cette sévérité aux Jansénistes. Avant le développement de la presse, qui, nous le dirons, fut dû surtout, en France, à Richelieu, le théâtre était le seul moyen d'amuser et d'instruire les foules par l'intrigue de la vie, de les réunir autour de la pensée laïque. Si on voulait leur parler, leur apprendre à parler, à bien parler, le théâtre était le lieu de réunion le plus indiqué, le plus fréquenté. On n'a jamais essayé de dresser la statistique des pièces qui ont été jouées, en France, dans la période qui a précédé l'explosion du Cid ; mais il est constant que, dans les vingt-cinq dernières années du XVIe siècle et les vingt-cinq premières années du XVIIe, elles ont dépassé le millier ; Hardy, à lui seul, en a produit cinq à six cents. L'humanisme, à partir du César donné par Muret, a élargi la scène, par la transposition du théâtre antique. Les œuvres de Plaute, de Térence, de Sénèque ont été les modèles passionnément copiés, imités. Le théâtre avait pris, dès lors, une ampleur, une noblesse, une autorité qui, sans parler de la comédie, déterminent l'apparition de ces types qui vont s'imposer à l'esprit public : le héros tragique, le grand amoureux, parfois même le martyr, le saint ; car le théâtre n'a pas renoncé à l'une de ses antiques traditions, la représentation des sujets religieux. On doit même remarquer que le protestantisme, avec son goût pour le prêche en langue vulgaire, a pris au théâtre, comme dans la littérature en général, des initiatives heureuses. Théodore de Bèze, très occupé d'autre part, a écrit une tragédie. Abraham sacrifiant, qui eut un réel succès. De la même veine, il faut citer les trois Tragédies saintes de Desmasures, parues au fort des guerres de religion, David combattant, David triomphant, David fugitif, empreintes d'un esprit calviniste et politique, non sans plaindre les souffrances de la persécution, exposées en ces ternies dans le prologue : Innocent poursuivi, qui, par force et par guerre Des malins, suis contraint d'abandonner ma terre Pour éviter de mort le poursuivant danger, Emmenant avec moi en pays étranger, Pour souffrir désormais des peines mille et mille Et vivre en dur exil, femme, enfants et famille. Ce cri, cette fuite, cette tragédie au réel inspire la tragédie au théâtre. La Saint-Barthélemy restait fichée au cœur de ces persécutés. Violence ! Vengeance ! Appel à la justice divine. Le théâtre était ainsi une tribune et un tribunal. La même génération en entendra bien d'autres : elle entendra un autre huguenot, Schelandre, dans son étonnant Tyr et Sidon ; elle entendra Maynard, lui aussi protestant d'origine ; elle entendra le libertin Théophile dans Pyrame et Thisbé ; Tristan L'Hermitte fera jouer sa Marianne au moment où Mondory joue le Cid. Comment les maîtres du pays, dans la crise prolongée où ils ont tant besoin de l'opinion, ne se seraient-ils pas servis d'un tel moyen de toucher les âmes ? Une émotion plus générale, sinon plus profonde, avait suivi l'invasion du goût italien et espagnol qui avait donné jour l'extraordinaire succès de l'Astrée : c'était l'apparition sur la scène du style champêtre de convention par la Bergerie ou Bergerade, exaltant le retour à la nature et ce sentiment si naturel, l'amour. D'Urfé lui-même n'avait pas dédaigné le théâtre ; mais le chef d'œuvre du genre fut, au-dessus d'un fatras dramatique désespérant, une œuvre digne du souvenir, les Bergeries de Racan, ce gentilhomme terrien disciple de Malherbe, et déjà si proche de Corneille[52]. Les grands événements de l'heure ont grandi les exigences du Français : devenu héroïque, il lui faut, non plus des bergers, mais des héros. La Fare, dans ses Mémoires, nous a fait connaître les dispositions du siècle à ses débuts. Relisons cette belle page déjà citée : L'esprit et la hardiesse personnels furent d'un grand usage et il fut permis d'avoir le cœur haut et de Je sentir. Ce fut le siècle des grandes vertus et des grands vices, des grandes actions et des grands crimes ; après que celui qui fut commis en la personne de Henri III eut laissé à Henri IV, non pas un trône où il n'y eût qu'à monter, mais une couronne à conquérir, le Royaume éprouva, pendant le reste de ce siècle, tout ce que la rébellion lui pouvoit faire essuyer.... La rébellion, l'ambition, les ligues, les frondes, les meurtres politiques : mais c'est la tragédie ; la lutte entre la passion et le devoir, la volonté domptant les sentiments, le sacrifice consenti par la vertu, l'honneur la gloire ; nous y sommes : c'est le héros ! Héros grec ou romain, chevalier ou martyr, périssant pour son Dieu, pour sa patrie, pour la femme aimée. Le drame, le drame absolu. On attend... Mais qui donc attend-on ?... Corneille ! Nous sommes à l'heure où les guerres de religion ont remué dans ses couches les plus profondes la masse nationale. Des chocs terribles, des destructions infinies, le sol rasé, des peuples en fuite, en exil ; l'Espagnol à Paris, le lansquenet partout. Et pour quels lendemains, mon Dieu ! Ces maux sont-ils sans remède ? La nation interroge son courage. Il lui reste une ressource, l'union dans l'énergie : elle le sait. A son appel, un chef se présente : Henri de Navarre. Elle obéit, une discipline exaltée s'offre à elle. La France se rallie à son panache blanc ; elle se rue dans les décisives journées de son relèvement : Arques, Fontaine-Française. La vie est un drame, le théâtre s'offre à la vie. Le type est en scène : le héros ! C'est dans cette atmosphère que le jeune du Plessis de Richelieu a été élevé par les siens, les deux combattants de la Ligue ; le moine et le prévôt. Les circonstances feront de lui un évêque, c'est entendu ; mais, au fond, il reste un cavalier, un élève de l'Académie des armes, un homme de vie active et forte, qui commandera à La Rochelle, au Pas de Suse, dans le Roussillon, quand il le faudra, sous l'ombre du chapeau rouge ; homme public d'une vertu mâle, — selon sa propre expression, — qui luttera le front haut, qui parlera un langage net et clair pour être compris et obéi, le langage du commandement. Il aime le théâtre. Assurément ! Comment ne l'aimerait-il pas quand le théâtre parle et veut être entendu par les Français qui veulent l'entendre ? Corneille, homme de cette génération, féru d'honneur, jaloux de la gloire, d'un génie fier, et fier de son génie, s'adresse à ces hommes et leur parle en homme. 1635-1636. — La France est déchirée par de nouvelles luttes intestines et menacée du dehors. L'Espagnol est, une fois encore, en marche sur Paris. Marie de Médicis, la Florentine, vient de quitter la France et elle a pris pour refuge les terres espagnoles, emportant dans sa tête obstinée une haine farouche contre le glorieux gouvernement qui succède à sa lamentable régence. La diplomatie du cardinal ministre, engagée dans les affaires de Lorraine, d'Italie, des Flandres, rameute le monde pour une guerre qui, cette fois, sera décisive, avec toute la maison d'Autriche, dont l'hostilité encercle la France. Une émotion profonde, un sentiment unanime a secoué l'énergie nationale, comme du temps de Henri IV, et l'a lancée coutre le même adversaire : la France se retrouve France. Corneille, Normand dont l'esprit est aux écoutes, restera-t-il indifférent ? N'éprouvera-t-il pas ces tourments qui bourrèlent les âmes, quand le sort de la patrie est en jeu ? Jusqu'à ces années 1635-1636, il a puisé l'inspiration dans les caprices de l'amour. Il a fait jouer, avec un succès qui a lancé son nom, Mélite, Clitandre, la Veuve, la Galerie du Palais, la Suivante, la Place Royale, l'Illusion. A peine, en écrivant Médée, a-t-il tourné les yeux vers les légendes antiques. Tout cela reste encore style Régence. Il s'est distingué, cependant, par la netteté de la langue, la souplesse du dialogue, l'habile observation des détours de l'âme, le charme de l'expression. Il est quelqu'un. Mais soudain, c'est la crise, la guerre ! Mais Rome ignore encore comme on perd des batailles ; Les deux camps sont rangés au pied de nos murailles, Loin de trembler pour elle, il lui faut applaudir ; Puisqu'elle va combattre, elle va s'agrandir[53]. Et le Cid paraît ! Après le Cid se succéderont Horace, Cinna, Polyeucte ! Tous, drames de l'énergie. Hommes et femmes, des héros ! Brusque volte-face dans l'œuvre et dans l'inspiration du poète qui n'a jamais été bien comprise ni expliquée. Faut-il dire que la critique, — même celle de Sainte-Beuve, — sait peu l'histoire, qu'elle connaît mal la réalité, qu'elle s'attarde au jeu des mots, du convenu, du déjà dit. Les trois coups sont frappés : la tragédie cornélienne entre en scène. Et Richelieu sera-t-il donc le seul à ne pas comprendre ? Car on affirme que Richelieu n'a pas compris Corneille. Richelieu, assure-t-on, est un auteur dramatique ; il est jaloux de Corneille ! Telle est la leçon accréditée depuis des siècles ! On vient, heureusement, d'y regarder de plus près. De récents travaux ont fait la lumière, ont relevé d'indignes erreurs, ont dissipé d'absurdes obscurités ; il est démontré qu'on ignorait tout des vraies relations entre Richelieu et Corbeille[54]. Les deux hommes, — on devrait dire les trois hommes, en nommant aussi Descartes, — avaient pour destinée providentielle d'être contemporains. Témoins des orages qui s'abattraient sur la France, ils avaient pour mission de travailler, en même temps, avec la même passion, forte et raisonnable, à son salut et à sa grandeur, par la langue, par le bon sens, par le courage, par un génie pareil, et de gagner la cause du pays pour le grand honneur de l'humanité. De leur union, le Grand Siècle allait naître. Richelieu jaloux de Corneille ! Quelle basse gendelettrie a pu inventer cette misérable calomnie et l'imposer à une lamentable crédulité ? En décembre 1636, le Cid éclate[55]. Il est accueilli par un hourra. Le public est emporté par un vent d'enthousiasme : une tension, une joie profonde le remuent jusqu'aux entrailles. Une crise littéraire ? Non ! Une tempête d'âmes ! Les habiles arrangeurs d'incidents dramatiques, les amateurs de bergères faciles et précieuses, les beaux parleurs sont affolés, assommés. Qu'est-ce que pesaient désormais un Mairet, un Scudéry, un Claveret, rats de lettres grignotant dans les caves de l'hôtel de Rambouillet ? Une campagne sournoise se propage aux tables des cabarets et autour de quelque alcôve prétentieuse, antre cet événement sublime ; des propos se colportent ; des libelles se glissent sous le manteau, dans ce Paris où les mauvais propos et les mauvais garçons sont si généreusement accueillis. La boue du ruisseau fait une marée dont le Normand inexpérimenté de la gloire s'irrite. Corneille relève brutalement ces coups fourrés dans son Excuse à Ariste d'où son orgueil blessé laisse tomber ces vers magnifiques, mais terribles, qui vont se retourner en armes empoisonnées contre leur auteur. Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit. Je satisfais ensemble et peuple et courtisans, Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans, Par leur seule beauté ma plume est estimée ; Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée. Et, en plus, les deux vers à l'adresse de ces Messieurs qui se piquaient d'être, des auteurs à talent : Je pense toutefois n'avoir point de rival A qui je tasse tort en le traitant d'égal... Un mépris si hautain, quel coup de massue sur la tête des jaloux matés, et quels bravos dans l'opinion, fière d'avoir applaudi le Cid ! L'auteur se dressait dans sa gloire, Corneille ! Les rats étaient sortis de leur trou : mais, quoi ? Comment tordre un tel lutteur ? Le public s'étant prononcé, à quel juge faire appel ? On pensa au maître suprême, le cardinal de Richelieu. Mais le cardinal avait autre chose à faire. La France était en péril : 1636 ! L'année de Corbie ! Le ministre savait, bien entendu, quelque chose de la querelle cornélienne. On a dit et répété qu'il avait, même avant les autres, pris parti contre le poète, parce que le Cid était un héros espagnol. Comme c'est mal connaître l'homme, le temps, la France ! Est-ce qu'il est jamais arrivé que la France, quand elle se bat contre un ennemi qui se bat bien, insulte le courage de son adversaire ? Tout au contraire : pour exhausser son propre honneur, elle gonflerait plutôt la vaillance hostile. Il suffit de rappeler l'accueil que Richelieu fit au plus grand général espagnol, Spinola, jusqu'à être accusé de je ne sais quelle complicité avec lui pour faire durer la guerre[56]. Et comment ne pas évoquer les Paroles de Bossuet, dont la jeunesse avait connu les heures de Rocroi : Restait cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauroient réparer leurs brèches, demeuroient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute et lançoient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants ; trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaine qu'on voyoit porté dans sa chaise et, malgré ses infirmités, montrer qu'une âme guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime. Tout au contraire de ce qui a été rapporté, les deux Sommes responsables du salut de la France, Louis XIII et Richelieu, comprirent si bien le secours que la pièce leur apportait auprès du public que le Roi, la. fit jouer trois fois de suite immédiatement dans son palais du Louve. Quant à Richelieu, après avoir assisté à ces trois représentations, il la fit reprendre deux fois encore dans la salle de spectacle de son hôtel de la rue Saint-Honoré. Corneille, assurément, suivait des yeux son maître, comme il appelait le cardinal. Autorisé à lui dédier Horace, il lui dit bientôt (notez ces graves paroles qui expliquent tout) : Certes, ce changement visible qu'on remarque en mes ouvrages depuis que j'ai l'honneur d'être à Votre Éminence, qu'est-ce autre chose qu'un effet des grandes idées qu'elle m'inspire quand elle daigne souffrir que je lui rende mes devoirs... Il faut, Monseigneur, que tous ceux qui donnent leurs veilles au théâtre publient hautement avec moi que nous lui devons deux obligations très signalées : l'une d'avoir ennobli le but de l'art ; l'autre de nous en avoir facilité les connaissances... Vous nous en avez facilité les connaissances, puisque nous n'avons plus besoin d'autres études pour les acquérir que d'attacher nos yeux .sur Votre Éminence, quand elle honore de sa présence et de son attention le récit de nos poèmes. C'est là que, lisant sur son visage ce qui lui plaît et ce qui ne lui plaît pas, nous nous instruisons avec certitude de ce qui est bon et de ce qui est mauvais... Haute communication des âmes ! Corneille ne pouvait pas ne pas reconnaître le service de l'homme qui avait ennobli le but de l'art et dont les actes inspiraient la nouvelle poésie, puisqu'il déclare en propres termes que telle était l'origine du changement qui s'était produit dans sa propre inspiration. Les faits parlent d'ailleurs. Richelieu accepte que Corneille dédie le Cid à sa nièce Mme de Combalet, la future duchesse d'Aiguillon ; et, pour lui-même, il agrée la dédicace d'Horace, pièce qui suit immédiatement le Cid ; il accorde, sur ses deniers, une pension de quinze cents livres à l'auteur. Et, dès janvier 1637, c'est-à-dire au plein succès de la pièce, le Roi, sur son conseil, fait dresser, en faveur du père de Corneille et de la famille, des lettres d'anoblissement. C'est, si l'on tient compte de la différence des temps, le mot de Napoléon sur Corneille : Je l'aurais fait prince. Plus tard, Corneille a exprimé, en ces vers adressés à Louis XIV, tout ce que cette récompense royale (nous dirions nationale) avait fait pour sa gloire : La noblesse, grand Roi, manquait à ma naissance. Ton père en a daigné gratifier mes vers, Et mes vers anoblis ont couru l'univers Avecque plus de pompe et de magnificence. Magnificence ! C'est tout le siècle[57]. En cette année 1636, la France est à l'une des époques les plus graves de son. histoire. Louis XIII lutte contre ses ennemis du dedans et du dehors : sa mère Marie de Médicis, son frère Gaston, le duc de Lorraine, le roi d'Espagne, l'Empereur, leurs alliés, sont conjurés contre lui. Les pamphlétaires reprochaient à Richelieu son ingratitude à l'égard de là Reine mère et les souffrances du peuple accablé d'impôts. Les armées françaises, au début de la campagne, sont vaincues, le territoire envahi : en un mot, c'est l'année de Corbie. Richelieu et le vieux maréchal de La Force parcourent la ville pour susciter l'émotion patriotique et pousser aux enrôlements le peuple de Paris. Horace va paraître en 1637. Écoutons le vrai langage du poète : Combattre un ennemi pour le salut de tous Et contre un inconnu s'exposer seul aux coups, D'une simple vertu c'est l'effet ordinaire ; Mille déjà l'ont fait, mille pourroient le faire ; Mourir pour le pays est un si digne sort Qu'on brigueroit en foule une si belle mort. Mais vouloir au public immoler ce qu'on aime, S'attacher au combat contre un autre soi-même, Attaquer un parti qui prend pour défenseur Le frère d'une femme et l'amant, d'une sœur ! Et, rompant tous ces nœuds, s'armer pour la patrie, Contre un sang qu'on voudroit racheter de sa vie, Une telle vertu n'appartenoit qu'à nous L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux Et peu d'hommes au cœur l'ont assez imprimée Pour oser aspirer à tant de renommée. Mettez-vous un instant parmi les auditeurs. Est-ce que ces vers ne frémissent pas de la lutte fratricide engagée par les membres de la famille royale contre le Roi, et qui se propage parmi les membres des familles françaises ? Jamais la France n'a eu davantage besoin de courage, d'union et d'autorité sur elle-même. Le sentiment familial, l'amour, l'intérêt particulier, les passions doivent s'incliner devant la cause publique. Corneille a dit le mot de ces heures qui inspirera désormais son théâtre héroïque : En rompant tous ces nœuds, s'armer pour la patrie. Et, dans quelle belle et bonne langue française le vieux mythe des chansons de geste s'exprime-t-il alors avec l'accent qu'essaieront de retrouver, par la suite, les hymnes révolutionnaires : Mourir pour la patrie ! Nous avons dit l'effet qu'avait produit l'Excuse à Ariste, lancée si imprudemment par Corneille en réponse à ses insulteurs et la violence de la campagne qui, en retour, avait été déchaînée contre lui. Les choses s'étaient envenimées à un point extrême. Aux attaques renouvelées, Corneille répondait sur un ton de haut mépris, selon sa fière nature et selon son génie : Je ne vous crains ni ne vous aime ! D'autre part, les moindres
injures contre lui l'envoyaient aux Petites-Maisons
; le traitaient de Chat sauvage, de Mulet de Messire Jean. L'avertissement
en forme de prédiction adressé à très bredouillant poète comique Messire
Pierre Corneille se terminait par ce pronostic : Vous le verrez cet hiver dans Paris, Bien étrillé comme un cheval de prix. Déjà partout le bâton s'appareille Dont son grand des doit être endommagé, Esprit de fange, âme de savetier. Corneille, de son côté, dans le rondeau visant Mairet : Qu'il fasse mieux ce jeune jouvencel, renvoyait la muse de son insulteur en un lieu qui rime à jouvencel. Vilaine, vilaine querelle sur laquelle la badauderie de l'histoire s'est vilainement appesantie. Le public avait pris parti pour Corneille ; les jaloux n'en étaient que plus ardents. Cette querelle des vanités exaspérées contre l'homme dont le génie triomphait excédait, après le public, tous les gens de tact et de mesure. L'insulte finit par lasser jusqu'aux insulteurs. Tout le monde aspirait à une fin. Scudéry, qui avait engagé la bataille par ses Observations sur le Cid, lourd pamphlet de pédantisme grammatical, cherche lui-même une issue. Il la trouve : il demande que le différend soit porté devant l'Académie. L'Académie venait de naître ; elle sortait, non sans peine, de ses langes. On sait les conditions de son origine : la France, nous l'avons dit, avait, alors, le désir unanime que la langue française fût améliorée. En province comme à Paris, des groupements nombreux se consacraient à cette tâche. Les salons comme les parlottes s'en mêlaient ; les gens du monde, la Cour et, au plus haut degré, les chefs de l'opinion, les gens d'Église, le pouvoir royal s'y employaient. Nous avons vu la pression que les protestants, les philosophes, les politiques exerçaient à ce sujet sur Richelieu. L'Académie, à sa naissance, est saisie de la querelle. L'un de ces groupes s'était formé à Paris autour d'un protestant, peut-être converti, Conrart ; ce groupe comptait plusieurs personnes appartenant à l'entourage du cardinal, Desmarets, Sirmond, Du Châtelet et, notamment, ce Boisrobert dont Richelieu avait fait son plaisantin, une sorte de fou de cour, colporteur des potins de la ville et des lettres. Boisrobert n'ignorait pas l'intérêt que Richelieu portait à la pureté de la langue, dans le besoin où il était de s'assurer le concours de l'opinion, de rallier la France entière à l'idée de l'unité nationale ; il savait que le cardinal cherchait des hommes, des écrivains capables d'exposer clairement ses idées et d'entraîner le pays vers de promptes solutions dans ce laborieux effort pour l'unité. Il attira l'attention du cardinal sur le groupe Conrart. Richelieu prit intérêt à l'initiative, qu'il fit sienne avec sa netteté et sa profondeur ordinaires : Le cardinal, dit Pellisson, qui avoit l'esprit naturellement porté aux grandes choses, qui aimoit surtout la langue françoise en laquelle il écrivoit fort bien, demanda à M. de Boisrobert si ces personnes ne voudroient point faire un corps et s'assembler régulièrement sous une autorité publique. Les hommes qui appartenaient à ce premier groupe, tous gens de lettres et d'un mérite au-dessus du commun, dit encore Pellisson, étaient Godeau, plus tard évêque de Grasse, Gombauld, Chapelain, Conrart, Giry, Hubert de Montmort, son frère l'abbé de Cerizy, Serizay, Malleville. La liste des quarante membres, chiffre qui fut arrêté, se compléta peu à peu, du consentement de Richelieu[58]. Si on examine cette liste avec attention, on est frappé du nombre de cartésiens et de protestants qu'elle renferme. Peut-être y avait-il là une pensée intime du cardinal en vue de son éternelle préoccupation : l'unité intellectuelle et religieuse du pays, unité qu'il espérait achever même par la paix religieuse et la réunion des deux Églises[59]. Telle fut l'origine, en somme modeste, de cette institution destinée à un si grand avenir. Le 22 mars 1634, les promoteurs avaient chargé l'un d'entre eux d'exposer au cardinal les raisons pour lesquelles ils sollicitaient sa protection : raisons intellectuelles et littéraires qui seules étaient de leur compétence et qui seules les intéressaient ; mais avec cette nuance où l'esprit cartésien se révèle : Il ne suffisoit pas d'avoir une grande et profonde connaissance des sciences ni une facilité de parler agréablement en conversations, ni une imagination vive et prompte, capable de beaucoup inventer, mais il falloit comme un génie particulier et une lumière naturelle capable de juger de ce qu'il y avoit de plus fin et de plus caché dans l'éloquence, il falloit enfin comme un mélange de toutes ces autres qualités en un tempérament égal, assujetties sous les lois de l'entendement et sous un jugement solide. Rien de plus frappant, n'est-il pas vrai, que ce souci de la règle, de la mesure, du bon sens, méthodes et doctrines qui, dégagées par Descartes, acceptées par la France, allaient être celles des temps nouveaux. En ce qui concernait la tâche spéciale et, pour ainsi dire, technique de l'Académie, elle devait s'appliquer au choix et à l'usage des mots : Quant aux fonctions attribuées à l'Académie, qui étoient la seconde chose dont on avoit promis de traiter, elles seroient de nettoyer la langue des ordures qu'elle avoit contractées, ou dans la bouche du peuple, ou dans la foule du Palais et dans les impuretés de la chicane ou par les mauvais usages des courtisans ignorants ou par l'abus de ceux qui la corrompaient en l'écrivant et de ceux qui disent bien dans les chaires ce qu'il faut dire, mais autrement qu'il ne faut ; que, pour cet effet, il seroit bon d'établir un usage certain des mots... que si ces résolutions ne pouvoient servir de règles à l'avenir, au moins pourroient-elles bien servir de conseils... Cette Compagnie, disait-on pour finir, avoit pris le nom d'Académie françoise parce qu'il étoit le plus modeste et le plus propre à sa fonction[60]. L'esquisse si mûrement méditée et soigneusement rédigée
fut présentée au cardinal, qui se la fit lire deux fois : d'abord par le
cardinal de La Valette qui se trouvait là, ensuite par Boisrobert ; après
quoi, il dit simplement qu'il estimoit toute la Compagnie
en général et chacun en particulier, qu'il leur savoit gré de ce qu'elle lui
demandoit sa protection et qu'il la leur accorderoit de bon cœur. Ce
fut tout : le cardinal ne devait jamais paraître dans une réunion de
l'Académie ; et, comme l'a fait observer M. Batiffol, on ne trouve ni dans
ses papiers, ni dans ses archives aucun document qui se rapporte à cette
fondation. Boisrobert, toujours fidèle à son esprit de flatterie, dit, devant lui, que, dans le programme de l'institution, on pourrait inscrire, comme sujet des travaux de la Compagnie, de célébrer la gloire et les hauts faits du cardinal. Celui-ci dit qu'il ne pouvait en être question. Non pas, certes, que Richelieu fût insensible aux louanges, fussent-elles conventionnelles. Il suffit de parcourir les ouvrages du temps, en particulier le Parnasse royal de Boisrobert, les Poésies du Père Lemoine, celles de Godeau, de Maynard, de Colletet, pour être édifié à ce sujet ; personne n'ignore que le cardinal entretenait autour de lui l'équipe de ces louangeurs et qu'il leur réservait, en retour, des satisfactions sonnantes et trébuchantes. Il soignait ce que nous appellerions aujourd'hui sa publicité. Sans doute aussi, il mûrissait en lui-même les grands projets qu'il contait à son médecin La Mesnardière ; mais, habile ménager de son activité, il reportait la réalisation de ses vues au temps d'une paix victorieuse. Le consentement du cardinal obtenu, on s'occupa d'abord de rédiger les Statuts et ensuite les Lettres patentes de la fondation ; celles-ci sont datées du 2 janvier 1635 ; elles ordonnent la création d'un corps chargé de rendre le langage françois non seulement élégant, mais capable de traiter tous les arts et toutes les sciences. La volonté royale étant ainsi exprimée, l'Académie ne se trouvait pas encore consacrée. Il fallut plus de deux ans pour qu'elle existât légalement. En effet, les Lettres patentes n'avaient force d'exécution qu'après avoir été vérifiées par arrêt du Parlement de Paris. Or, ce ne fut qu'après un long retard voulu et après que les vétilleux du Parlement eurent mis au point certains détails relatifs aux privilèges du corps nouveau que, non sans une pression réitérée du cardinal, l'arrêt indispensable fut rendu en juillet, 1637. Le cardinal reçut les membres du bureau de l'Académie, venus pour le remercier. Il leur parla avec une élégance et une bonne grâce qui les charma. Richelieu et les sentiments de l'Académie. L'Académie n'avait pas encore d'existence légale quand, en mai 1637, Scudéry lui adressait sa requête relative au Cid : C'est, écrivait-il, la plus belle et la plus importante action publique par où votre illustre Compagnie puisse commencer les siennes. L'impression dans le public, et parmi les membres mêmes de l'Académie, fut que c'était une fâcheuse aventure pour elle. Elle hésitait à accepter, ne pouvant le faire, d'ailleurs, que si l'on obtenait, à la fois le consentement de Corneille et l'approbation du cardinal. Corneille se méfiait ; il se taisait ; il grognait. Les Boisrobert, les Desmarets, etc., n'étaient pas de ses amis. Et le cardinal ? Revenons sur la question : le cardinal était-il, comme il a été dit et répété à satiété, un auteur dramatique, qui voyait d'un mauvais œil le succès de Corneille ? Était-ce lui, comme on l'a dit également, qui avait suggéré la procédure soumettant l'examen du Cid à l'appréciation du corps littéraire qu'il fondait ? La connaissance des faits bouscule, une fois pour toutes, cette indigne légende. Richelieu, quoi qu'on en ait dit, ne se piquait nullement d'être un poète ; il ne cherchait pas cette palme. On ne connaît pas un vers qui soit certainement de lui ; il n'a collaboré, — ce qui s'appelle collaborer, — à aucune des pièces jouées sur son théâtre, pas même à la pièce dite des Cinq auteurs. Il faut expliquer, maintenant, d'après les faits authentiques, par qui et dans quel esprit ces propos ont été colportés. Naturellement, le cardinal était au courant de la Querelle du Cid : elle faisait assez de bruit ; il avait fait jouer la pièce plusieurs fois. Il s'était bien aperçu, comme tout le monde, que, si admirable qu'elle fût, elle n'était pas sans défauts. Il connaissait Scudéry et ménageait ces précieux et bruyants personnages de l'hôtel de Rambouillet ; il pensait, comme tout le monde, que l'heure était venue de mettre un terme à ces fâcheuses polémiques. Son familier Boisrobert, auteur dramatique, lui, insistait auprès de l'Éminence, au nom des adversaires de Corneille, parmi lesquels des membres de l'Académie. Finalement, le cardinal se laissa faire et il dit qu'il seroit bien aise de voir leur jugement et que cela le divertiroit... Que cela le divertiroit : voilà le mot du maître ! Corneille n'avait qu'à s'incliner. La question lui fut posée ; il s'inclina : Je n'ai rien à dire. C'est un grand art, chez ceux qui ont en mains la destinée des peuples, de savoir se servir de l'esprit public dans l'intérêt de tous et de faire du bien même avec les passions : bon feu avec tous les bois. Par exemple, lorsqu'un pays s'est laissé aveugler par les sophismes, par ce faux langage de la surenchère des partis, il importe qu'une main forte réagisse et règle, selon l'équité et la sagesse, les querelles, les abus qui sont de tous les régimes. C'était le système de Richelieu dans les grandes et les petites affaires : viser le bien, se limiter au possible, c'est tout l'esprit de son gouvernement. Pour rester dans le domaine des lettres, ne craignant pas la lumière, ne craignant pas la critique, lé ministre acceptait la discussion, l'examen public des choses et des causes. Ne verrons-nous pas ce dictateur, ce tyran créer la presse politique et inaugurer ainsi la publicité des affaires ? Il avait besoin de l'opinion et ne craignait pas de l'avertir, de la renseigner et de faire appel à son sentiment. C'est ainsi, qu'en soumettant la Querelle du Cid au jugement de l'Académie, il réclamait, des lettres françaises, une réflexion, une méthode plus approfondies, écartant à la fois les improvisations et les partis pris. Le débat s'engageait, d'ailleurs, sur différentes questions du plus réel intérêt : influence du théâtre sur les mœurs, formes techniques du drame, emploi de la prose ou du vers, etc., débat important pour l'avenir de l'intellectualité française et moderne. En lisant, aujourd'hui, les Sentiments de l'Académie sur le Cid, on est d'abord accablé par un verbiage embrouillé et diffus. Mais, à y regarder de près, on finit par distinguer certains morceaux où une étude attentive de la pièce et même des observations de Scudéry donne des indications sages en ce qui concernait les mœurs du théâtre, la technique dramatique et la langue. Les mœurs d'abord. Une fille dont l'amant a tué le père peut-elle s'arracher décemment à la douleur filiale et épouser l'homme qui, — pour des raisons honorables, — a été le meurtrier ? Les Sentiments de l'Académie insistent sur cette délicate question morale : Chimène, alors que, selon son premier cri, la mort de Rodrigue pouvait seule expier celle du comte, poursuit mollement le châtiment, craint d'en obtenir l'arrêt ; et, finalement, le devoir que lui dictait son honneur cède à la violence de la passion amoureuse. Le document académique signale cette faute contre les mœurs dans les termes suivants qu'on trouvera bien quelque peu adoucis : Et maintenant, si on nous allègue pour la défense que cette passion de Chimène a été le principal agrément de la pièce et ce qui lui a suscité le plus d'applaudissements, nous dirons, ce n'est pas parce qu'elle est bonne, mais parce qu'elle est heureusement exprimée. En somme, on ne peut que reconnaître la parfaite justesse de cette sentence. Les observations de Scudéry sur le Cid s'étaient référées avec un pédantisme superficiel aux fameuses règles attribuées à Aristote et concernant la technique dramatique, particulièrement dans la tragédie. D'abord, invoquant la règle de l'unité d'action, Scudéry fait à Corneille le reproche que sa pièce déborde le cadre tracé par la règle, puisqu'elle entasse en un jour plus d'actions que l'esprit n'en peut aborder d'une seule vue. A ce sujet, les Sentiments de l'Académie s'expriment ainsi : Nous n'estimons point que le Cid pèche en excès de grandeur pour avoir ramassé en un seul jour les actions de plusieurs années, s'il est vraisemblable qu'elles puissent être advenues en un jour. Ici l'Académie prouve qu'elle a un sens réel de l'intérêt dramatique, puisque, tout en reconnaissant l'importance des règles, elle laisse à l'auteur une certaine latitude dans la manière de les appliquer. Au sujet de l'unité de temps, le rédacteur des Sentiments
de l'Académie, — ce serait, assure-t-on, Chapelain[61], — est non moins
raisonnable : on a blâmé Corneille d'avoir tiré un parti inattendu d'un
combat avec les Maures qui survient juste au moment où se noue la péripétie de
l'amour de Chimène, et d'avoir ménagé, en vue de cet événement, la présence
d'un corps de troupes en apparence composé des gardes du prince, mais qui, en
fait., ne se trouve là d'une façon si opportune que pour aller battre les
Maures sous la conduite de Rodrigue et dénouer, pour la commodité de
l'auteur, la crise du mariage. Sur ce point, l'Académie déclare que cette
péripétie n'encourt aucun blâme : Le poète seroit
plutôt digne de louange d'avoir inventé cette assemblée de gens, en apparence
contre le comte et, en effet, contre les Maures, car une des beautés de l'art
dramatique est que ce qui a été imaginé et introduit pour une chose serve à
la fin pour une autre. La discussion qui se trouve engagée entre Corneille, Scudéry et l'Académie au sujet de la langue est trop longue et trop minutieuse pour être exposée ici. Ce qui importe, c'est qu'elle se soit produite en toute application et même avec une certaine minutie. En effet, la langue française avait encore à lutter contre une certaine obscurité et incertitude. L'Académie ne donne pas à ses décisions un accent trop absolu ; elle signale les points en litige et, en somme, elle s'en rapporte à l'usage. Voilà le mot décisif qui sera désormais la loi et les prophètes en matière de langage. Le peuple fait lui-même sa langue ; les doctes n'ont d'autre autorité que de vérifier si l'usage est établi. Pour projeter quelque lumière dans ce lourd et, en somme,
assez médiocre factum, le mieux est de lui emprunter ces quelques lignes raisonnables
de la conclusion : Après tout, il faut avouer
qu'encore que l'auteur de la pièce ait fait choix d'une matière défectueuse,
il n'a pas cessé de faire éclater en beaucoup d'endroits de si beaux
sentiments et de si belles paroles qu'il a en quelque sorte imité le Ciel
qui, en la dispensation de ses trésors et de ses grâces, donne indifféremment
la beauté du corps aux méchantes âmes et aux bonnes. Il faut confesser qu'il
y a semé un bon nombre de vers excellents et qui semblent avec justice
demander grâce pour ceux qui ne le sont pas. Cette confession, arrachée à des gens qui n'étaient pas trop bien disposés en principe, accordait à l'œuvre de Corneille un prix et elle se dégageait entièrement de l'invective brutale des Scudéry, Mairet, Claveret et autres Boisroberts. Après trois siècles, ce qui apparaît, en tenant compte des circonstances et du temps, c'est que le Cid, pour citer les paroles mêmes de l'Académie, a conquis à l'auteur un rang considérable entre les poètes français. Mais on peut admettre aussi que la pièce pouvait, non sans avantage, être soumise à l'examen réfléchi des hommes qualifiés, fussent-ils académiciens. La preuve, et cela tranche le débat, c'est que Corneille, lui-même, prit, dès lors, le parti de se livrer, à propos de chacune de ses pièces, à un examen portant à la fois sur les mœurs, sur les règles et sur la langue ; que, de plus, Corneille crut devoir écrire et publier bientôt après, ses trois Discours sur l'Art dramatique et sur les Tragédies, — études sincères et qui sont devenues la loi du théâtre français pendant plusieurs siècles ; et qu'enfin Corneille se conforma désormais avec le plus grand scrupule à ces fameuses règles attribuées à Aristote, mais qui étaient appliquées, d'ores et déjà, dans l'art dramatique, par le bon sens français. Quant à la décision du cardinal, qui avait déféré la Querelle du Cid au jugement du corps à peine institué, il est incontestable que l'Académie en reçut un honneur, un éclat, une autorité qui n'ont fait que s'affirmer par la suite et que cette autorité a été décisive pour l'excellence de la langue et même de la scène française. Richelieu, en prenant le parti de confier cette mission à l'Académie, fut doublement son fondateur et son législateur ; et il est intéressant de préciser ce qu'il pensa lui-même des Sentiments exprimés par la Compagnie. Avant de les publier, on alla lui soumettre une sorte d'esquisse ou de première rédaction. Chapelain confia ce soin à l'éternel Boisrobert. Or, ce premier texte est conservé en manuscrit à la Bibliothèque nationale, et il porte des notes marginales de la main de Citois, le médecin qui écrivait souvent, la nuit, sous la dictée du cardinal. Or, les notes émanant du maître sont, toutes, en faveur de Corneille ; toutes, elles atténuent les critiques et demandent des adoucissements : Il faut un tempérament... Il faut adoucir cet exemple... etc. L'impression générale ressort de ce fait qu'un passage des Sentiments blâmant la vanité de Corneille est effacé à la demande du cardinal, et que son appréciation personnelle est exprimée par ces paroles, jetées à la volée, mais nettement favorables au poète : Bon, mais il y falloit jeter quelques poignées de fleurs. Il reste à expliquer comment la légende de l'hostilité et de la jalousie de Richelieu, en tant qu'auteur dramatique, à l'égard de l'auteur du Cid, a pu se créer. La chose s'explique, d'abord, par les mêmes raisons que la méconnaissance générale, qui fut longtemps celle de l'histoire de France, relativement à Richelieu. Le point de départ, nous l'avons dit, s'en trouve dans l'explosion du soulagement qui éclata, après la mort de Louis XIII, lorsque la régence d'Anne d'Autriche appela au pouvoir ceux qui avaient été les adversaires du cardinal et ameuta l'opinion contre le grand homme d'État qui avait fait peser si lourdement le poids de son autorité sur le pays, sur la Cour, sur les grands, sur les partisans de la cause espagnole, sur la Reine elle-même. Pour l'histoire, ce temps s'appelle la Fronde. Est-ce clair ? Les prisonniers sortirent de la Bastille avec leurs plaintes, leurs griefs, leurs Mémoires qu'ils avaient eu le temps d'écrire et de cuisiner au sel de leur rancune ; les ambitieux, les déçus, les favoris de Gaston, les amis de la Chevreuse, les jansénistes, les parlementaires, les protestants, les libellistes firent chorus.' Louis XIV, fils de l'Espagnole, ayant reçu cette tradition, laissa tomber, non sans quelque satisfaction, la gloire du cardinal, qui eût porté ombrage à celle de sa couronne. La duchesse d'Aiguillon fut mise au rang des Marion de Lorme et des Ninon de Lenclos par la cohorte des pamphlétaires et des polémistes hollandais ; et l'histoire s'écrivit d'après Morgues, d'après Tallemant, d'après les grotesques, les salisseurs, et les publicateurs de la Milliade. Richelieu, c'était la robe rouge. L'opinion, dans son ignorance magnifique, accepta, comme on dit, sans y aller voir. Le théâtre, le roman, la polémique libérale, l'impéritie scolaire puisèrent à pleins seaux dans ces sources adultérées. L'injure et l'injustice s'installèrent. Le romantisme, aven Victor Hugo, Alfred de Vigny et Alexandre Dumas, se gava de col te pâture. La gendeletterie du temps avait facilité cette manœuvre. Après avoir encensé, avec une si misérable platitude, le maître tant qu'il vivait, elle comprit qu'il fallait se retourner contre lui pour se laver elle-même de son indignité. En l'année 1653 (c'est-à-dire dix ans après la mort du cardinal), parut l'Histoire de l'Académie française, rédigée par Pellisson, inspirée par Boisrobert. On apprit et on admit que, pour la création de l'Académie, Boisrobert avait été l'inspirateur et l'organisateur. En ce qui concerne la Querelle du Cid, les insinuations perfides se glissèrent dans un récit d'autant plus agréable pour les auteurs dramatiques que Corneille encombrait encore la scène. Pellisson écrivait donc : Il ne faut pas se demander si la gloire de l'auteur du Cid donna de la jalousie à ses concurrents ; plusieurs ont voulu croire que le cardinal lui-même n'en avait pas été exempt et, qu'encore qu'il estimât fort M. Corneille et qu'il lui donnât pension, il vit avec déplaisir le reste des travaux de cette nature, et surtout ceux où il avait quelque part, entièrement effacés par celui-là. Voyez-vous le raffinement et le glaive à deux tranchants ? Voilà Richelieu auteur dramatique ! Et jaloux de Corneille ! C'est officiel, donc incontestable. Et voilà de quoi satisfaire les curieux d'anecdotes, les copistes à gages, les dénigreurs impuissants. Conclusion sur la langue française. Revenons à notre sujet : Richelieu, la langue et les lettres. Le fait incontestable, c'est le soudain essor pris par la langue et la littérature françaises au moment même où le pays, sous la haute direction du cardinal de Richelieu, scellait son unité et projetait son rayonnement sur l'Europe, sur le monde. Pourrait-on donner même une vague idée du labeur infini et minutieux qui occupe dès lors, non seulement les grammairiens, les lexicographes, les imprimeurs, les professeurs, mais les esprits les plus raffinés, les gens du monde les moins capables d'application en apparence ? Feuilletons seulement les opuscules de l'abbé d'Olivet, ses analyses serrées du verbe, des participes, des déclinaisons, du temps, des voyelles, des consonnes ; essayons de pénétrer, avec celui-ci et tant d'autres, dans le secret du sens des mots ou de la construction des phrases. Allons un peu plus loin et voyons l'œuvre elle-même en bonne voie d'achèvement dans les Observations du Père Bouhours, qui enregistre les résultats à une époque qui est encore celle de la transition, vers le milieu du siècle. Voici ce que dit, par exemple, celui-ci à propos du mot valeur : Ce mot a deux significations dans notre langue, comme tout le monde le sait. Il signifie courage et prix ; mais, avec cette différence que tout le monde ne sait pas peut-être, qu'il ne se joint qu'aux personnes quand il signifie courage et qu'aux choses quand il signifie prix. On dit : c'est une chose de valeur, de peu de valeur ; il m'a donné la valeur de mon diamant. Mais on ne dit pas : c'est un homme de valeur, de peu de valeur pour signifier que c'est un homme qui vaut beaucoup, ou bien un homme qui a plus de mérite. On dit encore moins que c'est un homme qui a de la valeur pour marquer du mérite en général... M. de Balzac a fait une grande faute quand, après avoir dit, de M. le Comte de Fiesque : Je fais une estime très parfaite de sa valeur, il ajoute : Je prends ici valeur dans le sens le plus étendu en signification. N'en déplaise à M. de Balzac, ce mot, appliqué à une personne, ne signifie que cette qualité : la vertu guerrière, dont M. de Cassagnes a parlé dans son Traité de la Valeur. Appréciez ces fines nuances et ce beau langage consolidé dans sa rigoureuse justesse. Est-il un mot plus banal, plus neutre que le mot tout ? Eh
bien ! il a fallu le définir, l'animer, lui donner, en quelque sorte, la vie
; l'usage s'en est chargé. Notre auteur, le Père Bouhours, y insiste à force
d'exemples et de citations autorisées : Un de nos
plus illustres écrivains, dit-il, observe dans
ses Mémoires, en parlant des exilés qui furent rappelés après la mort
du cardinal de Richelieu : Presque tout ce qui avait été banni revint.
M. Pellisson dit, au sujet de ce grand ministre dans l'Histoire de
l'Académie française : Comme il était au lit et que tout dormait chez
lui... L'auteur de la Relation des
campagnes de Rocroi et de Fribourg se sert de ce terme lorsqu'il parle
des Espagnols qui, ne pouvant plus soutenir l'effort des Français, se
réfugièrent autour du prince à la bataille de Rocroi : Tout ce qui peut
échapper à la fureur du soldat accourt en foule pour lui demander la vie et
le regarde avec admiration. Donc, tout se trouve personnifié, et voilà même que tout regarde. Tout désigne, dans ces cas, une foule vivante, ardente, trépidante. Notre auteur tient, d'ailleurs, à le préciser : il cite la phrase de l'Histoire de l'Arianisme décrivant une bataille : Tout combattit, tout se mêla, tout fut confondu sans qu'il n'y eût plus aucun ordre, ni distinction de corps. Ainsi, les hommes et les choses, à la faveur du mot tout, font partie du même indiscernable tumulte. Oui, langage nouveau, enrichi, assoupli, précisé qui, dans sa brièveté, évoque tout en une si claire expression. Mais suffisait-il de l'usage pour lui donner cette clarté, cette sûreté, cette netteté, cet éclat ? Non, il y fallait, en plus, le génie des écrivains ; et il y fallait, — allons jusqu'au bout, — l'exigence de l'âme française. L'année de la langue, c'est l'année de la fondation de l'Académie française, oui ; mais c'est aussi l'année du Cid. Nos enfants apprendront à jamais les vers de Corneille et les pensées rie Pascal. Mais c'est aussi l'année de Corbie, l'année de la France libérée et unifiée. Tous ces grands faits étaient nécessaires et simultanés pour fixer cette chose flottante depuis plus de mille ans, la langue. En ces années glorieuses, la France était en travail de ses diverses grandeurs sous les ordres réfléchis du cardinal ; et elle obéissait, elle voulait obéir. Lui mort, elle obéit encore. Depuis lors, elle a obéi avec zèle et ponctualité aux lois du langage dictées par l'autorité du ministre qui dort sous le dôme de la Sorbonne. Et cette langue est maintenant acceptée par tout le pays, par toutes les classes, parlée et comprise partout, en France et au dehors, aux sources du Nil .et sur le fleuve Mékong ; elle sert à la psychologie, aux sermons, aux techniques les plus diverses. Elle est fixe et, cependant, elle se transforme, elle s'adapte : le télégraphe, le téléphone, le cinéma se servent d'elle et elle les aide par sa simplicité son ordre, sa brièveté. L'étranger l'apprend avec honneur ; elle est, malgré tout, la langue de la diplomatie et la langue de la paix. Les institutions ou les règles internationales qui lui échappent ne durent pas. Restons dans le cadre de littérature. Par la fondation de l'Académie française et sur le signe du cardinal, tout le monde en France s'est mis à la tâche. Nous savons très mal ce que faisaient les quarante : peut-être rien, se disputant beaucoup. Mais la France a compris que la langue, puisqu'on faisait appel à l'usage, était l'affaire de tout le monde et qu'il fallait s'occuper d'elle constamment. Dès lors, il n'y a plus une pensée, une forme, une syllabe, une lettre dans l'écriture ou dans la conversation qui ne soit considérée et méditée : dans les moindres de nos villes, bourgs, châteaux, le même goût de la recherche, de la clarté, de la pureté, de l'élégance. On connaît la Querelle du Cid qui amusa Paris ; mais a-t-on assez tenu compte de la croisade qui enrôla toutes les intelligences au sujet de la syntaxe et de l'orthographe ? A-t-on insisté sur la querelle, autrement délicate, des adjectifs et des participes ? Sait-on seulement que, dès l'année 1656, dans la quatrième partie du Théâtre de Pierre Corneille, dans la troisième partie des Poèmes dramatiques de Thomas Corneille, suivant la volonté déclarée de Pierre, la réforme de l'orthographe, — usurpée plus tard par Voltaire, est en voie d'accomplissement, sans bruit et par un ordre au correcteur ? Il ne peut être question d'analyser ici les commentaires infinis de Vaugelas, de Ménage, de Segrais, de Huet, de Patru. Que, du moins, l'histoire rappelle avec autorité les faits notoires et acquis. La Bruyère, dit : L'on écrit régulièrement depuis vingt années (ce qui fait remonter le fait vers le temps de Richelieu) ; on est esclave de la construction ; l'on a enrichi la langue de nouveaux mots ; secoué le joug du latinisme et réduit le style à la phrase purement française ; l'on a presque retrouvé le nombre que Malherbe et Balzac avaient les premiers rencontré et que tant d'auteurs depuis peu ont laissé perdre ; l'on a mis en fin dans le discours tout l'ordre et la netteté dont il est capable. Qui donc avait voulu cela, exactement cela ? Richelieu. Qui donc l'a réalisé répondant à l'appel de Richelieu ? Tout le monde. On a parlé non sans emphase du salon des Précieuses ; la vérité est qu'il faut élargir la chambre bleue d'Arthénice jusqu'à y comprendre la France tout entière. Certains traits caractérisent ce prodigieux travail : les mots qualifiés vieux mots sont chassés ; par exemple, meskuy, souloir, devers, contemptible ; les mots des dialectes sont éliminés, par exemple : mettez-vous, languir, espérer (pour attendre), quand c'est que (pour lorsque), etc. ; les mots malhonnêtes, ou obscènes (qu'il est inutile de citer) sont rejetés à jamais ; les termes ou métaphores à prétention sont bafoués ; citons celui-ci, puisqu'il est drôle : le bouillon des deux sœurs pour un lavement ; et celui-ci parce qu'il est d'avance romantique : le flambeau du silence, pour la lune. Nous avons vu les mots ; parlons maintenant des hommes : voilà que s'alignent en une chitine ininterrompue les écrivains de la génération créatrice : après Corneille, tant d'illustres contemporains du cardinal : Rotrou, Saint-Évremond, le cardinal de Retz, Mlle de Montpensier. Comparez leur style si clair, si souple, si mesuré, à la rhétorique de leurs prédécesseurs, même Malherbe, même Desportes, même Balzac. Et maintenant voici les jeunes qui se déclarent : voici Molière qui fut en service dans la chambre du cardinal et qui tenait sans doute de là ce Montaigne corrigé de la main de Mlle de Gournay qui porte la signature du jeune J.-B. Pocquelin[62]. Voici Pascal, dont le cardinal avait encouragé les débuts juvéniles : Je vous recommande vos enfants, disait-il à Étienne Pascal, père de Jacqueline et de Blaise ; j'en ferai quelque chose de grand. Blaise Pascal, venu de son Auvergne à Paris en 1631, y vécut en plein sous le ministère du cardinal. D'une précocité extraordinaire, il voit tout, sait tout, comprend tout. Près de lui et dans son absolue confidence, âme à âme, il y a sa sœur Jacqueline, dont on a dit qu'elle avait dans le génie quelque chose de cornélien ; elle écrivait ce vers sur l'amour : Qui veut te résister est aussitôt le maître, et ces autres vers sur le mystère divin : Mon Dieu, je ne pénètre pas Dans les secrets dont, ici-bas, Vous nous ôtez la connaissance ; Mais j'espère en votre équité Et crois que votre Providence Suit les lois de votre bonté. N'est-ce pas toute la simplicité et la grandeur que la pensée peut exiger de l'expression ? Mais cela sonne comme du Corneille, du Descartes, du Richelieu. La langue de ces deux enfants, c'est la langue française achevée ; ils la parlent et l'écrivent naturellement et sincèrement. Le frère aborde la période mondaine de sa vie tourmentée, il fréquente les beaux esprits du temps, le chevalier de Méré, le duc de Roannez et sa sœur. On lui attribue le Discours sur les Passions de l'amour, que l'on considère même comme une confidence, un fragment autobiographique de Pascal écrit par Pascal. Si cette attribution est discutée, n'est-il pas frappant, en tout cas, que ceux qui refusent d'y reconnaître une œuvre de l'auteur des Provinciales le donnent à La Bruyère, c'est-à-dire à un écrivain de la fin du siècle : donc la langue est déjà formée telle qu'elle sera et durera. Poussons la démonstration en nous tournant vers le simple
langage courant : la sœur, Jacqueline Pascal, au moment où sa vocation la
porta à entrer à Port-Royal, c'est-à-dire en juin 1648, et son père s'y
opposant, écrit à celui-ci une longue lettre dont voici quelques passages : Si Dieu me fait entendre que j'y suis propre, je vous
promets que je mettrai tout mon soin à attendre sans inquiétude l'heure que
vous voudrez bien choisir pour sa gloire ; car je crois que vous ne cherchez
que cela... Vous pouvez être certain que vos
commandements me sont des lois et que toutes les fois qu'il s'agira de votre
satisfaction, au préjudice même du repos de toute ma vie, vous connaîtrez,
par la promptitude avec laquelle j'y courrai, que c'est par reconnaissance et
par affection plutôt que par devoir. Or cette prose, le critique qui la cite la rapproche avec raison des admirables vers de Racine : Mon père Cessez de vous troubler, vous n'êtes point trahi ; Quand vous commanderez, vous serez obéi. Ma vie est votre bien ; vous voulez le reprendre ; Vos ordres sans détours pouvaient se faire entendre. D'un œil aussi content, d'un cœur aussi soumis Que j'acceptais l'époux que vous m'aviez promis, Je saurai, s'il le faut, victime obéissante, Tendre au fer de Calchas une tête innocente, Et, respectant le coup par vous-même ordonné, Vous rendre tout le sang que vous m'avez donné. Les mêmes mots, les mêmes nuances, la même distinction le même accent. En coup de foudre, la langue est faite ; elle ne changera pas. Jacquerie Pascal et Iphigénie n'ont qu'un seul et même langage de l'âme. Or, ces deux enfants de l'Auvergne, Pascal et sa sœur, ont entendu la propre parole du cardinal. Et puisque nous en sommes à Racine, n'est-il pas intéressant de remarquer qu'il a recueilli le sujet d'une de ses tragédies, Bajazet, de la bouche du secrétaire des Mémoires de Richelieu, Cézy (Harlay de Sancy), qui avait été camarade d'enfance de Richelieu et ambassadeur à Constantinople[63]. Voici, maintenant, le livre classique s'il en fut, classique par la solidité, par l'achevé, par la pénétration psychologique et la portée philosophique, les Réflexions ou Sentences et Maximes morales de La Rochefoucauld. Quand donc son auteur l'a-t-il conçu ? De quelle expérience de la vie, de quel jugement sur les hommes, de quelles relations sociales ces pages ont-elles été en quelque sorte le miroir ? La Rochefoucauld (alors le jeune Marcillac) a fait ses débuts dans l'opposition contre le cardinal de Richelieu. S'étant cru un homme d'action, ayant des ambitions politiques, il prit, alors, un faux départ qui eût égaré sa vie entière. Grand écrivain, par la suite, peut-être pour avoir été un politique raté, en tout cas un mécontent au début. C'était en 1037, au plein dg la carrière du grand cardinal et alors que l'intrigue espagnole, montée contre celui-ci, battait son plein : un fragment des Mémoires de La Rochefoucauld, fragment qui avait été égaré, — peut-être volontairement, — mais qui a été retrouvé, raconte ceci : Dans un certain moment, la Reine (Anne d'Autriche), persécutée, abandonnée de tout le monde et n'osant se confier qu'à Mme de Hautefort et à moi (à lui qui avait vingt-trois ans !), me proposa de les enlever toutes deux et de les emmener à Bruxelles. Quelque difficulté et quelque péril qui parussent dans ce projet, je puis dire qu'il me donna plus de joie que je n'en avais eue de ma vie. J'étais dans un âge où l'on aime faire des choses extraordinaires et éclatantes et je ne trouvais pas que rien ne le fût davantage que d'enlever la Reine au Roi son mari et au cardinal de Richelieu qui en était jaloux, et d'ôter Mme de Hautefort au Roi qui en était amoureux. Alors, le blanc-bec se jette, corps et âme, dans la fameuse intrigue Chevreuse. Faux départ, encore une fois, lamentable carrière brisée... Quelle désillusion pour l'ambitieux, mais quelle expérience pour l'homme et quelle pâture pour l'imagination de l'écrivain ! Le cri de la passion refoulée se traduit dans la belle langue du siècle prête à ces hautes confidences, et ce seront les Maximes : La fortune fait paraître nos vertus et nos vices, comme la lumière fait paraître les objets. — Toutes les passions ne sont autre chose que les divers degrés de la chaleur et de la froideur du sang. — Le pouvoir que des personnes que nous aimons ont sur nous est presque toujours plus grand que celui que nous avons sur nous-même. (S'agit-il de Mme de Chevreuse ?) — La plupart des amis dégoûtent de l'amitié et la plupart des dévots dégoûtent de la dévotion. Et, en somme, cette haute qualité littéraire, cet achèvement définitif de la langue, du goût et de l'esprit français, pourquoi aller les chercher autour de Richelieu quand nous les trouvons en lui, dans sa volonté, dans son esprit, sous sa plume ? Sa correspondance, écrite ou dictée, révèle, à chaque page, un homme sûr de son langage, un artiste en force et en finesse, un ténor de la clarté et du tact, un maître de la mesure, de la persuasion, de l'argumentation, de l'insinuation et du silence éloquent. L'éloquence elle-même lui est si naturelle que personne n'y a pris garde ; et, pourtant, qui en a fait un plus bel usage que l'écrivain de ces lignes sur la probité qui doit être celle d'un homme d'État ? Si la probité d'un conseiller d'État requiert qu'il soit à l'épreuve de toutes sortes d'intérêts et de passions, elle veut qu'il le soit aussi des calomnies et que toutes les traverses qu'on lui sauroit donner ne le puissent décourager de bien faire. Il doit savoir que le travail qu'on fait pour le public n'est souvent reconnu d'aucun particulier, et qu'il n'en faut espérer d'autres récompenses en terre que celle de la renommée, propre à payer les grandes âmes... De plus, il doit savoir qu'il n'appartient qu'aux grandes âmes de servir fidèlement les rois... Enfin, il doit savoir que ceux qui sont dans le ministère d'État sont obligés d'imiter les astres, qui, nonobstant les abois des chiens, ne laissent pas de les éclairer et de suivre leurs cours, ce qui doit l'obliger à faire un tel mépris de pareilles injures que sa probité n'en puisse être ébranlée ni lui détourné de marcher avec fermeté aux fins qu'il s'est proposé pour le bien de l'État. Tel fut l'homme, tel était son style, — son style naturel acquis par sa naissance et que lui et son temps léguaient à la France. Une sorte de sursaut intellectuel s'était soudainement produit depuis les années si peu nombreuses qui séparent la représentation du Cid et la fondation de l'Académie française de la mort du cardinal. La spontanéité, l'ampleur, l'unanimité de la transformation, tout dans cette soudaineté ferait crier au miracle. Comment une telle explosion a-t-elle pu se produire si largement et si efficacement ? Disons que cela s'est passé comme cela s'est toujours passé en France aux grandes heures de son histoire. Elle travaille d'un seul cœur, avec une passion volontairement disciplinée, à l'appel d'un chef inspiré et dévoué ; le sentiment national se soulève. La France veut alors unanimement et héroïquement. Le vœu que le cardinal tint caché, les dents serrées jusqu'à sa mort, s'est accompli : la coupole du Prytanée s'est élevée selon son ordre et, de son noble hémisphère, elle domine l'avenir de l'humanité. |
[1] Ce travail de cimentage est admirablement dépeint dans ces vers de
J.-A. de Baïf cités par Frémy dans son livre sur les premières académies, page
9, note :
... Là,
près de Toussaint qui enseigne le grec,
Là, quatre ans je
passai façonnant mon ramage
De grec et de latin
et de divers langage
(Picard, parisien,
tourangeau, poitevin,
Normand et
champenois) mellay mon angevin.
[2] Extrait d'un manuscrit, Les
Miracles Nostre-Dame, de la bibliothèque de Notre-Dame de Soissons, cité
par Gabriel Peignot, dans Essai sur l'origine de la langue française,
Dijon, 1635, page 65. — Voici l'indispensable traduction : Je puis bien vous dire de celui-ci qu'il ne savait chanter
ni lire en roman, ni charte ni bref, et ne savait ni longue ni brève. Il ne
savoit qu'une messe, et c'était Salve sancta parens, qu'il avait apprise
d'enfance et d'usage. Ni en carême ni hors carême, ni à la Pentecôte, ni à
Noël, il ne chantait autre messe. C'était tout, soit pour les vivants, soit
pour les morts.
Il
fallut donc un miracle de la sainte Vierge pour que cet ignorant sût dire et
chanter selon les procédés instinctifs qui déforment les langues antérieures et
donnèrent naissance aux langues romanes, en remontant au fameux Serment de Strasbourg. Il faut aussi relire, avec une
véritable admiration, les chapitres VI et VII de l'Histoire de la Poésie
provençale de Fauriel, 1846, in-8°, tome Ier, pages 152 et suivantes.
[3] Texte extrait de Buchon.
Collection des Chroniques françaises, 1828, Villehardouin, tome I, page
96.
[4] Cité par Pélissier, Origines
de la langue française, 1866, in-12°, page 228.
[5] Voyez le curieux détail de
leurs travaux communs, diurnes et nocturnes dans Frémy, L'Académie des
derniers Valois, 1887, in-8°, page 15.
[6] Œuvres françaises de
Joachim du Bellay, Antoine de Harvy, 1575, in-12°, page 358.
[7] Frémy, L'Académie des
derniers Valois, page 106 ; et Henri Martin, Histoire de France,
tome VII, page 230.
[8] Frémy, L'Académie des
derniers Valois, page 48.
[9] Frémy, L'Académie des
derniers Valois, page 106 ; et Henri Martin, Histoire de France,
tome VII, page 230.
[10] Le Cavalier parfait,
publié en 1589, édition de 1614, pages 185 et 237.
[11] Voir l'excellent ouvrage de
Livet, La Grammaire française et les grammairiens au XVIe siècle, Didier
et Durand, 1859, in-8°.
[12] Richelieu écrivait un latin
que n'eût pas désavoué Cicéron. Au mois de janvier 1634, dans une lettre
adressée à Bouthillier, il sait fort bien railler Mme Séguier, née Fabri qui
trouvait l'alliance du marquis de Coislin, cousin du cardinal, peu digne de sa
fille Madeleine : Richeliorum et Fabriciorum
familiæ pari passu ambulare non possunt, possunt tamen gibbus adolescentis et
forma juvenculæ nostræ. (Avenel, Lettres du Cardinal de Richelieu,
tome VII, page 715).
[13] Lettre à M. d'Olonne. Œuvres
de Saint-Évremond. Édition de Londres, 1714, tome Ier, page 137. — Il ne
faut pas oublier que la noblesse de Guyenne était fort cultivée. Charlotte de
Caumont La Force, maréchale de Turenne, petite-fille du maréchal de La Force,
savait le latin, le grec et même l'hébreu. — Voir pour Mme de Lestonac, sœur de
Montaigne, ci-dessus, tome I.
[14] Essais, livre I er,
chapitres XXIV et XXV.
[15] Remarquer pourtant que Thomas
Sebillet, auteur de l'Art poétique françois, qui avait paru dès 1548 et
qui fut comme la trompette de la Pléiade, se prononça très vivement, en 1589,
pour la cause de l'ordre et la religion catholique : Il
faut que notre Roy soit de la religion catholique, apostolique et romaine,
écrivait-il. Il disait encore : Nous sommes Français ;
ne soyons pas cause de la ruine de notre propre mère et patrie... Il n'y a point de doute que Dieu bénira nos bonnes, saintes
intentions, et fera prospérer les affaires de l'union des catholiques, leur
donnant bon succès à son bonheur et gloire, et au bien général de la république
de cet État de monarchie françoise. Voir Art poétique françois de
M. Sebillet, publié par F. Gaiffe, Introduction, page IX, etc.
[16] Édition Le Duchat, 1711, tome
Ier, page 109.
[17] Publié en 1595.
[18] Discours de l'État et des
Grandeurs de Jésus, par le Père de Bérulle, imprimé pour la première fois
en 1623 ; nouvelle édition, donnée par l'abbé Piquant, chez Siffre, in-8°, page
21. (Préface au Roi).
[19] Introduction à la Vie
dévote, réimprimée d'après l'édition de 1619 par Fabius Henrion, in-8°,
page 157.
[20] Traité de l'Amour de Dieu,
par François de Sales, évêque de Genève. Revu et corrigé en cette 15e édition.
A Douay, chez Marx Wyon, 1625, in-12°, p. 108.
[21] Qui nous convint.
[22] Viedase
ou vidaze. On traduisait visage d'âne et
même autrement : plaisanterie qui pouvait être libre et que la jeune femme ne
pouvait assurément comprendre.
[23] La Vraie histoire cornique
de Francien, par Charles Sorel. Édition Delahaye, 1555, in-12°, page 153.
[24] Noël du Fail, Propos
rustiques. Édition Jacques Boulenger, chez Bossard, 1921, in-12°, page 69.
[25] Voir un bon exposé de cet
entourage dans l'ouvrage de M. Émile Magne, Voiture et l'Hôtel de
Rambouillet, tome Ier, passim.
[26] M. Lachèvre a découvert un
contemporain, un admirateur, un disciple de Théophile qui, en invoquant son exemple,
se dictait à lui-même les règles du maître en des vers que voici :
Et sans rien
emprunter de grec ni de latin,
D'hébreu ni
d'espagnol, et moins de florentin,
Sans dérober
d'autrui figure ni méthode,
Suivant mon sens
commun je travaille à ma mode ;
Je ne blâme personne
et laisse en t'imitant
Chacun libre à
parler du sujet qu'il entend.
Ces
vers seraient de l'auteur de la Satire du temps qui, d'après l'attribution
nouvelle de M. Lachèvre dans l'un de ses savants livres, Glanes
bibliographiques (tome I, page 62), serait un certain N. Besançon, qui a
peut-être quelque parenté avec ce du Plessis-Besançon, ingénieur, qu'employa
Richelieu, et dont les Mémoires ont été publiés par la Société de
l'Histoire de France.
[27] Sur l'attitude de Théophile au
point de vue de ses relations avec le pouvoir et sur le sentiment un peu
ironique du cardinal, son égard, voir Lettres de Richelieu, note de M.
Avenel, tome VII, page 31.
[28] Le bon sens de Richelieu.
[29] Le Prince. Édition
originale de 1632, petit in-12°, page 268.
[30] Première lettre au Cardinal
de Richelieu, à la suite de l'ouvrage le Prince.
[31] Le Prince, chap. XXXII.
[32] Le texte original de ce
Discours, publié à Leyde, chez Jean Marie, est reproduit en appendice dans
l'ouvrage capital de M. Gustave Cohen, Écrivains français en Hollande,
page 713.
[33] Voyez Aristippe,
ouvrage paru en 1658, c'est-à-dire en un temps où l'âge classique battait déjà
son plein, où Corneille avait donné ses plus belles pièces, où Pascal avait
publié les Provinciales.
[34] Charles Sorel, Histoire comique
de Francion ; édition Delahaye, in-12°, pages 56 et suivantes. — Cf. Ch.
Sorel, Bibliothèque française ; édit. 1664, pages 84 et suivantes. — Il
n'est pas inutile de rappeler pour mémoire que Pierre Louÿs, incontestable
connaisseur en bibliophilie et lettres françaises, a prétendu, sans pouvoir le
démontrer, que Pierre Corneille avait été à dix-huit ans l'auteur du Francion.
De même, Pierre Louÿs s'est efforcé de démontrer que plusieurs des pièces de
Molière avaient pour auteur Pierre Corneille. Voir la curieuse plaquette,
publiée à petit nombre, par Frédéric Lachèvre : Broutilles, chez
l'auteur, 1898, in-8°.
[35] Maximes d'État,
publiées par Gabriel Hanotaux. Documents inédits, tome LXXIV, page 768.
[36] Consulter, sur Voiture, les
recherches si précises, si curieuses de M. Émile Magne, Voiture et l'hôtel
de Rambouillet, 2 volumes, Paris, Émile Paul, 1930.
[37] Signalons aux gourmands et aux
gourmets les strophes de l'Hôtel des Ragoûts, tome Ier, page 47, du
Recueil de 1661.
[38] Cette lettre de Descartes,
parue en latin, est traduite excellemment dans l'édition de la Correspondance
de Descartes, publiée par Ch. Adam et G. Milhau. Librairie Félix Alcan,
tome Ier, page 30.
[39] Correspondance de Descartes,
page 126. — La lettre par laquelle Descartes envoie à Balzac le Discours de
la méthode, lettre datée de Hollande, ce 14 juin
1637, a été publiée par Victor Cousin dans Fragments philosophiques.
Édition Durand et Didier, in-8°, 1860, tome III, page 113.
[40] La Logique ou Art de
discourir et raisonner, par Scipion Dupleix, conseiller du Roy, Paris,
veuve Dominique Salis, 2e édition, 1604, in-12°, page 2.
[41] Les Recherches de la France,
d'Estienne Pasquier, chez Jean Petitpas, 1621, in-folio. Voir la table, au mot Langue,
page 675.
[42] L'Éloquence, par P. de
Brémond d'Ars, marquis de Migré, 1634-1653, publié par H. de Brémond d'Ars,
Protat, Mâcon, page 6. Pour les origines de l'Éloquence dans l'âge classique,
voir encore le volume : Harangues sur toutes sortes de sujets avec l'art de
composer, augmentée d'un grand nombre de préceptes, et l'Introduction : De
l'utilité de l'éloquence, par Vaumorière, Paris, Guignard, in-4°, 1963.
[43] Les détails sur cette crise
intellectuelle et morale abondent dans les ouvrages consacrés à Descartes. Nous
avons suivi surtout l'exposé de M. G. Cohen, dans son ouvrage d'une si belle
érudition, Les Écrivains français en Hollande, pages 396 et suivantes.
[44] Pierre de Bérulle, Discours
de l'État et des Grandeurs de Jésus. Édition 1866, in-8°, page XXXIV.
[45] Lettres de saint François
de Sales adressées à des gens du monde, Techener, 1865, in-12°, page 144.
[46] Relire la lettre de la reine
Christine attestant que Descartes est mort dans notre
religion. Édition des Méditations métaphysiques de 1724, chez
Huart (tome Ier, en tête de l'ouvrage). — Relire aussi l'Introduction du
duc de Luynes où est affirmée l'union indispensable de la raison et de la foi.
— En ce qui concerne les sentiments religieux de Descartes, voir Pensées de
Descartes sur la Religion et la Morale, par l'abbé Émery, Paris, 1811,
in-8°, page 112 et passim. Il est bon aussi de consulter les lettres inédites
de Descartes, publiées par Cousin dans ses Fragments philosophiques
(tome III, pages 100 et suivantes). Une simple citation, extraordinaire par sa
précision ; il écrit au Père Mersenne, le jour de Pâques 1641 : Vous verrez dans ma réponse à M. Arnauld que j'y accorde
tellement avec ma philosophie ce qui est déterminé par les Conciles touchant le
Saint-Sacrement que je prétends qu'il est impossible de le bien expliquer par
la philosophie vulgaire... Aussi n'ai-je pas
voulu le taire, afin de battre de leurs armes ceux qui mêlent Aristote avec la
Bible... etc. (Fragments philosophiques, tome III, page 110). —
Au sujet des problèmes qui agitaient l'esprit de Descartes, il n'est pas
possible de négliger tout à fait les relations qu'il-eut avec les Illuminés et
les Rose-Croix. Il fut certainement en contact avec eux, à diverses reprises,
durant ses séjours en Hollande ; mais rien n'indique qu'il soit entré dans
leurs cadres ni que son esprit ait subi leur propagande. On a dit, à tort, que
les Illuminés venaient de France. D'origine sans doute alexandrine, ils avaient
eu leur développement surtout dans l'ancien Empire germanique, dans la haute
Italie et sur le Rhin, d'où ils étaient passés en Hollande. Richelieu les avait
écartés résolument du royaume de France. En Hollande, et par la suite, en
Angleterre, ils trouvèrent des appuis qui se confondaient avec les sentiments
d'hostilité contre l'Espagne et contre la Papauté. Il semble bien qu'il y eut
un rapprochement entre eux, les free-comtes et
les free-maçons. Tout cela n'avait rien à voir
avec les tendances françaises et la thèse éminemment cartésienne, cherchant la
conciliation de la foi avec le lion sens et la raison. Sur les visions, voir le
grand ouvrage de Goerres : La Mystique divine et diabolique, traduit par
Sainte-Foi, Poussielgue, 1854, 5 volumes. — Sur la Maçonnerie en hollande et
son développement en Angleterre, voir G. Hanotaux, Mon Temps, tome II,
pages 474 et suivantes. — Pour avoir une idée complète de la principale des
thèses physiques soutenues par Descartes, thèse rejetée à tort par une certaine
science moderne, il est intéressant de se
renseigner sur la conception de l'antiquité chinoise au sujet du Tourbillon
et de la doctrine du Vide et du Mouvement, origine de la création
précisément dans le Tourbillon. On lira avec fruit le précieux volume des Essais
annamites de Pham Guynh, ministre de l'Annam (Hué, 1937, in-8°, pages 110
et suivantes). Descartes avait pu être renseigné à ce sujet par ses maîtres,
les Jésuites de La Flèche.
[47] Voir le commentaire de J.
Millet, Histoire de Descartes, page 118.
[48] En ce concerne l'ensemble du
groupe et les rapports de chacun de ses membres avec Descartes, voir Millet, Histoire
de Descartes, page 329, et, dans le premier volume de la nouvelle édition
de la Correspondance de Descartes, chez Alcan, la table des noms
propres.
[49] Testament politique du
cardinal de Richelieu. (Des Lettres, 2e partie, section X.)
[50] J. Barin, sieur de La
Galissonnière, père de Mme Arnauld, dont parle Tallemant (Historiettes,
édition Paulin Pâris, tome II, page 166, etc.). Au sujet de son rôle dans le
fameux scandale de Noyon, voir ibidem, tome V, page 107. Il était l'un
des hommes de Richelieu, qui lui confiait les affaires très délicates de son
neveu le général des galères et celles de la duchesse d'Aiguillon. Voir Lettres
du Cardinal de Richelieu, tome V, page 102. Jacques Barin appartenait à une
famille de Bretagne.
[51] Allusion au fameux dicton que
l'on attribuait à Charles-Quint : La langue espagnole
pour parler à Dieu ; la langue italienne pour parler aux femmes ; la langue
française pour parler aux hommes ; la langue anglaise pour parler aux oiseaux ;
la langue allemande pour parler aux chevaux.
[52] Et parfois même de Hugo (voir
Duc de la Force, Le Beau passé, tome II pages 185-187).
[53] Horace (1637).
[54] Voir Gasté, La Querelle du
Cid, 1898, chez Welter, in-8° ; F. Bouquet, Les Points obscurs de la vie
de Corneille, Paris, Hachette, in-8°, 1888 ; Calvet, Polyeucte de
Corneille, Mellotée, in-12° ; et surtout Louis Batiffol, Richelieu et
Corneille, 1936, in-12°, Calmann-Lévy.
[55] Sur la date, fin décembre
1636, et sur les conditions de la représentation au théâtre du Marais protégé
par Richelieu, voir le récent et excellent ouvrage d'André Lemoine, La
Première du Cid, Hachette, pages 10 et suivantes.
[56] Nous avons trouvé cette
accusation nettement exprimée dans des Extraits inédits des Mémoires du
garde des Sceaux Marillac, écrits par celui-ci peu de temps avant sa mort.
— Archives de M. Gabriel Hanotaux, manuscrits du XVIIe siècle.
[57] Les deux siècles qui ont suivi
se sont obstinés à s'inspirer uniquement des pamphlétaires adversaires de
Richelieu et n'ont pas manqué de répéter, au sujet des relations du cardinal
avec Corneille, les quatre vers qui ont été attribués à celui-ci comme épitaphe
de Richelieu :
Qu'on parle bien ou mal du
fameux cardinal,
Ma prose ni mes vers n'en
diront jamais rien :
Il m'a fait trop de bien pour
en dire du mal,
Il m'a fait trop de mal pour en
dire du bien.
Jamais
on n'a fourni une preuve quelconque établissant que ces vers sont de Corneille.
Ils ont été publiés dans un de ces Recueils, imprimés en Hollande, où Richelieu
fut abominablement traité par les adversaires de la France, notamment au temps
de la guerre de Hollande. On a fait observer, avec raison, que le manque
d'alternance de rimes masculines et féminines suffirait pour prouver qu'ils ne
sont pas de Corneille. Quant au sonnet sur la mort de Louis XIII, dont il a été
donné au moins quatre versions différentes, c'est Voltaire qui l'a publié, et
peut-être inventé ou remanié. (Voir Taschereau, Vie de Corneille, Bibliothèque
Elzévirienne, pages 117 et 320.)
[58] Relations contenant
l'histoire de l'Académie française (par Pellisson). A Paris, chez Augustin
Courbé, édition originale 1653, pages 16 et suivantes.
[59] Voir ci-dessus, Richelieu
et la Religion.
Ce dessein, le cardinal y travailla toujours. Il eu entretint plus d'une fois
saint Jean Eudes. Voir l'ouvrage du Père Georges, Saint Jean Eudes,
pages 57 et 67.
[60] Pellisson, op. cit.,
pages 33-43.
[61] Voir, au sujet du rôle
essentiel de Chapelain, la correspondance de cet académicien publiée dans la Collection
des documents inédits, par M. Tamisev de la Roque, et, surtout, le volume
de l'abbé A. Fabre, Chapelain et nos deux premières Académies,
indispensable pour l'étude de la Querelle.
[62] Cet exemplaire, relié en
maroquin par Dureuil, est dans la Bibliothèque de M. G. Hanotaux.
[63] Voir le Racine de l'Édition des Grands Écrivains, tome III, pages 460 et suivantes.